Études socialistes/Le mouvement rural

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LE MOUVEMENT RURAL
Études socialistesCahiers de la Quinzaine, série III, cahier 4 (p. 3-11).
LE MOUVEMENT RURAL


LE MOUVEMENT RURAL


Le mouvement économique n’a pas à la campagne la même forme qu’à la ville. D’abord, la population rurale diminue, tandis que la population urbaine s’accroît. En second lieu, et ceci est très important, c’est surtout sur le prolétariat rural que porte la diminution. Il est clair que ce sont surtout les non-possédants, les journaliers, les fils de métayers qui sont entraînés vers la ville. Les petits propriétaires sont plus fortement fixés au sol.

Enfin, l’effet de la machine est exactement le contraire, à la campagne, de ce qu’il est à la ville. Dans l’industrie, la machine supprime parfois des bras, mais ce n’est que momentanément ; elle suscite des formes nouvelles d’activité, et c’est ainsi qu’à mesure que se développe le machinisme, s’accroît aussi le chiffre de la population ouvrière. Et les petits artisans étant transformés en prolétaires, l’effet de la machine est d’accroître le prolétariat industriel. Au contraire, dans l’ordre agricole, la machine, semeuse, faucheuse, moissonneuse, lieuse, batteuse, supprime purement et simplement des bras. Et ce sont les prolétaires qu’elle élimine. Les petits propriétaires ne sont pas supprimés par le machinisme comme les artisans. La machine agricole s’adapte en effet de plus en plus à la petite propriété, et bien loin de détruire le petit propriétaire, elle le dispense des frais de main-d’œuvre qu’il avait à supporter par exemple pour la moisson.

Le prolétariat rural devenant de plus en plus rare, la croissance de la grande propriété se trouve naturellement arrêtée. Et par là s’explique l’état à peu près stagnant de la propriété agricole en France.

Dans la remarquable étude qu’il a faite de la propriété rurale, Gabriel Deville concluait à un mouvement de concentration, mais lent et peu marqué. Bien des causes sembleraient devoir agir dans le sens de la grande propriété. Il est naturel, par exemple, que les capitalistes urbains soient tentés de consolider en terres une petite partie de leur fortune grandissante. De plus, il y a des branches de la production agricole qui s’industrialisent de plus en plus, comme la culture betteravière, et qui semblent devoir subir la loi de groupement de l’industrie elle-même.

Mais dans bien des régions la raréfaction de la main-d’œuvre, la diminution du prolétariat rural neutralisent toutes ces forces de développement de la grande propriété. Celle-ci a naturellement besoin d’une main-d’œuvre toujours disponible. Or, il y a des régions entières d’où les journaliers ont disparu, où les familles de métayers sont juste assez nombreuses pour suffire à l’exploitation des domaines bourgeois actuellement constitués, et où les petits propriétaires, n’ayant qu’un enfant, ne travaillent jamais en dehors de leur petit domaine.

Cela est littéralement vrai du plateau de l’Albigeois. Et, dans le vignoble autour de Gaillac, la grande propriété tend à diminuer. Le nombre des petits propriétaires vignerons possédant assez de vignes pour y trouver l’emploi de tout leur travail s’accroît. Il y a environ un tiers de la population qui ne possède pas. Ce sont ou des prolétaires qui n’ont rien, ou des prolétaires qui ne possèdent qu’un infime lambeau de vigne insuffisant à occuper leurs bras et à les faire vivre. Mais ce tiers de non-possédants a plutôt tendance à décroître, et comme, par leur nombre relativement faible et presque toujours décroissant, ces ouvriers ruraux sont mieux en état de défendre leurs salaires, comme ils ont obtenu depuis quelques années un salaire plus haut, la grande propriété n’ose pas s’étendre davantage, de peur d’avoir à compter avec une main-d’œuvre trop rare, et par conséquent trop puissante.

Notons bien que je ne prétends pas que ces traits s’appliquent à toutes les régions agricoles de France. Mais ils sont vrais dans une assez grande étendue.

Or, voici les conséquences sociales de cet état économique.

D’abord, tout naturellement, il semble malaisé d’instituer un puissant mouvement prolétarien dans les régions où la substance même de ce mouvement, c’est-à-dire le prolétariat lui-même, a une tendance à décroître. Je sais bien que dans le Midi les métayers sont nombreux encore. Et certes, ils commencent à avoir un sentiment de classe. Ils commencent à comprendre qu’une organisation sociale est possible où ils ne seraient pas réduits à percevoir la moitié des fruits du sol. Mais cet instinct de classe est souvent incertain et mêlé. Ils ne sont pas de purs prolétaires : ils possèdent une partie du capital agricole, bestiaux, machines, engrais, fourrages. Ils ont souvent une assez grande liberté dans la conduite de l’exploitation. Enfin, comme ils portent au marché la partie de leurs produits qu’ils ne consomment pas, ils ont, en ce point, le même intérêt que les propriétaires fonciers à ce que les cours du bétail, du blé, du vin, soient suffisamment élevés. Ainsi, leur intérêt immédiat n’est pas en opposition avec l’intérêt de la classe foncière possédante, et beaucoup de métayers ont été aisément enveloppés dans le mouvement protectionniste. En tout cas, une région où il n’y a presque pas de journaliers, de salariés agricoles proprement dits, et où presque toute la population rurale est composée ou de métayers ou de petits propriétaires, est peu favorable à un mouvement purement et exclusivement prolétarien. Il en est de même des régions, comme celle de Gaillac, où il y a deux tiers de possédants, et un tiers seulement de non-possédants ; où ce tiers est surtout préoccupé de devenir possédant à son tour et où cette prétention n’est pas absolument chimérique.

Mais si les forts mouvements prolétariens y sont plus malaisés à susciter ou à organiser qu’ailleurs, on peut dire qu’ils y seraient d’une efficacité extraordinaire. Précisément parce que la main-d’œuvre s’y fait rare, elle y pourrait facilement devenir souveraine. Il n’y a pas d’armée de réserve à qui puisse faire appel la propriété bourgeoise. Celle-ci, dans certains vignobles, est à la merci de la coalition d’un nombre assez restreint de salariés. Et si quelques familles de métayers connus, estimés, et qu’il serait impossible de remplacer en bloc, s’entendaient dans telle ou telle région, il serait difficile à la propriété bourgeoise de ne pas accepter certaines clauses de travail plus favorables aux métayers.

Il est vrai que beaucoup de propriétaires bourgeois aimeraient mieux renoncer à la culture et laisser pendant un an leurs domaines en sommeil, que de renoncer à une part de leurs revenus fonciers souvent assez maigres. Mais il y aurait là une crise économique et sociale aiguë, d’où sortirait un long ébranlement. De sorte que la réduction du prolétariat constitue une menace pour la propriété foncière bourgeoise, comme l’accroissement et l’agglomération du prolétariat industriel constituent une menace pour la propriété capitaliste industrielle. Des deux côtés il n’y a d’issue que vers une forme nouvelle de propriété et de société.


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Marx a dit que la révolution sociale serait au meilleur marché possible si elle pouvait indemniser les détenteurs actuels du capital. Il voulait dire par là qu’il y avait intérêt pour le socialisme révolutionnaire à éviter l’exaspération suprême de la vieille société expropriée et les longues convulsions destructrices de richesse. Il est encore temps, pour la transformation de la propriété rurale, de recourir à des procédés amiables. L’état, les communes, les coopératives pourraient, soit par des obligations assez rapidement amorties, soit par des assignations sur les produits agricoles concentrés dans les magasins communaux, coopératifs et sociaux, commencer la transformation de la grande propriété foncière en propriété sociale, avec un triple caractère national, communal, syndical.

Les petits propriétaires ne seraient nullement effrayés par cette transformation graduelle qui ne les menacerait point et qui aurait des formes juridiques. Et ils se rattacheraient bientôt par des liens volontaires au grand centre d’action formé par la propriété communale ou coopérative. Il se produit en ce moment dans leur esprit des modifications lentes, peu sensibles, mais dont l’effet à la longue sera décisif. D’abord, ils ont beaucoup plus que jadis foi en la science. Les voilà maintenant qui recourent à la chimie agricole et au machinisme. Ils ont le sentiment très net qu’ils ne s’arrêteront plus dans cette voie. Ils ont pu concilier leur antique passion de la terre et de la propriété individuelle avec le souci des progrès techniques, puisque ces progrès sont applicables dans les limites de la petite propriété. Mais il est bien clair qu’engagés dans cette voie ils ne peuvent plus se reprendre, et que si, à l’avenir, l’application parfaite du machinisme exigeait de leur part une certaine renonciation à la rigueur du droit individuel, aux habitudes étroites de la culture parcellaire, ils seraient, si je puis dire, entraînés au delà de leur individualisme fermé par la puissance même du mouvement scientifique auquel ils se sont dès maintenant livrés.

Le paysan propriétaire devient, presque à son insu, collectiviste pour la vente. Il est de plus en plus soumis à des crises de prix formidables. C’était, depuis des années, pour le blé. Et voici que l’heureuse et admirable renaissance de la vigne a cet effet terrible et paradoxal de ruiner les vignerons. Évidemment, une grande baisse de prix était rendue nécessaire par la fécondité du plant américain greffé, par l’excellence de deux récoltes successives. Cette baisse de prix, si elle s’était tenue dans de justes limites, aurait été bonne pour tous. Mais notre système économique et social est si déréglé que la baisse, soudain précipitée à un degré incroyable, a accablé les producteurs viticoles, ruinés par l’abondance même du produit. Aussi les producteurs paysans aspirent-ils à être délivrés de ces désordres ruineux du marché. Et si le blé, le vin étaient acquis par des fédérations de coopératives et par des fédérations de communes, si le prix en était déterminé selon l’abondance de la récolte, les frais d’exploitation scientifique et de perfectionnement et le salaire normal des travailleurs employés à la culture, les propriétaires paysans, affranchis de la spéculation, du parasitisme mercantile, de l’anarchie du marché, travailleraient avec la certitude allègre d’une rémunération équitable. Ce collectivisme de l’échange ne les effraie nullement.

Ainsi, le système actuel de la propriété foncière est travaillé par des causes profondes de révolution. Que les socialistes développent les coopératives de consommation ; qu’ils leur proposent comme un de leurs buts les plus importants l’acquisition de vastes domaines ruraux où elles s’approvisionneront en partie ; qu’ils organisent les syndicats de prolétaires ruraux ; qu’ils propagent dans les campagnes l’idée d’un service public d’approvisionnement qui, par les communes et les coopératives, se substituerait à la spéculation des blés, à la grande meunerie, au grand négoce des vins ; qu’ils donnent aux paysans, aux salariés, aux métayers, aux petits propriétaires, la notion exacte du rôle immense que devrait jouer la commune dans la vie économique ; qu’ils rattachent ainsi les besoins des temps nouveaux au souvenir persistant de la propriété communale d’autrefois, primitive et rudimentaire ; qu’ils imprègnent peu à peu d’esprit communal socialiste les municipalités rurales, et la France agricole évoluera d’un mouvement puissant vers un communisme vivant et libre, où le travail sera souverain, où toutes les énergies individuelles se déploieront sans entrave et sans conflit dans l’harmonieuse justice.