Études sur l’antiquité/06b

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Études sur l’antiquité
Revue des Deux Mondes, période initialetome 15 (p. 72-102).
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ÉTUDES


SUR L’ANTIQUITÉ




ARISTOPHANE ET SOCRATE.




I. Richter : Aristophanisches ; Berlin, in-4o, 1845. —
II. Pol : De Aristophane poeta comico, ipsa arte boni civis officium præstante ; Groningue, in-8o, 1834. —
III. Grothe : De Socrate Aristophanis ; Utrecht, in-8o, 1843. —
IV. Forchhammer : Die Athener und Sokrates, die Gesetzlichen und der Revolutionär ; Berlin, in-8o, 1837. —
V. Van Limburg-Brouwer : Apologia Socratis, contra Meliti redivivi calumniam ; Groningue, in-8o 1838. —
VI. Baumhauer : Disputatio literaria qua examinatur, quam vim sophistoe habuerint Athenis ad ætatis suæ disciplinam, mores ac studia immutanda ; Utrecht, in-8o, 1844.


Après s’en être détournés pendant trois cents ans, les savans sont revenus à l’étude sérieuse de l’antiquité grecque, et ils y portent cet esprit intelligent, si étranger au XVIe siècle, qui vivifie la science par la connaissance approfondie des hommes et des institutions. L’Allemagne, cette patrie des pionniers de l’érudition, a comme toujours pris l’initiative de cette seconde renaissance, et l’Europe entière la suit avec empressement dans la voie féconde où elle est entrée. Le beau livre de Bœckh sur l’économie politique des Athéniens, les travaux de Creuzer sur la religion et d’Otfried Müller sur les Doriens, ont éclairé d’une vive lumière une foule de questions restées jusqu’ici dans la pénombre d’une érudition toute matérielle. Le théâtre surtout a été plus consciencieusement étudié aux sources et mieux compris ; on ne s’en est plus tenu à une intelligence morte de la lettre, on a galvanisé pour un instant la tragédie grecque, et le public de Berlin a trouvé un écho, à Paris quand son enthousiasme a salué l’Antigone de Sophocle par des applaudissemens non moins sincères que ceux des Athéniens. Sans doute, ces représentations en miniature dans des salles sourdes et éclairées avec des quinquets, ces acteurs grêles, sans dignité et sans voix, cette pompe d’oripeaux, ces figurans gauches et enroués, cette langue rude qui marche péniblement dans les entraves d’une traduction comme un bœuf à la charrue, cette musique trop préoccupée des plaisirs et des habitudes de l’oreille pour s’élever jusqu’à une inspiration véritablement religieuse, ne nous donnent qu’une idée bien imparfaite du caractère solennel et mystique du drame antique, et cependant, après avoir entendu une de ces médiocres traductions, si pauvrement mises en scène et si mal déclamées, on comprend beaucoup mieux le théâtre tragique des Athéniens et la place qu’il occupait dans leurs institutions.

Malheureusement ce commentaire vivant manquera toujours à la comédie grecque ; le ridicule tient à des contrastes trop dépendans des idées du temps pour être senti à vingt-trois siècles de distance par un public animé de sentimens entièrement différens. Pour apprécier toutes les railleries d’Aristophane, ce ne serait pas assez que de recréer, par un acte d’érudition, la société athénienne avec ses vices, ses passions et.ses amusemens ; il faudrait se dépouiller de tout ce qu’il y a de moderne dans sa personnalité et dans son intelligence, et on a beau se faire par ses études un homme du passé, on reste, au moins par le rire, de son siècle et de son pays. Cette appréciation rétrospective est même ici d’autant plus difficile, que des préjugés presque universels ôtent à l’esprit toute sa liberté de sympathie. Aristophane lança contre Socrate de vives moqueries qui se retrouvent sous une forme plus grave dans les accusations de Mélitus, et, depuis qu’elle a pris Socrate pour une sorte de patron philosophique, l’opinion littéraire en garde rancune à la comédie grecque elle n’y veut voir qu’un grossier libelle où l’esprit et la poésie ne servaient qu’à rendre la diffamation plus dangereuse et plus condamnable. Depuis quelques années enfin, on discute avec une critique plus large et plus indépendante les questions si importantes pour l’histoire du drame et de la philosophie qui naissent de la comédie des Nuées, et, quoique encore bien peu satisfaisans, les ouvrages dont nous avons écrit les titres en tête de ce travail, témoignent de ce retour à une étude sérieuse des sources[1].

M. Richter et M. Pol ont entrepris une réhabilitation systématique d’Aristophane, et les preuves qu’ils ont recueillies ne permettent de douter ni de son intelligence à comprendre les devoirs d’un bon citoyen ni de son courage à les remplir ; mais les parties obscures de ses œuvres sont laissées dans l’ombre, les raisons secrètes de ces railleries énigmatiques qui ne pourraient être expliquées que par une connaissance approfondie des différens partis d’Athènes et du caractère politique de la comédie, sont passées sous silence au lieu d’éclairer l’opinion par des vues nouvelles, ils se contentent de glorifier l’Aristophane banal qui a cours dans les collèges. Peu disposés à croire que le théâtre d’un peuple spirituel fût une institution de calomnie subventionnée par le trésor public, quelques critiques ont supposé que le Socrate des Nuées était une création arbitraire, affublée au hasard d’un nom historique. Si bizarre que soit cette hypothèse, M. Grothe a voulu la discuter, et il a facilement montré que des allusions continuelles et des ressemblances de position la rendaient inadmissible ; mais il n’explique pas non plus les plaisanteries trop contraires aux croyances reçues et aux récits habituels des historiens pour ne pas autoriser quelque incertitude : il néglige même d’indiquer les raisons morales qui, lorsque Aristophane avait sous la main tant de méchans philosophes, le poussèrent à choisir précisément Socrate. M. Forchhammer est entré résolument au cœur du sujet ; il range tout d’abord Socrate parmi les révolutionnaires et appelle ses adversaires les conservateurs ; c’est même là le seul mérite de sa brochure : cette heureuse idée est si mal développée, qu’elle semble plutôt l’aperçu d’un pressentiment que le résultat d’une étude réfléchie. Quoique Socrate affectât de ne point s’occuper de matières politiques, le caractère de sa philosophie était essentiellement factieux, et, au lieu de mettre en relief la nature anti-athénienne et les tendances subversives de ses doctrines, M. Forchhammer appuie ses accusations sur quelques faits peu significatifs en eux-mêmes, et peut-être mal interprétés. Aussi, dans une réponse indigne de son savoir et de sa renommée, M. de Limburg-Brouwer a-t-il pu facilement réunir des faits contraires dont il exagère à son tour les conséquences. Tant de sentimens divers se disputent la direction de la vie, que la plus systématique se laisse aller à de nombreux écarts, et, en généralisant ces exceptions, on arrive à démentir les vérités historiques les plus incontestables : c’est avec cette mauvaise foi d’avocat que Linguet manipula les témoignages de Suétone et de Tacite, et en fit sortir l’apologie de Néron. La brochure du Savant hollandais n’est que la thèse d’un docteur en bonnet carré du XVIe siècle, avec tous ses anachronismes, une conviction de parti pris, un ton de supériorité outrecuidante, et les violences d’un langage plein d’acrimonie. Sous prétexte d’étudier l’influence des sophistes sur leurs contemporains, M. Baumhauer a patiemment recueilli un grand nombre de faits curieux pour l’histoire littéraire ; il a classé chacun à sa place et accompagne le tout des plus doctes citations ; il a seulement oublié de nous apprendre à quel singulier concours de circonstances les sophistes durent leur importance, et quel rôle ils ont joué dans la civilisation et l’histoire politiques d’Athènes. Ces différentes dissertations peuvent donc nous donner une idée avantageuse de l’érudition des auteurs[2] ; mais elles n’expliquent ni l’animosité littéraire d’Aristophane contre Socrate, ni cette étrange condamnation à la peine de mort, prononcée dans un temps calme contre un honnête homme qui avait constamment refusé de se mêler des affaires publiques. Ces curieuses questions, qui intéressent à un si haut point la philosophie de l’histoire, sont restées aussi mystérieuses qu’elles l’étaient auparavant.

Une considération préliminaire nous frappe. Que dans un accès d’orgueil on casse les arrêts de ses contemporains et que l’on se repose sur la justice finale de la postérité, c’est une consolation fort innocente que peuvent s’offrir les grandes prétentions avortées. Peut-être même cette croyance à l’immortalité posthume est-elle une illusion salutaire que la société doit soigneusement entretenir : quelle qu’en soit l’échéance, la gloire s’escompte toujours par du dévouement ou du travail. En réalité, cependant, ces révisions de la chose jugée sont introduites au hasard et n’aboutissent le plus souvent qu’à l’injustice. L’homme n’est pas une abstraction sans siècle ni patrie ; il tient de sa place dans le monde et de sa date dans l’histoire des devoirs particuliers qui l’obligent aussi impérieusement que les autres, et, dans le lointain, tout ce qu’il y avait de local et de temporaire dans ses obligations s’efface et disparaît. La pitié entreprend, si volontiers la réhabilitation des victimes, que, dans ces jugemens rétroactifs, on tient compte aux condamnés de vertus au moins inutiles à leurs contemporains et d’idées dangereuses à leur pays. De mauvais citoyens qu’ils étaient, ils passent facilement grands philosophes ; on les décroche du gibet où ils ont expié leur révolte contre les lois de la patrie, et on les déclare martyrs de l’humanité.

Ces réflexions ne s’appliquent pas, tant s’en faut, dans toute leur rigueur à Socrate ; il était, au moins en théorie, d’une moralité relativement fort élevée, et nous nous sentons une respectueuse sympathie pour les hommes honnêtes qui paient de leur vie une croyance, même intempestive, à des idées désintéressées, utiles en définitive à leurs semblables. Disons-le tout d’abord quoique nous ne connaissions la doctrine de Socrate que par des élaborations de seconde main, souvent contradictoires, quoique les partis différens auxquels ses disciples appartenaient, et le rôle factieux qu’ils jouèrent dans les troubles d’Athènes, ne permettent pas d’attribuer aucune utilité immédiate à ses idées ; nous vénérons en lui un apôtre du culte de la conscience et le premier fanatique du devoir dont la raison humaine ait eu à s’enorgueillir. Les accusations dont tant de graves personnages de l’antiquité ont chargé sa mémoire nous semblent tenir à des préoccupations et à des préventions qu’une critique éclairée ne saurait accepter de confiance[3]. Si Aristote prêtait l’autorité de sa raison aux bruits injurieux qui couraient sur son compte ; si l’épicurien Zénon l’appelait dédaigneusement le bouffon d’Athènes ; si, quelques années seulement après sa mort, Aristoxène écrivit sa vie dans un esprit de dénigrement qui allait jusqu’à la diffamation ; si Porphyre et Hiéronyme de Rhodes se complurent à répéter ces imputations en les exagérant encore, nous y voulons voir des rivalités d’école et de mauvais vouloirs personnels. Nous croyons qu’en l’accusant de bavardage et de violence, Caton le censeur cédait en aveugle à sa haine d’instinct contre tous les novateurs ; nous nous expliquons la réprobation presque universelle des premiers écrivains chrétiens[4] par la haine du paganisme et les colères que l’inintelligente réaction de Julien dut soulever contre les philosophes païens ; les injures du moyen-âge[5] nous semblent trop ignorantes, trop individuelles et trop intéressées pour s’imposer aux convictions, comme une tradition historique conservée par le bon sens de l’humanité. Toutefois, dans le désir de témoigner de son respect pour la philosophie et de réparer une injustice commise voilà deux mille ans, il ne faudrait pas non plus se passionner à rebours et condamner à tout hasard, comme criminels de lèse-majesté philosophique, les adversaires politiques de Socrate. Dans, l’antiquité, où la patrie était une idée si réelle et si vivante, l’homme disparaissait dans le citoyen, et il résultait de cette absorption des individus par l’état des devoirs sociaux qui ne s’arrêtaient pas même à la porte du foyer domestique ; toutes les vertus se résumaient dans la soumission aux lois établies et le dévouement à la constitution du pays. Attaquer les novateurs, c’était donc défendre la patrie. Si, dans les emportemens de la lutte, quelques paroles devenaient excessives, on doit songer, au moins comme à une circonstance bien atténuante, à la légitime indignation d’un bon citoyen qui voit conspirer à ciel ouvert contre l’ordre politique et les bases mêmes de la société.

Cet esprit de justice est resté bien étranger aux opinions reçues sur Aristophane ; la passion y déclame de parti pris et s’y débarrasse, comme d’un fardeau importun, de toute connaissance de l’antiquité. Dans une démocratie sans hiérarchie sociale et sans autres salons que des carrefours où chacun prenait sa part de soleil, et où les femmes n’acquéraient d’influence qu’en devenant courtisanes, la plaisanterie avait nécessairement une franchise et une crudité qu’une société plus raffinée en fait de décence publique doit accuser de grossièreté ; mais, à moins d’exiger que la comédie soit un cours de pruderie, on ne peut faire un crime personnel à Aristophane des libertés rabelaisiennes d’un langage qui se retrouve aussi immodéré dans tous les poètes comiques de son temps. Déjà cependant, vers la fin du Ier siècle de notre ère, Plutarque prenait pour le gourmander sa voix la plus sévère[6] ; son bon sens, honnête et vulgaire, n’avait ni le sentiment historique du passé ni l’intelligence des excès de paroles habituels à une démagogie de gens d’esprit ; il croyait naïvement que l’on pouvait enseigner la vertu comme une science exacte, et, tout modéré qu’il fût par tempérament et par habitude, il se sentait au fond de l’ame une grosse indignation contre un mauvais plaisant qui avait empêché Socrate de faire d’Athènes, quel que chose d’aussi philosophiquement beau que la république de Platon. Pour trancher du philosophe et rester conséquent à ce système de malcontentement universel où l’esprit remplaçait trop souvent une connaissance exacte des choses, Lucien, qui comprenait assez peu la comédie ancienne, pour lui reprocher des tendances criminelles, déclarait Aristophane atteint et convaincu de méchanceté par le seul fait de sa pièce des Nuées. Enfin, comme tous les collecteurs d’anecdotes, Élien préférait de piquantes faussetés à des vérités trop incontestées, et ne reculait pas devant un anachronisme de, vingt-quatre ans pour expliquer les plaisanteries des Nuées par la vénalité de l’esprit d’Aristophane et l’habile scélératesse des accusateurs de Socrate[7].

Ce témoignage sans valeur et ces autorités si évidemment suspectes ont défrayé pendant long-temps la malveillance préméditée des critiques ; depuis Rollin et Toureil jusqu’à Voltaire, La Harpe et Lemercier, ils tenaient[8] le premier poète comique d’Athènes pour un misérable improvisateur de tréteaux, dont le débraillé et la perversité cynique auraient révolté la pudeur d’un parterre de la foire. Pour mieux prouver le caractère vénéneux des Nuées, le père Brumoy allait jusqu’à les comparer aux Lettres provinciales, et, dans un de ces emportemens du cœur qui lui étaient si familiers Camille Desmoulins traitait Aristophane de jésuite. Ces jugemens de tant de gens d’esprit sont graves sans doute ; rien ne leur manque pour inspirer la confiance que la connaissance des faits et l’intelligence de l’histoire. Ce prétendu improvisateur refaisait une seconde fois les pièces qui n’avaient pas obtenu la faveur populaire, et ses veilles laborieuses étaient devenues aussi proverbiales que celles de Démosthène[9]. Il n’y eut qu’une voix dans tout le peuple pour récompenser d’une couronne d’olivier les services courageux que ce méchant homme avait rendus à sa patrie, et ; lorsqu’il mourut, les ennemis d’Athènes s’en réjouirent comme d’une calamité publique. Cet impudent bateleur charmait encore l’intelligence chrétienne de saint Augustin ; selon Platon, le fin connaisseur en atticisme, les graces avaient bercé et porté son esprit dans leurs bras, et l’élégant philosophe préférait ses grossièretés à toutes les délicatesses des autres écrivains[10].

Si dans les comédies d’un pareil homme il se trouve quelques plaisanteries trop violentes pour nos habitudes, de modération et de fade politesse, on se tromperait volontairement en l’imputant à une dépravation de goût ou à une imperfection du sentiment moral. Toute œuvre d’art est condamnée à remplir deux conditions qui, quoique contradictoires en apparence, sont également inhérentes à sa nature. L’une est indépendante du temps et des lieux : c’est le sentiment de l’idéal, la conception abstraite de la beauté ; l’autre en est la réalisation dans le monde ; l’expression de l’absolu par des formes matérielles et temporaires. Un poète ne s’isole point dans sa pensée comme le ver à soie dans sa coque : être, pour lui, c’est produire, c’est manifester puissamment ses conceptions, rattacher par des chaînes d’or toutes les intelligences à son intelligence, et leur communiquer l’étincelle électrique que l’inspiration en fait jaillir ; mais on n’agit sur son temps qu’en parlant la langue de ses contemporains et en vivant de leur vie : on ne les anime de ses passions que lorsqu’elles ne sont pas complètement étrangères à leurs sentimens ; on ne se concilie leur approbation et leurs sympathies qu’en pactisant avec leurs idées et en se conformant à leurs mœurs et à leurs habitudes d’esprit. Pour le poète dramatique, ces nécessités sont encore plus impérieuses que pour les autres ; le public assemblé est plus susceptible et plus despote dans ses exigences ; bien des libertés que le lecteur n’eût pas remarquées blessent un spectateur que l’étonnement de ses yeux ou de ses oreilles avertit de leurs hardiesses. Ne demandons pas à Aristophane des comédies assises dans un fauteuil, des intrigues tirées au cordeau, des personnages si réguliers dans leurs allures, qu’ils semblent craindre de vivre et de déranger une boucle de leur perruque : il n’aurait pu les découvrir que dans les salons de Versailles. Ne l’accusons point de non-conformité à quelque prétendue théorie philosophique qui se pose intrépidement dans le vide, comme si la première condition de l’art n’était pas la vie, et qu’il pût exister sans être d’un temps quelconque et sans s’adresser à des hommes qui aient des idées reçues et un goût littéraire. Aristophane écrivait dans une démocratie qui considérait les individus comme les rouages purement mécaniques d’une grande machine politique, et leur refusait par principe tout droit au respect de leur personne. Les luttes ardentes de l’Agora habituaient l’oreille aux colères et aux outrages des partis ; chaque jour dans la Palestre de nombreux spectateurs familiarisaient leurs regards aux plus indécentes nudités, et leurs mœurs avaient conservé une candeur assez primitive pour que d’obscènes représentations fussent offertes à la vénération publique comme des symboles de la génération et de la vie. A un tel état de société il fallait une comédie turbulente, échevelée, impitoyable, d’une gaieté âcre et d’un front d’airain. Le gouvernement avait la prétention de résumer en lui les forces et la vie entière de tous les citoyens ; il ne leur permettait pas même d’être ridicules. Dans leur existence en plein air, étrangère aux bizarreries des conventions sociales et inaccessible à l’invasion des passions privées, il ne laissait point de place suffisante pour ces originalités de caractère, ces intrigues souterraines de la vie domestique, ces risibles contradictions entre les devoirs d’une position particulière et les exigences d’un sentiment individuel, qui se mêlent et se reproduisent incessamment dans la comédie moderne. L’art était nécessairement politique ; un public composé d’un peuple entier ne pouvait comprendre que des allusions à des choses de notoriété générale et ne sympathisait vivement qu’à des idées qui intéressaient le gouvernement de la république[11]. Les plus belles créations avaient un but pratique, elles aboutissaient à des pamphlets sous forme de dialogues. Le poète continuait en beaux vers, dans une histoire fantastique, les discussions de la tribune aux harangues : seulement, au lieu de réfuter les raisons de ses adversaires, il rendait leur personne ridicule. La logique adversùs hominem était autrement puissante dans une démocratie aussi spirituelle que le raisonnement qui s’attaquait aux choses ; le poète inventait des personnages qui n’intervenaient dans l’action que pour donner complaisamment la réplique à ses opinions ; souvent même ces formes détournées ne suffisaient pas à ses impatiences de prosélytisme, et il s’adressait directement au public dans une partie du chœur réservée aux prédications personnelles[12]. Le théâtre était alors tout ce que la presse périodique est devenue, une quasi-institution qui suppléait à toutes les autres, un pouvoir en dehors de la constitution, véritable panacée politique qui, suivant les circonstances, surveillait et protégeait également les gouvernemens et les gouvernés. Lorsque Périclès voulut substituer son influence à l’autorité des lois, il se crut obligé de supprimer la comédie[13] ; mais le peuple n’y renonça pas aussi facilement qu’à ses garanties officielles : trois ans après, le dictateur démocrate fut forcé de la rétablir, et elle acquit assez de puissance pour que Platon définît la république d’Athènes une théâtrocratie.

Il n’était pas donné cependant à tous les poètes de jeter au hasard l’autorité, de leur esprit dans la direction des affaires ; la loi avait fixé une majorité dramatique qui dépassait de beaucoup l’âge où l’on pouvait exercer ses autres droits de citoyen[14], et il fallait qu’un des magistrats investis de la plus haute confiance populaire, un archonte, examinât préalablement les pièces et en autorisât la représentation. Sous le bénéfice de ces précautions, toutes les mesures avaient été prises pour assurer l’existence et l’éclat du théâtre. Un salaire considérable était acquis à tous les poètes comiques comme aux autres fonctionnaires en activité, de service, et un jury impartial décernait les plus honorables récompenses à celui que le peuple avait goûté davantage[15]. Leur grande utilité politique était si généralement sentie, qu’après la mort d’Eupolis dans, la guerre contre les Lacédémoniens, une loi expresse les dispensa de tout service militaire, et la simple proposition d’appliquer à d’autres besoins, momentanément plus pressans, les fonds qui appartenaient au théâtre, était punie de la peine, capitale[16]. On imposait, comme une charge publique, aux plus riches et aux plus intelligens, de former les chœurs et de subvenir à tous les frais extraordinaires de la mise en scène[17], et ils luttaient à l’envi de zèle et de magnificence. Le prix d’entrée fut de plus en plus abaissé[18], et, lorsque l’alanguissement du patriotisme eut forcé de stimuler les citoyens à prendre part aux délibérations du forum par un salaire de présence, on accorda aussi une prime à ceux qui se préparaient à remplir leurs devoirs politiques en venant assister aux enseignemens du théâtre.

Dans ses aspirations vers un monde plus en harmonie avec ses idées du beau, le poète souffre au milieu des faits comme au fond d’une prison fermée aux rayons du soleil, et substitue constamment dans ses rêves les plus idéales conceptions aux réalités les plus nécessaires. Telle est la cause, bien mal comprise jusqu’ici, de la proscription qu’une des plus brillantes imaginations de la Grèce a prononcée contre la poésie. Platon sentait que, dans les républiques factices pour lesquelles il écrivait l’ordre public n’était garanti que par le consentement mutuel des citoyens, et il craignait que des théories opposées à la constitution du pays n’en parussent une critique indirecte qui lui attirât la désaffection du peuple. Seuls peut-être, les premiers poètes comiques d’Athènes étaient animés d’un esprit politique entièrement différent. Loin de provoquer un mouvement quelconque, sous prétexte de progrès et de dévouement aux idées, ils devenaient conservateurs par destination, et appartenaient, eux et leur esprit ; au parti un passé. Leurs plaisanteries avaient toujours un sens rétrograde ; la satire n’était pour eux qu’une forme indirecte et plus saisissante de l’éloge ; en blâmant vivement les joies du présent, ils voulaient rehausser les vieilles mœurs et glorifier les anciennes institutions. La censure préalable de l’archonte eût sans doute empêché de mettre des railleries trop imprudentes au service des innovations mais, comme il y eut des magistrats choisis par l’opposition qui auraient, favorablement accueilli les comédies écrites dans l’intérêt de leurs idées, et qu’on n’en connaît aucune dont l’esprit ne soit pas conservateur, un tel fait, sans analogue dans l’histoire de l’art européen, doit tenir à des raisons plus générales et plus profondes.

Dans un état sans force armée permanente, et dont le pouvoir central était divisé entre neuf fonctionnaires égaux que le peuple entier élisait pour une seule année, la tranquillité n’avait en réalité aucun autre appui que le respect des lois et l’autorité des mœurs. Mais d’insensibles modifications se glissent chaque jour dans les mœurs ; la législation n’obtient quelque puissance morale que par la durée, et à Athènes sa mobilité était extrême ; chacun pouvait demander l’abrogation des lois anciennes ou en présenter de nouvelles. L’amour des nouveautés rendait le peuple si favorable aux changemens pour le plaisir de changer, que, dans une de ses pièces, Aristophane donne pour raison à une proposition ridicule qu’il ne restait plus d’autre innovation à introduire dans la ville. L’état devait donc par principe chercher à maintenir la moralité publique dans le statu quo, et s’opposer de tout son pouvoir aux railleries qui la livraient au ridicule en plein théâtre ; il devait veiller sur la considération des lois et les protéger contre les bouffonneries factieuses qui les eussent vouées à un mépris inévitable. Les comédies d’opposition n’eussent pas été suffisamment libres ; de grandes difficultés en auraient entravé la représentation ; le prix leur eût été systématiquement refusé, et des peines sévères auraient souvent réprimé leurs périlleuses gaietés[19]. Ces attaques par derrière eussent d’ailleurs bien imparfaitement satisfait les ardentes convictions des démocraties ; le droit d’initiative appartenait à tous les citoyens, et il était loisible aux novateurs de donner à leurs opinions une forme plus sérieuse et plus efficace. Pour le parti conservateur, au contraire, la comédie était une arme défensive admirablement appropriée à sa position et à ses intérêts. A la puissance extra-légale des démagogues elle opposait le discrédit du ridicule, et tempérait par la plaisanterie le despotisme remuant de la démocratie ; elle combattait de front toutes les nouveautés, même intellectuelles, qui menaçaient de quelque danger les vérités officielles de l’état ou les bonnes habitudes ; parfois enfin, forte de ses intentions et d’un attachement incontestable à la constitution, elle ne craignait pas de railler les lois arrachées la veille aux aveuglemens de la passion, et de rappeler énergiquement les citoyens à la continuation du passé[20].

Ce caractère fondamental de la comédie grecque sert de lien à ces vives satires, si disparates en apparence, qui composent le théâtre d’Aristophane ; il donne une raison et un sens à ces singulières inventions que l’on a prises long-temps pour de pures bouffonneries. Si, même dans les grands états, la guerre apporte souvent de graves perturbations dans la fortune publique et dans le bonheur des familles, elle est dans les petites républiques une cause toute-puissante de révolutions. Les revers y détachent le peuple d’institutions impuissantes à protéger la tranquillité, et les triomphes assurent au vainqueur une popularité qui détruit l’égalité sociale et menace la liberté elle-même. Toujours à la veille de faire un appel au dévouement énergique de chaque citoyen, et tremblant même devant sa propre gloire, le gouvernement n’ose plus alors réprimer avec son énergie habituelle les empiétemens et les violences des partis. Aussi ; dans son attachement au statu quo politique, Aristophane voulut-il prouver, dans trois comédies, la nécessité de terminer au plus vite la guerre du Péloponèse. Dans les Acharniens, il met la richesse et le bonheur des villes qui jouissent de la paix en regard des privations et des anxiétés des autres, et engage le peuple à choisir en connaissance de cause. — L’enseignement de la Paix est plus direct encore : les dieux eux-mêmes s’y cachent pour ne pas voir les horreurs de la guerre, et, quand la Paix revient sur la terre, le principal personnage de la pièce se marie avec l’Abondance. — La Lysistrata ne s’adresse plus au désir du bien-être matériel, mais aux sentimens de la famille ; le poète y montre toutes les résolutions violentes que l’abandon de leurs maris retenus à la guerre peut inspirer aux femmes ; et conclut à la paix au nom du bonheur et de la sécurité domestique. — A force de cajoleries démocratiques, l’ancien corroyeur Cléon était devenu un personnage considérable ; dans les Chevaliers, Aristophane le traîne en personne sur la scène, avec son gros ventre et son odeur de cuir ; il ridiculise impitoyablement ses idées et ses intentions, démasque le factieux dans le démagogue, et le peuple, éclairé enfin par tant de sottise et de méchanceté, le renvoie honteusement de son service. La ville bâtie en l’air de la pièce des Oiseaux est une plaisante représentation de la république ; on reconnaît aux ailés de ses habitans le besoin d’agitation et la légèreté du peuple athénien, et cette vive satire de son inconstance est mêlée d’excellentes leçons sur la nécessité de respecter les dieux et sur les dangers auxquels un état s’expose en accordant trop facilement la bourgeoisie aux étrangers. — Dans une intention démocratique, le pouvoir judiciaire avait été abaissé et abandonné aux caprices du sort : les Guêpes attaquent cette maladroite innovation ; elles montrent les intérêts privés livrés à la vénalité et à la sottise, et veulent, par le ridicule de ces juges de hasard, ramener le peuple à une organisation plus aristocratique. — L’Assemblée des Femmes bafoue de la façon la plus plaisante les deux utopies favorites de tous les démagogues : à l’aide du suffrage universel, les femmes s’emparent des délibérations et décrètent la communauté des maris ; mais les scènes qui en résultent forcent bientôt de reconnaître la sagesse des lois qui avaient subordonné la souveraineté du peuple à des conditions de capacité, et la liberté des individus à l’inviolabilité de la propriété et à la perpétuité de la famille. — La religion grecque consistait surtout dans la croyance à l’ordre universel et dans une respectueuse soumission au destin ; pour beaucoup, cependant, l’inégalité des conditions était une occasion de blasphème, et le Plutus prouve qu’une égale distribution de richesses créerait à la société des impossibilités qu’elle ne saurait vaincre. — L’art n’était pas à Athènes, comme il a pu le devenir ailleurs, une superfluité à l’usage des gens d’esprit qui n’avaient rien à faire ; la dignité calme et résignée dans le malheur qu’il enseignait au peuple était la seule prédication religieuse du temps, et les sensibleries d’Euripide excitaient des attendrissemens nerveux qui remuaient trop profondément les entrailles, pour qu’il n’en sortît pas souvent des protestations contre l’histoire. Ses innovations n’abâtardissaient donc pas seulement des ames dont la force faisait la puissance et la sécurité de l’état, elles ruinaient la religion dans sa base : ce fut à titre de conservateur qu’Aristophane, les combattit avec un acharnement qu’on ne porte que dans les questions politiques. Il oppose dédaigneusement, dans les Grenouilles, la majesté monumentale et le sens profondément religieux d’Eschyle au larmoiement sentimental et aux banalités philosophiques de son faible successeur. Dans les Thesmophories, il s’attaque plus vivement encore à la nouvelle poétique ; il y raille avec une verve indignée l’abus qu’elle faisait de la faiblesse des femmes et de leurs douleurs ; il inventorie le matériel de l’émotion dramatique, les haillons du mendiant, la barbe blanche et le bâton du vieillard, et plus d’une fois sans doute la crainte d’un juge si austère et d’un parodiste si plaisant vint arrêter Euripide dans ses efforts pour abaisser le drame religieux jusqu’à la tragédie bourgeoise. On peut donc déjà conclure de l’inspiration élevée qui anime les comédies d’Aristophane que les Nuées ne sont ni une méchanceté personnelle ni un caprice de pure fantaisie ; si obscur que nous l’aient rendu le temps et les révolutions, cette comédie avait certainement un but social qui résultait de la civilisation de l’époque et de la constitution politique du pays.

La civilisation grecque avait commencé en Orient et en avait apporté l’omnipotence d’une autorité extérieure à l’homme, devant laquelle s’évanouissaient tout droit individuel et toute indépendance de la personne. A Sparte, au foyer de la race dorique, cet élément oriental avait même conservé toute sa vigueur primitive, et s’y montrait plus conséquent dans sa logique ; la famille était niée avec la même intrépidité que l’individu. L’homme y devint une sorte de vif-meuble appartenant en toute propriété à la patrie, et ne produisant, au lieu d’enfans, que de petits citoyens. Dans les états les plus infidèles à leur origine, il restait encore la croyance à un dieu extérieur, agissant immédiatement dans le monde, et manifestant ses volontés par des oracles, et, au dire d’Hérodote, leur refuser sa confiance n’était pas seulement une impiété, mais un délit véritable, une violation de la loi. Le principe contraire, la reconnaissance de la valeur personnelle et des droits de chaque citoyen, pénétra de bonne heure dans la république d’Athènes, et les restrictions qui le comprimaient disparurent dans le mouvement ascendant de la démocratie. Les citoyens relégués dans la quatrième classe furent investis des mêmes droits électoraux que les autres ; sur la proposition d’Aristide, ils purent prétendre également à toutes les charges publiques, et, sans doute à l’instigation de Périclès, Ephialtès fit abaisser l’autorité de l’aréopage, dont, par un dernier privilège désormais illusoire, l’aristocratie s’était réservé tous les sièges. L’égalité devint alors complète, riches ou pauvres, intelligens ou stupides, tous les citoyens eurent la même valeur politique. Jamais peut-être la souveraineté du peuple ne fonctionna d’une manière plus radicale. Il fut impossible au plus humble de s’annuler devant l’autorité prétendue d’un état dont il faisait et défaisait capricieusement les lois organiques ; les sollicitations obséquieuses des magistrats ne lui permirent, plus de douter de son importance. Chacun voulut avoir des dieux reconnus, par sa conscience, qui ne fussent pas seulement dans l’Olympe.public, et s’en créa pour son usage qu’il dota d’attributs selon son bon plaisir. A la vérité, la religion de l’état, servait encore de fonds commun à toutes les croyances individuelles, mais ce droit de s’arranger un dogme à sa guise la rendait par le fait une hypothèse politique, aussi peu respectée que les autres vérités légales écrites dans la constitution. L’état n’intervenait officiellement que pour réprimer les impiétés encore plus politiques que religieuses, lorsque Alcibiade mutilait les statues de Mercure qui veillaient à la sécurité de la voie publique, ou qu’un philosophe imprudent, Stilpon, soutenait que la Minerve du Parthénon, la protectrice d’Athènes, n’était pas réellement la déesse Minerve, mais une statue d’ivoire créée par Phidias.

Ce développement excessif du droit individuel réagit bientôt à son tour sur la mobilité de la législation. Chaque citoyen se complut à faire acte de souveraineté en proposant des lois nouvelles, ou en provoquant l’abrogation de celles qu’il n’avait pas votées. Devenue odieuse à tous les partis comme l’usurpation d’un ennemi, l’autorité de l’état fut surveillée avec inquiétude ; des restrictions jalouses la limitèrent, d’ingénieuses précautions l’amoindrirent, et les intérêts matériels eux-mêmes exigeaient qu’on la rendît plus énergique et plus indépendante. Il fallait à l’agriculture de la prudence dans la conduite des affaires et le monopole des marchés ; a l’industrie, de l’économie dans les dépenses publiques et des matières premières à bon marché ; au commerce, des débouchés étendus et la suprématie politique qui les lui assurait ; à l’intérêt maritime, de grandes entreprises et des occasions d’acquérir de la gloire. Des exigences aussi contraires ne pouvaient être conciliées que par un gouvernement modérateur et respecté dont la force leur imposât à toutes d’équitables transactions. Il ne suffisait donc pas au parti conservateur d’opposer une résistance opiniâtre à toutes les innovations ; sa cause était perdue, s’il ne parvenait à relever le pouvoir de l’état, à fortifier, ou plutôt à reconstituer son principe, et dans cette tentative désespérée il avait à combattre toutes les ambitions et toutes les passions politiques du pays. Quoique diamétralement opposées dans leurs vues et dans leurs espérances, l’aristocratie et la démocratie n’en poursuivaient pas moins en commun l’affaiblissement du pouvoir central qui les comprimait également toutes deux et ; arrêtait leurs empiètemens. Les vaincre de vive force dans les batailles rangées de la place publique était impossible ; quand, au lieu de peser les raisons, on compte les mécontens, les factions sont maîtresses des délibérations, et elles ne prêtent jamais un concours complaisant à leur désarmement. Les conservateurs n’avaient rien à attendre de l’action des lois, ils ne pouvaient réprimer les usurpations des partis que par des moyens indirects, en entretenant le respect du passé et en étendant l’autorité des mœurs.

La religion n’était pas une simple dépendance du gouvernement que l’état employait à son usage, comme un moyen d’administration fort commode elle lui créait un droit sacré à l’obéissance des citoyens ; au besoin elle sanctionnait ses actes par la volonté des dieux, et, même lorsque la foi se fut retirée du monde païen, le peuple y voyait encore la cause première de sa grandeur et l’héritage des croyances de ses ancêtres. La politique conservatrice n’avait pas ainsi de plus impérieux devoirs que de la protéger contre toutes les attaques et de lui assurer la considération publique. Si entraînés par les passions du moment ou séduits par ce mirage dont l’imagination des novateurs embellit toujours l’horizon, les adultes échappaient à l’influence du parti conservateur, il lui fallait en appeler du présent à l’avenir, et s’emparer par l’éducation de l’esprit des enfans, leur inculquer des mœurs simples et rigides, le culte des souvenirs, et des opinions appropriées à la constitution du pays. Enfin l’habitude n’est pas seulement cette tendance, en quelque sorte mécanique, à faire et à croire le lendemain tout ce qu’on a fait et qu’on a cru la veille ; c’est aussi le respect de la tradition pour elle-même, et la modération dans les sentimens qui empêche de céder aux mouvemens désordonnés de l’imagination. Aussi, convaincus sans doute par les inconsistances des petites républiques grecques et les révolutions qui en étaient la conséquence, les anciens écrivains politiques s’accordent à regarder l’habitude comme un des ressorts les plus puissans et les plus nécessaires à la perpétuité des états, et le seul moyen de lui maintenir toute sa force était de s’opposer systématiquement à tous les changemens qu’on voulait introduire dans la société.

Dans une démocratie si complète, si bavarde, si amoureuse des beautés littéraires, les plus graves délibérations étaient décidées par le charme de la parole plus encore que par la force des raisons. Grace aux enseignemens de l’Agora, on sut bientôt dans les écoles, où, dès le temps de Solon, la jeunesse venait se former à la politique, que les Athéniens ne se laissaient conduire ni par la logique des idées, ni par la nécessité des faits, mais par les agrémens d’un langage insinuant, et qu’il n’était possible de les convaincre qu’en parvenant à leur plaire. La rhétorique devint une science en quelque sorte gouvernementale, indispensable à tous les candidats à la vie politique ; seule elle créait la confiance, affermissait les popularités commencées par d’éclatans services, et donnait des droits certains aux premières charges de la république. Une culture exclusive de la forme n’eût cependant pas suffi à la gestion des affaires ; dans les gouvernemens décidément populaires, une pareille tâche exige un esprit souple, ingénieux et fertile en raisons. Dans un sénat d’hommes graves, on peut traiter les questions pour elles-mêmes, dans tous leurs détails, ne rien dissimuler des considérations opposées qui s’y rattachent, parce qu’elles sont toutes appréciées à leur valeur ; mais devant un peuple entier, impressionnable et mobile, on parle en vue de la délibération, pour assurer un vote qui importe à la sûreté ou à l’avenir du pays. Il faut réfuter des raisons souvent bonnes en elles-mêmes, mais d’une application momentanément dangereuse, amoindrir des faits d’une sérieuse importance, ou, même contester des vérités auxquelles des imaginations passionnées accorderaient une influence exagérée. A Athènes, les orateurs politiques plaidaient donc pour leur opinion sans aucun autre souci que son succès ; le principe de la constitution en faisait les avocats d’office de leur parti ; en le choisissant par un motif quelconque d’ambition ou d’honnêteté, ils aliénaient à son profit leurs discours et leur conscience.

Pour se préparer à la direction des affaires, on se forma donc l’esprit aux déclamations ; on s’habitua dans des écoles d’éloquence pratique à trouver un bon côté aux plus mauvaises causes, à défendre par des raisons spécieuses des thèses d’une fausseté évidente[21]. Comme prospectus de son enseignement, Polycrate composa une défense de Clytemnestre et un éloge de Busiris. A Rome, sous les premiers empereurs, ces exercices de la parole ne purent que fausser le jugement et dépraver le sentiment moral de quelques rhéteurs mais les Athéniens s’y livrèrent avec tant de passion, leur esprit mobile s’ouvrait si volontiers à toutes les nouveautés et renonçait si facilement à ses plus fermes convictions, qu’il en résulta de graves dangers pour la république. D’abord mises en doute par un pur jeu d’esprit, les vérités les plus élevées et les plus utiles à l’état finirent par être sérieusement contestées. L’examen voulut tout scruter, tout approfondir, et l’incrédulité pénétra partout ; elle ne recula pas même devant le respect des ancêtres : leur sagesse fut méprisée, et leur exemple voué au ridicule. On n’observa plus les lois parce qu’elles exprimaient la volonté de l’état, mais parce qu’on les trouvait raisonnables, et on les dénigra librement en les accusant de contradiction et d’inintelligence, ou en leur opposant les lois inviolables de la nature et l’autorité des dieux. Les dieux eux-mêmes furent livrés à la discussion ; par ses idées sur la nature et sur l’esprit, Anaxagore rendait leur pluralité impossible[22] ; l’impiété de Prodicus était plus hardie encore dans ses attaques[23], et Diagoras enseignait publiquement l’athéisme[24]. Ces faciles exercices de la pensée déshabituèrent une jeunesse naturellement indolente du rude apprentissage de la palestre, et, dans un temps ou les guerres n’étaient qu’une suite de luttes corps à corps, l’endurcissement aux fatigues pouvait seul faire les bons soldats. Il fallut s’en remettre pour la défense de l’état au patriotisme à gages de troupes étrangères, et cette conséquence de l’invasion des sophistes dans la république n’était pas d’un moindre danger pendant la paix ; les jeunes gens perdirent, avec le sentiment de leur force, cette décision de caractère, le premier devoir et le plus bel apanage des hommes libres, cette gravité d’esprit si indispensable dans le débat des affaires, et ce courage de ses opinions qui était à Athènes une vertu, nous dirons même une nécessité politique.

Le parti conservateur ne pouvait voir avec indifférence des nouveautés si menaçantes pour l’avenir du pays. Des jugemens sévères réprimèrent les plus dangereux écarts des sophistes[25], et l’opinion les frappa en masse. D’honorable qu’il était d’abord, leur nom devint une injure qu’on infligeait comme un châtiment. Les hommes les plus graves s’élevèrent contre ces hardiesses factieuses de l’esprit individuel[26] ; mais l’autorité de leur parole avait elle-même été atteinte et ne portait plus la conviction dans les masses. Contre un mal aussi général, les répressions particulières étaient impuissantes ; eût-on chassé de la ville tous les marchands de sophismes, le désordre ne serait pas sorti avec eux de l’état : il était dans les intelligences, qui ne croyaient plus qu’à leur toute-puissance, et dans les mœurs du peuple, à qui d’habiles rhéteurs avaient désappris l’amour du présent et le respect du passé. Ces mauvais citoyens dont le talent était une calamité publique, il fallait détruire leur influence, exposer sous une forme populaire l’absurdité, de leurs doctrines et surtout le ridicule de leur métier et de leurs habitudes. Le poète comique Platon les attaqua dans sa pièce des Sophistes. Les conséquences de leur système d’éducation furent livrées à la risée publique, et de nombreuses railleries, éparses dans vingt comédies, en ridiculisèrent personnellement plusieurs[27] ; mais le danger ne s’en aggravait pas moins de jour en jour, les poètes qui s’étaient consacrés à la défense des mœurs et des institutions auxquelles la république devait sa grandeur et sa gloire redoublèrent d’esprit et de patriotisme.

Il y avait alors à Athènes un de ces hommes dont la naissance est un bienfait pour le monde, mais qui semblent trop souvent étrangers à leur patrie, parce que sans doute leur pensée appartient, comme la lumière du soleil, à l’humanité tout entière. Jusqu’à Socrate, la loi prétendait régenter l’homme dans ses croyances les plus intimes et dans ses sentimens ; il fut le premier à réclamer les droits qu’il tenait de la nature, à distinguer la morale de la politique, et restitua le gouvernement des actions purement humaines à la conscience. Sa destinée fut celle de tous les grands révolutionnaires ; il était mal apprécié de ses contemporains. Pour être comprises, ses idées heurtaient trop brusquement les idées en possession du monde, et conspiraient trop imprudemment contre des faits que le temps seul pouvait changer. Peut-être même sa vie n’était-elle pas une preuve assez convaincante de l’excellence de sa doctrine ; non qu’elle ne dépassât de beaucoup le niveau commun, des moralités de son siècle, mais on eût voulu y voir des améliorations assez importantes pour légitimer la dangereuse nouveauté de ses opinions, et sa conscience était certainement bien moins élevée que son intelligence. Il recommandait à ses disciples de faire du mal à leurs ennemis[28]. Les questions captieuses dans lesquelles il embarrassait ses adversaires auraient répugné à une bonne foi sévère ; à la joie maligne et dédaigneuse avec laquelle il les acculait dans une contradiction, on sentait qu’il aimait mieux ses opinions que ses semblables ; ses avances aux jeunes gens semblaient étranges même à Athènes, et l’accusation de bigamie qui pèse sur sa mémoire était trop répandue dans l’antiquité pour ne pas se rattacher à quelque fait vraisemblablement exagéré par la malveillance ; mais d’une nature très peu édifiante. Quand les Nuées furent représentées, Socrate était simplement confondu avec les sophistes[29]. Comme eux, il révoquait en doute toutes les vérités établies, et en appelait à son propre jugement du jugement de tous les autres ; comme eux, il s’attaquait plus à la personne de ses adversaires qu’à leurs opinions, et, jugeant excellent tout raisonnement qui leur fermait la bouche, il employait au besoin les distinctions les plus subtiles et les raisons les plus décidément fausses. Comme eux enfin, si nous osons le dire, il appliquait le jésuitisme à la logique.

Au fond : cependant la différence était grande[30]. La discussion n’était pour les sophistes qu’une parade à la porte de leur école, où il ne s’agissait que de bien escamoter les objections et de faire admirer les tours de souplesse de leur esprit ; ils n’admettaient que des vérités momentanées, et ne reconnaissaient d’autre règle et d’autre autorité, que les mobiles inspirations de leur sentiment. Socrate, au contraire, était profondément convaincu de l’indispensable nécessité de ses idées, et, lors même que ses moyens de propagande étaient réprouvés par la logique ou par la bonne foi, de la discussion, ils lui semblaient sanctifiés par le but. Ses opinions ne flottaient pas à toutes les oscillations du sentiment individuel, elles avaient pour base la raison immuable de l’humanité ; si, comme les sophistes, il n’interrogeait sur ses croyances que son intelligence, il la dégageait, avant de répondre, de tous les préjugés de son temps et de toutes les impressions particulières qui en auraient troublé la perspicacité ; en un mot, il la généralisait. Des manières si diverses de former ses convictions aboutissaient en politique à des résultats diamétralement opposés. Socrate, qui trouvait dans la raison des hommes les plus éclairés de l’état plus de pénétration et plus de calme, appartenait naturellement au parti aristocratique, et, en niant toute autre autorité que le sentiment individuel, les sophistes déclaraient que le meilleur gouvernement possible était une démocratie extrême où l’indépendance absolue de chacun et l’égalité complète de tous seraient érigées en principes. Peu leur importait d’ailleurs : le sujet de la discussion et son résultat, le tout était de la soutenir en habiles gens ; ainsi que les éléates, ils discouraient même de préférence dans le vide, sur l’essence des choses, et sur les problèmes de la nature, tandis que Socrate donnait un but pratique à son enseignement. Il s’attachait surtout à tirer la philosophie morale de l’étroite dépendance où l’état se croyait engagé par son principe à la retenir ; et proclamer, comme il le faisait, la conscience seul juge du bien et du mal, c’était en réalité restreindre l’autorité de la loi et refaire le juste et l’injuste à sa propre convenance.

Soit modération, soit prudence, Socrate n’attaquait pas la religion en face par ces hostilités ouvertes qui préviennent les gens honnêtes de se tenir en garde ; il la détruisait plus sûrement par de perfides insinuations et des doctrines sournoises, qui en sapaient les fondemens. Son opposition ne gardait cependant pas toujours des apparences aussi cauteleuses. La loi vitale des démocraties, celle qui réglait les formes de la transmission des fonctions publiques et s’en rapportait au sort, avait en lui un violent adversaire ; il déclarait en toute occasion qu’il était absurde de ne pas choisir avec discernement les magistrats les plus capables, et se moquait avec un mépris caustique de cette confiance ingénue dans le hasard qui jouait à la loterie le bon gouvernement de la république. Sa maxime favorite sur l’impossibilité radicale de la science[31] n’était rien moins qu’une négation de la politique et du droit ; aussi, pour rester conséquent avec lui-même, non-seulement il n’acceptait les lois de son pays que sous bénéfice d’inventaire, mais il professait un scepticisme irrémédiable à l’endroit des affaires publiques, et leur refusait systématiquement son concours. Quoique la constitution l’obligeât d’assister aux assemblées du peuple et regardât l’indifférence politique comme un crime, il restait, par scrupule de conscience, étranger à toutes les délibérations. Dans l’absence de tout principe qui pût diriger leur conduite, ceux de ses disciples qui entraient dans la vie publique n’écoutaient que leur intérêt personnel ; ils suivaient indifféremment les partis les plus opposés et ne s’accordaient qu’en un seul point, le mépris des lois de leur patrie. On trouvait, aux premiers rangs des factieux, Alcibiade, le turbulent partisan d’une démocratie effrénée ; Théramenes et Critias, les chefs des trente aristocrates dont Sparte imposa la tyrannie à Athènes comme la plus sûre garantie de son abaissement, et ce Xénophon qui renia humanitairement sa patrie, parce qu’il était plus avantageux de s’allier avec ses ennemis. Encore si ces dangereuses doctrines s’étaient produites à haute voix sur la place publique, les bons citoyens auraient pu leur répondre, et les votes du peuple les eussent frappées d’une réprobation éclatante ; mais Socrate n’abordait jamais la tribune aux harangues : il se tenait en embuscade sous les portiques, guettant les passans et les tirant par le manteau pour les forcer à lui prêter l’oreille. Au lieu d’attaquer loyalement leurs opinions par des raisonnemens sérieux, il les troublait par des questions captieuses, et, lors même qu’il ne les gagnait pas à ses idées, son ironie inquiétait leurs convictions et affaiblissait leur patriotisme[32]. La plupart des autres sophistes avaient au moins une sorte d’excuse ; ils étaient étrangers et ne devaient rien au bonheur d’Athènes. Socrate, au contraire, y était né de parens athéniens ; c’était dans sa propre patrie que ses opinions fomentaient le désordre, et le parti conservateur avait toute raison de trouver à la fois ses agressions plus dangereuses et plus criminelles.

Plus encore que l’ironie poignante qu’il apportait dans toutes les discussions, l’orgueil démesuré de Socrate avait aussi soulevé contre lui de vives animosités. Il en était venu jusqu’à prétendre qu’un génie supérieur à l’humanité était attaché à sa personne et lui inspirait toutes ses résolutions[33]. Dans sa défense, au moment même où les sentimens de ses juges allaient décider de sa destinée, il leur rappela arrogamment que l’oracle de Delphes l’avait déclaré le plus sage des hommes. En vain des murmures menaçans l’avertirent du mécontentement général : il ajouta qu’il en était aussi le meilleur et que la république devrait le nourrir au Prytanée ; puis, s’enveloppant dans son orgueil comme dans une robe d’innocence, il annonça aux héliastes que, s’ils osaient le condamner, les Athéniens en seraient punis par un châtiment plus rude que ne lui était la mort[34]. Ainsi qu’on l’a supposé, ce prétendu démon n’était pas une imposture habilement imaginée pour donner plus de crédit à sa parole et faciliter son rôle de réformateur ; Socrate était sur ce point très sincèrement fanatique, sa foi aveugle à tous ses pressentimens ne l’abandonnait pas dans les circonstances les plus graves : quoiqu’il s’agît dans son procès de sa vie et de l’honneur de ses doctrines, il ne prépara aucune défense ; de son propre aveu, il avait voulu s’en occuper par deux fois, et son génie l’en avait dissuadé.

Quelle que fût la pureté réelle de ses principes, Socrate était donc vraiment plus dangereux que les autres sophistes ; il était plus odieux aux hommes honnêtes, et, le respect général qui environne sa mémoire depuis deux mille ans ne peut empêcher de le reconnaître, il devait paraître fort ridicule à tous ses concitoyens. La délicatesse naturelle aux Athéniens et leur amour inné du beau les rendaient extrêmement sensibles à la grace de l’extérieur et à l’élégance de la toilette : or, Socrate portait une barbe touffue et mal peignée ; le désordre de ses vêtemens touchait au cynisme ; ses mouvemens étaient gauches, ses expressions communes, ses comparaisons triviales ; il avait l’air épais, insolent, lubrique, et sa laideur était assez malheureuse pour que Platon, dont l’enthousiasme se portait facilement aux dernières extrémités, l’ait comparé, dans le Banquet, à Silène, qui cachait son caractère de dieu sous une forme grotesque. Cet homme, qui prétendait réformer ses contemporains, avait une femme qu’il pouvait catéchiser à son aise, et l’humeur acariâtre de Xantippe était devenue proverbiale, et lui attirait chaque jour des désagrémens publics. Enfin ses éternelles rêveries et les étranges distractions qui en étaient la conséquence divertissaient singulièrement l’esprit léger des Athéniens : ils se racontaient en riant qu’au siège de Potidée, il était resté comme un terme, attendant une pensée tout un jour et toute une nuit, et que son génie l’avait fait renverser dans la boue par un troupeau de cochons.

Un tel homme était donc au point de vue de la comédie une excellente personnification des sophistes, que l’imagination devait s’estimer heureuse de trouver dans les rues d’Athènes. Non-seulement il prêchait en plein air toutes les idées dangereuses à l’état, mais il avait rendu la satire plus facile en allant complaisamment au-devant du ridicule. Aussi Amipsias, Eupolis, les railleurs les plus considérables du temps, avaient-ils déjà livré son nom à la moquerie publique ; avant la représentation des Nuées, il existait comme un caractère de comédie, une sorte de docteur-philosophe. Dans le respect un peu superstitieux qu’il est du bon ton philosophique de professer pour la mémoire de Socrate, on a voulu penser que le protagoniste de la pièce d’Aristophane n’est pas vraiment le fils du sculpteur Sophronisque, mais une création bouffonne, baptisée du nom de Socrate par pure fantaisie, où rien ne se retrouve ni de son caractère véritable, ni de sa philosophie. Selon le scholiaste d’Aristophane, le stoïcien Panetius l’avait déjà très obligeamment supposé, et, de nos jours encore, quelques érudits, sans doute plus amis de Socrate que de la vérité, ont donné à cette découverte toute l’autorité de leur parole et de leurs désirs. Ils ont remarqué, que Xénophon, l’adversaire acharné des ennemis de Socrate, n’a nulle part attaqué Aristophane, et, au lieu d’en conclure qu’au moment du procès des plaisanteries vieilles de vingt-quatre ans étaient oubliées depuis long-temps, ils les ont niées. Le héros n’a pas cependant le moindre voile, il s’appelle en toutes lettres Socrate ; mille traits disséminés dans toute la pièce le désignent d’une manière aussi précise, et les autres comédies d’Aristophane peuvent convaincre les plus incrédules que la personne de Socrate ne lui était nullement sacrée. D’ailleurs, le maître l’a dit : afin d’affaiblir les accusations d’Anytus, Platon leur donne pour cause première les plaisanteries des Nuées, et selon une vieille tradition, un peu suspecte peut-être, quoique fort répandue, Socrate aurait assisté stoïquement à la première représentation, et serait resté debout jusqu’à la fin pour, montrer aux spectateurs l’original en regard du portrait.

Dans la foule de moqueries qui s’adressent évidemment à sa personne, il s’en trouve cependant jusqu’à trois qui lui semblent d’abord étrangères ; mais lors même qu’il serait véritablement impossible de les expliquer par aucun fait réel, ni par aucun bruit populaire, il serait téméraire d’en rien inférer : si nous possédons les apologies de ses disciples, les mémoires de ses adversaires sont perdus, et, après tout, la comédie n’est pas un tableau d’histoire, où le ridicule doive rester aussi matériellement vrai que l’art de vérifier les dates. Peut-être, d’ailleurs, malgré le système de palliatifs si naturels aux bons avocats, ces trois allusions à la vie réelle de Socrate ne sont-elles pas aussi incroyables qu’on le suppose. A la vérité, Platon et Xénophon l’affirment, il ne consacrait pas ses investigations à la philosophie naturelle ; mais leur témoignage ne s’applique certainement, qu’aux derniers temps de sa vie, car il avait suivi les leçons de Prodicus[35], celles d’Anaxagore et d’Archelaüs le physicien ; plus tard, après les Nuées sans doute, il reconnut la vanité des théories ontologiques. Diogène Laërce nous l’atteste mais il fallait pourtant s’en être occupé pour le reconnaître. Au reste, on pourrait ici combattre Platon par sa propre autorité ; il fait dire à Socrate dans le Phédon : « Pendant ma jeunesse, il est incroyable quel désir j’avais de connaître cette science qu’on appelle la physique. Je trouvais sublime de savoir la cause de chaque chose, ce qui la fait naître, ce qui la fait mourir, ce qui la fait être, et je me suis souvent tourmenté de mille manières, : cherchant en moi-même si c’est du froid ou du chaud, dans l’état de corruption, comme quelques-uns le prétendent, que se forment les êtres animés… Je réfléchissais aussi à la corruption de toutes ces choses, aux changemens qui surviennent dans les cieux et sur la terre[36]. » Si nous ne nous trompons, de pareilles préoccupations autorisaient suffisamment Aristophane à railler Socrate sur ses désirs de pénétrer l’essence des choses, et de comprendre les mystères de la nature. Le sac de farine que Strepsiade lui donne pour prix de ses leçons est aussi directement contraire à une assertion de ses apologistes : ils assurent que son enseignement était gratuit ; mais sur ce point aussi les témoignages sont bien divisés : Aristoxène le nie d’une manière positive, Sénèque accuse même Socrate d’avoir mendié, et, selon le scholiaste d’Aristide, il y avait chez lui un vase aux provisions et une cruche que ses élèves remplissaient. Cette tradition s’accorde parfaitement, comme on voit, avec le présent de Strepsiade, et il se pourrait que ces rétributions en nature qui restaient toujours un peu bénévoles, et différaient si complètement des sommes énormes que se faisaient payer les sophistes[37] n’eussent pas empêché de considérer ses leçons comme gratuites. Quoi qu’il en soit, Aristophane usait de son droit de poète en s’autorisant d’un bruit populaire, même mensonger, pour livrer au ridicule la vénalité proverbiale des sophistes que son but principal était de combattre. Enfin, et nous concevons qu’une telle injure ait pu inspirer des doutes sur le modèle d’Aristophane, le Socrate des Nuées est formellement accusé d’avoir volé un manteau dans la palestre ; mais évidemment il ne s’agit pas d’un vol réel ; la comédie ne touche pas aux choses qui sont du ressort de la hache, et la loi d’Athènes punissait ce crime de la peine de mort. C’est une allusion ou à quelque aventure d’enfance dont l’homme fait ne pouvait être sérieusement responsable, ou à une de ces distractions singulières si habituelles à Socrate, et les spectateurs, qui entendaient vanter sa moralité tous les jours, s’amusaient d’autant plus de cette anecdote, que, par un motif encore inexpliqué, Chéréphon, celui de ses disciples qui joue un rôle dans les Nuées, était nommé par le comique le voleur. Dans tous les cas, l’historiette se rapporte certainement au philosophe Socrate, et elle avait une sorte de base bien connue du peuple, puisqu’Aristophane y revient à plusieurs reprises, et qu’Amipsias y fait aussi dans son Connus une allusion outrageante.

Strepsiade, qui semble représenter le peuple avare et grossier de la campagne, avait, grace à son ignorance, conservé la vie sale et mal peignée des premiers habitans de l’Attique. Le bruit de la logique merveilleuse des sophistes arrive jusqu’à lui, et il quitte ses abeilles, ses moutons, son marc d’olives, pour leur demander un moyen honnête de payer ses dettes sans se mettre en dépense ; son intention est de mener son fils au pensoir de ces esprits subtils où l’on apprend pour de l’argent des raisonnemens qui, en dépit de la justice des dieux et des hommes, gagnent les plus mauvaises causes aussi sûrement que les bonnes. Au bruit qu’il fait à la porte de Socrate, un de ses disciples accourt et lui enjoint brutalement de ne pas empêcher les précieuses découvertes de son maître. Pour donner un but pratique aux mathématiques, celui-ci s’occupait constamment des problèmes les plus utiles. La veille encore, il a mesuré le rapport exact qui existe entre le saut d’une puce et la longueur de ses pattes, et il a reconnu, par la forme des choses, que le bourdonnement des cousins sortait, non de leur bouche, mais de leur derrière. On voit enfin Socrate, et, comme il appartient à un songe-creux que ses rêveries avaient fait nommer le promeneur dans l’air, il est juché dans un panier entre le ciel et la terre. Pourtant il s’abaisse jusqu’au bonhomme et lui révèle tout le fin de sa doctrine. Il n’y a pas d’autres dieux que les nuées ; ce sont elles qui versent la pluie dans les champs arides de l’Attique, qui remplissent la tête des sophistes et qui font le tonnerre avec de l’air comprimé en roulant les unes sur les autres. Puis il passe à la discussion du rhythme et à la distinction des genres ; mais en fait de mesure Strepsiade ne connaît que celle de la farine, et n’a nul besoin de la grammaire pour distinguer les mâles des femelles. Fatigué d’une intelligence si peu ouverte à ses subtilités, Socrate congédie le campagnard et procède à la dépravation de son fils Phidippide. Dans la pensée du poète, ce fils représente la jeunesse d’Athènes, si folle de plaisir et si disposée à renoncer à la vieille sagesse et aux croyances de ses pères ; mais d’évidentes personnalités contre Alcibiade se mêlent aux traits généraux du portrait. Prodicus, un des plus odieux sophistes ; que son impiété avait fait chasser d’Athènes, parcourait la Grèce en récitant de ville en ville un dialogue entre la Vertu et Hercule[38] ; c’est par une discussion entre le Juste et l’Injuste, où se trouvaient certainement de nombreuses allusions au dialogue de Prodicus[39], que Socrate décide Phidippide à abjurer toute idée de justice. Alors se présentent les créanciers de Strepsiade, et, comptant pour sa défense sur l’habile éloquence de son fils, le bonhomme dit à l’un qu’attendu son athéisme, il est prêt à jurer par tous les dieux qu’il ne doit rien, et embarrasse l’autre par des questions socratiques tout-à-fait étrangères à sa réclamation ; il lui demande si la mer est plus grosse le soir que le matin, si c’est toujours la même eau qui tombe du ciel, et conclut de ses réponses qu’il ne veut pas le payer. Cependant les leçons des sophistes ne donnent pas seulement aux pères le moyen de se moquer de leurs créanciers ; Strepsiade sort de chez lui poursuivi par Phidippide, qui le bat et lui prouve par de bons argumens qu’il a toute raison de le battre. Le vieillard comprend alors tous les dangers d’un pareil enseignement ; il venge la république en mettant le feu à la maison de Socrate, et résume ainsi la morale de la pièce : — Il faut chasser et fustiger les sophistes pour bien des crimes, mais surtout pour leur incrédulité aux dieux de la patrie.

Sans doute, à une époque où les haines les plus vives tiennent à honneur de garder des formes parlementaires, ces mordantes plaisanteries paraissent bien étranges, nous dirons même bien coupables ; il ne leur suffit pas de livrer à un ridicule ineffaçable la personne de Socrate, on dirait qu’elles veulent appeler la vindicte publique sur sa tête. Elles lui reprochent de reconnaître pour Dieu le tourbillon, et c’était précisément l’accusation qui avait forcé son maître Anaxagore à s’exiler d’Athènes[40]. Par une assimilation perfidement spirituelle à Diagoras de Mélos, que les Athéniens avaient condamné à mort pour crime d’athéisme, Socrate est surnommé le Mélien, et profère, le poing sur la hanche, les blasphèmes les plus révoltans. Il dit à Strepsiade, qui se permettait de parler des dieux : « Les dieux n’ont pas cours dans ma maison », il ne recule pas même devant une déclaration catégorique d’athéisme : « Il n’y a pas de Jupiter[41]. » Comme le montra l’affaire d’Alcibiade[42], le peuple professait pour les mystères d’Éleusis un respect fort susceptible, et, par une parodie sacrilège, Socrate emploie les formes de l’initiation d’Eleusis à l’enseignement de ses impiétés[43]. Toutefois les spectateurs ne prenaient pas au sérieux des plaisanteries imaginées pour les faire rire ; ils savaient que la comédie ne peint que la caricature, et distinguaient très bien une charge à la Callot d’un portrait d’après nature. Ils ne confondaient pas plus le véritable Socrate avec le Socrate des Nuées qu’ils n’avaient confondu l’imbécile et ridicule Cléon des Chevaliers avec le fameux démagogue qu’ils élevaient aux premières charges de l’état en riant des amusantes moqueries du poète. En cela, d’ailleurs, Aristophane suivait l’exemple de ses devanciers ; l’athéisme bouffon qu’il prête à son Socrate semble avoir été, par une sorte de convention dramatique, attribué indifféremment à tous les sophistes comme un trait de caractère ; Cratinus l’avait déjà reproché à Hippon de Samos[44], et peut-être son accusation n’était-elle pas mieux fondée. Ces outrageantes invectives étaient autorisées par les habitudes publiques et les mœurs du théâtre : si elles étaient injustes, elles en sont plus antipathiques à nos mœurs ; mais on ne peut demander à l’ostracisme au petit pied de la comédie plus de justice morale et de respect des individus qu’au grand tribunal politique qui exilait les citoyens suspects d’être trop utiles et trop aimés. Aristophane avait la moralité légale et le patriotisme de son temps il a fait sύύon devoir de poète-citoyen en traduisant violemment sur la scène les doctrines et les hommes qu’il croyait dangereux à sa patrie ; mais si ces railleries, comme on l’a souvent répété, ont tué un homme, si le dénouement naturel des Nuées a été une coupe de ciguë, il fut au moins coupable d’une imprudence bien condamnable.

Heureusement cette grave inculpation ne repose que sur le témoignage, justement discrédité, d’Élien et des scholiastes, et, lors même qu’on pourrait invoquer à l’appui des écrivains véridiques et bien informés, le simple énoncé des dates suffirait à la réfuter. Les Nuées furent jouées dans la première année de la 89e olympiade, 424 ans avant l’ère chrétienne, et la mort de Socrate n’eut lieu que vingt-quatre ou vingt-cinq ans après, au commencement de la 94e olympiade. Aucune reprise n’en raviva l’influence ; les dépenses de la mise en scène étaient trop considérables, les poètes étaient trop nombreux, les représentations trop rares, et les Athéniens trop curieux de nouveautés, pour que les vieilles pièces fussent remises au théâtre, et le mauvais succès des Nuées empêcha certainement le peuple d’en garder une longue mémoire : elles ne remportèrent pas même le second prix[45]. A la vérité, l’inexact Élien raconte que les juges leur décernèrent le premier malgré l’opposition du peuple ; mais ce fait, qui, d’ailleurs, prouverait encore qu’elles n’étaient pas populaires et ne purent agir d’une façon durable sur l’opinion publique, est positivement démenti par les scholiastes et par le témoignage formel d’Aristophane lui-même, qui se plaignit à différentes reprises de son insuccès. « Spectateurs, s’écrie-t-il dans la parabase de cette comédie, j’en atteste Bacchus, mon dieu nourricier, je vous dirai franchement la vérité. J’espérais vaincre et passer pour habile. Confiant dans votre bon goût et l’excellence de la meilleure et la plus travaillée de mes comédies, je l’ai soumise une première fois à votre jugement, et cependant je fus vaincu, bien à tort assurément, par des rivaux incapables. Je m’en plains à vous, juges éclairés, pour qui je l’avais composée. » Ainsi qu’on le voit, Aristophane retoucha les Nuées au moins quatre ans après la première représentation[46], peut-être même les refit-il entièrement, et la version primitive ne nous est pas parvenue ; rien n’indique que la seconde ait jamais été jouée, et il reste pour base, à l’accusation d’avoir contribué à la mort de Socrate, une pièce qu’on ne connaît pas[47]. Si matériellement fausse que soit cette opinion, l’autorité de Platon put cependant concourir involontairement à la répandre : on s’est laissé tromper par un artifice de rhéteur bien peu digne de son caractère. Pour atténuer la gravité des accusations d’Anytus et de Mélitus, il suppose, dans l’apologie de son maître, qu’elles s’appuyaient sur la comédie des Nuées, et les assimile aux plaisanteries d’Aristophane[48] ; mais il est évident que des hommes raisonnables, qui engageaient tout leur avenir sur la fortune de cette accusation, ne l’ont pas frappée eux-mêmes de ridicule en lui donnant pour fondement et pour autorité une vieille comédie sifflée par le peuple. De plus, la formule véritable existe : elle nous a été conservée textuellement, dans des termes identiques, par Xénophon et par Diogène Laërce ; Platon lui-même en discute les expressions dans son Apologie ; les rapports qu’on y remarque encore avec les reproches d’Aristophane prouvent seulement que le bon sens du poète lui avait fait reconnaître les côtés vraiment dangereux pour l’état des doctrines de Socrate.

La croyance à une complicité quelconque d’ Aristophane dans la mort de Socrate ne s’accorde pas mieux avec la vie et le caractère des accusateurs qu’avec les dates. Relevons d’abord une autre impossibilité matérielle : Mélitus, qui, selon l’Eutyphron de Platon, était encore jeune au moment du procès où il joua le principal rôle, n’avait pu stipendier la verve satirique d’Aristophane vingt-quatre ans auparavant, et Platon faisait encore converser amicalement Anytus avec Socrate dans le Ménon, plus de quatorze ans après la représentation des Nuées. Anytus et Mélitus étaient tous deux du parti des vieilles mœurs et des vieilles idées ; leur dévouement au bien public était sincère ; les hautes fonctions qui leur furent confiées à différentes reprises prouvent que le peuple appréciait leurs bonnes intentions et estimait leurs talens. Dans une circonstance importante, Anytus commanda la flotte, et Mélitus dirigeait, avec Céphisophon, l’ambassade qui obtint des Lacédémoniens la reconnaissance de la révolution accomplie par le courage de Thrasybute. Tous deux se joignirent bravement aux bannis, lorsqu’ils rentrèrent dans leur patrie les armes à la main, et exercèrent un commandement dans leur petite armée. Après la chute des trente, ils montrèrent la vertu la plus rare dans les troubles politiques, le courage de la modération, et, le lendemain du triomphe, ils prirent une part considérable à la loi qui amnistiait tous les crimes commis sous un gouvernement qui les avait persécutés[49]. De pareils hommes purent se tromper, mais on ne saurait, sans une preuve quelconque, leur attribuer une méchanceté haineuse qui, pour assurer la perte d’un bon citoyen, eût salarié lâchement la plume d’une sorte de bravo littéraire. Comme le censeur qui bannit les rhéteurs de Rome, ils croyaient que les vaines discussions auxquelles se livrait la jeunesse affaiblissaient sa fidélité et son dévouement à la république, et l’histoire des dernières années avait ajouté bien des motifs à ceux qui, dès le temps des Nuées, faisaient naturellement de Socrate le bouc émissaire de tous les sophistes. Il avait été le maître de Critias, le chef athée des trente tyrans et le bourreau d’Athènes, et l’on pouvait craindre avec une espèce de raison que son enseignement ne formât de nouveaux Critias, aussi incrédules aux dieux que le premier et aussi funestes à leur patrie[50]. Pendant les huit mois que dura cette forme de l’oligarchie, il ne périt pas moins de quinze cents citoyens, et, malgré l’influence qu’on supposait à Socrate sur son ancien élève[51], il n’intervint que pour un seul à qui sa complicité dans les crimes de Critias avait mérité toute la haine du peuple.

Le procès de Socrate fut une grande nécessité politique pour laquelle Anytus et Mélitus servirent de prête-nom à un peuple tout entier. Platon le dit dans sa lettre aux parens de Dion : « Le véritable accusateur de Socrate était le gouvernement d’Athènes. » Les derniers événemens avaient profondément altéré la foi dans la démocratie ; ses plus fermes soutiens étaient morts dans les prisons ou dans les combats ; sa restauration avait été l’exploit de quelques exilés auxquels le peuple s’était à peine associé par sa joie, et les Lacédémoniens, dont la prépondérance dominait toute la Grèce, avaient favorisé le retour de l’oligarchie. Il était donc urgent de réveiller en des ames tombées dans l’indifférence et le scepticisme la croyance à la religion de la patrie et l’amour de la liberté. L’enseignement de Socrate outrageait incessamment les dieux de l’état et recrutait sous tous les portiques des ennemis à la démocratie ; dans les circonstances où se trouvait alors Athènes, Socrate était un danger public, et le principe de la civilisation grecque déniait au citoyen tout droit contre l’intérêt de l’état. En intentant leur accusation, Anytus et Mélitus firent un acte de patriotisme, et, si une philosophie abstraite et myope les condamne comme hommes, l’histoire, qui sait le passé et le comprend, les honore comme Athéniens ; mais dans ce procès, où toute une république se défendait contre un homme[52], la responsabilité d’Aristophane est nulle : il resta dans la galerie avec la Grèce entière ; on ne peut lui reprocher que le courage d’un bon citoyen et la clairvoyance d’un esprit supérieur. Il voulut seulement réprimer par d’énergiques épigrammes des doctrines qu’éclairé par une funeste expérience un nombreux tribunal, choisi au hasard parmi le peuple[53], jugea digne, vingt-quatre ans après, de la peine de mort.


ÉDÉLESTAND DU MÉRIL.

  1. La dissertation académique de Zimmermann, De Neceaaitate qua judices coacti, fuerunt capitis damnare Socratem, Clausthaliae 1835, in-4o, est trop maigre et trop pauvre pour qu’on lui puisse accorder aucune importance.
  2. Plusieurs ont été composées pour obtenir le titre de docteur, et prouvent que les études n’ont pas dégénéré en hollande de leur ancien ne renommée,
  3. Voyez la brochure de M. de Limburg-Brouwer que nous avons citée en tête de cet article ; Luzac, De Socrate cive et De Digamia Socratis ; Schweighaeuser, Mores Socratis ; Gesner, Socrates sanctus posderasta, dans le second volume des Cornmentarii Societatis regiœ scientiarum Gottingensis, et réimprimé à Trèves en 1769 ; Wiggers, Sokrates als Mensch, Bürger und Philosoph, et l’article de M. Stapfer, Biographie universelle, t. XLII, p. 526.
  4. Nous excepterons, entre autres, saint Justin, qui le loue de ne pas avoir cru aux dieux de la patrie, Cohortatio, ad Groecos, p. 48, et saint Augustin, qui en fait un martyr de l’unité de Dieu, De Civitate.Dei, l. VIII, ch. III.
  5. Ainsi, dans l’Altercatio de Presbytero et Logico, le premier dit au second :
    Sermo vester…
    Semper est de Socrate homine tam reo.
    (Latin poems commonly attributed to Walter Mapes, p. 252.)
    Socraticus signifiait même méchamment ironique, car dans le Rapularius, v. 315, le poète dit d’un élève qui se moque d’un malheureux pendu dans un sac :
    Tunc quasi socraticus sic laeta voce salutat,
    Et quasi nil triste perpetiaturei.
  6. Vie de Périclès, ch. XIII ; Comparaison d’Aristophane auec Ménandre, Opera, t. VI, p. 421-427, édit. De Wyttenbach.
  7. Varioe historiœ, l. II, ch. XIII. Il y a un jugement d’une tout autre profondeur dans Denys d’Halicarnasse, Artis rhetoricoe p. 302, édit. de Reiske.
  8. Peut-être ne faut-il excepter que Poinsinet de Sivry en sa qualité de traducteur, et Fréret, dont les Observations sur les causes et sur quelques circonstances de la condamnation de Socrate, lui sont beaucoup plus favorables ; voyez les Mémoires de l’Académie des Inscriptions, t. XLVII, p. 209. Les critiques étrangers lui sont beaucoup plus favorables : nous citerons Mitchel en Angleterre, Hermann, Wolf, Reisig, W. de Schlegel, Welcker, Süvern et Roetscher en Allemagne, Fritsch en Suisse, et Pol en Hollande.
  9. Ad Aristophanis lucernam lucubrare était une locution populaire.
  10. Au moment de sa mort, il avait même Aristophane sous son chevet ; Olympiodore, Vie de Platon, p. 78, édit. de Fisch.
  11. Dans la Paix, Aristophane se vante de n’avoir attaqué que des pensées et des actions dangereuses au bien de l’état. Voyez aussi Chevaliers, v. 511, 1274 et suiv. ; Guêpes, v. 1029. — Tous les poètes n’avaient pas la même retenue ; mais on obvia à cette licence par des lois positives, et on finit par donner aux personnes lésées le droit de se pourvoir en justice.
  12. On l’appelait la parabase, et, lorsque l’on s’effraya de la puissance qu’avaient acquise les poètes comiques, on la supprima, sur la proposition de Cinésias.
  13. Peut-être le désir de se venger des plaisanteries des poètes comiques ne fut pas non plus étranger à ce coup d’état ; nous savons qu’il fut attaqué par Cratinus, Eupolis, Hermippus, et Aristophane lui-même, qui l’appelait le Jupiter Olympien d’Athènes.
  14. Nuées, v. 530 ; Guêpes, v. 1018. Il fallait avoir trente ou même quarante ans, le chiffre est fort incertain.
  15. Ce jury était composé de neuf juges, et il parait, qu’on pouvait appeler de ses décisions ; voyez Eschine, Contra Ctesias, p. 625, édit., de Reiske.
  16. Elle avait été proposée par Eubolus, et existait encore du temps de Démosthène.
  17. Afin que les citoyens les plus pauvres pussent assister aux représentations dramatiques, Périclès leur fit distribuer la somme qui était nécessaire pour entrer au théâtre ; mais, du temps de Démosthène, les riches la recevaient aussi, et il paraît qu’on finit par avoir un excédant. Comme des écrivains désignent également sous le nom de θιοριχόν le prix du billet et la prime, cette question est restée assez obscure.
  18. D’une drachme, il fut réduit à deux oboles, et plus tard à une seule.
  19. Aristophane lui-même fut condamné à 5 talens d’amende pour avoir insulté Cléon dans sa pièce des Chevaliers ; mais ce fut plutôt une vengeance politique qu’un châtiment légal.
  20. Elle était si essentiellement politique, que, pour faire comprendre à Denys de Syracuse le gouvernement des Athéniens, Platon lui envoya le théâtre d’Aristophane.
  21. Si l’on en croit le témoignage de Platon, à la vérité fort suspect en ces matières, Gorgias préférait le probable au vrai, et faisait consister le mérite de l’orateur à donner au faux un caractère de vraisemblance. (Phèdre, p. 267 ; Ménon, p. 95 ; Gorgias, p. 469). Cependant d’autres écrivains anciens s’accordent pleinement avec lui, sur ce caractère moral de l’enseignement des sophistes ; d’après Cicéron, Brutus, ch. VIII, ils apprenaient quemadmodum causa inferior dicendo fieri superior posset. Protagoras se vantait lui-même de rendre les mauvaises excellentes (voyez Diogène. Laërce, l. IX, ch. LII ; saint Clément d’Alexandrie, Stromates, l. VI, p. 647 ; le Scholiaste d’Aristophane, Nuées, v. 113), et, selon Thrasymaque, la justice n’était que l’intérêt du plus fort (Platon, De la République, l. I, p. 338).
  22. Plutarque, Nicias, ch. XXIII ; Lucien, t. I, p. 81, édit. des Deux-Ponts ; Eusèbe, Prœparatio evangelica, l. XIV, ch. XVI. Il allait jusqu’à détruire l’individualité des dieux d’Homère et à en faire des abstractions de l’esprit. — Anaxagorœ fragmenta, p. 37, édit. de Schaubach. — Nous le rangeons parmi les sophistes, parce que c’est le nom que lui donnent Plutarque, Périclès, ch. XXXIII, et Diodore de Sicile, l. XII, ch. XXXIX.
  23. Il avait même osé composer un livre Περί Θεων ; voyez Geel, Historia critica sophistarum qui Socratis oetate Athenis foruerunt, p. 79, dans le Nova acta littearioe Societatis Rheno-T’rajectinoe, p. II, 1823.
  24. Voyez Mounier, Disputatio litteraria de Diagora Melio, et Bergk, Commentationum de reliquiis comedioe atticœ antiquœ, l. I, p. 171. L’impiété en était venue au point qu’Alcibiade osait parodier les mystères d’Éleusis dans la maison de Polytion, et que Critias, un disciple de Socrate, soutint, dans des vers qui nous ont été conservés par Sextus Empiricus, p. 403, édit, de Bekker, que les dieux étaient une invention du législateur.
  25. Anaxagore, le maître et l’ami de Périclès, fut forcé de quitter la ville ; Diagoras n’échappa que par la fuite à la sentence de mort qui avait été prononcée contre lui (Diodore de Sicile, l. XIII, ch. VI) ; Prodicus fut, selon Suidas (s. v. Πρόδιχος), condamné à boire la ciguë, comme corrupteur de la jeunesse ; Damon fut banni par l’ostracisme (Plutarque, Périclès, ch. IV, et Aristide, ch. I). Voyez Jacobs, Additamenta animadversionibus in Athenioeum, p. 336, et, malgré les paroles que Platon prête à Socrate dans le Ménon, il est très probable que Protagoras fut aussi exilé. On peut consulter à ce sujet Cicéron, De Natura Deorum, l. I, ch. XXIII : son témoignage est confirmé par Timon de Phliasie dans le second livre de ses filles.
  26. Thycidide va jusqu’à regarder le développement du moral et du droit comme la cause première de la corruption de son temps ; l. III, ch. LXXXIII et XXXIV.
  27. Ainsi nous savons par le scholiaste d’Aristophane (Nuées, v. 360) qu’il avait attaqué Prodicus dans son Ταγηνιοταί (ceux qui tiennent la queue de la poêle), et (Nuées, v. 97) que Cratinus avait raillé Hipponos, Diphile, Boidas, Eupolis, Callias et Prodamos, ou, suivant la conjecture de Bergk (Commentationum, l. II, p. 322), Prodicus.
  28. Kαχώς ποεέιν ; Xénophon, Memorabilia, liv. II, ch. VI, § 35.
  29. Dans son discours Contre Timarque, prononcé plus de cinquante ans après la mort de Socrate, après l’apaisement de toutes les passions, Eschine l’appelle un sophiste, p. 24 édit. D’Estienne, voyez Hermann, Geschichte und System der Platonischen Philosophie ; p. 320, note 270-272.
  30. Voyez Schleiermacher, Ueber den Werth des Sokrates als Philosophen, dans le Denkschriften der Akademie der Wissenschafften (classe philosophique), p. 62, 64 ; Berlin, année 1814-15, et Gerlach, Sokrates und die Sophisten, passim.
  31. Tout ce que je sais est que je ne sais rien. Ce n’était pas un acte de modestie personnelle ; il prouvait à tous ses interlocuteurs que leur ignorance était aussi complète que la sienne.
  32. Il apprenait seulement à douter, selon Plutarque, — Questions platoniques, quest. I, par. I, no 6, et par. 4, no 2.
  33. voyez Platon, Apologie, p. 31 et 40 ; Phèdre, p. 342 ; Xénophon, Memorabilia. t. I, ch. I, par. 2 et 3 ; Plutarque, Du Génie de Socrate, et Meiners, De Genio Socratis, dans la p. 2 du t. III de ses Philosophische Schriften. Fanatisme à part, ce génie était la substitution de la raison individuelle à l’autorité de la patrie.
  34. Platon, Apologie, p. 36 et 39. Xénophon lui-même convient de son imprudence, et il l’explique par son âge avancé, qui l’empêchait de tenir, beaucoup à la vie (Apologie, p. 701) ; mais une pareille excuse n’est pas même spécieuse : un homme aussi vertueux ne pouvait provoquer ainsi froidement ses concitoyens à commettre un crime.
  35. Selon l’Axiochus ; s’il n’est pas de Platon, il est du philosophe Eschine, qui, était encore mieux instruit de tout ce qui regardait l’histoire de Socrate ; voyez Suidas, et Ménage, Observations, p. 104.
  36. Œuvres complètes de Platon, t. I, p. 213, trad. de M. Cousin.
  37. Nuées, v 98 ; Eupolis, les Chèvres, dans Bergk, Commentationum de reliquiis comoediœ atticoe antiquœ l. I, p. 333 ; voyez Welcker, dans le Rheinisches Museum, t. I, p. 22 et suiv.
  38. Xénophon, Memorabilia, l. II, ch. I, par. 33 ; Geel, Historia critica Sophistarum, p. 132.
  39. Grothe l’a supposé avant nous : De Socrate Aristophanis, p. 113. Ces allusions étaient d’autant plus naturelles, que Socrate avait suivi les leçons de Prodicos, et qu’Aristophane avait dit (v. 360) qu’il n’y avait que Prodicus qui pût lui être comparé.
  40. Suivant Cicéron, De Natura Deorum, l. II, ch. VII, Diogène Apolloniate regardait aussi l’air comme Dieu, et nous savons par Diogène Laërce (l. IX, ch. LVII) qu’il était extrêmement haï des Athéniens ; ainsi la plaisanterie d’Aristophane ne pouvait manquer de porter coup. Cette croyance était si répandue parmi les philosophes du temps de Socrate, que, s’il ne l’avait pas réellement soutenue à une époque quelconque de sa vie, on pouvait l’en croire partisan d’après le choix de ses maîtres, et peut-être d’après quelque opinion, plus ou moins ironique, qu’il avait avancée pour le besoin de la discussion.
  41. Vers 366. Le vers 226 n’est pas moins incisif : « C’est donc du fond d’un panier que tu regardes ou méprises les dieux. » Comme le despicere des Latins, ύπερφρονέω avait cette double signification.
  42. Il était accusé d’avoir parodié les mystères d’Éleusis dans la maison de Polytion.
  43. Vers 2544 : « Assieds-toi donc sur la banquette sacrée. »
  44. Scholiaste, v. 96, où il faut lire Cratinus au lieu de Gratès, comme l’indique le nom de la comédie, Ηανόπται. Aristophane se moque de la doctrine d’Hippon dans les vers 95-97, où Strepsiade dit de la maison de Socrate : « Là habitent des hommes dont les discours induisent à croire que le ciel est une fournaise, et que nous en sommes les charbons. » Aussi Hippon est-il, comme Socrate, appelé quelquefois le Mélien ; voyez Clément d’Alexandrie, Exhortation aux Gentils, p. 15, et Arnobe, l. IV, ch. XXIX.
  45. Le premier prix fut accordé à la Bouteille de Cratinus, et le second au Connus, d’Amipsias.
  46. Il parle de la mort de Cléon, qui fut tué près d’Amphipolis dans la troisième année de la 89e olympiade, et du Maricas d’Eupolis, qui fut représenté trois ans après les Nuées.
  47. Fritsch a même prétendu, dans le premier volume de son Questiones Aristophanoeoe, que les premières Nuées étaient tout-à-fait différentes des secondes, et composées surtout contre les socratiques. Tous les élémens de décision manquent. Si Socrate n’eût pas, comme nous l’avons dit, personnifié les sophistes, il serait seulement très remarquable que, dans le passage des Guêpes où Aristophane se plaint de son insuccès, il mette au pluriel les pestes publiques qu’il avait attaquées (suivent trois vers en grec, des Guèpes, v. 1037-1039.) > Esser a soutenu le contraire dans une brochure très savante, quoique peu significative ; voyez De prima et altera quoe fertur Nubium Aristophanis editione ; Bonnae, 1823.
  48. Apologie, p. 24. À l’en croire, il aurait été accusé de rechercher avec trop de curiosité ce qui se passe dans la terre et dans les cieux, de s’attribuer l’art de rendre la mauvaise cause meilleure que la bonne, etc.
  49. Isocrate, Discours contre Callimaque, p. 376, édit. d’Estienne, L’amnistie s’étendait même aux crimes particuliers.
  50. Ce n’est point par des apologies, faites le lendemain du procès par des amis enthousiastes qui ne craignaient aucune contradiction, que l’on peut juger des causes véritables de la mort de Socrate ; on trouve un renseignement bien plus positif dans un discours d’Eschine, prononcé cinquante-quatre ans après sur la place publique. — Discours contre Timarque, p. 21, édit. d’Estienne.
  51. Dans sa dissertation, Ueber Aristophanes Wolken, p. 8, Süvern a cependant prétendu que la loi λόγων τέχνην μὴ διδάσϰειν (logôn technên mê didaskein) avait été faite pour Socrate ; mais aucune raison solide ne nous semble appuyer cette opinion.
  52. Quelques écrivains modernes ont parlé cependant de la douleur que les Athéniens auraient éprouvée de la mort de Socrate ; mais c’est là une assertion sans preuve, qui semble même bien contraire à un fait positif. « Après la condamnation de Socrate, dit le platonicien Hermodore, dont Diogène Laërce nous a conservé le témoignage dans la Vie d’Euclide, tous ses disciples furent obligés, pour échapper aux persécutions, de quitter Athènes, et se retirèrent à Mégare, auprès d’Euclide, le fondateur de la secte éristique.
  53. Maxime de Tyr, Discours XXXIX ; Athénée, l. XIII, p. 611, édit. de Schweighauser. Deux cent quatre-vingt-un héliastes se prononcèrent pour la condamnation, et deux cent vingt pour l’acquittement.