Études sur l’antiquité/08

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Études sur l’antiquité
Revue des Deux Mondes, période initialetome 19 (p. 330-357).
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ETUDES SUR L'ANTIQUITE.




SAPPHO ET LES LESBIENNES.




I.

L’île de Lesbos était fertile en bons vins et en belles femmes. Il s’y faisait un grand commerce de l’un et de l’autre. Placée sur la route des colonies grecques de l’Asie Mineure, elle se trouvait être tout à la fois une station et un entrepôt ; marchands, voyageurs, matelots, y affluaient de toutes parts ; les mœurs y étaient donc fort dissolues. Dans ce pays trop favorisé du ciel, un sang si beau, des vins si généreux, le climat seul et l’air tantôt allanguissant, tantôt chargé des parfums pénétrans de la mer, développaient la vie sensuelle naturellement : or, il n’y a pas loin de la vie sensuelle à la vie corrompue. Qu’on y ajoute cette multitude de passagers, gens de mer et gens de commerce ; on comprendra facilement comment cette île put devenir très vite un foyer de débauche, et, pour parler comme les anciens, un séminaire de courtisanes.

Nous prions la délicatesse moderne de ne point s’alarmer outre mesure et de se résigner pour un moment à étudier sérieusement et sans pruderie une petite page des mœurs antiques. Sur ce chapitre et sur un ou deux autres plus graves encore que nous toucherons en passant, la morale des Grecs n’était pas la nôtre ; mais telle est la nécessité de notre sujet : les admirables poésies de Sappho ne s’expliquent que par sa vie, sa vie est inséparable de celle des Lesbiennes, et il est impossible de parler des Lesbiennes sans dire quelques mots de l’histoire des courtisanes grecques. Suivons donc cet enchaînement dans l’ordre inverse. Pour arriver jusqu’à Sappho, dont la vie tout entière fut vouée à l’amour, passons à travers ces bois de myrtes aux ombrages mystérieux qui entouraient le temple d’Aphrodite.

C’était le grand législateur Solon, comme le rapporte Plutarque sur un grand nombre d’autres témoignages, qui avait introduit à Athènes l’usage des courtisanes, afin d’assurer la morale publique. Il en avait fait venir d’Ionie. En effet, ce fut surtout la plus célèbre des colonies ioniennes, Milet, patrie d’Aspasie, qui partagea avec Lesbos, patrie de Sappho, le privilège de fournir à toute la Grèce des courtisanes admirables. — Leur beauté naturelle n’était rien ; c’était l’éducation (tant la moralité et l’immoralité se mêlent chez les Grecs, peuple artiste et voluptueux !) qui donnait aux courtisanes tout leur prix. Cette éducation était remarquable à beaucoup d’égards. — L’éducation complète se divisait en deux branches principales, la gymnastique et la musique. La gymnastique comprenait tout ce qui regarde le corps ; la musique, tout ce qui regarde l’esprit. A la gymnastique proprement dite, qui dégageait la beauté des membres suivant les rhythmes naturels, qui en faisait saillir les formes avec proportion et qui les assouplissait en les fortifiant, se rattachait la danse, qui les développait suivant les rhythmes de l’art, et qui, outre les mouvemens cadencés et les poses harmonieuses, enseignait les poses lascives et les mouvemens passionnés, ces motus Ionicos dont parle Horace. Je n’entre pas dans ce détail ; qu’on lise Athénée, les Dialogues des Courtisanes de Lucien et les Lettres d’Alciphron[1]. La danse était la transition et le lien entre l’éducation du corps et l’éducation de l’esprit, car elle se rattachait d’un autre côté à la musique. La musique, comme son nom l’exprime, comprenait tous les arts des muses, c’est-à-dire la poésie, la philosophie, etc., outre la musique même. « La musique, dit Platon, est la partie principale de l’éducation, parce que le nombre et l’harmonie, s’insinuant de bonne heure dans l’ame, s’en emparent et y font entrer avec eux la grace et le beau. » D’un autre côté, les matérialistes définissent la musique un excitant pour les nerfs. Il est difficile en effet d’assigner quelle est, dans l’émotion musicale, la part de l’ame, la part des sens. Or, la musique ionienne, rude d’abord, mais qui s’était adoucie, puis corrompue en même temps que les mœurs, était celle qui amollissait les ames et qui chatouillait les sens. On pourrait diviser la musique tout entière en musique fortifiante et musique énervante. Les mêmes arts, selon l’emploi qu’on en fait, rendent l’ame et le corps plus habiles soit an vice, soit à la vertu, et la gymnastique aussi bien que la musique, la danse aussi bien que la poésie, entraient dans l’éducation sévère des vierges de Lacédémone comme dans l’éducation corrompue des courtisanes de Milet et de Lesbos. La poésie, pour celles-ci, était surtout l’expression harmonieuse de l’amour. La philosophie même n’était pour elles qu’un ornement de l’esprit et un assaisonnement aux plaisirs des sens ; d’ailleurs, c’était la philosophie épicurienne et la philosophie cynique qu’elles cultivaient le plus volontiers.

Pour leur donner une éducation si variée et si étendue, on les élevait en commun. Il y avait en quelque sorte des collèges ou des couvens de courtisanes. C’est là qu’on les formait par tous les arts à l’art unique de l’amour, c’est là que par tous les procédés et les raffinemens imaginables on les aiguisait pour la volupté. Les courtisanes les plus lettrées et les plus habiles instruisaient les plus jeunes. On entrevoit déjà combien de corruption fermentait au dedans de ces espèces d’écoles avant de se répandre au dehors, et quelles étaient les mœurs des Lesbiennes. Et pourtant, en Grèce, comme en Égypte, comme dans l’Inde[2], c’était souvent à l’ombre de la religion que ces congrégations se formaient. Un fragment de Pindare, extrêmement joli, célèbre la consécration d’une de ces sortes de couvens à Corinthe, dans le presbytère même, comme nous dirions aujourd’hui, d’un temple de Vénus. Il est vrai qu’il y avait dans cette ville, comme à Athènes et à Abydos, des temples à Aphrodite publique. Celui de Corinthe était desservi par plus de mille courtisanes que les habitans et les habitantes avaient ainsi vouées à la déesse. On les appelait les hiérodules, c’est-à-dire les prêtresses ou plutôt les sacristaines du temple. Tous les négocians de la Grèce et de l’Asie qui débarquaient là de l’un et de l’autre côté de l’isthme faisaient de grandes dépenses avec ces femmes. De là le proverbe : « Ne va pas qui veut à Corinthe. » Cela formait une partie notable de la richesse de cette puissante cité. Les courtisanes prenaient part non-seulement aux fêtes d’Aphrodite, mais aussi à d’autres cérémonies nationales. On le voit, leur éducation était plus qu’une branche d’industrie, c’était presque une institution.

Une institution très réelle, destinée à entretenir et à perfectionner la race, c’étaient les concours de beauté. Il y avait à Lesbos, à Ténédos et ailleurs, des concours de beauté pour les femmes, comme il y en avait pour les hommes chez les Éléens (on sait que les Grecs ne rougissaient point d’aimer le beau sans distinction de sexe). Peut-être même les concours de femmes existaient-ils dès le temps d’Homère. Au neuvième chant de l’Iliade, dans l’énumération des présens que le roi Agamemnon fait proposer à Achille pour apaiser sa colère, on lit :

« Il te donnera encore sept femmes habiles dans les beaux ouvrages, sept Lesbiennes, qu’il avait choisies pour lui lorsque toi-même t’emparas de Lesbos bien bâtie, et qui remportèrent alors sur toutes les autres femmes le prix de la beauté. »

Le mot alors ne permet pas de regarder cette phrase comme métaphorique. Il est curieux que les femmes proposées à Achille soient précisément de Lesbos. On ne dit pas qu’elles soient musiciennes ou poètes, la civilisation à cette époque n’est pas encore très avancée, mais elles sont belles entre toutes les femmes, et elles sont habiles dans les beaux ouvrages, c’est-à-dire à filer, ou à broder des voiles, ou à faire des tapisseries. — Vraisemblablement, ce n’était pas seulement chez les Grecs que de tels concours avaient lieu ; on dirait du moins que la Bible mentionne quelque chose d’analogue à propos d’Esther et d’Assuérus :

De l’Inde à l’Hellespont ses esclaves coururent ;
Les filles de l’Égypte à Suze comparurent ;
Celles même du Parthe et du Scythe indompté
Y briguèrent le sceptre offert à la beauté.

Qui pourrait cependant t’exprimer les cabales
Que formait en ces lieux ce peuple de rivales ?


Mais ici c’est au profit d’un seul homme, sorte de sultan, que le concours a lieu : chez les Grecs, c’était au profit de tous.

On conçoit combien ces concours révélaient et produisaient de femmes admirables, et qui joignaient à la beauté du corps tous les agrémens de l’esprit. Au reste, le corps seul eût suffi à l’adoration de la plupart des Grecs ; cette adoration était poussée plus loin qu’on ne saurait croire. Platon, dans sa république idéale, condamne à mort ceux dont le corps est mal fait, et Lycurgue avait permis que la même chose eût lieu dans sa république réelle : les enfans mal conformés étaient jetés dans un gouffre. On n’imagine pas jusqu’où cette passion du corps pouvait aller. « Une courtisane célèbre par la beauté de sa taille est enceinte, voilà un beau modèle perdu ; le peuple est dans la désolation, on appelle Hippocrate pour la faire avorter ; il la fait tomber, elle avorte ; Athènes est dans la joie, le modèle de Vénus est sauvé. » L’art entourait de son prestige tant de corruption ; la poésie illustrait la débauche, l’esprit et la beauté couvraient tout. Sappho en sera une preuve éclatante. Lesbos et Milet étaient les deux principales pépinières de courtisanes, mais non pas les seules. Nous avons nommé aussi Corinthe, Ténédos, Abydos. Il y en avait d’autres encore, sans parler de la Lydie, où toutes les filles, comme Hérodote le raconte, se prostituaient pour s’amasser une dot, et faisaient ce métier jusqu’à leur mariage seulement. Cette dissolution se répandait de là dans toute l’Asie et dans toute la Grèce ; elle avait pénétré à Sparte même après la guerre du Péloponnèse, mais plus modérément qu’ailleurs. Les Spartiates disaient que Vénus, en traversant l’Eurotas, avait jeté son miroir, ses bracelets, sa ceinture, et qu’elle avait pris une lance et un bouclier pour entrer dans la ville de Lycurgue.

Qu’on se figure donc, au sortir de ces écoles et de ces concours, une courtisane ainsi belle, ainsi ornée de tous les talens et de toutes les graces, ainsi armée de toutes pièces pour la séduction, ainsi victorieuse entre tant d’autres qui toutes méritaient de vaincre : il faut avouer qu’elle avait son prix. Alors quelque riche marchand, ou bien quelque homme politique, riche aussi par conséquent, l’achetait et l’emmenait dans sa patrie. Elle devenait sa maîtresse, ou même sa femme ; ces attributions, très diverses en droit, n’étaient pas toujours très bien définies en fait. Elle partageait sa vie, non-seulement privée, mais publique, pour peu qu’elle eût d’ascendant et d’esprit ; elle était son poète, sa musicienne, sa danseuse, son orateur même, et quelquefois, lorsqu’il devait monter à la tribune, elle lui préparait ses discours. Aspasie en fit plusieurs pour Périclès, le plus éloquent de tous les Grecs, pour Périclès, qui demandait aux dieux chaque matin, non pas la sagesse, mais l’élégance du langage, et qu’il ne lui échappât aucune parole qui blessât les oreilles délicates du peuple athénien. Cette élite des courtisanes s’appelait d’un nom particulier, έταϊραι, les maîtresses. Dans les courtisanes proprement dites, dans celles qui n’appartenaient pas à tel ou tel homme, mais se donnaient tour à tour à plusieurs, il y a lieu de distinguer plusieurs variétés : les unes, qui avaient de l’esprit, ne se prostituaient pas sans choix et sans élégance ; elles tournaient en art cet affreux métier et mêlaient quelque grace à ces turpitudes ; elles se promenaient magnifiquement vêtues, tenant à la main ou entre leurs lèvres une petite branche de myrte. Les autres allaient dans les banquets danser et jouer de la flûte ou de la lyre. D’autres encore, sans esprit, sans éducation, avides de gain et de débauche, se vendaient à tous au hasard. Plaute les compare aux buissons, tondant tous les moutons qui passent. Térence oppose au luxe qu’elles étalent en public le désordre dégoûtant de leur chambre. Plaute et Térence traduisent les comiques grecs, que nous n’avons plus. Enfin il y en avait un grand nombre qui, spirituelles ou stupides, avides ou débauchées, belles ou laides, peu importe, ne l’étaient pas à leur profit, mais au profit des marchandes hideuses qui les parquaient et qui les exploitaient. Un fragment curieux du poète comique Alexis donne des détails, qui semblent modernes, sur la manière dont celles-ci déguisaient leurs défauts physiques : ni le fard, ni les corsets, ni les crinolines ne sont oubliés. Les premières de toutes, les έταϊραι, méritent seules de nous occuper.

Elles seules, dans la société antique, pouvaient jouer le rôle de ce que l’on nomme les femmes du monde dans la société moderne ; elles seules pouvaient avoir quelques lumières, quelques talens ; elles seules pouvaient se trouver mêlées à la vie des hommes ; elles seules pouvaient produire par leur commerce des entretiens agréables, analogues à ce que nous appelons la conversation, car, sans elles, il faut convenir que l’antiquité n’eût guère connu que la dissertation ; elles seules pouvaient prendre part aux banquets, et les banquets étaient, avec les portiques, à peu près les seuls lieux de réunion où l’on échangeât des idées, les seuls salons ou les seuls cercles d’alors. En effet, quelle était dans l’antiquité la condition légitime de la femme ? Elle était élevée dans une ignorance presque complète ; elle vivait à l’écart dans le gynécée. Filer de la laine, faire des vêtemens, distribuer leur tâche aux servantes, servante elle-même, peu s’en faut, ou intendante, pour ne rien outrer, telles étaient ses occupations. Le gnomique Phocylide, et bien d’autres après lui, recommandent de tenir la jeune fille sous les verrous, invisible jusqu’à son mariage. En sortant de la maison maternelle pour entrer dans la maison d’un époux, la jeune fille ne faisait que passer d’un gynécée dans un autre. La fiancée montait sur un char, entre le fiancé et le garçon d’honneur ; on portait alentour les flambeaux d’hyménée, et, lorsqu’on était arrivé à la maison que devaient habiter les époux, avec ces flambeaux on brûlait devant la porte l’essieu du char ; cela signifiait que la jeune épouse entrait dans la maison pour n’en plus sortir. Toutefois il ne faut pas prendre ce mot au pied de la lettre ; mais la réclusion intellectuelle et morale, pire que l’esclavage physique, tel était le sort de la femme que l’on appelait libre. Sa liberté corporelle même n’existait guère que de nom. Son père et sa mère la livraient à son époux presque comme une chose. « Jeune fille, dit Catulle dans un chant d’hyménée, tu ne dois pas résister à celui à qui ton père t’a livrée, ton père et ta mère à qui il faut obéir ! Ta virginité n’est pas à toi seule, elle est en partie à tes parens : un tiers a été donné à ton père, un tiers à ta mère, un tiers seulement est à toi ; ils sont deux contre toi, et ils ont donné leur part à leur gendre, ne lui résiste point. » Le tour gracieux et spirituel ne rachète pas ce qu’il y a de dur au fond de cette idée. Filles, épouses, mères de famille, — comme Périclès, dans l’oraison funèbre que lui prête Thucydide, le dit aux veuves des guerriers morts, — « toute la gloire des femmes devait se réduire à faire parler d’elles le moins possible, soit en mal, soit en bien. » Ainsi l’homme s’est réservé le droit de vivre réellement, le droit de penser et de sentir ; la femme n’est pas un être semblable à lui. Que dit l’esprit élevé de Platon ? « Il est vraisemblable que les hommes lâches seront changés en femmes à la seconde naissance. » Que dit le poète Simonide d’Amorgos, pour ne point citer tous les autres, excepté Homère ? La nature de la femme est formée, selon lui, de dix élémens, ou bien il y a dix espèces de femmes : la première tient de la truie fangeuse, la seconde du renard rusé, la troisième de la chienne hargneuse, la quatrième de la terre brute, la cinquième de la mer capricieuse, la sixième de l’âne entêté et coureur, la septième de la belette maigre et voleuse, la huitième du cheval à la belle crinière, la neuvième de la guenon laide et méchante, la dixième enfin de l’industrieuse abeille. Cette analyse forme une centaine de vers très pittoresques. A part la forme plus qu’hyperbolique, telle est à peu près, au sujet de la femme, la pensée de l’antiquité tout entière. Peut-on s’étonner après cela de la condition inégale qui fut assignée chez les Grecs à un être considéré comme tellement inférieur ? À Sparte seulement, la condition de la femme fut un peu différente, la législation de Lycurgue lui donnant un rôle politique ; mais, à Athènes et dans les autres républiques de la Grèce, elle fut telle que nous avons dit. Dans l’Economique de Xénophon, Socrate demande à Ischomaque si sa femme a appris de ses parens à gouverner une maison. « Eh ! que pouvait-elle savoir quand je l’ai prise, répond Ischomaque, puisqu’elle n’avait pas encore quinze ans, et qu’on avait jusque-là veillé avec le plus grand soin à ce qu’elle ne pût voir, entendre, apprendre que le moins de choses possible ? N’était-ce pas assez de trouver en elle une femme qui sût filer de la laine pour faire des vêtemens et surveiller le travail des servantes ? » Voilà tout ce que la jeune fille avait appris de ses parens ; elle apprenait de son époux à commander les esclaves, elle les soignait quand ils étaient malades, elle avait des enfans, elle les élevait et elle administrait la maison. Homère, pour désigner les épouses, se sert de cette périphrase (Odyssée, VII, 68) : « Les femmes qui gouvernent la maison sous les ordres de leur mari. » Phidias avait donné pour attribut à sa Vénus d’Élide une tortue et à sa Minerve un serpent, pour indiquer que les jeunes filles doivent vivre renfermées et que les femmes mariées doivent garder leur maison et vivre en silence. « Je hais une savante, dit Hippolyte dans Euripide ; loin de moi et de ma maison celle qui élève son esprit plus qu’il ne convient à une femme. » Tout le monde enfin connaît les vers de Juvénal, qui pourraient servir d’épigraphe aux Femmes savantes de Molière.

Ainsi donc les courtisanes seules pouvaient être musiciennes, lettrées, philosophes. Il y eut bien quelques femmes vertueuses qui s’occupèrent de philosophie, par exemple la femme et la sœur de Pythagore, Théano et Thémistoclée, puis les quatre filles du même philosophe, puis les cinq filles de Diodore, maître de Zénon de Cittion, et enfin la célèbre Hypatie, qui vécut en sage et qui mourut en martyr : nous nommerons aussi avec Sappho quelques femmes poètes, qui peut-être ne furent pas toutes courtisanes ; mais ce sont des exceptions. Encore peut-on expliquer la plupart de ces exceptions par un prosélytisme de famille, qui fit de ces femmes des philosophes de ménage, sous les ordres, comme toujours, de leurs parens et de leur mari. — Quoi qu’il en soit, les courtisanes seules pouvaient recevoir chez elles les hommes d’état, les gens de finance, les poètes, les artistes, exercer quelque influence sur l’opinion et même sur les affaires. C’est chez elles que les fils de famille allaient dépenser en banquets et en fêtes tout l’argent qu’ils ne mettaient pas à des chevaux, à des chiens et à des combats de coqs. C’étaient elles qui tenaient le dé, qui faisaient la mode et les réputations, qui décidaient sur les tragédies ou sur les comédies des dernières fêtes de Bacchus, ou sur le dernier conte milésiaque qui avait paru (ces contes étaient les romans d’alors, c’est bien à Milet qu’ils devaient naître) ; en un mot, elles donnaient le ton, et elles seules pouvaient le donner. Les femmes honnêtes n’avaient qu’une existence latente, celles-ci avaient seules une existence visible et effective. Et cela explique, pour le dire en passant, comment presque toutes les femmes qui figurent dans la comédie antique sont des courtisanes ; on n’en pouvait point montrer d’autres sur le théâtre, parce que l’on n’en voyait point paraître d’autres dans la vie.

Telles étaient les mœurs des courtisanes grecques ; disons maintenant, par occasion, quelques mots des principales.

Aspasie, de Milet, apporta à Athènes les mœurs ioniennes. Elle devint la maîtresse de Périclès et le maître de Socrate, qui allait partout où il croyait pouvoir s’instruire et enseigner. Cela, et peut-être la manière dont elle enseignait elle-même, la fit surnommer Socratique. Qu’on ne se méprenne pas au mot enseigner ; c’était en se jouant qu’elle abordait avec Périclès et Socrate les plus hautes questions de la philosophie et de la politique, cela n’ôtait rien à sa grace. Alcibiade venait aussi chez elle, comme Saint-Évremont chez Ninon de l’Enclos, et ne profitait pas moins de ses leçons que de celles de Socrate. Ce n’est pas seulement dans l’art de la parole que celui-ci la reconnut pour son maître, il la déclara aussi, en plaisantant, son maître d’amour ; ce qui ne veut pas dire qu’il l’eut pour maîtresse, comme quelques-uns l’ont prétendu quoi que puisse conter le moqueur Lucien et sur ce point et sur un autre encore, la pureté de Socrate est hors de tout soupçon. Périclès, conçut pour Aspasie une passion si vive, qu’il répudia sa femme pour l’épouser. On dit même qu’il en eut un fils auquel les Athéniens ne craignirent pas d’accorder le titre de citoyen. Au reste, Thémistocle, le général Timothée, l’orateur Démade, le rhéteur Aristophon, Bion le philosophe, étaient aussi fils de courtisanes ; ce qui ne les empêcha ni d’être illustres, ni d’aimer les courtisanes à leur tour. « Ce petit garçon que vous voyez là, disait Thémistocle à ses amis, est l’arbitre de la Grèce, car il gouverne sa mère, sa mère me gouverne, je gouverne les Athéniens, et les Athéniens gouvernent les Grecs. » Périclès en eût pu dire autant d’Aspasie, c’est à cause d’elle que la guerre de Samos, puis celle de Mégare, qui amena celle du Péloponnèse, eurent lieu. Voici comme Fontenelle le raconte, d’après Aristophane et Athénée : « La guerre du Péloponnèse vint de ce que de jeunes Athéniens, qui avoient bu, allèrent à Mégare enlever la courtisane Simaetha, et que ceux de Mégare, pour se venger, enlevèrent deux demoiselles d’Aspasie ; ce qui fut cause que Périclès, qui étoit tout-à-fait dans les intérêts d’Aspasie, fit traiter Mégare d’une manière si dure, que cette ville fut obligée d’implorer le secours des Lacédémoniens. » C’est pourquoi le poète comique Eupolis la surnomma Hélène, comme ayant causé, elle aussi, une guerre désastreuse à son pays. La puissante séduction qu’elle exerçait sur l’orgueilleux Périclès lui valut encore les surnoms d’Omphale et de Déjanire. Son influence, cependant, ne fut pas toujours malheureuse : c’est elle qui, par le pouvoir de sa philosophie et de son éloquence, sut réconcilier avec sa femme Xénophon, l’illustre capitaine et l’écrivain distingué qui fit et écrivit la retraite des dix mille. Lucien vante l’habileté d’Aspasie dans les affaires et son extrême sagacité en politique ; si bien qu’il n’est pas impossible que la diplomatie, c’est-à-dire, d’après les racines grecques, la science d’écrire et de parler double, ait été inventée par une femme. Platon, dans son Ménexène, fait dire à Socrate qu’il la croit l’auteur de la fameuse oraison funèbre prononcée par Périclès, et en rapporte une qu’il prétend lui avoir entendu prononcer à elle-même le jour précédent. Ne serait-ce qu’une plaisanterie, une ironie socratique ? Mais cela est encore attesté par d’autres témoignages. Aspasie ayant été accusée d’impiété, Périclès, par ses prières et même par ses larmes, la fit absoudre. Au reste, elle l’aimait comme elle en était aimée ; elle s’était embarquée avec lui sur la flotte qui fit la conquête de Samos. Il n’est donc pas croyable qu’elle fit pour Périclès ce que firent Livie pour Auguste, Mme de Pompadour pour Louis XV, et qu’elle institua une espèce de Parc-aux-Cerfs destiné à pourvoir aux plaisirs de son époux ou de son amant. Ce que Plutarque raconte là-dessus doit vraisemblablement être rapporté à une autre Aspasie, qui était de Mégare, et qui ne racheta par aucun esprit sa vie débauchée. La nôtre était venue de Milet à Athènes avec une certaine Thargélie, remarquable aussi par sa beauté et par ses talens, qui, après avoir été l’amante de plusieurs Grecs illustres, finit par épouser un roi de Thessalie.

Phryné était née à Thespies : Béotienne, elle devait avoir moins d’esprit qui Aspasie, et elle ne joua pas un si grand rôle ; mais elle était fort belle et fort riche des revenus de sa beauté. Elle offrit, dit-on, de rebâtir à ses frais les murs de Thèbes, à condition qu’on y mettrait cette inscription : « Alexandre l’a détruite, Phryné l’a rebâtie. » C’eût été un peu comme la fille du roi d’Égypte Chéops, qui, à ce que rapporte Hérodote, ayant exigé de chacun de ses amans une pierre de taille, en construisit la grande pyramide ; cela n’eût pas mal rappelé non plus les murailles de Paris dans Rabelais. On refusa la proposition de Phryné. Le célèbre orateur Hypéride, s’étant chargé de la défendre dans un procès (nous voyons que les courtisanes avaient beaucoup d’affaires avec la justice), s’avisa, pour gagner sa cause, d’un moyen très neuf. En achevant sa péroraison, tout à coup il saisit Phryné par la main, la fit avancer devant les juges et lui découvrit le sein. Les juges demeurèrent ébahis, comme Louis XIII devant Marion de Lorme. Tout fut dit. « Elle était surtout fort belle (au témoignage d’Athénée) dans ce qui ne se voit pas, ἐν τοῖς μὴ βλεπομένοις. Aussi n’était-il pas facile d’obtenir qu’elle se montrât nue, car elle portait une longue tunique qui enveloppait tout le corps, et elle n’allait jamais aux bains publics ; mais, dans une fête de Neptune à Éleusis, avant laissé tomber ses vêtemens à la vue de tous les Grecs, et dénoué ses cheveux, elle entra dans la mer. Le peintre Apelles saisit, cette occasion, et crayonna d’après elle sa Vénus Anadyomène (c’est-à-dire née du sein des ondes). Elle servit aussi de modèle au sculpteur Praxitèle, qui était son amant. » Au reste, il y eut deux Phryné, comme il y eut deux Aspasie.

Il y eut aussi deux Laïs, qu’il est assez difficile de distinguer. Toutes deux habitaient Corinthe. L’une y était née, l’autre y était venue de Sicile comme prisonnière de guerre ; elle était de la petite ville d’Hyccara. Celle qui était née à Corinthe était, dit-on, la fille de cette fameuse Timandra, maîtresse d’Alcibiade. Un jour, lorsqu’elle était encore toute jeune fille, le peintre Apelles la vit puiser de l’eau à la fontaine de Pirène ; frappé de sa beauté, il l’emmena avec lui à un banquet chez ses amis ; les convives se mirent à le railler d’avoir amené, comme sa maîtresse, une petite fille : « Laissez faire, dit-il, dans trois ans je vous montrerai si j’ai tort. » C’est ainsi que, chez ce peuple grec, spirituel et corrompu, artiste jusqu’à l’immoralité, le beau allait trouver le beau : Aspasie s’unissait à Périclès, Praxitèle à Phryné, la virginité de Laïs était pour Apelles. Le sein de Lais, comme celui de Phryné, servait de modèle à tous les sculpteurs et à tous les peintres. L’autre Laïs, à ce qu’on croit, eut, entre autres amans, Aristippe, le philosophe du plaisir, Diogène le cynique, Démosthènes le grand orateur. « Pourquoi aimer Laïs, qui ne vous aime pas ? disait quelqu’un à Aristippe. — Oh bien ! dit-il, je pense que le vin et le poisson ne m’aiment pas non plus, mais je ne laisse pas d’en user avec plaisir. » Elle conçut un amour passionné pour un athlète nommé Eubate, et lui fit promettre de ne pas partir sans elle ; il partit avec son portrait. L’une des deux Laïs fut assassinée, en Thessalie, par des femmes jalouses de sa beauté ; l’autre survécut à la sienne : dans sa vieillesse, elle dédia son miroir à Vénus, avec une inscription attribuée à Platon, que Voltaire a traduite ainsi :

« Je le donne à Vénus, puisqu’elle est toujours belle ;
Il redouble trop mes ennuis :
Je ne saurais me voir, dans ce miroir fidèle,
Ni telle que j’étais, ni telle que je suis. »

Elle mourut à Corinthe, comme eût voulu mourir Ovide, comme mourut, dit-on, Raphaël.

On pourrait mentionner encore Hipparchie, la plus célèbre des femmes qui embrassèrent la philosophie cynique. Le philosophe Cratès, quoique bossu et fort pauvre, lui inspira un amour si vif qu’elle voulut tout quitter pour aller vivre avec lui. En vain ses parens lui firent des représentations sur sa folie, en vain Cratès lui-même lui mit devant les yeux sa misère et sa difformité : elle répondit qu’elle ne pouvait trouver un mari ni plus riche ni plus beau qu’un tel philosophe, et qu’elle était décidée à le suivre partout. Alors Cratès la conduisit dans le Poecile, un des portiques d’Athènes les plus fréquentés, et c’est là, en public et à la face du soleil, que le mariage fut consommé. On ajoute qu’un ami de Cratès jeta son manteau sur les époux. Saint Augustin a dit sur ce manteau des choses bien étranges[3]. C’est en mémoire de ce fait que l’on célébra depuis, dans le Poecile, la fête des Cynogamies (noces des chiens ou des cyniques). Hipparchie écrivit des ouvrages philosophiques. -Nommons encore la brave Leana, la lionne, amante d’Harmodios, à qui la torture ne put arracher une délation, et à qui on éleva une colonne, comme souvenir national ; la belle Naïs, dont le rhéteur Alcidamas d’Élée composa l’éloge ; l’espiègle Gnathaena ; Archaeanassa, amante de Platon ; Herpyllis, amante d’Aristote, qui eut d’elle son fils Nicomaque ; Léonce, maîtresse d’Épicure, puis de son disciple Métrodore, qui eut une fille, nommée Danaé, courtisane aussi ; Néméa, maîtresse d’Alcibiade, lequel se fit peindre assis sur ses genoux ; Pythionice, amante d’Harpale, qui lui éleva près d’Athènes un monument de dimensions colossales ; Glycère, qui succéda à Pythionice, à qui, pendant sa vie, on rendit des honneurs comme à une reine, à qui, après sa mort, on éleva une statue d’airain (aujourd’hui on s’attelle au carrosse des danseuses, mais on ne leur élève plus que des statuettes) ; une autre Glycère encore, diseuse de bons mots un peu forts ; Callixena, que Philippe et Olympias donnèrent à leur fils Alexandre ; Thaïs, qui, avec ce roi, incendia Persépolis au sortir d’une orgie, qui donna deux enfans à un roi d’Égypte et une reine aux Cypriotes, comme plusieurs autres courtisanes d’Ionie avaient mêlé leur sang, chez les Parthes, à la famille royale des Arsacides ; Lamia, maîtresse de Démétrios preneur de villes, lequel un jour imposa tout d’un coup un tribut énorme aux Athéniens au profit d’elle et de ses femmes, afin qu’elles s’achetassent des savons et des parfums ; enfin les danseuses Aristonice, Agathoclea, OEnanthe, qui virent aussi des rois à leurs pieds, et cent autres dont les noms charmans mériteraient seuls l’immortalité, Branche-de-Myrte, Petite-Abeille, Feston-de-Vigne, si l’on osait ainsi les traduire en français.

Voilà ce qu’étaient les courtisanes grecques. On voit que la plupart d’entre elles ne tinrent pas une place moins distinguée que Marion, Ninon et Mme de Pompadour. Cela posé, nous allons pouvoir dire ce que Sappho nous paraît être.


II.

De même qu’il y eut plusieurs Aspasie, plusieurs Phryné, plusieurs Laïs, plusieurs Glycère, il y eut aussi plusieurs Sappho ; on en distingue deux entre autres, nées toutes les deux dans cette île de Lesbos, patrie naturelle des femmes voluptueuses, musiciennes et lettrées. L’une des deux fut un poète illustre, et il nous reste de précieux fragmens de ses poésies. De sa vie l’on sait peu de chose. Le nom de son père est incertain ; sa mère s’appelait Cléis, et elle eut une fille qui porta le même nom. Souvent, chez les Grecs, les petits-fils ou petites-filles prenaient le nom de leurs aïeuls. Elle perdit son père à l’âge de six ans ; elle conserva peut-être sa mère plus long-temps, si c’est à elle qu’étaient dressés ces vers :

« Ma douce mère, je ne puis du tout travailler à ma toile,

Étant accablée du regret de ce bel adolescent à cause de la tendre Vénus. »

Elle eut deux frères, Charaxe et Larique. Elle fut mariée (mais nous avons dit que peut-être ce mot n’avait pas une signification bien précise) avec un homme riche d’ Andros, nommé Cercolas, et elle en eut cette fille nommée Cléis, à laquelle se rapporte le fragment suivant

« Il ne nous sied pas ; ou ne doit point entendre pleurer dans une maison qu’habitent les Muses. »

Sappho, née en 612 avant notre ère, florissait vers 590 ; par conséquent, elle était contemporaine d’Alcman, de Stésichore, d’Anacréon, de Simonide de Céos, d’Ibycos et d’Alcée, né comme elle à Mitylène, et qui s’éprit pour elle d’un amour malheureux. Aristote, dans sa Rhétorique, nous a conservé les vers par lesquels elle le repoussait : « Je voudrais parler, avait dit Alcée, mais la honte me retient. » Sappho répondit :

« Si ta pensée était pure et honorable, et si ta bouche n’allait pas s’ouvrir pour le mal, la honte ne serait pas sur ton visage, et tu ne craindrais pas de parler selon l’honneur. »

Au reste, ils se réconcilièrent, et elle lui accorda son amitié, sinon son amour. Il est vraisemblable qu’Anacréon ne vit jamais Sappho, quoiqu’on le lui ait donné pour amant[4], ainsi qu’Hipponax et Archiloque. Jusqu’à quelle époque vécut-elle ? C’est ce que n’établit aucun témoignage ; car le mot plus âgée, qui se trouve dans un fragment, est trop vague pour qu’on en puisse rien inférer :

« Eh bien ! si tu es mon ami, cherche une couche plus jeune que la mienne ; Car je ne puis recevoir tes embrassemens, moi qui suis plus âgée que toi. »

Sappho ne parle ici que relativement, si tant est que, dans ce fragment (nous le disons une fois pour toutes), elle parle pour elle-même. On dit qu’elle conspira avec Alcée contre Pittacos, tyran de sa patrie, dans le sens que les anciens donnent à ce mot ; qu’ayant échoué dans cette lutte politique, elle fut bannie et alla mourir en Sicile, et que les Siciliens, admirateurs de son génie, lui élevèrent une statue.

Quant à sa mort volontaire par désespoir d’amour ; on sait ce que raconte la légende poétique. Au midi de l’île de Leucade, dans la mer Ionienne, était un cap dont le pied se hérissait de brisans. Une tradition conseillait aux amans malheureux de se précipiter de ce cap dans la mer ; ceux qui ne périssaient pas étaient guéris de leur amour. Sappho, éprise du beau Phaon et dédaignée de lui, vint au cap de Leucade et tenta la terrible épreuve. Elle monta sur le rocher escarpé qui s’avançait au-dessus des flots, elle chanta un dernier chant, l’ode à Vénus peut-être, ce cri d’une ame déchirée, puis elle se précipita.

C’est à l’autre Sappho que Suidas et Photios, d’après Athénée, veulent faire honneur de cette mort. Cette autre Sappho, née de même dans l’île de Lesbos, mais à Éresos et non à Mitylène, était une courtisane, joueuse de lyre, qui vécut plus tard. Suidas, après avoir rapporté sa mort en deux mots d’une concision lexicographique, elle se noya, ajoute, ce qui montre bien qu’il la distingue de la première : « Quelques-uns lui ont attribué aussi des poésies lyriques. » On a trouvé une médaille à l’effigie et au nom de Sappho Érésienne. — Cependant Ovide et bien d’autres rapportent à la première Sappho et cet amour et cette mort.

Quelle que soit celle des deux Sappho qu’on veuille faire périr ainsi, les légendaires n’ont pas considéré que le voyage est long de Lesbos à Leucade : avant de l’avoir achevé, la première eût changé d’idée, la seconde eût changé d’amant. Peut-être est-ce à une autre Sappho encore que la légende de Phaon doit être rapportée. Ce nom de Sappho était très commun parmi les Lesbiennes, et surtout, après que l’une d’elles l’eut illustré, ce fut sans doute à qui le porterait ; puis les poètes mêlèrent les aventures de toutes ces Sappho et attribuèrent à une seule ce qui se rapportait à plusieurs.

Un fait constant, c’est que Sappho fut formée dans une école de Lesbiennes, ou en forma une : on nomme quelques-unes de ses élèves ou de ses compagnes de poésie et d’amour. Pourquoi donc cacher ce qui paraît évident ? C’est que Sappho, élève ou chef d’une de ces écoles, Sappho, musicienne et poète, Sappho, voluptueuse et passionnée, fut une courtisane, — dans l’acception la plus relevée de ce mot, — non pas comme l’autre Sappho, qui n’était qu’une joueuse de lyre, mais une courtisane comme Laïs, comme Phryné, comme Aspasie. Qu’on n’objecte pas son mariage apparent ou réel ; ne dit-on pas aussi qu’Aspasie fut la femme de Périclès ? Il ne faut pas altérer la vérité par amour de l’idéal. Nous croyons donc, en effet, que Sappho fut ce qu’étaient les autres Lesbiennes, et qu’elle ne se distingua d’elles que par le génie. Bien plus, d’après une tradition très répandue et arbitrairement c testée, elle fut Lesbienne dans toute l’étendue de ce terme. « Ce ne sont pas les hommes, dit Lucien, qu’aiment les Lesbiennes. » Et, en effet, le nom de Lesbienne et le verbe aimer à la lesbienne sont demeurés dans la langue grecque comme des témoignages irrécusables de cette affreuse dissolution. Certes, nous voudrions pouvoir penser que notre Sappho, un si grand poète, fut exempte de ces souillures ; mais, comme nous aimons encore plus la vérité que l’idéal, c’est à l’opinion contraire que nous nous rangeons à regret. En vain allègue-t-on que cette opinion ne se trouve exprimée que par des écrivains qui vinrent long-temps après elle : cela ne prouve qu’une chose, c’est que, de son temps, cette corruption était trop générale pour être remarquée. La morale ne s’en indigna que plus tard, et encore assez faiblement. Ovide nomme quelques-unes des amies de Sappho, et il ajoute (c’est Sappho qui parle) : « Et cent autres que j’ai aimées non sans péché, »

Atque aliae centum quas non sine crimine amavi !

Quelques-unes des amies et élèves de Sappho devinrent célèbres comme elle. — Érinne, de Lesbos ou de Téos, avait écrit un poème de la Quenouille, en trois cents vers : il en reste deux fragmens de deux vers chacun. Nous avons aussi trois épitaphes, dont une fort gracieuse, qu’elle avait composées pour des jeunes filles ses compagnes. Elle mourut à dix-neuf ans. C’est tout ce que nous savons d’elle ; mais, avec cela seulement, on ne peut s’empêcher de l’aimer, et sa mémoire est comme un doux parfum. Une épigramme de l’Anthologie lui donne le surnom d’Abeille. Il ne paraît pas qu’on ait raison de lui attribuer l’ode είς τήν ρώμην. — A côté de ce talent gracieux, il faut citer le talent énergique de Télésilla d’Argos, la belle guerrière, comparée, par les critiques anciens, à Alcée et à Tyrtée même. Ces critiques, tout comme ils ont distingué et canonisé (admis dans leur canon, ou liste consacrée) neuf poètes lyriques principaux, ont distingué aussi neuf poétesses. Le chiffre des muses, à ce qu’il semble, entrait pour beaucoup dans leurs jugemens. Sappho eut l’honneur d’être comptée en même temps parmi les uns et parmi les autres. En effet, les neuf poètes lyriques sont Alcman, Alcée, Sappho, Stésichore, Ibycos, Anacréon, Simonide de Céos, Pindare et Bacchylide ; les neuf poétesses sont Sappho, Érinne, Télésilla, Myrtis de Béotie, Corinne, Praxilla de Sicyone, et enfin Anyté de Tégée, Nossis de Locres, Moero de Byzance, qui vécurent trois siècles plus tard. — Corinne, de Thèbes ou de Tanagre, célèbre par sa beauté autant que par son génie, était élève de Myrtis, et, avec elle, donna des leçons à Pindare, après l’avoir vaincu cinq fois dans les joûtes poétiques. Comme il prodiguait les mouvemens, les figures, les allégories et les métaphores, elle lui dit : « Il faut semer la graine avec la main, et non la répandre à plein sac. » Elle fut surnommée la Mouche, comme Érinne l’Abeille. Ses poésies formaient cinq livres ; il n’en reste qu’une vingtaine de fragmens, dont le plus long a quatre vers. Au reste, Corinne n’était pas élève de Sappho.

Quelle qu’ait pu être d’ailleurs la nature des rapports de Sappho avec les jeunes Lesbiennes auxquelles elle enseigna la poésie et l’amour, si les témoignages de l’histoire sont insuffisans, l’ode à une femme aimée, dans laquelle on sent à chaque vers, à chaque mot l’accent d’une passion personnelle[5], et plusieurs des fragmens qui vont la suivre, ne suffiront que trop à dissiper toutes les incertitudes ; mais oublions ce qui dans Sappho appartient à la société antique plutôt qu’à la femme même : sachons ne voir et n’admirer que le poète.


A UNE FEMME AIMÉE.

« Celui-là me parait égal aux dieux qui, assis en face de toi, écoute de près ton doux parler

« Et ton aimable rire : ils font tressaillir mon cœur dans mon sein, la voix n’arrive plus à mes lèvres ;

« Ma langue se brise, un feu subtil court rapidement sous ma chair, mes yeux ne voient plus rien, mes oreilles bourdonnent ;

« Une sueur glacée m’inonde, un tremblement me saisit tout entière ; je deviens plus verte que l’herbe ; il semble que je vais mourir.

« Eh bien ! j’oserai tout, puisque mon infortune… »


Ici l’ode est interrompue.

« N’admirez-vous point (dit Longin dans un passage bien senti, que Boileau traduit en style un peu précieux) comment elle assemble toutes ces circonstances, l’ame, le corps, l’ouïe, la langue, la vue, la couleur, comme si c’étaient autant de personnes différentes et prêtes à expirer ? Voyez de combien de mouvemens contraires elle est agitée ! Elle gèle, elle brûle, elle est folle, elle est sage, ou elle est entièrement hors d’elle-même, ou elle va mourir. En un mot, on dirait qu’elle n’est pas éprise d’une seule passion, mais que son ame est un rendez-vous de toutes les passions. »

Catulle a imité cette ode, mais n’a pas prétendu la traduire ; il emprunte les paroles de Sappho pour parler à sa Lesbie, puis il abandonne l’ode qu’il imite avant même d’être arrivé jusqu’à l’endroit où elle finit pour nous. Au reste, la prétendue traduction de Boileau s’éloigne beaucoup plus de l’original que l’imitation libre de Catulle[6].

L’autre grande pièce qui nous est restée de Sappho est cette belle ode à Vénus. Quoiqu’elle n’ait pas eu si souvent que l’ode à une femme aimée les honneurs de la traduction, elle n’est pas moins admirable.


A APHRODITE.

« Immortelle Aphrodite, au trône brillant, fille de Jupiter, savante en artifices, je te supplie, n’accable pas mon ame de dégoûts et d’ennuis, ô déesse !

« Mais viens à moi, si jamais en d’autres temps, écoutant mes instantes prières, tu les exauças, et, laissant la demeure de ton père, tu vins, ayant attelé

« Ton char doré ; et de beaux moineaux agiles, faisant tourbillonner autour de la terre brune leurs ailes rapides, te trairaient du haut du ciel à travers les airs.

« En un instant, ils arrivèrent ; et toi, ô bienheureuse ! ayant souri de ton visage immortel, tu me demandais ce qui causait ma peine, et pourquoi je t’appelais,

« Et quels étaient les vœux ardens de mon ame en délire

« Qui veux-tu de nouveau que j’amène et que j’enlace dans ton amour ? Quel est celui qui t’outrage, ô Sappho ?

« Car, s’il te fuit, bientôt il te poursuivra : s’il refuse tes présens, il t’en offrira ; s’il ne t’aime pas, il t’aimera, même quand tu ne le voudrais plus.

« O déesse ! viens à moi encore aujourd’hui ! Délivre-moi de mes peines cruelles ; et tout ce que mon cœur brûle de voir accompli, accomplis-le, et sois toi-même mon alliée !


Est-il une prière plus instante, plus irrésistible ? Et comme la grace de la poésie se mêle avec la passion, sans la distraire ! Comme Sappho a soin de rappeler, avec la première assistance qu’elle a reçue de la déesse, le beau sourire de son visage immortel et tout ensemble la promesse par laquelle Vénus s’est engagée ! Et cette promesse, ne sont-ce pas bien les paroles mêmes de Vénus ? Quelles autres a-t-elle pu prononcer, si ce n’est celles-là ? Qui veux-tu que j’enlace dans ton amour, ô Sappho ! S’il te fuit, il te poursuivra… Et ce dernier trait si habile encore, que Racine fait mieux comprendre en le développant ; Phèdre aussi adresse une prière à Vénus, une prière toute pleine d’amertume ; et, comme Sappho, elle essaie d’intéresser Vénus dans son amour :

Déesse, venge-nous ; nos causes sont pareilles !

Presque toutes les poésies de Sappho ne respirent que l’amour ou Vénus :

« Viens, déesse de Cypre, verser dans des coupes d’or un nectar mêlé de douces joies à mes amis, qui sont aussi les tiens. »

« O Vénus à la couronne d’or, puissé-je gagner la partie !… »

« Je te donnerai une chèvre blanche, et je te ferai des libations… »

« Pour moi, j’aimerai la volupté tant que j’aurai le bonheur de voir la brillante lumière du soleil et de contempler ce qui est beau. »

« L’amour brise mon ame comme le vent renverse les chênes dans les montagnes. »

Par intervalles, au milieu de sa passion, elle laisse échapper un regret, triste à la fois et gracieux :

« Virginité ! virginité ! tu me quittes ; où t’en vas-tu ? »


Et la virginité lui répond :

« Je ne reviendrai plus à toi jamais, à toi je ne reviendrai plus[7]. »

Mais la passion reprend aussitôt, et le regret s’efface.

« Je regrette, puis je désire. » - « Mes pensées se partagent, et je ne sais ce que je poursuis. » -« Tiens-toi debout devant moi, ô mon ami ! et déploie la grace de tes regards. »

Cela n’est-il pas biblique ? et ce qui suit encore davantage ?

« … Plus délicat que le narcisse,… » - « D’un parfum royal… » - « Ton visage est doré comme le miel. » - « A quoi donc, ô mon bien-aimé, te comparer justement ? C’est à une branche gracieuse que je te comparerai. »

On croit lire le Cantique des Cantiques, cette fraîche églogue d’amour, qu’on s’est évertué à expliquer dans un sens mystique bien vainement ; qu’on se rappelle ces versets : « Ta taille est semblable à un palmier… Au son de ta voix, mon ame se fond… Je me pâme d’amour… »

On voit aussi figurer souvent dans les vers de Sappho les banquets et les coupes ; on sait que chez les anciens amare et potare sont deux mots souvent unis. On appelait le vin le lait de Vénus. « Tous en commun tenaient des coupes et faisaient des libations, et souhaitaient toute sorte de bonheur à l’époux. »

Mais c’est toujours à l’amour qu’elle revient :

« Faites venir le beau Ménon, si vous voulez que vos banquets me plaisent. »

Quelquefois, à travers ces fragmens si courts, on suit le développement de la passion comme dans un drame.

« Je vais chanter pour ma bien-aimée un agréable chant.

« … Allons, ma lyre divine, parle et prends une voix.

« La cigale secoue de ses ailes un bruit harmonieux, quand le souffle de l’été, volant sur les moissons, les brûle.

« Je retourne mes membres sur ma tendre couche ;

« La lune s’est plongée dans la mer,

« Et avec elle les pléiades ; — la nuit est à son milieu,

« L’heure passe,

« Et je suis couchée solitaire !

« L’amour, qui brise les membres, vient de nouveau m’agiter, serpent doux et cruel qu’on ne peut soumettre ! Atthis, tu hais mon souvenir et tu voles chez Andromède !

« Ne dédaigne pas ces réseaux de pourpre que j’ai fait venir de Phocée, don précieux que je dépose à tes genoux.

« Andromède a été bien récompensée de ses prières !

« Sappho, pourquoi implorer la puissante vénus ?

« Je ne crois pas que mes chants touchent le ciel, le ciel est sourd. »


N’est-ce pas là l’expression douloureuse de la passion ? n’est-ce pas là une insomnie pareille à celle de Didon ?… Après ces dernières paroles, on sent un découragement profond ; elle se tait, ce semble, pendant quelques instans ; à peine laisse-t-elle échapper des mots brisés qui pourraient être ceux que nous retrouvons çà et là : « Mon souci !… » « C’est le secret de mon cœur !… » Elle veut se taire, mais bientôt un cri de douleur lui échappe de nouveau : « Je t’aimais, Atthis, autrefois ! » Ce dernier mot, πάλαι ποτά, dans le tour grec, est d’un effet naïf et passionné.

« Tu m’oublies ! ou tu aimes un autre que moi entre les mortels ! »

« Puissent les vents emporter le souci qui m’accable ! »

Alors, jetant un regard en arrière, elle se reporte aux premiers temps de cet amour, elle repasse avec mélancolie sur les traces d’un bonheur qui n’est plus :

« Je la vis qui cueillait des fleurs, c’était une toute jeune fille… De molles guirlandes entouraient son beau col. »

Mais elle s’arrache brusquement à ce souvenir si plein d’amertume ; elle se met à regarder dédaigneusement la rivale qu’Atthis lui préfère ; dans ses paroles, non-seulement l’amante irritée, mais la femme parait tout entière ; elle la raille parce qu’elle n’est pas élégamment vêtue

« Est-ce là celle qui t’a charmé le cœur, cette femme habillée rustiquement, qui ne sait pas l’art de marcher avec une robe à longs plis ? »

Puis, s’adressant peut-être à sa rivale elle-même, d’un ton hautain et méprisant :

« Ne sois pas si fière pour une bague ! »

« Enfant, tu me parais petite et sans grace ! »

Cela est admirable de vérité. Il est bien facile de voir que Sappho exprimait dans ses poésies, non des sentimens imaginaires, mais les sentimens mêmes qui agitaient et brûlaient son cœur ; elle était poète parce qu’elle aimait. Dans ces fragmens si courts, si épars, quelle vie ! quelle flamme ! S’il n’y avait eu là que des vers, eussent-ils survécu à ce morcellement ? Ce ne serait qu’une poussière morte ! Mais il y avait autre chose, il y avait une ame passionnée qui s’y était répandue, qui les avait imprégnés de feux et de larmes ! Aussi cette poussière de poésie est encore animée, cette cendre est pleine d’étincelles.

…Spirat adhuc amor,
Vivuntque commissi cabres
Æoliae fidibus puellae !

Quelques autres mots de dépit amoureux se trouvent encore çà et là :

« Gorgo m’ennuie horriblement !…

« Quand la colère envahit l’ame, il faut empêcher la langue de se répandre en injures.

« Je ne suis pas de celles qui gardent leur colère, j’ai l’ame bonne.

« Ces sentimens sont ceux des autres, mon cœur ne les connaît pas. »

Ce sont peut-être là des moeurs oratoires et poétiques ; mais par une bizarrerie de l’esprit, s’il reste peu de vers d’un poète, ou peu de lignes d’un prosateur, on est porté à les prendre à la lettre plus volontiers qu’on ne ferait les mêmes paroles dans un auteur complet. Le prix qu’on y attache et la vérité qu’on y suppose semblent être en raison de la rareté. Pourquoi d’ailleurs ne croirions-nous pas Sappho ? Tout montre en elle une ame généreuse. Elle était pleine de commisération, surtout, à vrai dire, pour les peines d’amour, non ignara marli.

« Toi qui es plus belle, Mnasidica, que la molle Gyrinno, tu ne trouverais pas de femme plus triste que toi sous le ciel.

« … Allons, Mnasidica, mets une couronne sur ta chevelure que j’aime ;

« Tresse des branches d’anis avec tes petites mains :

« Orné de fleurs, on est plus agréable aux dieux

« Pour leur offrir des sacrifices ; sans couronne on ne leur plaît pas. »

Cependant il ne faut pas croire que la passion amoureuse ait été l’unique inspiration de Sappho, qu’elle et sa poésie n’aient vécu que d’amour. Tous les grands et beaux sentimens, elle les exprima dans ses vers parce qu’elle les avait dans son cœur. Quand elle fut mère, elle le fut avec passion comme elle avait été amante. Outre le fragment déjà cité, où, d’un air charmant, elle dit à sa petite fille qu’on ne doit pas entendre pleurer dans une maison qu’habitent les Muses, outre celui-ci, qui a pu inspirer Catulle :

« Comme une petite fille voletant autour de sa mère[8] »

nous possédons encore le suivant :

« J’ai à moi une jolie enfant, dont la beauté est semblable à celle des chrysanthèmes, Cléis, ma Cléis bien-aimée, que je ne donnerais pas pour toute la Lydie… »

Il est curieux de voir en passant par quelles fortunes presque tous ces précieux fragmens nous sont parvenus. A qui devons-nous ces trois jolis vers entre autres ? Au grammairien Héphestion, qui les a cités comme étant des vers asynartètes. — Bénis soient donc les grammairiens ! C’est dans leur fatras que l’on a retrouvé plus d’un beau vers ; nous leur en sommes redevables comme on est redevable aux Goths ou aux Vandales de quelques statues enfouies. J’oubliais de dire, au reste, qu’un commentateur s’indigne contre Héphestion, parce que ces trois vers ne sont pas asynartètes ! nec tolerabiles sunt versus asynarteti !

Sappho connut aussi l’amitié, et elle la connut tout entière, jusqu’aux regrets qu’elle nous laisse après qu’elle est perdue :

« Latone et Niobé étaient mes amies bien chères ! »


et jusqu’à l’amertume que l’on sent de l’ingratitude de ceux qu’on aimait :

« Tous ceux à qui j’ai fait du bien sont les premiers qui me déchirent. »

Est-il nécessaire d’ajouter qu’elle eut l’amour ardent de son art ? Quand cette école poétique qui se forma ou se développa autour d’elle ne l’attesterait pas, voyez les paroles qu’elle adresse à une femme riche et ignorante :

« Tu mourras un jour, et pas un souvenir ne restera de toi après ta vie ; car tu ne connais pas les roses de Piérie, et tu seras obscure dans les demeures d’Hadès, mêlée à la foule des pâles ombres. »

Puisqu’elle aimait la poésie, elle aimait la gloire ; elle y pensa, et elle se la promit comme tous les poètes. Même le vers où elle exprime cette foi dans l’avenir a un ton d’affirmation et d’autorité remarquable :

« Je dis qu’on parlera de nous dans l’avenir. »

Mais il manquerait quelque chose à Sappho pour avoir été un grand poète, si elle n’avait pas été saisie du spectacle de la nature, si elle n’avait exprimé jamais que les passions ou les sentimens de son ame, si ses vers par quelque côté n’avaient reflété le monde extérieur, les arbres, les fleurs, les oiseaux. Tous les grands poètes, même les dramatiques, Eschyle, Aristophane, Shakespeare, Molière aussi, à sa manière, et même Racine, et même Corneille, quoique rarement[9], ont vu et regardé la nature, et en ont mêlé les couleurs aux sentimens de l’ame humaine. On retrouve les impressions de Sappho dans quelques mots épars de ces fragmens si courts, débris d’une grande poésie. Déjà nous en avons vu quelques-unes mêlées à d’autres détails ; en voici plusieurs encore :

« Une onde fraîche et sacrée murmure alentour parmi les branches des pommiers, dont les feuilles luisantes répandent le sommeil… »

« Étoile du soir, tu réunis ce que l’aurore brillante avait séparé, tu ramènes la brebis, tu ramènes le chevreau, tu ramènes l’enfant à sa mère… »

Byron s’est souvenu de ces vers dans don Juan, et les a un peu parahrasés.

Au reste, Sappho ne décrit pas pour décrire. Les impressions qu’elle a reçues sans les chercher se mêlent naturellement dans ses vers à ses sentimens et à ses idées. Voici assurément le plus charmant exemple de ces images heureuses, instinctives, irréfléchies, dans lesquelles la poésie de la nature s’ajoute à la poésie du cœur :

« Élevez ces portes !
O hyménée !
Ouvriers, élevez ces portes !
O hyménée !
L’époux s’avance, pareil à Mars !
O hyménée !
Il est plus grand que les plus grands !
O hyménée !

«  Et plus fier au-dessus des autres qu’un chantre de Lesbos au-dessus des chantres étrangers !…

« Comme un doux fruit rougit sur la plus haute branche,

« Et tout en haut sur la plus haute ; et on l’a oublié en faisant la cueillette ; Non, on ne l’a pas oublié, mais on n’a pu l’atteindre…

(Telle la jeune fiancée ?…)

« Comme l’hyacinthe que les pasteurs, dans les montagnes, foulent sous leurs pieds, et la belle fleur est brisée !… »

(Telle la jeune épouse et sa virginité ?…)

La première partie de ce fragment d’épithalame était prononcée sans doute par le chœur des jeunes garçons ; la seconde partie, par le chœur des jeunes filles. Si l’on nous passe le rapprochement, le début présente une ressemblance frappante avec les chants du dimanche des Rameaux :

« Élevez vos portes, princes ! portes éternelles, élevez-vous ! et le roi de gloire entrera ! Qui est ce roi de gloire ? c’est le Seigneur fort et puissant, le Seigneur invincible dans les combats. Élevez vos portes, princes ! portes éternelles, élevez-vous ! qui est ce roi de gloire ?[10] etc. »

Il y a dans Sappho plusieurs autres débris d’épithalames

« Salut, fiancée ! salut, beau fiancé ! salut !… »

« Heureux époux ! voilà les noces terminées suivant ton désir ; et tu possèdes la jeune fille qui faisait ton désir ! »

« Nulle autre n’est aussi belle… »

« Comme les étoiles pâlissent autour de la lune éclatante et cachent leurs blancs rayons, lorsque radieuse elle couvre toute la terre de sa lumière argentée… »

« Plus harmonieuse qu’une lyre, plus d’or que l’or[11]… »

L’épithalame, chez les modernes, a été (si toutefois il a été) un genre faux et ridicule, n’étant point né des mœurs nationales et des coutumes publiques ; dans l’antiquité, au contraire, ce ne fut pas une des veines les moins fécondes de la poésie. On entrevoit aussi, ce qui surprend d’abord, que le paganisme mettait à la célébration du mariage, quand c’était un mariage bien réel, plus de sérieux que nous. Nous, même avec un appareil religieux plus sévère, il semble que nous ayons toujours dans l’esprit le terrible mot de Beaumarchais : « De toutes les choses sérieuses, le mariage étant la plus bouffonne… » L’antiquité, plus sensée peut-être, sans se contrister et sans ricaner, considérait et célébrait le mariage tout à la fois comme une chose sérieuse et comme une chose gaie.

Quant à Sappho, si elle chanta beaucoup d’hyménées, elle ne paraît pas, pour son compte, avoir beaucoup fêté l’hymen. Elle que nous avons vue tour à tour, avec autant de passion, amante, mère, amie, poète, — et républicaine, s’il est vrai qu’elle conspira et se fit bannir avec Alcée, — nulle part ne se montre épouse. Elle aimait aussi beaucoup ses deux frères, et nous savons par Hérodote les réprimandes affectueuses qu’elle faisait à l’un d’eux pour le tirer des mains d’une certaine courtisane avare et rusée ; mais son mari, le père de sa petite Cléis, dans aucun des fragmens nous ne le trouvons nommé. Aussi, pourquoi s’appeler Cercolas ? Au reste, elle fut veuve de bonne heure. Et Phaon, après tout, en admettant que la légende de Phaon se rapporte à notre Sappho, n’est pas nommé non plus dans les vers qui nous sont parvenus. Faut-il en conclure qu’elle n’aima point Phaon et qu’elle n’aima point son mari ? Peut-être qu’elle les aima tous les deux.

En regard des épithalames et des chants d’amour, nous trouvons quelques épitaphes et quelques graves pensées :

« Ici est la cendre de Timas, morte avant l’hymen.

« Au lieu de la chambre nuptiale, la sombre demeure de Proserpine la reçut.

« A sa mort, toutes ses compagnes firent tomber avec le fer rapide leur gracieuse chevelure sur son tombeau. »

« …Oui, mourir est un mal ; s’il n’en était pas ainsi, les dieux aussi mourraient. »

Et cependant la vie est-elle un bien ? — Non, répond une autre épitaphe :

« Au pécheur Pélagon. Son père Mnèsiscos a fait mettre sur son tombeau ce filet et cette rame en souvenir de sa misérable vie. »

On voit là une nuance nouvelle de cette poésie. Sappho a quelquefois l’accent des gnomiques :

« La richesse sans la vertu, dangereux hôte ; mais le mélange de la vertu et de la richesse, c’est le suprême bonheur. »

C’est ce qui explique que l’on trouve chez elle quelques proverbes :

« Ne remue pas les tas de pierres… » « Chez moi ni miel ni mouche à miel. »

On y rencontre aussi quelques fragmens d’élégie :

« Le bel Adonis expire, ô Cythérée ! que faire ? Frappez votre sein, ô vierges ! et déchirez vos vêtemens.

Elle avait composé encore des hymnes, des chansons et des épigrammes. Ses poésies formaient neuf livres. Que de regrets pour nous ! on vient de voir ce qui en reste[12].

III.

Telle fut Sappho. Cette femme, en un mot, ne fut qu’amour : amour idéal ou amour sensuel ? de son temps on ne faisait pas ces distinctions. On ne savait encore d’autre psychologie que celle d’Homère, qui mêle et qui confond sans cesse, plus philosophiquement qu’on ne pense, l’estomac et le cœur, les sentimens et les appétits. Platon n’était pas venu encore isoler l’esprit dans la tête, le courage dans la poitrine, et reléguer les appétits dans le ventre, à peu près comme dans sa République il relègue au troisième rang le peuple ouvrier. Vers l’an 590 avant notre ère, on ne savait pas analyser tout cela, et dans la poésie non plus que dans la vie on ne subtilisait l’amour. Sappho aima donc à la manière des dieux homériques, mais sans pouvoir, comme Jupiter sur le mont Ida, s’envelopper au besoin d’un nuage d’or[13].

Au surplus, païenne ou chrétienne, il est clair que Sappho eût toujours aimé de même. Seulement son amour eût pu changer d’objet. Qui sait ce que Sappho chrétienne eût été ? peut-être elle eût été sainte Thérèse. L’hystérisme et le mysticisme ont des rapports cachés, mais réels ; l’un et l’autre parlent quelquefois la même langue, et produisent des phénomènes presque pareils. Nous avons cité le Cantique des cantiques, que l’un ou l’autre expliquent également. Qu’on lise aussi, par curiosité, les lettres de direction spirituelle écrites par le sévère Bossuet à la sœur Cornuau et à d’autres pénitentes : à voir les détails étranges de ses métaphores mystiques, on croirait qu’il n’ignore pas la chair ; cependant la pureté de Bossuet est, comme celle de Socrate, incontestable à nos yeux. Qu’on lise Fénelon et Mme Guyon ; mais surtout qu’on lise sainte Thérèse elle-même, puisque nous l’avons nommée ; on y trouvera mille passages comme ceux-ci, qui, ce me semble, ne continuent pas mal les citations de Sappho :


« Je sens que le divin époux est en moi ou que je suis abîmée en lui. Et dans cet état, mon ame se trouve tellement suspendue, qu’elle pense être hors d’elle-même ; la volonté aime, la mémoire s’évanouit, l’esprit se perd… C’est une joie qui n’est ni toute sensible ni toute spirituelle… »

« O mon Seigneur et mon Dieu, dont la vue fait la félicité des anges, mon cœur se fond comme la cire au feu de votre divin amour !… »

… « Peu s’en faut que je ne me sente entièrement défaillir ; je suis comme évanouie, à peine puis-je respirer ; toutes mes forces corporelles sont si affaiblies, qu’il me faudrait faire un grand effort pour pouvoir seulement remuer les mains ; mes yeux se ferment d’eux-mêmes, et, sils demeurent ouverts, ils ne voient presque rien… »

… « L’ame, dans ces ravissemens, semble ne plus animer le corps. Il sent que la chaleur naturelle l’abandonne et devient tout froid, mais avec un plaisir inconcevable… »

… « C’est un martyre délicieux… »

… « J’en suis accablée. Cela me réduit en un tel état, que celles de mes sœurs qui viennent à moi… disent qu’elles me trouvent sans pouls ; les jointures de mes os se relâchent ; mes mains sont si raides, que je ne les saurais joindre, et la douleur que je sens dans les artères et dans tout le reste du corps est si violente, qu’elle continue jusqu’au lendemain, et qu’il semble que toutes les parties de mon corps n’aient plus de liaison les unes avec les autres… »

« … Mais cette peine est si agréable, qu’il n’y a point dans le monde de contentement qui en approche, et l’ame voudrait pouvoir sans cesse mourir d’une blessure si favorable… Oh ! combien de fois, étant dans cet état, me suis-je souvenue de ces paroles de David : Comme la biche soupire avec ardeur après les eaux des torrens, ainsi mon ame soupire après vous, mon Dieu ! »

« … J’ai vu un ange à mon côté gauche dans une forme corporelle. Il était petit, d’une merveilleuse beauté, et son visage étincelait de tant de lumière, qu’il me paraissait un de ceux de ce premier ordre qui sont tout embrasés de l’amour de Dieu et que l’on nomme Séraphins. Cet ange avait en la main un dard qui était d’or, dont la pointe était fort large et qui me paraissait avoir à l’extrémité un peu de feu. Il me sembla qu’il l’enfonça diverses fois dans mon cœur, et que, toutes les fois qu’il l’en retirait, il m’arrachait les entrailles et me laissait toute brûlante d’un si grand amour de Dieu, que la violence de ce feu me faisait jeter des cris, mais des cris mêlés d’une si extrême joie, que je ne pouvais désirer d’être délivrée d’une douleur si agréable. »

On le voit, l’objet seul de l’amour est changé ; mais c’est le même amour, la même ardeur, les mêmes transports. Sous le ciel de l’Espagne plein de soleil, comme sous le ciel de l’Éolide, dans cet air doux et parfumé ; soit après les banquets couronnés de roses où l’on s’enivrait de vin de Lesbos au milieu des chansons et des lyres, ou après ces jeûnes du cloître qui affaiblissaient le cerveau, excité ensuite par les chants de l’orgue ou par le silence ; soit dans ces belles îles de la mer Égée et de la mer Ionienne, toutes verdoyantes, comme le disent les poètes, d’épais ombrages ennemis de l’innocence, ou dans ces couvens d’Avila et d’Alba, aux ombrages mystérieux aussi, aux préaux solitaires pleins de rêverie, aux cellules discrètes, comment défendre son ame ou ses sens contre la passion, érotique ou séraphique, et contre les dards enflammés ?

Quoi qu’il en soit de ce rapprochement, c’est la passion de Sappho qui fit son génie. Il faut remarquer ce phénomène : les impressions même de la volupté physique, recueillies et épurées par l’imagination, servent aussi à la poésie, en devenant, pour ainsi dire, matière morale. L’esprit dégage des élémens grossiers l’élément pur et spiritualise la matière ; les sensations venues du corps prêtent des couleurs à l’idéal : elles sont comme cette vase lumineuse qui est, dit-on, répandue dans le ciel, et dont se forment les étoiles.

Née de la passion, la poésie de Sappho est franche et vraie, et n’a rien de factice. La plupart des autres lyriques que nous connaissons, Pindare et Horace même, eurent tour à tour une inspiration vraie et une inspiration factice, si l’on peut parler ainsi. Dans le génie ou le talent de chacun de ces deux poètes, on distingue deux veines bien diverses. Une partie de la poésie de Pindare était en quelque sorte officielle, c’est celle que nous possédons ; l’autre partie, dont il ne reste presque rien, exprimait les passions ou les émotions personnelles du poète. Chez Horace, comme le dit très bien un illustre critique, « l’enthousiasme lyrique n’est vrai que dans l’expression de la volupté, car il n’y a plus même d’amour. » Tantôt c’est une poésie naturelle, tantôt, et plus souvent, ce n’est qu’une poésie littéraire. Sappho eut le bonheur de naître lorsqu’il n’y avait pas encore de poésie littéraire ; la sienne fut toujours naturelle, dans la plus large acception du mot. La lyre, pour Sappho, n’était pas une métaphore ; elle prenait cette lyre dans ses mains pour se distraire de la passion qui l’agitait pendant les longues nuits solitaires, comme Achille, dans l’Iliade, prend la sienne pour se distraire de sa douleur. Elle préludait ; son ame et ses nerfs tressaillaient ; elle exaltait son amour et son désir au lieu de s’en distraire ; elle brûlait, elle pâlissait, elle devenait plus verte que l’herbe ; alors des chants entrecoupés s’exhalaient de ses lèvres, de ses lèvres toutes tremblantes, toutes frémissantes de baisers inassouvis. Toute cette fureur du désir passait dans ses vers ; le rhythme alors n’était pas une entrave ; le rhythme, au contraire, la soulageait. Comme les chants d’Électre assoupissaient Oreste, le rhythme la berçait, la calmait, l’apaisait : sa passion, d’abord surexcitée, s’affaissait enfin par son excès même ; la lassitude venait, sinon le repos, jusqu’à ce que cette fureur se réveillât encore, pour appeler de nouveau, avec des cris douloureux et peut-être pleins de délices, comme ceux de sainte Thérèse, l’ingrat ou l’ingrate qui la délaissait !

Voilà ce que fut sa poésie, complète et complexe comme la nature humaine elle-même, composée d’ame et de corps. Aussi cette poésie nous ravit-elle, parce qu’elle nous saisit à la fois par l’imagination et par les sens, parce qu’elle nous présente, sous une forme élevée et puissante, le divin mélange du réel et de l’idéal.

Pour ce qui regarde la langue grecque, Sappho contribua à l’enrichir et en même temps à la fixer. L’expression dans Homère est flottante, à grands plis ; Sappho l’ajusta, la serra, mais sans gêner la grace, et seulement comme le rhythme lyrique le demandait. Elle diversifia ce rhythme. Elle composa des hymnes, des odes, des élégies. Elle mêla à son langage choisi les charmes de la prononciation et du dialecte éoliques. Toute l’antiquité admira la Lesbienne presque à l’égal d’Homère, presque au-dessus de Pindare. Je remplirais plus d’une page des noms seuls de ceux qui la vantent. Je me contenterai de citer Aristote, Platon et Plutarque : Aristote, parce que son expression vient encore à l’appui de la thèse que nous avons posée : « Les Mityléniens honorent Sappho, quoiqu’elle soit une femme ; » Platon, qui, dans le Phèdre, la met au nombre des sages, mais ce mot sage, en grec, voulait dire tant de choses ; et Plutarque, qui devient poétique en parlant d’elle : « En vérité, dit-il, ce que cette femme chante est mêlé de feu. » Il faut ajouter encore l’appréciation remarquable du grammairien Démétrios, qui loue Sappho d’avoir su employer convenablement l’hyperbole, l’anadiplose, l’anaphore, la métaphore, la parabole et la métabole.

Mais qu’avons-nous besoin de ces témoignages ? Il suffit de lire le peu qui nous reste d’elle, pour sentir combien elle fut un grand poète, pour l’admirer avec amour. — M. Boissonnade, après avoir relevé l’étourderie de Laharpe, qui dit lestement : « Nous n’avons qu’une douzaine de vers de Sappho, » et mentionné, outre les deux grands morceaux, les fragmens épars que nous venons de traduire, résume tous les jugemens par cette citation charmante :

O suavis anima, quale te dicam honum
Antehac fuisse, tales quum sint reliquiae !

Halcyonius, savant du XVIe siècle, dans un dialogue latin, fait parler ainsi Jean de Médicis, qui fut plus tard Léon X :

« J’ai entendu dire dans mon enfance à Démétrios Chalcondyle, homme très savant dans les lettres grecques, que des prêtres chrétiens avaient eu assez de crédit auprès des empereurs byzantins pour obtenir d’eux la faveur de brûler en entier un grand nombre d’ouvrages des anciens poètes grecs, qui contenaient des peintures amoureuses et des sentimens licencieux, et qu’ainsi furent détruits les comiques Ménandre, Diphile, Apollodore, Philémon, Alexis, et les lyriques Sappho, Érinne, Anacréon, Mimnerme, Bion, Alcman, Alcée. On les remplaça, ajoutait-il avec un peu de malice, ce semble, par les poèmes de notre Grégoire de Nazianze, qui, pour inspirer des sentimens plus religieux, ne peuvent pas prétendre cependant à une élégance aussi attique. Si ces prêtres ont été honteusement impies envers les poètes grecs, ils ont donné un grand témoignage de piété catholique. »


On vient de lire les poésies de Sappho, éclairées par ce que nous savons de sa vie et des mœurs grecques : que conclure ? Que Sappho fut une courtisane et une Lesbienne, mais une femme d’une ame élevée, d’un noble cœur, et un grand poète. En un mot, idéalisez le plus possible une de ces courtisanes dont nous avons décrit l’éducation intellectuelle et physique si complète et si raffinée ; douez-la d’une ame inspirée, d’une imagination ardente et de cette faculté particulière qui produit le style : vous aurez Sappho. On a vu que cette alliance déplorable de tant de corruption et de tant de génie s’explique par la constitution même de la société antique, dans laquelle la femme ne pouvait prendre part à la vie littéraire et publique qu’à la condition de mettre toute pudeur sous ses pieds. Les courtisanes seules pouvaient devenir musiciennes, poètes ou philosophes ; elles seules pouvaient s’instruire et cultiver leur esprit dans ces écoles où l’art était un appendice à la science de la volupté, et où la prostitution même prenait les proportions de l’art ; elles seules pouvaient, au sortir de ces écoles, s’attacher aux pas d’un artiste ou d’un philosophe, et profiter de ces entretiens subtils ou de ces leçons élevées qui achevaient de développer leur intelligence virilement ; elles seules pouvaient prendre rang dans le monde, comme nous dirions aujourd’hui, ou, pour mieux dire, elles seules pouvaient être les premiers élémens de ce que plus tard on a appelé le monde. Elles seules enfin pouvaient devenir fameuses et faire parler d’elles soit en mal, soit en bien, tandis que nous avons entendu Périclès déclarer solennellement que, pour les femmes vertueuses, l’un et l’autre était également à redouter.


ÉMILE DESCHANEL.

  1. Voyez aussi, pour commentaire perpétuel, les sculptures du musée secret de Naples.
  2. En Égypte, les almehs ; dans l’Inde, les bayadères.
  3. Cité de Dieu XIV, 20.
  4. Sans doute à cause de ces vers :
    « Ô muse au trône d’or ! tu as dicté cet hymne qu’a chanté agréablement l’aimable vieillard de Téos, ce bon pays aux belles femmes. »
  5. On lit dans Saint-Marc, commentateur de Boileau : « Athénée et Strabon nous apprennent qu’elle aimoit une certaine Dorique, et que son frère Charaxe aimoit aussi cette femme. Là-dessus, Pearce suppose que, Dorique ayant été surprise avec Charaxe par Sappho, celle-ci composa l’ode qu’on va lire pour exprimer toute la violence de sa jalousie. C’est, en effet, ce que la pièce présente, et de cette supposition, nécessaire pour la bien entendre, il suit que M. Despréaux n’en a pas rendu partout l’esprit. » Cette Dorique était de Naucratis en Égypte, où il y avait aussi beaucoup de courtisanes, au dire d’Athénée, qui était de cette ville.
  6. Heureux qui près de toi pour toi seule soupire,
    Qui jouit du plaisir de t’entendre parler,
    Qui te voit quelquefois doucement lui sourire ;
    Les dieux dans son bonheur peuvent-ils l’égaler ?

    Je sens de veine en veine une subtile flamme
    Courir par tout mon corps sitôt que je te vois,
    Et, dans les doux transports où s’égare mon ame,
    Je ne saurais trouver de langue ni de voix.

    Un nuage confus se répand sur ma vue,
    Je n’entends plus, je tombe en de douces langueurs ;
    Et pâle, sans haleine, interdite, éperdue,
    Un frisson me saisit, je tremble, je me meurs.

    Que de mots ajoutés au texte et contraires au sens ! – Delille a rétréci les vers de Boileau et y a mêlé des incorrections. — Voltaire aussi a imité plusieurs fois cette ode.<:poem>

  7. André Chénier a rendu ces deux jolis vers par quatre qui ne sont pas heureux ; on n’eût pas dû les imprimer.
  8. Catulle dit, en parlant du moineau de Lesbie :

    Mellitus erat, suam que norat
    Ipsa tam bene quam puella matrem,
    Nec sese a gremio illius movebat,
    Sed circumsiliens modo huc modo illuc
    Ad solam dominam usque pipiabat.

  9. Cette obscure clarté qui tombe des étoiles. — (CORNEILLE, le Cid.) Et quelques vers de Psyché, çà et là

    Oh ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts ! — (RACINE, Phèdre.)
    Il donne aux fleurs leur aimable peinture, etc. — (Athalie.)

    Et quelques vers du Paysage de Port-Royal.

    « Il fait noir comme dans un four. Le ciel s’est habillé ce soir en Scaramouche, et je ne vois pas une étoile qui montre le bout de son nez. » - (MOLIERE, le Sicilien.)

    Et plusieurs passades de Psyché et des intermèdes.

  10. Attollite portas, principes, vestras ! et elevamini, porta sternales, et introïbit rex gloriae etc. Ps. 23.
  11. J’aurais mis plus dorée, si l’on pouvait dire que l’or fût doré ; cela eût été moins exact.
  12. Afin que cette étude contienne tous les fragmens de Sapho connus jusqu’à ce jour, j’ajoute ici ceux que je n’ai pas insérés dans le texte. Je ne laisse de côté que quelques mots détachés ou frustes dont le sens est incertain, et une épigramme (inscription) sans intérêt :
    « J’ai conversé en songe avec la déesse de Cypre… »
    « Et toi, beau serviteur, amour !… venant du ciel dans un habit de pourpre… »

    … Cupido
    Fulgebat crocea candidus in tunica. —

    (CATULLE, 68.)
    «  Plus amoureux que Gello elle-même !… »
    « Pour la fille de Polyanax, bien du plaisir ! »
    « … Ses pieds étaient couverts de lanières brodées, chef-d’œuvre de la Lydie. »
    « … Le cratère était mêlé d’ambroisie : Mercure prit un vase pour verser aux dieux. »
    « … On dit qu’un jour Léda trouva un rouf enveloppé de bandelettes de couleur d’hyacinthe. »
    « … Mars se retira, ayant menacé d’emmener vulcain de force. »
    « … Ce portier a des pieds de sept aunes ; ses semelles sont faites de cinq peaux de boeuf, et sont l’ouvrage de dix cordonniers. »
    « … Celui qui est beau sera bon, celui qui est bon sera beau. »
    « … A vous qui êtes belles, à vous ma pensée, ma pensée fidèle à jamais ! »
    « … Venez ici, Graces voluptueuses, Muses à la belle chevelure… »
    « … Et vous, chastes Graces aux bras de rose, venez, filles de Jupiter. »
    « … Non, jamais, dans aucun temps, une jeune fille mieux douée pour la poésie ne verra la lumière du jour. »
    « … Messager du printemps, rossignol aux chants harmonieux ! »
    « … Et toi, fille de Pandion, hirondelle aimable, que me veux-tu ? »
    « … Ainsi les Crétoises autrefois agitaient on cadence leurs pieds légers autour de l’autel d’amour, et foulaient mollement la fleur du tendre gazon. »
    « … Des lentilles d’or poussaient sur les rivages. »
    « … Leur cœur s’est glacé, ils laissent tomber leurs ailes. »
    « … Un noir sommeil se répand sur leurs yeux et les tient pendant la longue nuit. »

  13. Iliade, XIV. — Qu’on se rappelle aussi, entre mille autres passages, au IVe chant de l’Odyssée, les paroles adressées par Calypso à Mercure, qui vient de lui ordonner, de la part de Jupiter, de renoncer à Ulysse ; il n’est pas question là d’amour psychologique « Dieux méchans que vous êtes ! dit-elle, et jaloux par-dessus tous ! qui enviez aux déesses le plaisir de coucher ouvertement avec les hommes, lorsque l’une d’elles s’est fait un amant. » - Et encore l’entrée en matière de Mars avec vénus, Odyssée, VIII, 292.