Études sur l’antiquité – les historiens romains
L’étude qu’on va lire, et par laquelle M. Nisard a ouvert cette année son cours de littérature latine au Collège de France, devait trouver place à côté des travaux que la Revue a publiés sur les historiens de l’antiquité. C’est moins en effet une première leçon qu’un portrait de Tite-Live déjà complet en soi, et qui, par cela même, se détache naturellement de l’ensemble d’études qu’il annonce et qu’il prépare.
Pour étudier une littérature avec fruit, il semble qu’il faut commencer par les écrivains qui ont traité de l’histoire. C’est par eux seulement que nous connaissons les premiers élémens de cette littérature, à savoir le gouvernement, la constitution, la religion, les mœurs générales ; c’est dans leurs écrits que respire l’ame du peuple dont cette littérature est l’expression. Les historiens nous acclimatent, pour ainsi dire, au pays ; par eux nous savons tout ce qu’il y a de convenances invincibles et fatales entre une nation et le territoire qu’elle habite. Une nation est une personne ; l’histoire est la biographie de cette personne.
Quand nous sommes ainsi accoutumés à ce peuple, que nous l’avons vu dans le succès et dans les revers, dans la guerre et dans la paix, passant par ces épreuves de la double fortune auxquelles on reconnaît le caractère des nations comme celui des individus, c’est le moment d’entreprendre l’étude des autres branches de sa littérature. Nous sommes préparés à goûter ses poètes, à comprendre l’autorité de ses orateurs, à juger ses philosophes et ses critiques. Au lieu de les lire en tâtonnant, accompagnés du commentateur qui nous fourvoie le plus souvent, ou qui nous refroidit quand il nous éclaire, leurs historiens, en nous faisant de leur pays, nous ont mis à même de les lire couramment, comme des auteurs familiers. Nous ne sommes pas rebutés, dans un beau morceau de poésie, dans une harangue, dans un traité philosophique, par une sorte d’archéologie à laquelle nous n’avons pas été initiés, et, en même temps que nous y admirons ces belles pensées qui sont du domaine de l’homme dans tous les pays et dans tous les temps, nous voyons en quelque sorte la physionomie particulière de l’esprit humain dans un temps et dans un pays déterminés. Cicéron, dans ses ouvrages philosophiques, ne sera pas seulement un des bons moralistes du monde, ce sera le moraliste romain. Horace ne sera pas seulement un lyrique ou un satirique, ce sera le lyrique un peu artificiel d’un pays où l’on ne rêvait guère, ce sera le satirique d’un peuple chez qui le vice n’a jamais été élégant, et sous la mollesse duquel perce cette brutalité que lui reproche la Camille de Corneille, dans un de ces vers où ce simple et sublime génie a senti plutôt que jugé le peuple romain.
Soit souvenir, soit préjugé de collège, il me semble que, parmi les usages de cet enseignement des langues anciennes, qui a pour ennemis tous ceux qui ont fait de méchantes études, celui-là n’est pas le plus mauvais qui nous faisait apprendre les élémens du latin dans un abrégé de l’histoire romaine. Nous arrivions ainsi à ses grands écrivains avec des impressions déjà fortes de la grandeur de leur pays. Le jour où j’ai dû songer à un plan d’études sur la littérature latine, j’ai trouvé cette indication dans mes souvenirs. Seulement, au lieu d’un petit abrégé où le latin n’est pas toujours romain, j’ai voulu lire l’histoire romaine dans les auteurs originaux, dans les Romains qui ont écrit les annales de leur pays.
La liste des historiens romains est courte ; elle se compose de quatre noms César, Salluste, Tite-Live, Tacite. Des hauteurs où ils ont élevé l’histoire, on tombe tout à coup soit dans la chronique négligée et suspecte de Suétone, soit dans les abrégés plus brillans que solides de Velleius Paterculus et de Florus, soit dans les prétentions encyclopédiques d’Ammien Marcellin. Ou bien ce sont des auteurs qui ont écrit des vies ou des résumés d’histoire universelle : Cornelius Nepos, qui fait penser à Plutarque ; Quinte-Curce, dont les fleurs ne nous consolent pas de n’avoir point une histoire originale d’Alexandre ; Justin, qui est accablé par le Discours sur l’Histoire universelle de Bossuet. Ces auteurs, dont aucun d’ailleurs n’est méprisable, ont pour principal mérite d’offrir des textes appropriés à un certain temps des études classiques et de servir comme de degrés dans la connaissance du latin.
Peut-être eût-il été plus juste de les comprendre dans l’étude générale des historiens ; j’avoue que je ne m’en sens pas le goût. Quand nous jugeons les écrivains secondaires, ou bien nous triomphons d’eux, ou bien nous les protégeons. Là où il y a trop à critiquer, le profit ne vaut pas le chagrin qu’on se donne ; là où il est besoin de faire valoir le mérite d’un écrivain par le relatif, à peu près comme ces peintures douteuses pour lesquelles on exige du spectateur qu’il se place à un certain point de l’équerre, c’est le plus souvent un jeu d’esprit dont l’exemple n’est pas bon, parce qu’il substitue au grand goût dans les lettres le petit goût, qui en est l’ennemi. Nous sommes difficiles ou complaisans aux petites réputations par des raisons qui ne sont pas parfaitement pures de tout intérêt d’amour-propre : difficiles, parce qu’y ayant trop peu de distance des petits à nous, nous leur en voulons néanmoins de s’être élevés, quoique de si peu, au-dessus de nous ; complaisans, afin de relever notre mérite en rabaissant le niveau des gloires véritables ; enfin nous leur donnons trop de nous-mêmes, ou nous leur ôtons trop de ce qui leur appartient. Les écrivains du premier ordre nous dérobent aux périls de notre jugement ; ils s’emparent de nous tout d’abord, et ils se rendent maîtres de notre intelligence par l’admiration, cet abandon délicieux qui est la foi dans le génie. Là, nous ne faisons plus nos réserves, nous sommes en puissance d’autrui ; notre amour-propre, qu’excitait dans nos jugemens sur les petits une égalité modérée, se tait devant cette distance infinie qui nous sépare des hommes supérieurs ; le commerce de ces hommes accoutume à la modestie et apprend le respect. Cette foi dans le génie n’est pas une abdication, mais un consentement de notre raison en présence de l’idéal. Les défauts des hommes supérieurs ne sont pas un avantage que nous prenons sur eux ; ils nous avertissent que leurs œuvres sont de l’homme ; ils empêchent la superstition, et, en nous donnant sujet de faire acte d’indépendance, ils relèvent le mérite de notre admiration.
Je me bornerai donc aux quatre grands écrivains qui représentent l’histoire, chez les Romains. Eux parcourus, et, par eux, Rome nous étant connue et presque familière, nous étudierons les autres productions du génie latin. Nous apprécierons tour à tour l’éloquence politique et judiciaire dans Cicéron et dans les imposans fragmens qui nous sont restés de quelques orateurs qui l’ont précédé ou suivi ; la philosophie morale dans Cicéron et Sénèque ; la critique dans Cicéron encore, dans Quintilien et dans Tacite ; enfin l’art épistolaire dans ce même Cicéron, qui forme comme un corps de littérature à part dans la littérature latine, et dans Pline le jeune, qui a eu la gloire, donnée à fort peu, de bien écrire une lettre. Tel est le champ de nos études. L’objet, vous le savez, c’est le vrai. Le vrai est multiple et divers ; chaque genre d’ouvrage a le sien plus spécialement ; c’est le vrai de la matière même qu’on traite et de la méthode d’après laquelle on le traite ; mais il est une sorte de vrai commun à tous les genres, et, quand je parle de l’objet général de nos études, c’est ce vrai-là que j’ai en vue. Ce vrai, c’est tout ce qui touche et convainc l’homme, soit comme individu, soit comme membre d’une société, soit comme citoyen d’une nation ; c’est ce qui l’avertit qu’il n’est pas isolé au milieu d’inconnus ; qu’outre sa vie individuelle, il vit d’une vie générale ; c’est tout ce qui, dans le passé, soit qu’il s’agisse de faits, de pensées ou de sentimens, le rend contemporain des faits, cohéritier avec l’humanité des pensées, sympathique aux sentimens. Nous ne sommes pas libres de ne pas connaître certainement le vrai ; il arrive à nos consciences comme la lumière à nos yeux, comme le son à nos oreilles, et, de même que c’est par un désordre physique que les yeux sont privés de voir la douce lumière du ciel et les oreilles de percevoir les sons, de même c’est par l’effet d’un dérangement de l’esprit que la conscience cesse de percevoir le vrai. La raison n’est que la faculté par laquelle nous transformons la connaissance involontaire du vrai en un assentiment réfléchi.
On a dit, et le mot est triste : Le vrai est ce qu’il peut. Disons plutôt du vrai, comme de Dieu, dont il fait partie : Le vrai est ce qui est. L’homme qui veut échapper au vrai semble vouloir échapper à soi-même. Par quoi nous connaissons-nous en effet, sinon par le vrai, qui, par ce que nous devrions être, nous apprend qui nous sommes ? Aussi dit-on de tout esprit faux, c’est-à-dire de tout homme empêché par quelque désordre intellectuel de connaître le vrai : C’est un homme qui ne se connaît pas. Hélas ! sous des termes modérés, rien n’est plus dur que ce jugement. Il rabaisse l’esprit faux au niveau de la bête, dont la condition, par rapport à l’homme, est qu’elle ne se connaît pas.
Si quelqu’un me persuadait un jour que le vrai n’est qu’une vue de mon esprit, et non quelque chose qui est hors de lui, avant lui, qui sera après lui, qui est Dieu ; que le vrai est ma chose, qu’il commence et finit avec moi, que le trouble délicieux où me jette sa présence n’est qu’une sensation individuelle, et l’assentiment que lui donne ma raison un caprice ; que le vrai n’est pas plus que moi, n’est que moi ; — de même qu’on arrête avec le doigt le mouvement d’une montre, de même celui-là arrêterait en moi la vie morale à l’instant. Je plaindrais l’homme qui, cédant au puéril orgueil de regarder le vrai comme une création de son esprit, échangerait contre cette grossière illusion la douce et glorieuse dépendance dans laquelle nous sommes par rapport au vrai. Il perdrait tous les ressorts de son ame, il réduirait sa raison à un instinct moins sûr que celui des animaux, parce qu’il serait troublé sans cesse par les révoltes de son sens intime ; il perdrait jusqu’à ces défauts de l’homme qui, du moins, sont ceux d’un être créé pour percevoir le vrai, jusqu’à l’orgueil, lequel n’est le plus souvent que la prétention de connaître mieux le vrai que les autres, et de le leur imposer à titre de privilège sur des inférieurs.
C’est pour ne pas tomber dans cette sorte d’orgueil, et pour en éviter jusqu’à l’apparence, qu’il est du devoir, dans toute chaire d’où l’on prétend enseigner le vrai, de s’interdire les formules dogmatiques. Par là, on respecte, ce qui n’est pas la même chose que ménager, ceux qui n’en sont pas persuadés au même degré, soit faiblesse, soit que leurs lumières s’offusquent, comme il arrive, par leur diversité et leur inégalité. Voilà pourquoi je préfère, en annonçant ces leçons, au mot enseigner dont l’absolu m’effraie, le mot étudier, non-seulement parce que j’apprends dans le moment même que j’enseigne, mais parce qu’il n’y a pas de terme plus propre pour caractériser ces spéculations paisibles sur le passé, et cette recherche d’un vrai qu’aucune contradiction ne rend agressif et militant. On enseigne les sciences exactes ; les élémens, la méthode, les résultats, tout en est évident ; on étudie les sciences qui ont pour objet ce qu’il y a de plus libre, de plus mobile dans l’homme, de moins susceptible d’être mesuré ou réduit en axiomes, la pensée ; qui ont pour résultats des vérités dont l’évidence, moins générale, ne se perçoit pas moins par la sensibilité et l’imagination, les deux facultés les plus assujetties à la diversité des circonstances particulières, que par la raison, par laquelle tous les temps et tous les pays se ressemblent. L’étude d’ailleurs, avec ses doutes, ses inquiétudes, ses tâtonnemens quand elle cherche, ses ravissemens quand elle découvre, l’étude où se peignent tous les mouvemens d’un esprit sincère cherchant dans les livres le noble plaisir que donne le vrai, n’est-elle pas plus intéressante que l’enseignement qui affirme ce qui se doit persuader, impose d’autorité ce qui veut être senti, borne ce qui est sans limites, et qui ressemble plus à une opération de la mémoire qu’à un travail actuel de l’esprit ?
Après avoir ainsi parcouru tout le champ de la prose latine et y avoir recherché le vrai commun à tous les genres, et le vrai propre à chacun, peut-être y aura-t-il lieu de hasarder quelques généralités sur cette moitié de la littérature romaine. Les généralités n’étant que l’expression des lois d’après lesquelles s’accomplissent les choses humaines, avant de poser les lois, il faut connaître tous les faits qui se développent sous leur empire ; mais la tentation de généraliser est dangereuse ; on croit trop aisément qu’on voit loin, parce qu’on ne voit pas à ses pieds, vite parce qu’on voit peu ; aussi est-ce moins un engagement que je prends qu’un désir innocent que j’exprime. Il serait si beau, pour cette sorte de vrai qui regarde les faits et les grands hommes de l’histoire romaine, de trouver quelque chose à dire après Bossuet, après Montesquieu, après le premier de ces grands penseurs sur les choses romaines, Machiavel ! Mais n’est-ce pas déjà trop d’ambition que de s’aventurer dans les spéculations qui leur étaient familières et de vouloir penser où ils ont pensé ?
Il serait moins téméraire, et peut-être m’y risquerai-je, de tirer de l’étude du génie romain dans les lettres, de l’art dans les grands écrivains, en un mot du vrai dans l’éloquence latine, soit quelque principe nouveau, soit la confirmation de quelque principe connu, qui serve, non à former de grands écrivains, mais à entretenir dans le pays le goût général qui les forme. L’objet de toutes les institutions d’enseignement, le devoir de toutes les chaires, est de rappeler au public qu’étant la matière même de la gloire, il doit y mettre ses conditions, et se compter pour quelque chose dans les livres, qu’il ne fait pas. Aucun public n’y est plus disposé que le public français. La France est le pays où le public est le plus près de l’écrivain, et où l’on peut dire avec le plus de vérité qu’entre le lecteur et l’auteur, c’est un prêté rendu. Je sais que ce public a des momens de sommeil, pendant lesquels il n’est pas très délicat sur ses rêves ; mais qu’on ne s’y fie pas : quand il s’éveille, il ne se souvient plus de ce qu’il a rêvé. Notre public ne méprise pas les auteurs qui lui ont été trop complaisans ; ce serait trop dur, et il sait qu’il y a un peu de sa faute : il les oublie. Aussi n’y a-t-il pas de pays où il y ait plus de gloires qui ne durent pas vie d’homme.
Tel est le plan que je me suis tracé. Dans ce plan, les historiens devant ouvrir ces leçons, nous avons dû commencer par César, venir ensuite à Salluste, lequel nous amène à son successeur immédiat Tite-Live, remontant pour ainsi dire le cours de l’histoire de Rome, en même temps que nous descendons la suite de ses historiens.
Tite-Live avait à peine seize ans quand César mourut. Il en avait vingt-quatre quand il quitta Padoue, sa patrie, pour venir à Rome, où il put voir Salluste, vieux et chagrin. Auguste, qui le compta parmi ses amis, ne s’offensa pas, dit Tacite, de l’éloge qu’il faisait de Pompée, et il l’appelait le Pompéien. Pline le jeune raconte que sur le bruit de ses ouvrages un habitant de Gadès vint du fond de l’Espagne à Rome pour le voir, et, après l’avoir vu, s’en retourna. C’est de cet unique habitant de Gadès que saint Jérôme a fait plusieurs nobles gaulois et espagnols, « entraînés, dit-il, à Rome par le désir de le contempler, et qui, entrés dans une si grande ville, y cherchaient autre chose que la ville elle-même. » Des biographes lui font écrire son histoire partie à Rome, partie à Naples, où il allait, disent-ils, de temps en temps se délasser. Ils partagent les soins de sa vie entre son fils, pour lequel il avait écrit un traité littéraire, et sa fille, qui fut mariée à un rhéteur nommé Lucius Magius, qu’on allait entendre, dit Sénèque le père, « moins par estime pour son talent, qu’à cause de la réputation de son beau-père. » Les auteurs padouans dérangent cet intérieur en mariant deux fois Tite-Live, et en lui donnant deux fils et quatre filles sur la foi de quelque pierre mal déchiffrée. Ils font aller toute la ville de Padoue à sa rencontre, le jour où il y revint après la mort d’Auguste ; ils l’y comblent d’honneurs, et lui donnent une vieillesse paisible et fortunée : mais cet embellissement, d’ailleurs fort innocent, n’a pas même pour prétexte une inscription douteuse. Eusèbe et saint Jérôme disent qu’il mourut à Padoue, l’an 18 de l’ère chrétienne, la quatrième année du règne de Tibère. Si cette date est exacte, Tite-Live, né cinquante-neuf ans avant notre ère, et mort dix-huit ans après, aurait vécu soixante-seize ans.
Il y a lieu de supposer que Tite-Live n’eut aucun emploi considérable ni à Rome, ni à l’armée, et que ce fut, comme Horace et Virgile, ses aînés, le premier de cinq ans, le second de dix, un lettré de la cour d’Auguste. César et Salluste sont historiens, l’un dans le feu des affaires, l’autre au sortir des affaires, et par dépit d’en être dehors. C’est le génie même de l’histoire qui a fait Tite-Live historien. Il vivait à une époque où Rome, sans ennemis dans le monde, puisqu’elle était devenue le monde lui-même, sans guerre, puisque la guerre civile y avait cessé, demandait un historien poète plus qu’à demi pour raconter et chanter tout ensemble la glorieuse suite de ses annales. Fatiguée de guerres civiles, étonnée de connaître pour la première fois les biens du repos et de l’ordre, sous un gouvernement qui paraissait moins l’opprimer que la débarrasser de libertés meurtrières, après sept siècles employés à consommer l’œuvre de sa grandeur, c’était un sentiment nouveau pour elle que de revenir sur son passé et de se contempler dans sa gloire. Avant Auguste, Rome avait eu l’idée de la grandeur de ses membres, tantôt du peuple, tantôt de l’armée, plus souvent du sénat ; sous Auguste seulement, elle eut l’idée d’une grandeur en laquelle se résumaient et s’absorbaient ces trois grandeurs particulières ; et ce fut cette idée qui, comme une force créatrice, inspira l’Énéide à Virgile, à Tite-Live l’Histoire romaine.
Que faut-il penser des éloges que Tite-Live donnait à Pompée, et dont le raillait Auguste ? Dans le récit de la guerre civile, s’était-il prononcé pour Pompée contre César ? N’est-ce pas pousser trop loin les choses que de lui prêter, comme fait Niebuhr, la partialité d’un homme de parti ?
Si Tite-Live eût été pompéien jusque-là, il n’aurait pas écrit de Cicéron, l’ami de Pompée, « que de tous les maux qui l’accablèrent coup sur coup, exil, chute de son parti, mort de sa fille, il n’y eut que la mort qu’il souffrit en homme. » Il n’eût pas dit de cette mort « qu’à bien considérer les choses, elle a pu paraître moins imméritée, par la raison que Cicéron, vainqueur, n’eût pas mieux traité son ennemi[1]. » Un écrivain du parti de Pompée n’eût pas tracé, du plus grand personnage de ce parti, un portrait qui paraîtrait calomnieux, même sous la plume d’un partisan de César. Je me persuade que ce qui dut toucher Tite-Live dans le caractère de Pompée, ce fut l’honnêteté de l’homme privé, encore qu’elle fût si stérile pour les autres, et qu’elle semblât venir de l’absence de passions plutôt que d’un sens moral actif et énergique ; ce fut cette apparence de modération par laquelle Pompée parut ne pas vouloir de la puissance suprême, parce qu’il n’osa pas la prendre ; ce fut surtout sa mort sur le rivage égyptien, et cette fin si triste d’un homme si long-temps heureux.
Faire de Tite-Live un homme de parti, l’idée n’en pouvait venir qu’à Niebuhr, et par le besoin de sa thèse, qui consiste à lui ôter toute créance. Il fallait le trouver tout au moins prévenu là où il n’est pas infidèle. Ni l’époque où vivait Tite-Live ne comportait une prévention de ce genre, ni le tour d’esprit de l’historier, ne s’y prêtait. Après qu’Auguste, selon les belles paroles de Tacite, eut repu sous son nouvel empire le monde romain fatigué des guerres civiles, il n’y eut pas un homme de sens qui regrettât l’ancien parti républicain. Trop de héros de ce parti avaient prouvé qu’en s’y attachant ils n’avaient fait que se tromper sur le moyen d’arriver plus sûrement aux avantages de pouvoir et d’argent qu’ils poursuivaient sous son drapeau ; trop de faux patriotisme, trop d’orgueil de caste, trop de cet amour de la liberté pour soi et son parti, s’y étaient mêlés à la vertu solide et au vrai courage de quelques hommes, pour qu’on songeât à prendre parti dans cette querelle vidée, et qu’on ne sût pas gré à Auguste d’en avoir fini, à Philippes, avec les écoliers de Caton, à Actium, avec les exécuteurs testamentaires de César. Tite-Live devait penser à cet égard comme tout le monde, outre que, par son esprit généreux, élevé, sensible au malheur, fort porté d’ailleurs au dramatique, et plus occupé, dans les actions des hommes, de ce qui parait au dehors que de ce qui reste caché, des passions que des intérêts, il n’était capable, ni de l’énergie, ni des petitesses de l’esprit de parti. C’est un républicain à la façon d’Horace chantant Régulus et l’ame indomptable de Caton, à la façon de Virgile faisant présider par ce même Caton l’assemblée des ames vertueuses aux Champs-Élysées. Tous trois admiraient Rome, sa grandeur, sa gloire, regrettaient, non ses institutions, dont je doute qu’aucun d’eux se fût rendu compte, même Tite-Live, mais tout ce que les traditions nationales racontaient de l’héroïsme de ses citoyens. Les esprits excellens, et la remarque en est vraie surtout des écrivains, sont rarement justes, et ne sont jamais tendres pour le présent. Le mal qu’ils y sentent plus vivement que les autres les empêche d’y voir le bien, qui d’ailleurs n’y a jamais la grandeur que donne l’éloignement, et il est rare qu’ils ne soient pas touchés de quelque forte prévention, soit de regret pour le passé, soit d’espérance pour l’avenir. Ceux en particulier qui regrettent le passé s’en font des images merveilleuses de désintéressement, de vertu, de grandeur d’ame, pour se consoler de ce qui se fait autour d’eux ; et de même que, dans le présent, la grandeur des résultats leur est dérobée par la petitesse des causes apparentes et par l’agitation intéressée de tous ceux par qui ces résultats s’accomplissent, de même, dans le passé, les mêmes misères des moyens et des acteurs principaux leur sont dissimulées par la grandeur des résultats. C’est l’illusion familière à Tite-Live, et Salluste n’y a pas échappé. Cependant il y a, sur ce point, entre les deux historiens, une différence très marquée.
Je doute que Salluste ait été dupe de l’idéal qu’il nous a tracé, dans le préambule du Catilina, des temps de Rome jusqu’à la fin des guerres puniques. Tous les traits en sont si hors du vrai, qu’on ne peut voir dans cette peinture si flatteuse des premiers siècles de Rome, ou qu’une satire de son temps, ou qu’une déclaration de pureté et de vertu pour s’attirer du crédit, ou qu’un morceau de rhétorique inspiré par l’imitation des Grecs, par quelque usage littéraire d’alors. Peut-être y a-t-il de toutes ces choses à la fois. Quoi qu’il en soit, nous avons été insensible aux séductions de ce préambule, et, au lieu d’y prendre confiance en la vertu de Salluste, nous nous sommes d’autant plus tenu en garde contre les jugemens d’un historien qui fait cesser toute vertu et expirer toute morale au montent thème où vont commencer ses récits. Salluste imagine le bien en homme qui ne le pratique guère. Ses peintures sont fabuleuses là où celles de Tite-Live ne sont qu’un peu flattées.
C’est que Tite-Live est un honnête homme, qui juge les autres par son propre fonds, et qui non-seulement croit à la vertu, parce qu’il en est capable, mais qui connaît la source des belles actions, comme Salluste devine les motifs secrets des mauvaises. Il a cette sorte d’intelligence des honnêtes gens, plus rare que celle des plus habiles parmi ceux qui ne savent pas la morale ou qui y sont indifférens ; il voit se former au fond des grandes ames les résolutions héroïques ; il connaît ce que peut un homme sous une impulsion de générosité ou sous l’empire du devoir ; il pénètre les grands citoyens, parce qu’il les aime. Je m’en rapporte à Salluste faisant le portrait de quelque factieux turbulent, ou de quelque gouverneur romain dépouillant sa province : il s’y connaissait ; mais j’ai foi en Tite-Live me parlant d’un Fabius ou d’un Paul-Emile : il trouvait dans un cœur droit et sensible le secret de leurs grandes actions et l’art de nous les rendre présentes par la vivacité de ses récits.
C’est Quintilien qui a noté le premier, parmi les qualités de Tite-Live, la sensibilité. Il ne le dit pas expressément ; les anciens n’ont pas de mot qui l’exprime clairement, non qu’ils n’aient connu la chose, mais parce que cette disposition n’y a inspiré aucun ouvrage en particulier, et que, dans ceux où il parait quelque sensibilité, c’est comme une liberté timide et inconnue que prend l’ame humaine, sous l’empire de mœurs, de religions, de gouvernemens qui lui étaient antipathiques. On reconnaît la sensibilité dans l’éloge que Quintilien accorde à Tite-Live d’exceller, plus qu’aucun autre historien, dans l’expression des passions, et principalement, dit-il, des passions douces, affectas dulciores[2]. Cet éloge n’est pas seulement vrai des harangues de Tite-Live, il l’est encore de ses récits, dont les plus beaux sont ceux où il peint, c’est trop peu dire, où il sent lui-même ces passions. Cette sensibilité le rend heureux, comme un contemporain, des victoires de son pays, malheureux de ses défaites, et il y a dans sa partialité même, soit l’illusion d’un témoin qui a grossi les choses par l’espérance ou par la crainte, soit le dépit d’un lier Romain battu qui nie sa défaite ou qui n’en veut pas faire honneur à son ennemi. Apres la bataille de Cannes, comme un Romain de ce temps-là que la douleur eût suffoqué : « Je n’essaierai pas, dit-il, de peindre le désordre et la terreur dans les murs de Rome, je succomberais sous la tache. » Succumbum oneri ! Il courbe la tête sous le désastre de son pays, et s’étonne d’être encore vivant ; il est muet de douleur et d’inquiétude ; puis, avec Rome qui peu à peu se ranime, il relève la tête et respire enfin à la vue d’Annibal allant fêter Cannes à Capoue[3].
La sensibilité est un don commun à Tite-Live et à Virgile. Ils se ressemblent tous deux par cette faculté supérieure et charmante par laquelle le poète et l’historien s’aiment moins que les créations de leur esprit, et vivent pour ainsi dire de la vie qu’ils leur ont donnée. Virgile souffre pour Didon délaissée, et porte dans son sein les ennuis de la veuve d’Hector ; il pleure la mort du jeune guerrier dont un javelot a percé la blanche poitrine. C’est trop peu, ce feu de tendresse se répand sur tout ce qu’il voit, sur tout ce qu’il décrit. Il s’intéresse à l’herbe naissante qui ose se confier à l’air attiédi par le printemps ; il est tour à tour la génisse exhalant son ame innocente auprès de la crèche pleine, l’oiseau à qui les airs même sont funestes, et qui meurt au sein de la nue, le taureau vaincu qui aiguise ses cornes contre les chênes pour de nouveaux combats. Comme Virgile, Tite-Live est tour à tour chacun des personnages qu’il aime ; il est Rome elle-même dans toutes ses fortunes, Rome que le poète appelle la plus belle des choses, pulcherrima rerum, par le même enthousiasme tendre qui fait dire à l’historien que sa nation est la première du monde, et que l’empire romain est le plus grand après celui des dieux, maximum secundum deorum opes imperium.
La sensibilité de Tite-Live a la plus forte part dans cette connaissance du cœur humain dont le loue le moins favorable de ses juges, le savant Niebuhr. C’est même par les passions dont son cœur lui a donné le secret qu’il arrive à connaître les intérêts et qu’il pénètre dans les complications des affaires. D’autres écrivains qui ont mérité le même éloge n’ont porté dans le cœur humain que la lumière de la raison. Leur propre cœur est resté indifférent, soit qu’ils l’eussent fait taire pour ne pas troubler leur jugement, soit plutôt que l’expérience l’eût desséché. Aussi leur science instruit, mais ne rend pas meilleur. Ils fournissent des expédiens et ôtent des scrupules à ceux qui, nés avec de l’ambition, cherchent dans leurs études des moyens d’empire sur les hommes. Tite-Live est l’historien des ames généreuses ; il apprend à ceux qui ne sont pas faits pour commander comment on honore l’obéissance. Sa science n’instruit guère moins, mais elle touche et donne du ressort.
On en dirait autant de Virgile, ce maître si profond et si doux dans la science de la vie. Plus je compare ces deux hommes, plus je les trouve frères. Virgile pourtant est le premier, parce que son cœur, le plus tendre de l’antiquité, a ressenti encore plus profondément le contre-coup des choses humaines. On voudrait croire qu’ils se sont connus et aimés ; que, dans ce palais d’Auguste qui leur était si hospitalier, ils se sont entretenus de Rome, de sa gloire passée, de ses grands hommes, et que, sans médire d’Auguste, ils se sont quelquefois attendris pour Pompée et exaltés pour Caton.
Tous deux étaient nés non loin de Venise, sous le ciel des grands coloristes ; tous deux avaient respiré cet air limpide et brillant qui circule dans les toiles de l’école vénitienne. C’est ce don de la lumière et du coloris que, dans une langue qui fait effort pour être expressive, Quintilien appelle la blancheur éblouissante, clarissinius candor, de Tite-Live. L’exemple en était nouveau, même après la lumière du style de César, même après le coloris de Salluste. César dessine à grands traits plutôt qu’il ne peint. Comme ce n’est point par l’imagination qu’il soit les choses et les hommes, mais d’un regard que ne trouble aucune émotion et par une sorte de connaissance anticipée qu’il en a par la raison, il faut réfléchir sur son style pour en être frappé. Salluste est plus coloriste que César, et la première lecture lui est plus favorable ; mais la réflexion lui ôte quelques-uns de ses avantages. On découvre bientôt qu’en poursuivant à la fois deux mérites qui semblent s’exclure, qui du moins se contrarient, la couleur et la concision, la couleur qui sépare les objets, qui les distingue, qui leur donne un corps, la concision qui les réunit, les résume, les abstrait, il arrive quelquefois à des expressions générales qui promettent plus qu’elles ne tiennent. Tite-Live, est coloriste par l’intérêt de sensibilité qu’il prend à toutes choses, et aussi parce qu’il est un peu de la nature des poètes, chez qui l’art de l’écrivain est le plus près de l’art du peintre ou du sculpteur, et la plume qui écrit de la plastique qui modèle.
Le premier des historiens romains, Tite-Live, eut l’idée et l’amour de la patrie. Il n’y a pas de patrie dans les mémoires de César ; il y a César, et Rome n’est plus qu’une ville qui lui coûte moins à prendre que Brindes. Il n’y a pas de patrie dans Salluste ; il n’y a que des partis. Ni l’un ni l’autre n’ont aimé Rome ; César se substituant à elle, Salluste n’y trouvant pas sa place. Les grands hommes les touchent médiocrement : César, parce que les plus grands le sont moins que lui ; Salluste, parce qu’il n’admire guère, et peut-être parce qu’il se pesait au poids de César, lui qui, faisant quelque part allusion à Caton, se vante d’avoir réussi où Caton avait échoué. Pourquoi César écrit-il ? Nous l’avons dit : pour se faire admirer et craindre à Rome. Et Salluste ? Pour la réputation qui s’attache à la pratique d’un art honnête ; pour ne pas perdre dans l’oisiveté et l’inaction le loisir que lui fait la retraite ; parce que cela sied mieux que l’agriculture ou la chasse ; parce que de toutes les occupations où l’on exerce son esprit, l’une des plus utiles est d’écrire l’histoire. Tite-Live écrit pour sa patrie et pour se consoler des maux qui l’ont accablée dans les derniers temps par le spectacle de ses grands commencemens et de ses progrès. Tant qu’il verra prospérer et s’accroître cette république, « la plus grande, dit-il, la plus vertueuse, la plus riche en bons exemples qui fût jamais, » il se sentira soulagé et content.
Tite-Live est le premier historien véritablement homme de bien. L’éloge n’en est-il pas injurieux pour César et Salluste ? César n’était-il pas homme de bien ? Oui, par occasion, s’il le fallait, s’il y avait politique à l’être et parce qu’il n’avait aucun goût à ne l’être pas, en homme autant au-dessus de ses qualités que de ses vices. De même que, tout en ayant de la bonté, il pouvait être cruel, il avait de l’honnêteté, quoiqu’il fût toujours près d’en manquer. Sa morale, c’était sa raison appréciant son intérêt. L’intelligence de César se servait de tout, du bien comme du mal indifféremment, n’obéissait à rien, doutait des dieux, même de Vénus, quoiqu’il en eût fait la mère de sa lignée ; ne croyait guère à la morale, quoiqu’il fût meilleur que celle de son temps, et égal, en bien des actions, aux plus nobles devoirs de la morale universelle ; croyait pourtant, faut-il le dire ? à des règles de goût et obéissait à la tyrannie de la rhétorique. Pour Salluste, je le trouve trop moraliste pour un homme de bien, et nous avons soupçonné son indignation contre les malhonnêtes gens de n’être qu’un artifice pour écarter de lui le soupçon qu’il n’avait pas toujours pratiqué ce qu’il professe si haut. Le véritable homme de bien, c’est Tite-Live. Celui-là croit au bon, au vrai, à l’honnête ; il trouve beaucoup d’honnêtes gens, il en trouve trop peut-être, dans l’histoire de son pays : preuve qu’il est de cette famille, S’il parle des bons exemples, ce n’est pas du succès qu’il l’entend, mais du désintéressement, de la fidélité à la parole, de la fermeté dans le malheur, de la modération dans la fortune. La morale ne lui sied pas seulement comme à un bon esprit toute bonne chose ; il y a foi, il en relève comme d’une puissance supérieure, et il a l’idée de l’action de la morale sur l’histoire, ce qui est un acheminement à l’idée de l’action de la Providence. Ces qualités de Tite-Live, pour ne parler que de celles qui du caractère passent dans les écrits, ne se montrent pas par des professions de foi ni par des maximes ; son patriotisme n’éclate pas en déclamations, ni son honnêteté en discours de morale, ni sa sensibilité en attendrissemens et en larmes : c’est une sorte de foyer d’où se répand sur tous ses écrits une chaleur secrète et égale ; on reconnaît à chaque instant une ame touchée et un historien qui a besoin d’aimer, d’admirer, de se consoler.
C’est ainsi qu’un genre s’enrichit et se complète par les qualités particulières des écrivains ; c’est ainsi que, chez les Romains, l’idéal de l’historien se forme de l’héroïque simplicité de César, de la finesse d’esprit de Salluste, de la candeur de Tite-Live ; c’est ainsi que l’idéal du style historique se forme de la pure et lumineuse brièveté du premier, de la concision savante du second, de l’abondance lactée, lactea ubertas[4], du dernier. Un peu plus de trente ans après la mort de Tite-Live, il en naîtra un quatrième, qui achèvera ce double idéal par une profondeur de pénétration et une émotion de langage inconnues jusqu’à lui. Et par une de ces harmonies du monde moral dont toutes les grandes littératures offrent quelque exemple, en nième temps que la réunion des quatre historiens de Rome composera un modèle incomparable d’histoire, nous aurons, pour chacun des grands changemens de ce pays, l’historien le plus propre à le retracer. Tite-Live, l’historien poète, nous racontera les fables de son origine et son agrandissement prodigieux ; Salluste, la corruption insensible de Rome au milieu des dépouilles du monde dont elle est gorgée ; César, ses efforts pour se renouveler par la guerre civile ; Tacite, sa lente dissolution.
Parmi les défauts de Tite-Live, le plus grave peut-être, c’est qu’écrivant l’histoire de la nation la plus politique de l’antiquité, il manque de curiosité et d’intérêt pour la politique intérieure de son pays. Il néglige presque entièrement la constitution de Rome, par laquelle, selon Montesquieu, elle triompha de Carthage. Si quelques faits intérieurs l’invitent à s’en occuper, il n’approfondit pats ; et, soit sur les desseins du sénat, soit sur les luttes des partis, soit sur certaines grandes mesures qui touchent à la constitution, il se réduit au rôle de témoin, voyant les choses du dehors et de loin, ne cherchant pas à pénétrer, et confiant dans les talens de ceux qui gouvernent. Admirable disposition pour écrire l’histoire de tout ce qui se passe au dehors et en plein jour, guerres, émotions populaires, scènes du forum, mais qui ne convient plus lorsqu’il s’agit d’événemens intérieurs, de motifs secrets, de conseils, lorsque le sort de Rome dépend de quelque résolution prise entre ces quatre formidables murs où délibérait le sénat.
Toutefois ne demandons pas compte à Tite-Live, avec la rigueur de nos idées sur les devoirs de l’historien, de ce qu’il laisse à regretter du côté de la politique. Depuis que l’histoire se fait dans les archives, et qu’à l’imagination qui anime et rend présent le passé, à la raison qui en retrouve l’ordre et la suite, à la sensibilité qui s’émeut de ses vicissitudes, nous préférons la sagacité qui pénètre les secrets ressorts de la politique, la dissertation qui discute les témoignages, et le talent d’exposer si différent du talent de raconter, non-seulement nous pourrions le trop blâmer de ce qui lui manque, mais ne pas assez apprécier ce qu’il a. Si je me permets de ne pas trouver Tite-Live assez politique, c’est en le comparant à son temps, à son devancier de plus d’un siècle, Polybe, lequel lui donnait un si bon modèle dans ses récits des guerres puniques, en recherchant, en examinant, en découvrant les ressorts de la conduite qui, en moins de cinquante-trois ans, rendit les Romains maîtres de presque tout le monde connu.
Les autres défauts de Tite-Live sont ceux de ses qualités mêmes, de cette abondance limpide et nourrissante, lactea ubertas, dont Quintilien semble parler avec la sensualité de Mme de Sévigné voulant faire d’un certain traité de Nicole un bouillon pour l’avaler ; de ce talent de narrateur où Tite-Live n’a pas été surpassé ; de ce don de poésie par lequel son Histoire ressemble à une épopée. Par l’abondance, il est entraîné quelquefois dans la diffusion, et l’on est d’autant plus fâché de le voir diffus, qu’en d’autres endroits, où le détail était nécessaire, ou l’a trouvé ou laconique ou muet. Par le talent de narrateur, il touche au conteur. Le dramatique seul le touche, et, si la vérité n’y prête pas, j’ai peur ou qu’il ne la néglige, ou qu’il ne l’embellisse. Cependant Niebuhr a passé toute mesure en disant de Tite-Live qu’il n’éprouve ni conviction ni doute. Ce qu’il faut dire, c’est qu’il est convaincu à la manière des poètes, de sentiment plutôt que par les règles de la critique historique, et que, toutes les fois que l’historien doute, c’est le narrateur qui décide. Il dit quelque part : « Je ne voudrais rien tirer d’assertions sans fondement, ce qui n’est que trop le penchant des écrivains, quo nimis inclinant scribentium animi. » Voilà un mot où il se trahit. Entre deux faits dont l’un est sec et l’autre intéressant, c’est vers le second qu’il incline ; entre le vrai qui le priverait d’un beau récit et le vraisemblable qui lui en fournit la matière, il choisira le vraisemblable. Et comme toutes les qualités ont leurs piéges, en même temps que son talent de narrateur le fait glisser dans l’inexactitude, son patriotisme le porte à préférer le vraisemblable qui sert la gloire des Romains au vrai qui leur fait tort. Enfin ayons le courage d’ajouter que ce grand écrivain, ce noble esprit, n’est pas exempt de légèreté. Le don poétique et presque virgilien de Tite-Live le rend trop sensible au merveilleux des traditions qui flattent l’orgueil de son pays. Le dommage n’en est pas grand, quant aux commencemens de Rome, à cause de l’impossibilité à peu près certaine de les éclaircir. Et lorsque je considère les réalités que nous donne la critique historique moderne en dédommagement des illusions qu’elle veut nous ôter, les négations sèches qu’elle oppose à des récits charmans et pleins d’intérêt, les dissertations dont elle étouffe ces poétiques annales, les matériaux qu’elle entasse au pied du noble monument pour l’architecte inconnu qui doit tenter quelque jour de le refaire, je m’en tiens à la Rome des écoliers, et j’aime mieux croire avec les enfans à Numa et à la nymphe Égérie, avec Corneille au combat des Horaces et des Curiaces, que douter avec Niebuhr sans prouver, et détruire sans remplacer. La crédulité de Tite-Live n’est à surveiller que pour les époques où les témoignages ne manquent pas ; car il est probable que son penchant au merveilleux persiste, là même où il a plus de moyens de savoir la vérité. Encore ne faudrait-il pas lui en vouloir beaucoup. Son tort serait celui de toute l’antiquité, qui, dans tous les arts, songeait à plaire bien plus qu’à instruire, ou à n’instruire qu’à la condition de plaire. L’historien, dans la pensée de Quintilien, n’est qu’une sorte d’orateur tenu de plaire à son lecteur, comme l’orateur à son auditoire. Dans la brillante revue qu’il fait, au livre X, des historiens grecs et latins, il ne les apprécie et ne les compare que par les qualités de la mise en ouvre, le tour d’esprit, les caractères du style, nullement par ce qu’ils ont fait ou négligé de faire dans l’intérêt de la vérité.
La conclusion de tout cela est qu’il faut lire Tite-Live avec précaution. Cette réserve n’est pas difficile. Les séductions d’un auteur ancien, au temps où nous vivons, ne sont pas irrésistibles. Ni les passions, ni le tour d’imagination de notre époque, ni le désir de trouver dans un auteur des preuves pour ou contre quelque opinion du jour, ne se mêlent au pacifique intérêt de la vérité recherchée dans un passé si lointain et sans application directe au présent. Il nous sera donc aisé de nous défendre contre les charmes du plus brillant des narrateurs et de lui demander dans l’occasion si le vrai qu’il a négligé ne vaut pas mieux que le vraisemblable qu’il a imaginé ; pourquoi il a été infidèle ; si c’était faiblesse du narrateur ou partialité du citoyen pour son pays. Toutefois ne soyons pas dupes de notre prudence, et par trop de peur d’un bien petit danger, comme d’admirer plus qu’il n’est juste un Régulus, un Fabius, un Scipion, ou d’être un peu trop Romains contre les Samnites ou les Carthaginois, ne nous privons pas du plaisir qu’ont tiré de la lecture de Tite-Live tant d’esprits excellens, y compris La Fontaine, qui, le lisant un jour dans le jardin d’une hôtellerie, « s’y attacha tellement, dit-il, qu’il se passa plus d’une bonne heure sans qu’il fit réflexion sur son appétit[5]. »
Nous étudierons d’abord dans Tite-Live le récit de la seconde guerre punique. C’est sans comparaison la plus belle époque de l’histoire romaine. Une lutte à mort a mis aux prises deux sociétés, deux constitutions, deux génies, deux races antipathiques. Le même monde ne peut plus contenir Carthage et Rome ; il faut que l’une ou l’autre périsse. Les deux rivaux ne veulent plus de la vie qu’il faudrait tenir l’un de l’autre. Entre eux, pas de rémission ni de trêve ; ils se quittent, quand l’épuisement a raidi leurs mains, mais c’est pour recommencer le combat. Un moment l’un d’eux est près de périr ; terrassé, le fer sur la gorge, il parvient à en écarter la pointe, et il enchaîne l’épée dans la main du vainqueur jusqu’à ce qu’il la retourne contre lui. On ne sait lequel des deux est le plus grand, et la victoire même n’en a pas décidé.
Je ne cache pas que ce qui m’a surtout attiré à ce sujet, c’est Annibal. L’histoire n’offre pas de plus grand spectacle que cet homme prodigieux qui, à peine proclamé chef de l’armée carthaginoise, maître enfin d’accomplir son vœu de haine éternelle contre Rome, la défie d’abord dans Sagonte en ruine, traverse les Pyrénées, ouvre les Alpes à la première armée qui les ait franchies, détruit les armées romaines sur le Tessin, sur la Trébie, au lac Thrasymène, et Rome elle-même à Cannes ; puis, après cette course de torrent, arrêté tout à coup, commence, avec les restes de ses compagnons de victoire grossis de quelques alliés de Home, sans son pays ou malgré son pays, une guerre plus étonnante encore ; attaquant et se dérobant tour à tour, et, comme le lion qui rôde autour d’une proie bien gardée, revenant par mille circuits sur cette Rome qu’il avait vue une fois et dévorée en espérance ; établi et vieillissant au sein de l’Italie ; aussi patient sur le sol étranger qu’une nation qui se défend sur le sien ; aussi fécond en ressources qu’un grand gouvernement ; rappelé enfin de cette patrie que la guerre lui avait faite pour aller au secours de ses propres foyers, et vaincu par un jeune homme échappé au désastre de Cannes. Il sera, si je ne me trompe, d’un grand intérêt de rechercher si Tite-Live n’a pas à son insu diminué Annibal, et si son vainqueur, ce Scipion l’Africain, qu’un buste du temps nous représente la tête chauve, le front vaste, l’œil dur et perçant, avec un grand air où respire l’orgueil du noble, le dédain de l’homme impopulaire, la capacité du général[6], si cet homme heureux et brillant à la façon de Pompée n’a pas été un peu enflé.
Pour m’aider, dans ces études, du meilleur de tous les commentaires, la vue même du pays, j’ai voulu me donner une idée de la route qu’Annibal a suivie, de cette terre sur laquelle il campa seize ans. J’ai traversé les Alpes par le chemin que le plus grand admirateur d’Annibal, Bonaparte, a jeté sur leurs abîmes, et toute la peinture de Tite-Live est devenue parlante. J’ai vu ces belles plaines de l’Italie du nord, dans lesquelles on débouche de tous les passages des Alpes, et j’ai senti de quelle ardeur de convoitise devaient être saisis à cette vue les mercenaires d’Annibal. J’ai vu les Apennins, où il faillit s’ensevelir dans les neiges, après la bataille de la Trébie, et Spolète, sur son rocher, où vint se briser l’élan que venait de lui donner la victoire de Thrasymène ; j’ai vu Rome et ces hauteurs d’où l’on suppose qu’Annibal vint à la découverte, avec quelques cavaliers, pour explorer l’endroit faible par où il pourrait y pénétrer. Enfin, en contemplant cette campagne romaine, solitude artificielle, dont la charrue des Fabricius et des Caton faisait autrefois une campagne riante et féconde, j’ai compris ce que pouvait tirer pour sa défense, de cette terre que rend malfaisante sa fécondité négligée, l’héroïque nation sortie de son sein, et, ému du même sentiment que Virgile, j’ai dit tout bas avec lui, dans son intraduisible langue : « Salut, grande terre de Saturne, mère des moissons et des héros !
Salve, magna pareras frugum, Saturnia tellus,
Magna virum… »
NISARD.
- ↑ Fragment tiré de Sénèque le père.
- ↑ Affectas quidem, prœcipue eos, qui sunt dulciores, ut parcissime dicam, nemo historicorum commendavit magis. (Instit. or. X, 1.)
- ↑ M. Daunou, dans ses savantes leçons sur Tite-Live (Cours d’Études historiques, t. XIII), a fait cette remarque avant moi.
- ↑ Quintilien, neque illa Livii lactea ubertas.
- ↑ Lettres à Mme de La Fontaine.
- ↑ Ce buste est à Rome au musée du Capitole.