Études socialistes/La propriété individuelle et les sociétés de commerce

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DE LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE
Études socialistesCahiers de la Quinzaine, série III, cahier 4 (p. 243-256).


LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE ET LES SOCIÉTÉS DE COMMERCE


L’immense mouvement économique et social qui substitue à la propriété industrielle personnelle la propriété anonyme et les sociétés par actions a son expression juridique dans le titre du code relatif aux sociétés. De la forme toute personnelle de la propriété à sa forme anonyme, la distance est immense : des caractères tout nouveaux apparaissent avec celle-ci.

Quand l’homme possède personnellement un domaine foncier, ou quand il possède et dirige personnellement une industrie, il y a un rapport étroit, un lien serré entre le propriétaire et sa propriété. S’il s’agit de la terre et si le possédant la cultive lui-même, on peut presque dire physiquement que le propriétaire fait corps avec sa propriété. Il y a entre le paysan propriétaire et la terre qu’il travaille échange de substance et de force. Le blé germé de l’effort paysan nourrit la force paysanne. L’homme fait la terre et la terre fait l’homme. Même quand le propriétaire du domaine ne le cultive pas lui-même, il est rare qu’il n’y soit pas attaché par des fibres profondes : ce domaine qui pour l’indifférent ressemble sans doute à tous les domaines a pour celui qui dès longtemps le possède une physionomie particulière et un langage secret. C’est là qu’il a joué, grandi, rêvé, aimé ; et ses souvenirs ont pris la forme de cet horizon.

Entre le propriétaire industriel ou marchand et sa propriété le rapport semble moins matériel, moins étroit. Les machines, les usines, toujours en trépidation et en transformation, ne prennent pas le cœur par l’action lente et pénétrante de la terre. Et pourtant, quand un industriel est vraiment chef d’industrie, quand un négociant est vraiment chef de négoce, quand ils veillent eux-mêmes au fonctionnement de ce mécanisme compliqué et souvent terrible où leur fortune, leur vie, leur honneur même sont engagés, le capital industriel ou commercial qu’ils mettent en œuvre est pénétré de leur pensée et de leur effort ; il porte la marque de leur personne. Ainsi, sous cette forme encore, il y a un rapport étroit entre le propriétaire individuel et l’objet de sa propriété. Il est clair que le rapport se relâche à mesure que cette propriété s’étend ; et il vient un point de croissance de la grande industrie où elle dépasse les facultés d’action et de contrôle du possédant ; il est obligé de constituer une sorte d’administration industrielle par l’intermédiaire de laquelle il gère de haut son capital. Mais enfin, le contact entre le possédant et sa propriété n’est pas entièrement aboli, et dans la propriété paysanne, dans la petite et moyenne propriété industrielle et marchande, il y a plus que contact, il y a union étroite du propriétaire individuel et de la propriété.


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Cette union est souvent difficile à rompre. Sans doute, le propriétaire individuel peut vendre. Le propriétaire foncier peut céder son domaine. Le propriétaire industriel ou marchand peut céder son industrie ou son négoce. Mais cette vente n’est pas toujours aisée, et il s’écoule souvent bien des années avant qu’elle soit possible. Comme le domaine représente une unité qu’on ne peut pas toujours décomposer, comme un organisme industriel ou commercial ne peut se démembrer, il faut trouver un preneur qui achète en bloc ; il faut que le vendeur trouve une autre personne qui se substitue pleinement et exactement à lui. Et c’est souvent bien malaisé. De là une grande lenteur des transactions immobilières et foncières. De là, pour les industries et les commerces qui n’ont pas pris encore la forme de la société par actions, la difficulté de vendre ou de réaliser. Le propriétaire est ainsi lié à sa propriété, assujetti à elle : il ne peut pas se dégager à son gré et à son heure du mécanisme de propriété qu’il a mis en mouvement ; il ne peut pas rappeler, retirer son énergie de l’emploi que d’abord il lui a donnée. Il est, en quelque mesure, l’homme de telle et telle propriété ; il est la propriété de sa propriété. Il adhère à sa coquille de propriété.

Mais si, malgré la faculté d’échange et de vente qui pour lui reste souvent théorique, le propriétaire personnel est lié à sa propriété, en revanche, il la dirige par sa volonté seule. Dans le mode de culture que le propriétaire adopte pour son domaine, dans la direction que le petit et moyen industriel, le petit et moyen commerçant donnent à leurs affaires, ils n’ont à consulter qu’eux-mêmes et les nécessités économiques. Ils ne sont pas liés par le vote d’une majorité d’actionnaires : c’est leur volonté personnelle qui décide ; c’est leur action personnelle qui s’exerce.

Enfin, et c’est le dernier trait de la propriété vraiment personnelle, la responsabilité civile et commerciale de l’individu possédant est engagée toujours toute entière. L’homme qui a un domaine foncier ne peut pas diviser ses responsabilités. Il ne peut pas dire : « Voici des dépenses que je fais pour ma vigne. Voici un emprunt que je contracte pour la replanter, pour la greffer. Si je ne réussis pas, c’est ma vigne seule qui répondra de ma dette : je réserve l’intégrité de mes champs, de mes prés, de mes bois. » Non : il ne peut pas dire cela. C’est tout son bien qui répond de sa dette. De même l’industriel, le commerçant ne peuvent pas tracer dans leur fortune des divisions, des barrières. Ils peuvent hypothéquer au profit de tel créancier tel immeuble ; mais tant qu’il reste des créances, c’est toute leur fortune qui en répond.

En cas de faillite, l’industriel, le commerçant ne peuvent pas dire : « C’est pour mon industrie, pour mon commerce que j’ai contracté les obligations auxquelles je ne puis suffire : que l’on prenne tout mon capital industriel et commercial, mes fabriques, mes machines, mes matières premières : j’ai des valeurs sur les mines d’or du Transvaal qui n’ont aucun rapport avec les opérations pour lesquelles j’ai encouru la faillite. Je réserve mes domaines fonciers et mes valeurs sud-africaines. » Non, le commerçant et l’industriel ne peuvent pas dire cela. En cas de faillite, ce n’est pas le bilan spécial de leur entreprise, c’est le bilan général de leur fortune qu’ils devront déposer. L’article 439 du code de commerce dit : « La déclaration du failli devra être accompagnée du dépôt du bilan ... Le bilan contiendra l’énumération et l’évaluation de tous les biens mobiliers et immobiliers du débiteur, l’état des dettes actives et passives, le tableau des profits et pertes, le tableau des dépenses. » et l’article 443 dit : « Le jugement déclaratif de la faillite emporte de plein droit, à partir de sa date, dessaisissement pour le failli de l’administration de tous ses biens, même de ceux qui peuvent lui échoir tant qu’il est en état de faillite. »

Ainsi c’est sur tout son bien, c’est sur ses meubles et immeubles, c’est sur ses vêtements, sur ses livres, sur ses bibelots, comme sur ses terres et ses usines ou magasins que l’industriel ou le commerçant répond de sa dette. Sa fortune n’est pas comme un navire aux cloisons étanches : il n’en peut exposer une partie en sauvegardant le reste. Tout entière elle est engagée ; tout entière elle peut sombrer. Tant que la propriété reste vraiment et pleinement personnelle, tant qu’elle ne se transforme point par le contrat de société, tant qu’elle ne se dépersonnalise pas par la société anonyme, c’est l’individu tout entier qui est en cause. Naguère encore et avant l’abolition de la contrainte par corps, il devait répondre lui-même, sur sa personne physique, de toute sa dette. La propriété et le propriétaire faisaient si bien corps que la faillite de la propriété entraînait la faillite de la liberté, et que l’individu était sous les verroux en même temps que son bien était sous les scellés.


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Voilà donc, avant l’extension du régime des sociétés et de l’anonymat, les caractères essentiels de la propriété personnelle : 1° il y a un lien étroit entre le propriétaire et sa propriété ; 2° ce lien est si fort que, malgré la faculté légale et théorique de la vente et de l’échange, la propriété est souvent immobilisée aux mains du propriétaire ; 3° c’est sous la discipline de la volonté individuelle et isolée du propriétaire qu’est la propriété ; 4° c’est toute la propriété de l’individu, c’est son individualité économique toute entière qui répondent de ses engagements.

Or, avec le contrat de société, voici que ces caractères s’affaiblissent ; et avec le contrat de société anonyme voici que tous ces caractères sont abolis.


Le contrat de société a plusieurs formes : et c’est par des degrés que nous allons passer de la propriété personnelle à la propriété anonyme.

L’article 19 du code de commerce dit :

« la loi reconnaît trois espèces de sociétés commerciales :

« la société en nom collectif ;

« la société en commandite ;

« la société anonyme. "


Voici la définition donnée par le code de la société en nom collectif :


Article 20. « La société en nom collectif est celle que contractent deux personnes ou un plus grand nombre, et qui a pour objet de faire le commerce sous une raison sociale. »


Ici, nous sommes encore le plus près possible de la propriété personnelle. Presque tous les caractères que j’ai relevés subsistent. D’abord il y a un lien étroit entre ces personnes et leur propriété : ce sont les personnes associées qui s’occupent elles-mêmes de la mise en œuvre de leur capital. Et il leur serait aussi malaisé de vendre qu’il l’eût été à un seul propriétaire. Enfin la responsabilité individuelle de chacun des assurés reste illimitée. Ils seront tenus des engagements de la société non seulement sur l’avoir de la société même, mais sur toute l’étendue de leur fortune personnelle.

Article 22. « Les associés en nom collectif indiqués dans l’acte de société sont solidaires pour tous les engagements de la société, encore qu’un seul des associés ait signé, pourvu que ce soit sous la raison sociale. »

Il n’y a donc ici qu’un fait nouveau, le fait même de l’association qui lie la volonté de chaque associé à la volonté des autres et qui crée entre eux une responsabilité solidaire, et la société en nom collectif ne supprime pas le caractère personnel de la propriété : elle lui donne seulement la forme de l’association.


Avec la société en commandite, nous faisons un pas de plus. L’article 23 la définit ainsi : « La société en commandite se contracte entre un ou plusieurs associés responsables et solidaires, et un ou plusieurs associés simples bailleurs de fonds, que l’on nomme commanditaires ou associés en commandite. elle est régie sous un nom social, qui doit être nécessairement celui d’un ou plusieurs des associés responsables et solidaires. »

Ainsi, tandis que dans la société en nom collectif tous les associés sont égaux et sur le même plan, ici il y a deux catégories d’associés. Les uns sont dirigeants et solidairement responsables. Ce sont eux qui donnent leur nom à l’entreprise et qui ont seuls qualité pour le donner. Ce sont eux qui sont responsables, sur tous leurs biens, et solidairement, des engagements de la société. Mais, à côté d’eux, il y a des associés d’un autre ordre, les commanditaires. Ils ne dirigent pas ; ils ne gèrent pas ; ils sont, comme dit la loi, de simples bailleurs de fonds. Ils ne sont pas des actionnaires, puisque les actionnaires choisissent les administrateurs de l’entreprise, tandis que, dans la société en commandite, c’est par l’acte même de société que sont constitués les chefs responsables de la société. Mais le commanditaire prépare et annonce l’actionnaire par deux traits : le défaut de gestion personnelle et la limitation des responsabilités pécuniaires.

Évidemment, les commanditaires, étant bailleurs de fonds, ont, ou peuvent avoir un rôle important dans l’entreprise ; ils en surveillent de près — et de plus près que l’actionnaire — le fonctionnement. Mais la loi définit strictement leur rôle légal et leur responsabilité légale.

Article 25. « Le nom d’un associé commanditaire ne peut faire partie de la raison sociale. »

article 26. « L’associé commanditaire n’est passible des pertes que jusqu’à concurrence des fonds qu’il a mis ou dû mettre dans la société. »

Article 27. « L’associé commanditaire ne peut faire aucun acte de gestion, même en vertu de procuration. »

Article 28. « En cas de contravention à la prohibition mentionnée dans l’article précédent, l’associé commanditaire est obligé, solidairement avec les associés en nom collectif, pour les dettes et engagements de la société qui dérivent des actes de gestion qu’il a faits, et il peut, suivant le nombre ou la gravité de ces actes, être déclaré solidairement obligé pour tous les engagements de la société ou pour quelques-uns seulement. — Les avis et conseils, les actes de contrôle et de surveillance n’engagent point l’associé commanditaire. »


Comme ici les caractères antérieurs de la propriété personnelle vont s’atténuant ! Comme le lien entre le propriétaire et la propriété se relâche ! L’associé commanditaire ne peut à aucun degré intervenir dans la gestion de l’entreprise où il a engagé une partie de sa fortune. S’il va au delà du contrôle ou du simple conseil, il est tenu pour solidairement responsable et déchu de son immunité. Mais s’il reste dans ce rôle discret, effacé et un peu lointain, de simple conseiller, la responsabilité pécuniaire est limitée à la somme qu’il a engagée par la commandite. S’il n’y a versé que cent mille francs et quand bien même le passif de l’entreprise s’élèverait à plus d’un million, il n’est tenu envers les créanciers que jusqu’à concurrence de ces cent mille francs : le reste de sa fortune est hors d’atteinte et, pour ainsi dire, hors de jeu. Cette part de sa fortune qu’il a engagée dans la commandite est en quelque sorte détachée de l’ensemble, et détachée de sa personne même. Ce n’est plus son individualité tout entière qui est en cause. La personne ici n’est plus engagée et comme prise dans la propriété.


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M Léon Bourgeois dit souvent que la propriété individuelle est comme le prolongement de la personne humaine. Mais l’individualité humaine est un tout organique, et indivisible. Il est impossible de blesser ou d’enlever un organe sans atteindre et blesser l’organisme tout entier. Et chaque acte de l’individu engage la responsabilité de la personne indivisible.

Or, les possédants s’appliquent de plus en plus à introduire dans leur fortune, dans leur propriété, des divisions, des cloisonnements qui sont comme la négation de l’individualité organique où tout se pénètre et se tient. Quand l’industriel en faillite est obligé de livrer tout son bien, auquel s'ajoutait naguère la personne même, quand dans chacun de ses actes commerciaux est engagée toute sa personnalité, on peut dire, en un sens et sous réserve de la violence faite par le capital aux prolétaires, que la propriété de cet industriel est l’expression et le prolongement de sa personne.

Mais quel sens précis M Léon Bourgeois peut-il donner à cette expression dès que nous entrons dans les actes de société et dans la commandite, puisqu’ici l’effort de l’individu est de couper toute communication entre une partie déterminée de sa fortune et sa personnalité totale ?

Je ne prétends pas, notons-le bien, que par ces combinaisons l’individu s’amoindrisse. En un sens, il se libère, puisqu’il n’est plus engagé tout entier dans une entreprise aléatoire, puisqu’il n’est pas pris tout entier dans une forme compacte de propriété. En répartissant ainsi sa fortune entre des emplois divers et qui ne se commandent pas les uns les autres, l’individu n’est plus asservi à une entreprise déterminée, à une propriété déterminée. Il domine en quelque façon sa propre fortune ; il s’affranchit lui-même de sa propriété, tout en en retenant le bénéfice. C’est un événement bien significatif que, pour s’affranchir, les propriétaires bourgeois eux-mêmes commencent à détacher leur fortune de leur propre individualité. Et si la propriété individuelle est celle où l’individu s’engage, tout l’effort du capitalisme moderne et de ses combinaisons est dirigé contre la propriété individuelle.

Fournière a bien vu cela et il l’a supérieurement dit dans son Essai sur l’individualisme, livre ingénieux et profond, le plus concentré et le plus savoureux qu’il ait écrit.

Mais c’est dans la société anonyme par actions que s’achève cette révolution intérieure de la propriété individuelle.