Études socialistes/La propriété individuelle et le droit successoral

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DE LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE
Études socialistesCahiers de la Quinzaine, série III, cahier 4 (p. 187-204).


LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE ET LE DROIT SUCCESSORAL


Ce n’est pas au profit de la grande communauté des travailleurs et des citoyens, c’est au profit de la petite communauté de la famille que la loi française sur les successions règle et limite la faculté de disposer de leurs biens qu’ont les individus. Mais nos lois sur les successions n’en sont pas moins une grave et profonde atteinte au droit individuel, à la propriété individuelle.

C’est par la libre disposition des biens que le code civil caractérise la propriété. Un individu qui ne dispose pas de ses biens en toute liberté, en toute souveraineté, n’en est pas pleinement propriétaire. Une autre puissance limite sa puissance, un autre droit limite son droit.

Or, les citoyens français ne peuvent pas disposer librement de leurs biens. Ils ne peuvent pas les transférer par dons ou legs absolument à qui leur plaît : la loi de l’état intervient pour leur dire en partie à qui les transmettre, et selon quelle proportion. Les individus sont tenus de réserver leurs biens aux héritiers que la loi désigne, dans l’ordre où elle les leur désigne. L’article 731 du code civil dit : « les successions sont déférées aux enfants et descendants du défunt, à ses ascendants et à ses parents collatéraux, dans l’ordre et suivant les règles ci-après déterminées. »

Ainsi ce n’est pas la volonté individuelle du possédant qui choisit tous ceux auxquels ira sa propriété. L’État choisit pour lui. La loi de l’État décide pour lui. Et comme la propriété se définit, aux termes mêmes du Code civil, par la faculté de disposer, l’État même a une sorte de propriété sur tous les biens des citoyens, puisqu’il se substitue à eux dans la disposition même de leurs biens. Il ne les retient pas pour lui ; il les transmet à des individus. Mais c’est l’État, et non le possédant, qui règle cette transmission. C’est donc l’État qui fait, en cet ordre, acte de propriété. Et par aucun moyen, par aucun biais, l’individu possédant ne peut éluder la volonté souveraine de l’État. Non seulement l’État, à défaut d’une disposition précise du possédant, décide à quels héritiers doit échoir la succession. Mais l’individu possédant, en pleine vie, en pleine activité, en pleine force, ne peut que dans une faible mesure disposer de ses biens. Il peut les louer, il peut les vendre, car la vente n’est en somme qu’un changement de forme de la propriété, et en échange de l’objet vendu, le vendeur reçoit une valeur égale. La location, la vente modifient la manière de percevoir les fruits de la propriété, ou la forme de la propriété. Elles n’en atteignent pas le fond, elles n’en diminuent point la valeur, et par suite, elles ne lèsent pas les intérêts des héritiers d’avance désignés par l’État. Mais ce qui est interdit à l’individu, c’est de faire abandon de sa propriété au profit d’autres personnes que celles que l’État a instituées d’avance propriétaires par succession. Ou du moins, il ne peut en abandonner librement qu’une assez faible portion, étroitement limitée par la loi.

L’article 913 du code civil dit : « Les libéralités, soit par actes entre vifs, soit par testament, ne pourront excéder la moitié des biens du disposant, s’il ne laisse à son décès qu’un enfant légitime ; le tiers, s’il laisse deux enfants ; le quart, s’il en laisse trois ou un plus grand nombre. »

Ainsi le droit individuel du citoyen français sur sa propriété est limité étroitement. En vain le paysan propriétaire alléguera-t-il qu’il a peiné prodigieusement pour acquérir un petit domaine ; que ce domaine ne peut pas sans périr, sans perdre beaucoup de sa valeur, se décomposer et s’émietter ; qu’il voudrait le réserver à un seul héritier, le plus économe, le plus vaillant, le plus avisé de tous. — La loi, par des raisons supérieures d’équilibre social et d’égalité, l’oblige à répartir à peu près également entre tous ses enfants le petit domaine créé par lui, et par lui seul. En vain les propriétaires paysans de Normandie représentèrent-ils à la Constituante, à la Législative, à la Convention que d’habitude ils mariaient leurs filles, avec une petite dot, hors du domaine familial ; qu’ils gardaient auprès d’eux leurs fils pour le cultiver, que souvent, par le long effort de ces fils, la valeur du domaine était accrue, et qu’il était injuste d’admettre les filles, à la mort du père, au partage de ce surcroît de valeur. — La Convention ne voulut admettre aucune, et le Code civil n’a admis presque aucune exception à la loi d’égalité domestique selon laquelle elle décomposait les biens des citoyens. En vain, aujourd’hui, l’industriel audacieux qui par son initiative aura créé une grande industrie voudra-t-il la laisser tout entière ou presque tout entière au seul héritier capable, selon lui, de la soutenir et de l’étendre. Ce n’est pas lui qui décide ; ce n’est pas sa volonté qui fait loi ; ce n’est pas lui, créateur de cette richesse, qui en dispose à son gré. L’État intervient et répartit cette propriété dite individuelle selon les règles souveraines qu’il a tracées.

Que de fois on nous dit, à nous socialistes : « Vous voulez donc par votre système d’égalité traiter de même le paresseux et le laborieux ? Votre socialisme n’est qu’une prime à la paresse. »

C’est absurde ; car en appelant tous les citoyens, tous les travailleurs à la propriété collective des instruments de travail, nous affranchissons les travailleurs de la dîme des parasites, du tribut levé par la paresse de l’actionnaire sur le labeur du prolétaire. Mais c’est la loi bourgeoise des successions, c’est la loi instituée par la bourgeoisie révolutionnaire qui pouvait être accusée de favoriser la paresse, puisqu’elle assure à tous les enfants, même aux plus indolents, même à ceux qui abuseront de leur part de l’héritage paternel pour vivre d’une vie oisive, une égale portion irréductible de cet héritage. Elle ne laisse pas au père, à celui qui a créé la propriété, qui a éprouvé tous les jours le caractère, les facultés des fils, le droit de traiter tout à fait autrement celui qui fera de l’héritage un instrument de travail et celui qui en fera un instrument de paresse. Elle ne le lui permet que dans une assez faible mesure.

La Révolution, voulant réaliser le plus haut degré possible d’égalité dans l’intérieur de la famille, a passé outre aux difficultés et aux objections. Elle a lié les volontés individuelles. Elle a attenté à la propriété individuelle dans un intérêt social, en vue d’une plus large diffusion des richesses.


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Notez que dans les biens possédés par l’individu, la loi de l’État ne fait aucune différence de forme ou d’origine, qu’elle les soustrait tous, indistinctement, à la volonté individuelle, au droit individuel, qu’elle les soumet tous aux mêmes règles de dévolution et de succession.

On pourrait comprendre, à la rigueur, au point de vue de la propriété individuelle, que la loi de l’État obligeât le père à transmettre à tous ses enfants la part de ses biens que lui-même a reçue de ses ascendants. Ce serait là comme une sorte de réserve héréditaire, de patrimoine familial que le père transmettrait comme il l’a reçu. Mais pour cette part des biens que le père lui-même a acquise, qui est son oeuvre propre, le prix de son effort personnel, peut-être la rançon de sa vie épuisée par le souci et le labeur, comment est-il possible, sans violer à fond la propriété individuelle, de ne pas lui en laisser, à lui et à lui seul, l’entière disposition ?

Or, la loi ne connaît point cela. Elle exproprie tout citoyen français de la faculté de disposer de ses biens, quels qu’ils soient, même de ceux qui portent la marque toute vive, l’empreinte toute chaude de son effort individuel. L’article 732 du code civil, avec une sorte d’impassibilité et d’indifférence qui est la négation même du droit individuel, dit ceci : « la loi ne considère ni la nature ni l’origine des biens pour en régler la succession. » et comme est étroite, dans notre code, la subordination du droit individuel au droit familial, de la propriété individuelle à la propriété familiale constituée par la volonté de l’État ! Ce n’est pas seulement envers ses enfants vivants que le citoyen est tenu. Ce n’est pas à eux seulement qu’il doit réserver son bien, qui d’avance est le leur. C’est envers toute la suite des générations qu’il est lié : les descendants des enfants morts, à quelque degré que ce soit, sont appelés, par représentation, à succéder de droit, comme s’ils étaient l’enfant lui-même. Les petits-fils, les arrière-petits-fils héritent de droit, si la mort a emporté les générations qui les séparent du premier ascendant. Quand même les arrière-petits-fils seraient déjà riches par l’héritage recueilli de leur père et de leur grand-père, le bisaïeul est tenu de leur réserver leur part. Ainsi, la propriété individuelle est grevée d’obligations décisives au profit de la famille pour toute la suite des générations ; elle est hypothéquée, au profit du plus lointain avenir, d’une hypothèque éternelle.


II


Le Code civil prend les précautions les plus minutieuses pour défendre la propriété familiale, créée par la loi de l’État, contre la volonté du possédant individuel. Il va jusqu’à briser, par un effet rétroactif, toutes les transactions qui seraient contraires au droit de la propriété familiale, supérieur au droit de la propriété individuelle.

Ainsi, un individu, au cours de sa vie, fait donation d’une partie de ses biens, par une disposition entre vifs. Il se peut qu’à ce moment la portion des biens qu’il donne ne dépasse pas celle dont il peut légalement disposer. Par exemple, s’il a trois enfants, il peut disposer du quart de sa fortune, et il en dispose en effet : le donataire entre en possession de la portion des biens qui lui est donnée. Mais voici que la fortune du donateur diminue, et quand il meurt, la donation qu’il a faite bien des années avant se trouve représenter plus que le quart dont légalement il peut disposer. Cette donation sera réduite jusqu’à ce qu’elle soit ramenée aux proportions légales.

Ou encore le donateur a disposé du tiers de sa fortune, à un moment où il n’avait que deux enfants. Il pouvait alors légalement disposer du tiers. Il lui survient un troisième enfant : il ne peut plus disposer que du quart. Voilà l’acte de donation qui ne vaut plus qu’à proportion du quart ; et même si le donataire est entré depuis des années en possession de ce qui lui a été donné, il faut qu’il subisse la réduction.

Ou encore un citoyen a fait don de sa fortune à un moment où, n’ayant ni ascendant ni enfant, il pouvait en disposer pleinement. Des enfants lui surviennent : la donation se trouve révoquée de droit ; le droit de propriété de la famille rétroagit sur les actes de l’individu jusques avant la création de la famille. Même si le donataire, ayant ainsi reçu de bonne foi des biens meubles ou immeubles, en a disposé, même s’il a vendu l’immeuble reçu par lui, même s’il s’est servi de ces biens pour reconnaître et garantir la dot de sa femme, même alors la donation est révoquée : tous les actes qui s’y rattachent tombent ; les tiers acquéreurs de l’immeuble sont obligés de le rapporter à la succession ; et la dot de la femme du donataire reste sans garantie. Tout cède, tout s’efface devant la puissance du droit familial, de la propriété familiale établie par la révolution au-dessus de la propriété individuelle, des volontés et des transactions individuelles, des droits individuels.

Il faut lire et méditer ces articles du Code civil pour voir avec quelle rigueur, avec quel dédain des situations acquises et des arrangements déjà anciens elle a protégé contre les individus une forme de propriété qui les dépasse. L’individu possédant, le père, est lié, surveillé, comme s’il était l’usurpateur de sa propriété. Il est presque suspect, et tout acte de donation par lequel il aliène ou croit aliéner une partie de son bien est d’une fragilité extrême, toujours exposé à être caduc. Toutes les conventions qui se rattachent à l’acte de volonté par lequel il a cru disposer d’une partie de ses biens sont sujettes, si loin qu’elles s’étendent, à la même caducité.

L’article 920 du code civil dit : « Les dispositions, soit entre vifs, soit à cause de mort, qui excéderont la quotité disponible, seront réductibles à cette quotité lors de l’ouverture de la succession. »

L’article 921 : « La réduction des dispositions entre vifs ne pourra être demandée que par ceux au profit desquels la loi fait la réserve, par leurs héritiers ou ayants cause. Les donataires, les légataires, ni les créanciers du défunt ne pourront demander cette réduction ni en profiter. »

Article 922 : « La réduction se détermine en formant une masse de tous les biens existants au décès du donateur ou testateur. On y réunit fictivement ceux dont il a été disposé par donations entre vifs, d’après leur état à l’époque des donations, et leur valeur au temps du décès du donateur. On calcule sur tous ces biens, après en avoir déduit les dettes, quelle est, eu égard à la qualité des héritiers qu’il laisse, la quotité dont il a pu disposer. »

Ainsi, même si ce qui a été donné il y a longtemps n’excédait pas, au moment où fut faite la donation, la quotité dont peut à sa mort disposer le donateur, mais si depuis la donation la valeur de ce qui a été donné, immeuble ou titre mobilier, s’est accrue, il faut qu’il y ait réduction : c’est sur la valeur qu’a le bien donné, non pas au moment de la donation, mais au moment de la mort, que se fait le calcul. Tout acte de donation est donc frappé d’une incertitude absolue.

L’article 929 dit : « Les immeubles à recouvrer par l’effet de la réduction le seront sans charge de dettes ou hypothèques créées par le donataire. »

je recommande l’article 930 à ceux qui ont la superstition de la propriété individuelle : « L’action en réduction ou revendication pourra être exercée par les héritiers contre les tiers détenteurs des immeubles faisant partie des donations et aliénés par les donataires, de la même manière et dans le même ordre que contre les donataires eux-mêmes. »

Et quelle puissance d’effets rétroactifs dans l’article 960 que voici :

« Toutes donations entre vifs faites par personnes qui n’avaient point d’enfants ou de descendants actuellement vivants dans le temps de la donation, de quelque valeur que ces donations puissent être, et à quelque titre qu’elles aient été faites, demeureront révoquées de plein droit par la survenance d’un enfant légitime du donateur, même d’un posthume, ou par la légitimation d’un enfant naturel par mariage subséquent, s’il est né depuis la donation. »

C’est la grande proclamation bourgeoise du droit de l’enfant, prélude de la magnifique proclamation communiste. Avant de naître, avant même d’être conçu, avant même que le mariage d’où il doit naître soit contracté, l’enfant a un droit préexistant et supérieur à tout autre. Il a droit sur la propriété de celui dont un jour il doit naître ; et tous les actes par lesquels, bien avant sa naissance, cette propriété a été donnée, tous ces actes sont nuls. La propriété individuelle est engagée d’avance envers des générations inconnues, et quand l’enfant survient, il brise, dans le passé, toutes les combinaisons de propriété contraires au droit souverain dont la société l’investit. Il brise la volonté même de celui qui n’était pas encore son père, et qui est réduit soudain au rôle étrange d’intendant désavoué d’une fortune dont le vrai propriétaire n’était pas même conçu.

Mais nous, ce n’est pas à l’enfant de la famille bourgeoise que nous reconnaissons un droit préexistant sur la propriété bourgeoise. Dans la grande et large pensée communiste et humaine, tout enfant, tout fils de l’homme a dès maintenant un droit préexistant sur l’ensemble des moyens de travail et de vie dont la communauté nationale peut disposer. Et le patrimoine social que nous voulons créer à la nation, la propriété commune que nous voulons lui constituer, est la garantie de ce droit préexistant de tout enfant de la race humaine, comme la propriété familiale, si jalousement défendue par la loi de la révolution bourgeoise contre les empiétements individuels, est la garantie du droit préexistant de l’enfant des classes possédantes.


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Et avec quelle minutie la loi prévient toute possibilité de fraude ! Le grand-père pourrait être tenté de favoriser un de ses petits-fils, ou un de ses neveux, aux dépens des autres. Et pour cela, il pourrait donner la portion de bien dont il dispose ou à un de ses enfants, ou à un de ses frères et soeurs, avec charge de transmettre de préférence cette portion de bien à tel ou tel de ses petits-fils ou de ses neveux.

La loi interdit ces dispositions de préférence. Il faut que la quotité disponible donnée par le grand-père à ses descendants immédiats soit ensuite répartie également entre tous les petits-fils.

Les articles 1048, 1049 et 1050 du code civil sont formels : « Les biens dont les père et mère ont la faculté de disposer pourront être par eux donnés, en tout ou en partie, à un ou plusieurs de leurs enfants, par actes entre vifs ou testamentaires, avec la charge de rendre ces biens aux enfants nés ou à naître, au premier degré seulement, desdits donataires. — Sera valable, en cas de mort sans enfant, la disposition que le défunt aura faite, par acte entre vifs ou testamentaire, au profit d’un ou plusieurs de ses frères ou soeurs, de tout ou partie des biens qui ne sont point réservés par la loi dans sa succession, avec la charge de rendre ces biens aux enfants nés ou à naître, au premier degré seulement, desdits frères ou sœurs donataires. — Les dispositions permises par les deux articles précédents ne seront valables qu'autant que la charge de restitution sera au profit de tous les enfants nés ou à naître du grevé, sans exception d'âge ou de sexe. »

Voilà encore une bien curieuse combinaison de propriété, pour assurer contre toute mainmise individuelle et contre toute répartition de privilège la propriété familiale. Le père peut, d’après la loi, disposer d’un quart de sa fortune ou d’un tiers, selon le nombre de ses enfants. Cette quotité disponible, il peut, s’il craint la dissipation de ses enfants, la leur donner, mais à la condition qu’ils la transmettront intacte à leurs enfants à eux. Ainsi, cette quotité disponible traverse, sans s’y perdre, sans s’y dépenser, une première génération, pour parvenir entière à la seconde. Seulement, il faut que cette génération soit appelée tout entière au partage. Il faut que tous les petits-fils ou neveux soient assurés d’avoir part égale. La loi ne se charge de convoyer à destination et jusqu’à la deuxième génération la quotité disponible donnée par l’ascendant, qu’à la condition qu’elle sera remise, par portions égales, à tous les héritiers du même ordre, qu’il n’y aura ni préférence ni privilège. Ainsi, même la quotité disponible, soustraite à la première génération à la loi du partage égal, y retombe à la seconde. Le grand-père a le droit de penser à ses petits-fils ; il a le droit de leur faire parvenir, par l’intermédiaire de ses enfants, une portion de ses biens sur laquelle ses enfants n’auront aucune prise. Mais il n’a le droit de songer à ses petits-fils, nés ou à naître, qu’à la condition de penser également à tous, aînés ou cadets, filles ou garçons. à cette condition, la loi veille à ce que la quotité disponible parvienne aux petits-enfants. Elle oblige les parents grevés de cette charge à placer en valeurs solides, ou en immeubles, le bien qu’ils doivent transmettre.

Article 1062. « Le grevé de restitution sera tenu de faire procéder à la vente, par affiches et enchères, de tous les meubles et effets compris dans la disposition... » — Article 1065. « Il sera fait par le grevé, dans le délai de six mois à compter du jour de la clôture de l’inventaire, un emploi des deniers comptants, de ceux provenant du prix des meubles et effets qui auront été vendus et de ce qui aura été reçu des effets actifs. » — Article 1066. « Le grevé sera pareillement tenu de faire emploi des deniers provenant des effets actifs qui seront recouvrés et des remboursements de rentes. » — Article 1067. « Cet emploi sera fait conformément à ce qui aura été ordonné par l’auteur de la disposition, s’il a désigné la nature des effets dans lesquels l’emploi doit être fait ; sinon, il ne pourra l’être qu’en immeubles, ou avec privilège sur les immeubles. »

Ainsi, quand le grand-père, après avoir laissé, comme la loi l’y oblige, les trois quarts de son bien à ses enfants, veut faire parvenir à ses petits-enfants le quart dont il peut disposer, il remet ce quart en dépôt aux mains de ses enfants, et ceux-ci sont tenus de constituer ce dépôt en valeurs définies, résistantes et inaltérables. Ils peuvent percevoir les fruits ; mais ils ne peuvent toucher au fond. Et ce dépôt inaltérable, inaliénable, dès qu’il parviendra aux petits-enfants, sera également partagé entre eux. L’effort de la loi est immense et subtil pour préserver de toute atteinte individuelle la propriété familiale fondée et protégée par l’État.

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Où donc, dans toutes ces combinaisons, est cette faculté de disposer, qui est, selon le Code civil, l’essence même de la propriété ? à vrai dire, et à prendre les choses d’ensemble et de haut, la pleine propriété individuelle n’existe pas en France. Aucun individu n’y a le droit entier de disposer de son bien. Sous la discipline de la loi successorale, tout propriétaire est moins un propriétaire qu’un dépositaire. Il a en dépôt une propriété de classe, à forme familiale et à base capitaliste. C’est à la suite indéfinie des générations, dont l’état représente et défend le droit, ce n’est pas à l’individu lui-même qu’appartient ce qu’on appelle son bien.

La propriété capitaliste existe, car ces dépositaires peuvent se servir de la propriété familiale qu’ils ont en dépôt pour exploiter les hommes qui n’ont pas de propriété. Il y a donc propriété capitaliste, et propriété de classe. Mais, je le répète, c’est à peine si on peut dire qu’il y a propriété individuelle, puisque nul ne dispose librement de ce qu’il possède, et que l’État se substitue aux individus pour régler, sans eux ou même malgré eux, l’emploi de leurs biens.

Mais comment, par quelles raisons, par quels principes la révolution française a-t-elle justifié la prodigieuse atteinte portée par ses lois successorales à la propriété individuelle ?