Études sur l’histoire d’Allemagne/02

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Études sur l’histoire d’Allemagne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 72 (p. 796-820).
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ÉTUDES
SUR
L’HISTOIRE D’ALLEMAGNE

LA DÉCADENCE MÉROVINGIENNE[1]

J. Tardif, Études sur les institutions politiques et administratives de la France. Période mérovingienne. — A. Rambaud. Histoire de la civilisation française, t. I. — Perroud, les Origines, du duché d’Aquitaine. — A. Nitzsch, Geschichte des deutschen Volkes bis zum Augang der Ottonen, et les ouvrages de MM. Fustel de Coulanges, Geffroy, Zeller, Sybel et Waitz, cités en tête de l’aticle du 15 juillet 1885.

À la fin du Ve siècle, la Germanie était habitée, le long des côtes de la mer du Nord, par les Prisons, pauvres gens qui vivaient de pêche et de piraterie et qui donnaient à sécher au vent la boue avec laquelle ils bâtissaient leurs cabanes. Au sud de la Frise, du Rhin à L’Elbe, les Saxons vivaient, comme les Germains décrits par Tacite, de la vie simple de paysans, propriétaires, guerriers et chasseurs, disséminés dans des villages. Les Thuringiens occupaient le centre de la région germanique, depuis l’Aller affluent de l’Elbe, jusqu’au Danube ; les Alamaus, la haute vallée du Danube, jusqu’au Lech ; enfin, sur la rive droite du Lech, les Bavarois s’établirent au VIe siècle et complétèrent la Germanie du moyen âge. Frisons, Saxons, Thuringiens, Alamans, Bavarois n’étaient pas plus capables de s’unir pour résister à l’étranger que n’avaient été les Germains du temps de l’empire. Ils parlaient des dialectes différens et ils avaient des coutumes particulières. Tandis que les Thuringiens obéissaient à des rois et les Bavarois à des ducs, ni les Frisons ni les Saxons ne reconnaissaient en temps de paix l’autorité d’un chef. Comme les anciens Germains, les peuples se faisaient la guerre les mis aux autres : les Thuringiens et les Saxons semblent avoir été des ennemis perpétuels. Cependant un double danger menaçait la Germanie. Les Francs, à l’ouest, en avaient conquis une partie ; à l’est, les Slaves s’avançaient occupant l’espace évacue par les peuples que Tacite avait connus entre l’Elbe et la Vistule, et dont la plupart étaient allés se perdre dans l’empire romain ; sur le Danube arrivaient les Avares, hordes asiatiques en marche vers l’Occident.

Placée entre les Francs et ces barbares, qu’allait devenir la Germanie ? Incapable de résister aux uns et aux autres, elle semblait destinée à devenir leur champ de bataille, et l’avenir du monde dépendait de l’issue du combat. Considérons en effet que le monde était alors partagé en deux régions : l’une était le pays impérial romain, qui comprenait la Gaule, l’Espagne, l’Italie, la péninsule des Balkans, l’Afrique septentrionale et l’Asie occidentale ; l’autre était cet immense terrain à peine effleuré aux extrémités par les armes ou par la politique de Home, et qu’habitaient les Germains, les Slaves et ces couches profondes de populations lithuaniennes et finnoises qui se prolongeaient jusqu’aux mers lointaines de l’Asie. Le Rhin était une des limites de ces deux régions et les Francs y faisaient office de rempart et d’avant-garde. Ces Germains, qui ont acquis droit de cité dans l’empire et dans l’église, seront-ils assez forts pour défendre la frontière et pour la reculer vers l’est ou conquérant la Germanie ? Laisseront-ils au contraire ce pays devenir la proie de quelque « grand prince » slave ou d’un khan d’Asiatiques ? S’ils conquièrent la Germanie, ils y porteront la culture à la fois romaine, germanique et chrétienne qui sera celle de notre continent, et ils contribueront ainsi à la formation de l’Europe, c’est-à-dire de ce groupe de peuples différens les uns des autres, mais sur les visages desquels une culture commune marquera des traits communs. Telle était la grandeur du rôle historique des Francs. Par la force des choses, et sans le Bavoir, bien entendu, ils étaient chargés de faire la transition entre le monde ancien et le monde futur, celui-là représenté par l’empire, qui avait recueilli tous les élémens bons ou mauvais des cités et des peuples méditerranéens ; celui-ci, par l’Europe, encore indistincte au VIe siècle, mais qui se formera de parties empruntées aux deux régions marquées tout à l’heure, et confondant les pays et les génies les plus divers, le Nord et le Midi, l’Occident et l’Orient, dominera un jour et mettra en valeur l’univers moderne, plus vaste, plus varié, plus riche que cet univers antique auquel l’orgueil des Humains avait donné le nom des orbis Romanus.

Les Francs firent d’abord de rapides conquêtes en Germanie. Clovis avait soumis le pays des Alamans ; son fils aîné, Thierri, s’empara de la Thuringe par les moyens qu’employaient d’ordinaire les Mérovingiens, c’est-à-dire par la combinaison de la force, de la ruse et du crime. Les Saxons, qui l’avaient aidé, devinrent les tributaires des rois francs, dont les ducs bavarois reconnurent à leur tour la suprématie. La seule Frise garda l’antique indépendance. Maîtres du paye presque entier, les Francs furent bientôt attaqués par les envahisseurs de l’Est. Sigebert combattit aux bords de l’Elbe les Avares. La première fois qu’ils se trouvèrent en présence des Asiatiques, les Francs furent tout déconcertés ; car ces barbares, dit Grégoire de Tours, « disposaient de ruses magiques ; ils montrèrent aux Francs des fantasmagories et les mirent en pleine déroute. » Sigebert fait prisonnier, dut payer rançon au gaghanus. Ses successeurs eurent plusieurs fois affaire avec ces étranges ennemis, au temps de Dagobert, toute la barbarie orientale entre en mouvement. Des bulgares, chassés par les Avares, pénètrent en Bavière, demandent un asile et des champs à cultiver : Dagobert les fait mettre à mort. Pour se défendre contre ces mêmes Avares, des tribus slaves acclament roi un marchand franc, nommé Samo, qui était en expédition dans leur contrée. Cet aventurier, vigoureux personnage, qui eut de ses douze femmes vingt-deux fils et quinze filles, fonda un grand royaume dont le centre était la Bohême. Dagobert envoya contre lui des années qui furent repoussées ; mais, du moins, les Francs réussirent à couvrir la Germanie.

Restait à savoir s’ils pourraient asseoir définitivement leur conquête et si la Germanie, après avoir reçu de ses maîtres des mœurs et une religion nouvelles, serait capable de les propager à son tour parmi les peuples qui habitaient l’orient de la future Europe. Or il arriva qu’au milieu du VIIe siècle, après la mort de Dagobert, la royauté mérovingienne entra dans une grande crise où ses forces se perdirent. Pendant que la Gaule se brise en fractions ennemies les unes des autres, les Saxons refusent le tribut ; la Thuringe, la Bavière, L’Allemannie se détachent de l’empire mérovingien. Le combat est suspendu aux frontières de l’Est, Les Slaves reprennent leur marche en avant et envoient des essaims jusqu’aux bords du Rhin. Tout est remis en question, et il semble qu’après les Wisigoths, les Ostrogoths et les Burgondes, les Francs vont échouer dans la tentative qu’ils ont faite de fonder sur les ruines de l’empire un endossement nouveau. Il importe que nous recherchions les causes de ce nouvel échec d’un peuple barbare.


I.

On comprendra bien les difficultés de l’expérience qu’avaient à faire les Francs, si l’on compare leur histoire à celle d’autres peuples conquérans : les Doriens, par exemple, dans l’antiquité ; les Anglo-Saxons, les Normands et les Arabes dans les temps modernes. Doriens, Anglo-Saxons et Normands s’établirent en nombre sur un terrain qui n’était pas très étendu, et les peuples auxquels ils se superposèrent n’étaient pas plus civilisés qu’eux-mêmes. Les Doriens ne se confondirent jamais avec les indigènes ; ils gardèrent leur originalité et se donnèrent une discipline rigoureuse afin de la mieux défendre. Les Anglo-Saxons et les Normands demeurèrent assez longtemps à l’état de colonie conquérante avant de se mêler aux vaincus pour former une nation. Au contraire, la domination que fondèrent les Arabes fut très vaste et ils trouvèrent presque partout une civilisation supérieure à la leur ; ils se mêlèrent aux populations par des mariages et se mirent à l’école de leurs sujets, mais ils gardèrent leur langue et leur religion qui contenait leur loi. Ils eurent le bénéfice de la résistance et de la persistance extraordinaire de la race sémitique ; ils ne perdirent point leur caractère propre et demeurèrent des Arabes. Enfin, si étendu que fût leur empire, ils en occupèrent effectivement toutes les parties.

L’empire mérovingien, moins vaste que celui des Arabes, l’était beaucoup plus que les royaumes des Doriens ou des Anglo-Saxons. Moins nombreux que les Arabes, les Francs ne purent être partout présens. Le peuple demeura dans le Nord : mais comme les rois tirent des expéditions répétées dans la Gaule entière, comme ils se partagèrent ce pays, comme ils distribuèrent partout des offices et des terres à leurs fidèles, les principaux du peuple furent détachés de la nation et se perdirent dans la population romaine. Les Francs ne furent donc ni cantonnés en une masse compacte comme les Doriens ou les Anglo-Saxons, ni partout répandus comme les Arabes. Du reste, il y a entre ces peuples et les Francs la grande différence que ceux-ci ne furent pas à proprement parler des conquérans. Clovis a battu Syagrius et le roi des Wisigoths, les fils de Clovis eut battu le roi des Burgondes ; après quoi ils ont pris la place du Romain Syagrius, du Wisigoth Alaric et du Burgonde Sigismond, mais les Romains des pays occupés par ces barbares n’ont pas été conquis. Les Alamans et les Thuringiens ont succombé il est vrai, dans une lutte de peuple contre peuple : mais, ici encore, le roi vainqueur s’est contenté de se substituer aux rois vaincus. Les Francs n’ont pas même eu l’idée de chercher un système de gouvernement applicable à tout leur empire. En Gaule, la population avait l’habitude et le besoin d’être gouvernée, et il subsistait quelques cadres administratifs : ils ont fait administrer le pays par leurs comtes et leurs évêques. En Germanie, ils se sont approprié le trésor des rois et leurs biens, qui devaient être considérables ; ils ont pris le commandement militaire du peuple et ils ont peut-être trouvé le moyen de se procurer la perception des revenus de justice, qui étaient, avec les revenus de leurs propriétés, toute la richesse des princes barbares ; mais l’on ne voit point qu’aucun gouverneur, aucun officier ait été envoyé par eux au-delà du Rhin. Les pays germaniques ont été rattachés à l’empire franc par une sorte d’union personnelle : c’était donc un empire disparate et très difficile à garder pour un peuple qui n’était ni groupé sur un territoire où il aurait pu garder son caractère et sa force originelle, ni représenté dans toutes les provinces sur lesquelles il exerçait une sorte d’hégémonie.

Comme ils ne sont pas des conquérans, les Francs ne forment point une caste privilégiée. S’ils estiment leur vie plus haut que celle d’un Romain dans leurs tarifs du wergeld, ce n’est là qu’une manifestation naïve de l’estime de soi-même. Ils sont rebelles à l’impôt, mais c’est l’effet d’un ressouvenir de la vie barbare, d’un sentiment de fierté juvénile et aussi de l’incapacité de comprendre les nécessités de la vie publique. Du reste, ils n’ont aucun préjugé contre les Romains ; ils ne les excluent ni des honneurs de l’état, ni des honneurs de l’église. Ils leur laissent leurs grands domaines, leurs titres et cette noblesse dent les familles sénatoriales gardent précieusement la tradition. Ils ne commettent, au moins par mesures générales, aucune de ces violences qui divisent une population en deux camps. La langue des Romains est leur langue officielle ; la religion des Romains a été adoptée par eux : entre eux et les Romains il n’y a pas lieu à des luttes prolongées comme celles où les patriciens et les plébéiens ont aiguise leurs courages et leurs esprits par un effort continu dont la fin a été la formation de cette cité qui est devenue la maîtresse du monde.

Quand les Arabes et les Saxons entreprirent leurs complètes, rien n’avait altéré leurs mœurs : ils étaient des Arabes et des Saxons. Les Francs ; lorsqu’ils s’établissent en Gaule, ne sont plus de vrais Germains. Au nord et à l’est, on trouve encore le peuple vivant et faisant ses affaires dans le village et la centenie, mais après que Clovis a mis dans Paris « la chaire du royaume, » ces communautés de paysans ne comptent plus dans la vie générale, qui est tout entière où est le roi avec son personnel politique moitié franc et moitié romain. L’opinion des Romains sur le pouvoir royal qu’ils se représentent comme l’image du pouvoir impérial, celle des évêques qui saluent en Clovis la résurrection de David et de Constantin, achèvent de transformer le chef barbare, Les relations des Germains entre eux et avec le roi sont modifiées profondément. Pour employer une expression de la tangue familière, on ne sait plus chez les Francs comment on vit. Aussi ne faut-il pas attendre d’eux l’énergie d’un peuple simple qui sait ce qu’il veut et fait ce qu’il est capable de faire.

Comme les Arabes, les francs furent placés en face d’une civilisation supérieure ; mais les civilisations hellénique et persane que les Arabes trouvèrent en Asie étaient plus vivantes et plus capables de fécondité que n’était la civilisation romaine dans la Gaule mise en désordre depuis trois siècles par les guerres civiles, les révoltes des paysans et l’invasion. La vie intellectuelle achève de s’éteindre ; les écrivains exécutent les dernières parodies de la littérature classique ; la langue corrompue va se briser en dialectes ; la philosophie n’a plus d’idées ; la législation n’est plus qu’une codification ; l’art ne sait plus qu’altérer les formes de la beauté antique : il n’est plus même capable de renouveler les modes des derniers temps de l’empire, qui persisteront plusieurs siècles. Les institutions et la plupart des cadres de la vie politique ont été emportés. Au commencement du Ve siècle, Honorius pouvait encore convoquer dans Arles l’assemblée des sept provinces ; Sidoine Apollinaire et ses amis poursuivaient à Rome un gouverneur infidèle et obtenaient sa condamnation ; ils connaissaient des cités, des provinces, des diocèses, des préfectures, et, en haut de la hiérarchie, l’empereur, qui était la loi vivante. Au VIe siècle, il n’y a plus d’assemblées, plus de gouverneurs, plus de vicaires, plus de préfets, et la loi vivante est morte. De même que les Francs ne sont plus de vrais Germains, les Romains ne sont plus de vrais Romains : ils ne vivent plus dans l’atmosphère de la vie antique. Ils sont donc incapables d’initier les barbares à la civilisation romaine.

Enfin la grande histoire des Francs commence le jour même du baptême de Clovis ; mais cette conversion, qui est une nouvelle rupture avec le passé, ne peut être tout de suite bienfaisante. Sans doute, les migrations, les guerres, l’habitude des violences et du brigandage, l’éloignement des lieux où les sources, les bois et les arbres étaient sacrés et où les rites du culte s’accomplissaient dans un milieu traditionnel, l’admiration pour la richesse et la prospérité des chrétiens, l’idée que le dieu de Rome devait être un puissant dieu, préparèrent les Germains à recevoir le christianisme. Ils n’étaient pas incapables d’ailleurs de comprendre la sublimité des conceptions chrétiennes, car ils avaient des dieux qui avaient vécu parmi les hommes comme le Christ ; ils savaient que la terre est entre le jour et la nuit et qu’il existe quelque chose au-dessus de notre misère et par-delà le fini. Mais comment auraient-us pu faire âme neuve du jour au lendemain et opérer en eux la transformation qui eut été nécessaire pour qu’ils devinssent de vrais chrétiens ? Ce n’est pas encore le moment de dire quelle sorte de christianisme fut pratiquée par les Mérovingiens, et il suffit de marquer ici qu’après avoir obéi à saint Rémi en brûlant ce qu’ils avaient adoré, les Francs ne surent point adorer dans l’intimité d’une conscience régénérée et qu’ils avaient brûlé. Ils perdirent l’imparfaite discipline de la religion ancienne et ne supportèrent point les règles que la religion nouvelle leur voulait imposer. Ils furent dans la maison de Dieu des étrangers bruyans et violens ; ils n’en prirent à grand’peine que les habitudes extérieures. Ici encore nous rencontrons donc l’opposition que nous avons déjà marquée entre les Germains et d’autres grands peuples. Chez les Grecs, les Juifs, les Arabes, le développement religieux a été naturel et continu. En Gaule, une série de transitions a mené les habitans du druidisme au culte romain, puis à l’organisation ecclésiastique chrétienne. Rien de pareil chez les Francs. Ils ont su s’accommoder avec l’église et tirer grand profit de cette entente, mais ils n’ont pas connu, au temps mérovingien, l’alliance intime de la religion et de la politique qui a fait la force du peuple ne Dieu, de la cité antique et des premiers califes.

Bref, les francs sont peu nombreux et leur empire est vaste. Si peu nombreux qu’ils soient, ils sont divisés : le peuple est d’un côté ; les chefs et les rois sont de l’autre. Ils ont perdu en partie leurs mœurs anciennes ; ils ne sont plus des païens et ne sont pas des chrétiens. Rien d’essentiel ne les distingue des populations de leur empire. Ils n’ont ni cet orgueil de conquérans, ni cet orgueil de caste qui sont de grandes forces. Ils ne sentent le besoin ni de s’organiser pour la résistance, ni de se plier à des circonstances nouvelles et de chercher de nouveaux moyens de gouvernement. Ils ont cette bonne fortune très dangereuse de ne rencontrer et de ne provoquer aucune résistance sérieuse. Si l’expérience qu’ils ont à faire est difficile, rien ne les en avertît. Ils peuvent vivre au hasard et au jour le jour, et ils vivent ainsi. Jamais peuple n’a été exposé à tant et de si grands dangers.


II.

Le premier de ces dangers était la dépravation des mœurs. Francs et Romains confondus se livrent à tous les vices avec une fougue extraordinaire. Ils sont cupides, menteurs, assassins et débauchés. On ne saurait déterminer avec exactitude à quoi, de la barbarie franque ou de la civilisation romaine, il faut attribuer la plus grande part dans la corruption universelle. Pourtant c’est un problème qui a tenté beaucoup d’esprits. Certains écrivains allemands sont portés à n’accuser que la civilisation romaine ; ils en font un tableau effrayant dont ils empruntent les couleurs à Salvien. Obligés de reconnaître que les Francs, s’ils ont été des disciples, ont bien vite égalé leurs maîtres, ils s’autorisent du témoignage d’un Byzantin pour dire que ce peuple faisait exception parmi les Germains par sa méchante nature. Certes il serait aisé de défendre la Gaule romaine contre Salvien, ce prêtre marseillais du Ve siècle, qui a suivi le penchant ecclésiastique à trouver dans les choses humaines l’abomination de la désolation, et de montrer chez d’autres barbares que les Francs la perfidie, la violence et les débauches ; mais à quoi bon ? Nous sommes en présence d’un phénomène connu : quand deux peuples, dont l’un est plus civilisé que l’autre, entrent en contact, ils commencent par échanger leurs vices, et il est naturel que les Romains aient appris des Francs la violence et qu’ils leur aient enseigné l’usage du luxe et le raffinement dans le vice. Au reste, nous savons déjà une autre raison d’écarter comme oiseuse la querelle des défenseurs de Rome et des admirateurs de la Germanie : ce ne sont point de vrais Germains ni de vrais Romains qui sont en présence. C’est parce que les uns et les autres ont perdu leur caractère propre et leurs mœurs anciennes qu’ils se rapprochent si aisément. Quand les hommes cessent de vivre sous les lois accoutumées, cette sorte de pudeur générale, qui est en partie un effet de l’habitude, s’évanouit. Ne suffit-il pas, dans notre temps même, d’un mois de guerre étrangère et de huit jours de guerre civile pour déchaîner les instincts de l’état de nature, qui sont de méchans instincts ?

La dépravation a été fatale aux Francs. Cupides, ils sont éblouis par l’éclat de l’or ; ils entassent dans leurs trésors les métaux, les fourrures, les étoffes, les pierres précieuses. Troublés par cet enrichissement subit, épris de luxe, ils recouvrent de colliers, de bracelets, d’agrafes et de ceintures d’or leurs vêtemens dont la bordure est tissée d’or et de perles. Glorieux comme des parvenus, ils font parade de leur opulence. Frédégonde, envoyant en Espagne sa fille Rigonte, met le trousseau de la fiancée sur cinquante chariots, confiés à la garde de quatre mille hommes, qui les pillent en route. Ces rois, ces reines, ces officiers et leurs serviteurs sont en proie à la sacra fames, et pour la satisfaire, ils commettent des exactions qui sont une cause permanente de troubles et de révoltes.

Il n’est presque pas de prince auquel les écrivains contemporains ne reprochent le péché de luxure. Les barbares sont séduits par la beauté des femmes romaines et le charme de nouveauté qu’ils trouvent dans ces amours. Celui-ci fait enlever en Aquitaine des convois de filles de sénateurs. Un autre, envoyé par son père pour faire la guerre aux Goths, s’arrête dans un château, et, près de l’hôtesse, oublie son père et la guerre des Goths et sa fiancée des bords du Rhin. Brunehaut, qui était presque une Romaine, a troublé bien des têtes. Mais les Mérovingiens ne s’adressent pas si haut d’ordinaire ; ils prennent leurs femmes à la cuisine ou dans les ateliers de la maison : Frédégonde n’est que la plus illustre de ces servantes maîtresses. Ils en prennent plusieurs à la fois, au gré de leur caprice, sans craindre de mettre deux sœurs dans le même lit, comme fit Caribert, qui fut excommunié parce qu’une des deux sœurs était religieuse, et qui, d’ailleurs, ne s’inquiéta pas de l’excommunication. La polygamie est tolérée chez eux ; Grégoire de Tours parle tranquillement « d’une des reines de Caribert. » La violente passion pour les femmes se transmet de père en fils, croissant toujours. Clotaire II « est instruit, pieux, généreux envers les églises, mais il est trop grand chasseur et il obéit trop aux suggestions des femmes et des filles. » Le fils de Clotaire, Dagobert, « a trois reines, et, de plus, ad instar Salomonis, des concubines que l’on ne peut dénombrer. » Le fils de Dagobert, Clovis II, « est adonné à tous les vices honteux : fornicateur, trompeur de femmes, ivrogne et goulu. » Ces débordemens commencent avec la puberté ; ils ruinent la race royale, qui finit par ne plus produire que des énervés.

La perfidie de ces princes, qui cherchent perpétuellement à se tromper et à se voler les uns les autres, est une des causes de ces guerres civiles qui ont contribué pour une si grande part à détruire l’état mérovingien. L’assassinat, qui est le moyen habituel de la politique des rois, décime la famille. Il est entré dans les mœurs au point de ne surprendre personne. Clovis assassine les petits rois du Nord et de l’Est : le peuple célèbre ces meurtres par des chants dont la poésie se reconnaît dans la narration de Grégoire de Tours. Quand Childebert et Clotaire veulent déposséder ou tuer les enfans de leur frère Clodomir, ils envoient demander à leur mère Clotilde si elle veut voir ses petits-enfans morts ou cloîtrés : elle choisit la mort. Elle aimait ces enfans, et quand les deux rois eurent accompli le crime avec un sang-froid de bouchers, elle fit reprendre les petits corps, qui furent portés à l’église au milieu des larmes et des sanglots, mais elle n’a pas maudit les assassins et ne semble pas leur avoir gardé rancune : Childebert et Clotaire avaient fait de la politique. De même on se pardonne entre frères une tentative de fratricide. Thierry, qui avait demandé un service à son frère Clotaire, voulut s’acquitter envers lui en le tuant. Il le manda dans sa tente sous prétexte de le consulter en secret sur quelque affaire ; mais Clotaire aperçut des pieds qui passaient sous une draperie suspendue à la muraille et il fit signe à ceux qui l’accompagnaient d’entrer avec lui. Thierry décontenancé parla de choses et d’autres, et, ne sachant comment se faire pardonner sa ruse, donna un grand plat d’argent à son frère, qui se retira ; mais Thierry eut regret d’avoir perdu cet objet « sans motif, » et il dit à son fils Théodebert : « Va chez ton oncle et fais-toi donner le plat. » Le jeune homme sortit et rapporta le plat : « Thierry, dit tout, simplement Grégoire, faisait ces choses-là admirablement. » Il nous semble que Clotaire aurait eu quelque droit à garder le cadeau et même à se fâcher ; mais il était de bonne guerre de chercher à tuer son frère, et un fratricide manqué n’était pas même une cause de brouille : Thierry a voulu tuer Clotaire, mais Clotaire s’est bien gardé ; tout est dans les règles. Il faut à chaque instant attendre le coup de couteau. Le roi Gontran, dans un séjour qu’il fait à Paris, ne va nulle part, pas même à l’église, sans une forte garde. Un dimanche, après que le diacre a fait faire silence, il adresse au peuple ces paroles : « Je vous en conjure, hommes et femmes qui êtes ici, daignez me garder une foi inviolable ; ne me tuez pas, comme vous avez tué mes frères ; il me faut encore trois ans pour élever mes neveux qui sont mes fils adoptifs. Prenez garde qu’il n’arrive, ce que veuille ne pas permettre l’éternelle divinité ! que, moi mort, vous ne périssiez avec ces enfans, car il ne restera plus de mon sexe personne assez robuste pour vous défendre. » Et tout le peuple se mit à prier Dieu pour ce roi qui demandait aux assassins un répit de trois ans. De toute la lignée royale il ne restait alors que Childebert, âgé de quinze ans, et Clotaire, âgé de quelques mois : le premier, fils de Sigebert assassiné ; le second fils de Chilpéric également assassiné. Chilpéric avait à peine vu son dernier né ; il l’avait caché dans une villa, de peur qu’il ne lui arrivât quelque mal s’il était aperçu en public. Il fallait en effet bien garder les enfans, car on se vengeait sur eux des griefs qu’on avait contre les pères. Quel drame que la destinée des descendans de Sigebert et de Brunehaut ! Leur fils Childebert est mort de sa belle mort, laissant deux fils, dont l’un, Théodbert, règne en Austrasie ; l’autre, Thierry, en Bourgogne. Ils se font une guerre acharnée. Théodbert tombe entre les mains de Thierri, avec son fils tout enfant : il est tondu et va mourir dans un monastère ; quant à l’enfant, un homme le saisit par le pied, sur l’ordre de Thierry, et lui casse la tête sur une pierre. Thierry meurt bientôt après, et la branche austrasienne n’est plus représentée que par la vieille Brunehaut et ses arrière-petits-enfans, les fils de Thierry. Ils tombent entre les mains du fils de Frédégonde, Clotaire. C’est alors que l’aïeule est attachée par un pied, par un bras et par la chevelure à la queue d’un cheval indompté. « Son corps est rompu membre à membre par les coups de pied du cheval et la rapidité de la course. » Clotaire épargna un des enfans, dont il était le parrain : les deux autres furent étranglés.

Ainsi la dépravation des Francs n’est pas de celles qu’un état puisse supporter longtemps. La corruption des mœurs n’amène pas nécessairement la ruine d’une puissance, et l’on voit durer des états où les gouvernans ne font à la vertu que l’hommage de leur hypocrisie, mais l’hypocrisie est une contrainte qui limite les débordemens ; les civilisations avancées ne tolèrent pas de certains crimes et l’immoralité n’y étouffe ni l’activité de l’esprit ni même les sentimens généreux. Les vices et les crimes des Mérovingiens tarissent les sources mêmes de l’existence, et ils n’ont point de compensation, car à cette immoralité correspond l’ineptie dans la vie politique et ces hommes sans mœurs sont aussi des hommes sans idées.


III

Un roi mérovingien, gouvernant la Gaule romaine, procédait à la fois du roi germanique et de l’empereur romain. Aussi est-il intéressant de rechercher quel est celui des deux personnages auquel il doit le plus. Cette recherche a produit la querelle des romanistes et des germanistes : les premiers tiennent pour la victoire de l’esprit romain, les seconds pour la victoire de l’esprit germanique, mais il faut prendre garde de simplifier ainsi les choses, car les choses ne sont jamais simples. Quand on a discerné, dans les documens ou les faits de l’histoire mérovingienne, tels ou tels élémens romains ou germaniques, on n’est pas autorisé à dire : Ceci est romain, cela est germanique, et le mélange a produit la société mérovingienne. Une pareille méthode oublie quelque chose, qui est l’histoire, c’est-à-dire une rencontre de faits et de circonstances qui produisent le nouveau. Cette réserve faite, il est certain que Clovis et ses fils, très confusément, sans en avoir délibéré, par la fatalité des circonstances, ont suivi tantôt les sentimens et les habitudes germaniques, tantôt les erremens du pouvoir impérial.

La royauté germanique n’était pas faible au point de n’avoir pas d’avenir. Sans doute, le peuple faisait les affaires ordinaires au village ou dans la centenie et les grandes affaires dans le concilium ; le roi ne commandait à la guerre qu’après que le peuple l’avait décidée ; il ne faisait exécuter le jugement qu’après que le peuple l’avait prononcé ; mais un personnage unique est toujours considérable dans un état simple, où l’on n’a point l’idée des sinécures et dont la constitution toute primitive ne prévoit pas tous les besoins. Les Germains n’étaient point des sauvages ; ils avaient un droit qui réglait les relations des hommes entre eux : l’observance du droit, c’était l’état de paix ; or, c’était le roi qu’ils chargeaient de faire observer le droit et d’assurer la paix. Ils lui donnaient ainsi la haute fonction d’un protecteur de son peuple. Les Germains d’ailleurs obéissaient à cet instinct naïf qui pousse les hommes à élever au-dessus du commun la personne de leur chef afin de s’expliquer à eux-mêmes leur obéissance : ils croyaient que leurs rois descendaient de leurs dieux. La famille royale était trop mêlée au peuple et on la voyait de trop près pour que le roi fût l’objet d’un culte à la façon des monarques orientaux, et il arriva plus d’une fois que l’on crut pouvoir se passer de lui : ainsi les Hérules massacrèrent un jour leurs princes et ils essayèrent de vivre sans roi, mais ils se repentirent bien vite, et alors, ne croyant point qu’il leur fût permis d’élever le premier venu à la dignité suprême, ils envoyèrent des ambassadeurs dans une île lointaine où s’était établie une de leurs colonies, afin qu’ils ramenassent un membre de la famille sacrée. Chez d’autres peuples, la personne auguste a été souvent maltraitée : les Burgondes tuaient leur roi quand ils avaient été battus ou que la moisson avait été mauvaise, mais cela prouve qu’ils lui prêtaient la puissance de vaincre leurs ennemis et les élémens, comme font ces paysans qui fustigent la statue d’un saint pour le punir de n’avoir pas veillé sur la récolte. La preuve que le roi était en dehors et au-dessus du droit commun, c’est que sa vie n’était pas estimée, à l’exception d’une seule loi barbare, dans le tarif du wergeld : on la croyait trop précieuse pour être évaluée en argent. Le roi anoblissait, pour ainsi dire, ce qu’il touchait ; sa faveur élevait un homme libre au-dessus de ses concitoyens et même un esclave au-dessus d’un homme libre ; devenir le convive du roi, cela triplait la valeur d’un homme. Protecteur de tout son peuple, le roi pouvait accorder une protection particulière à des personnes, qui devenaient tout de suite privilégiées. Son autorité, bien qu’elle fût contredite et limitée par toutes de résistances, n’était donc pas définie nettement ; il s’y mêlait une sorte de droit vague que les circonstances pouvaient faire redoutable.

Le princeps romain n’est pas comme le roi germanique au début d’une histoire : son pouvoir est la conclusion de la longue histoire de la cité romaine. En aucun temps, cette cité n’a ressemblé au petit état germanique appelé civitas par les écrivains latins, qui ont l’habitude d’assimiler les institutions étrangères et les leurs, alors même que l’assimilation n’est pas légitime. Il est vrai qu’en Germanie comme à Rome le point de départ de l’organisation politique a été la famille, mais le passage de la famille à l’état s’est fait très vite dans l’étroite enceinte de la cité romaine : il ne s’est jamais achevé chez les paysans germains, disséminés en maisons isolées ou répartis dans de vastes villages. Le peuple germanique a gardé le désordre d’une organisation incomplète, au lieu qu’à Rome a régné la discipline de l’imperium, c’est-à-dire du pouvoir absolu exercé par le magistrat au nom et pour le service de la respublica : ces deux termes en effet que la langue moderne oppose l’un à l’autre, se complètent l’un par l’autre, la respublica étant le lieu idéal où s’exerce l’imperium. Le magistrat romain a d’abord été unique et viager et s’est appelé le roi. La magistrature a été partagée ensuite entre les deux consuls, puis le consulat s’est démembré ; mais toutes les magistratures dérivées de la royauté ont gardé l’imperium. À la fin, à la suite des guerres, de la conquête du monde et des révolutions, le magistrat redevient unique et s’appelle l’empereur. Il respecte assez longtemps les vieilles formes de la constitution, les magistrats, les comices, le sénat, puis il les efface les unes après les autres. En lui s’était faite la grande synthèse des divers pouvoirs dont l’existence simultanée avait donné à Rome une sorte de liberté politique, mais très différente de la nôtre, car elle n’avait jamais eu pour objet de faire échec au pouvoir et de l’annuler.

L’empereur se trouva donc investi de toute-puissance. Il eut le pouvoir militaire : même au fond de son palais, il était réputé commander et combattre, et, quand ses lieutenans remportaient des victoires, il triomphait. Il eut le pouvoir législatif ; on l’appelait la loi vivante, lex animata in terris, et comme la loi personnifiée est supérieure à ses propres manifestations, il était affranchi des lois, solutus legibus. Il eut le pouvoir judiciaire : il jugeait en personne et il n’y avait de jugement définitif que le sien, car il recevait les appels des sentences rendues par ses officiers. Toute autorité était une délégation de la sienne. Le monde était administré par le palatium, où les divers offices savamment distribués se partageaient le gouvernement central. Du palais descendait une hiérarchie de fonctionnaires, dont chacun avait son office, car l’empire avait inventé ou du moins perfectionné le système de la division des pouvoirs. Enfin l’empereur est grand pontife et chef de la religion. Personnification de la cité, dont la majesté et la sainteté sont en lui, il a été, dès l’origine, l’objet d’un culte public ; au IIIe siècle, quand la dignité impériale a été revêtue par des princes qui vivaient en Orient, l’empire a pris le caractère de ces monarchies orientales où le prince était Dieu. Le princeps dédaigne alors de porter les titres des vieilles magistratures ; il ne se dit plus même imperator : il est le maître, dominus. Il est dieu pour son propre compte, prœsem et corporalis deus. On se prosterne devant lui ; on l’adore, et, pour recevoir ces hommages, il est habillé de pourpre, de soie et d’or, coiffé du diadème ; son palais est sacré, sa chambre sacrée, sa main sacrée, ses finances sacrées. Contre cette idole s’est insurgé le christianisme pour l’honneur du genre humain. Le princeps et le christianisme se sont traités d’abord en ennemis irréconciliables. Les chrétiens, ne pouvant comprendre le monde sans l’empereur et n’imaginant pas que cet empereur-dieu pût jamais devenir chrétien, annoncaient la fin des siècles et appelaient de leurs vœux le jugement dernier. Cependant les deux adversaires se rapprochèrent au Ive siècle ; les deux termes de l’antinomie se concilièrent. Mais l’empereur, le jour même où il reconnut à l’église le droit d’exister, y entra, comme un triomphateur et un maître, toujours vêtu de pourpre, de soie et d’or et couronne en tôle. Son palais, sa chambre, sa main, son trésor demeurent sacrés. Il donne à l’église ses premiers privilèges ; il appuie ses préceptes de la force du bras séculier : il ordonne la célébration du dimanche ; il décrète la suppression du vieux culte païen, qu’il appelle superstitio et idolorum insania, et la fermeture des temples, sous peine d’être frappé du « glaive vengeur ; » mais il ne s’est jamais considéré comme un serviteur de l’église. Il n’est plus dieu, mais il est toujours le chef de la religion. Quatre-vingts ans après l’édit de tolérance rendu par Constantin, il s’appelle encore pontifex maximus, et, même lorsque Gratien aura renoncé au titre, l’empereur restera grand pontife. Constantin a présidé le concile de Nicée ; il a fait, dans les proclamations impériales où il exhorte ses sujets à se faire chrétiens, les premiers sermons qu’ait prononcés un empereur ; ils lui ont été dictés, mais ses successeurs feront leurs sermons eux-mêmes, régulièrement, comme une besogne de leur office impérial. Ils seront des théologiens, tantôt orthodoxes et tantôt hérétiques, mais imposant toujours leur croyances. Ils donneront au peuple leur bénédiction. Le peuple et les évêques se prosterneront devant leur visage. Ils marcheront escortés par les thuriféraires. Leurs images seront saintes et entourées de l’auréole. Singulière histoire que l’histoire de cette auréole ! Les rayons en sont empruntés à la divinité des rois d’Orient, a la divinité de l’ancienne Rome, à la divinité même du Christ et à la sainteté des apôtres ; car tout se mêle et se confond dans la personne du princeps, et sa grandeur est vraiment majestueuse parce qu’elle reflète tout à la fois la majesté de l’histoire profane et la majesté de l’histoire sacrée.

Roi germain, princeps romain, quelles différences entre ces deux personnages ! Et pourtant les rois mérovingiens ne pouvaient se soustraire à l’obligation de les jouer tous les deux.


IV

Ils ont joué le personnage impérial. Ils habitent un palatium qu’ils appellent sacré. Ils ont un consistorium pour les assister dans le gouvernement, une cour et des dignitaires dont la plupart portent des titres romains. Ils font des édits et des décrets comme l’empereur. Ils prennent des mesures d’ordre public et maintiennent le système des impôts romains. Ils sont représentés dans les provinces par des officiers. Juges suprêmes, ils s’assoient au tribunal « pour entendre et juger les causes de tous. » On les qualifie de « Votre Excellence, Votre Sérénité, Votre Gloire, Votre Magnificence, Votre Sublimité. » Les hagiographes les nomment Augustus et parlent de leur « mémoire divine. » Eux-mêmes disent que « Dieu leur a commis la charge de régner » et qu’ils sont ses mandataires.

Qu’y a-t-il de réel sous ces belles apparences ? Une comparaison exacte entre la palatium mérovingien et la palatium romain montrerait que le premier est une cohue, au lieu que le second est bien ordonné ; que maints offices désignés par des noms romains sont d’origine germanique et que d’autres étaient inconnus à la cour impériale, : que le consistorium franc, dont la composition et les attributions sont mal définies, ressemble seulement par le nom au consistorium principis, où toutes les affaires étaient discutées devant l’empereur par le questeur du sacré palais, qui était une sorte de ministre d’état, et par les chefs des services civils et militaires. Et quelle comparaison possible entre l’administration romaine et l’administration mérovingienne ? Où est la hiérarchie des officiers ? Où la séparation des pouvoirs ? La principale division administrative au temps des Mérovingiens est le comté : ils l’ont trouvée toute faite : elle était très ancienne. Lorsque Rome avait organisé la Gaule, elle avait fait du territoire de chaque peuple gaulois une civitas, respectant ainsi un cadre géographique consacré par une longue tradition ; l’église fit de la civitas le diocèse, et les Mérovingiens en firent le comté ; mais ils remirent au comte la délégation du pouvoir royal tout entier. Le comte fut un juge, un gardien de la paix générale, un percepteur qui devait compter chaque année avec le trésor, un chef militaire préposé à la levée et au commandement du contingent. On exigeait de lui beaucoup plus que d’un fonctionnaire romain, alors qu’il n’était pas, à coup sûr, aussi expérimenté. Ajoutez que l’administration devenait bien difficile, au moment même où les administrateurs devenaient plus incapables. Au régime de la loi unique avait succédé le régime des lois personnelles, et il fallait que ce juge jugeât suivant leurs lois le Romain, le Franc, le Burgonde qui vivaient dans son comté. Ce percepteur eut fort à faire avec les Francs qui ne voulaient pas payer l’impôt, et avec les Romains qui surent s’y soustraire dès que les désordres commencèrent. Comme il n’y avait plus d’armée permanente, il fut très malaisé à ce chef militaire de réunir et de commander des troupes d’hommes à qui l’état ne donnait ni vivres, ni armes, ni solde. A tous les termes de ce parallèle entre l’ancien ordre des choses et le nouveau, on trouverait à faire les mêmes réflexions. Le roi mérovingien est le juge suprême, mais il ne faut pas trop se fier à la formule solennelle qui le montre siégeant entouré « de ses pères les évêques, de ses grands, de ses référendaires, de ses domestiques, de ses sénéchaux, de ses chambellans, de ses comtes du palais et de la foule de ses fidèles, » car nombre de crimes énormes et publics et ont été commis sans encourir une répression, et l’on voit souvent le roi procéder par exécutions sommaires. Quant aux appels, le nombre en était réduit par l’usage des épreuves judiciaires, desquelles il ne pouvait être appelé, puisque Dieu lui-même était réputé avoir prononcé ; d’ailleurs l’appel était rendu à peu près impossible par les désordres et les guerres civiles : le roi mérovingien n’est donc pas un juge au même degré que l’empereur. Enfin, s’il est vrai qu’il soit un législateur, quelle chose misérable que la législation mérovingienne !

Il est tout simple que les barbares aient pris les formes anciennes du gouvernement, puisqu’ils n’avaient aucune idée qui leur appartînt d’un gouvernement nouveau. Leurs sujets les ont appelés maîtres, excellences, sérénités, majestés ; leurs évêques les ont salués délégués et représentans de Dieu : on aime toujours à s’entendre dire ces choses-là, et on les comprend vite ; aussi les ont-ils comprises. Ils ont trouvé un système d’impôts tout organisé, très productif ; il est naturel qu’ils l’aient gardé le plus longtemps possible. Si peu clerc que l’on soit dans la science politique, on sait toujours mettre la main sur une caisse. Mais les rois francs ne pouvaient pénétrer la nature intime du gouvernement romain. On ne s’improvise pas princeps ; du jour au lendemain. Le princeps et ses sujets avaient été formés par une transmission séculaire de sentimens et d’idées qui étaient tout neufs pour des Mérovingiens. Ceux-ci ont été séduits par des apparences ; ils s’en sont enveloppés, comme ils se couvraient des ornemens romains ; mais j’imagine que le roi Clovis, le jour où il se para des insignes envoyés de Constantinople, aurait fait à l’empereur l’effet d’un paysan malhabile à porter les ornemens des clarissimes. Dans les formes du gouvernement impérial, comme dans les vêtemens romains ; les Mérovingiens sont endimanchés.

Il est pourtant une tradition du gouvernement impérial qu’ils ont conservée. L’union de l’état et de l’église a duré : elle est même devenue plus étroite. Le roi est le grand électeur des évêques. Les règles canoniques étaient pourtant précises : un évêque devait être élu par le clergé et par le peuple, puis agréé par le roi, enfin consacré par le métropolitain qu’assistaient les évêques de la province. Mais les Mérovingiens abusèrent du droit qu’ils avaient d’accepter ou de rejeter la personne de l’élu, et ils en firent une source de revenus. « Déjà, dit Grégoire, commençait à fructifier cette semence d’iniquité : le sacerdoce était vendu par les rois et acheté par les clercs. » Puis il arrivait que le roi, après avoir rejeté une élection, désignait lui-même l’évêque. D’autres fois, il le nommait sans se soucier des électeurs : Chilpéric, par exemple, disposa de sièges épiscopaux en faveur de laïques. L’église ne laissait pas toujours passer sans protester de pareilles usurpations. Un certain Ermerius, fait évêque par Clotaire, fut déposé après la mort de ce prince par un concile provincial, qui désigna pour le remplacer Héraclius. L’élu va trouver le roi Caribert et lui fait un beau discours où il ne manque pas de lui promettre un règne long et prospère, s’il observe les canons. « Ah ! tu crois, répond Caribert en grinçant les dents, que les fils du roi Clotaire ne sauront pas faire respecter les actes de leur père ? » Et il fait jeter Héraclius dans un char rempli d’épines, qui l’emmène en exil ; puis il ordonne de rétablir Ermerius et frappe d’une amende énorme les pères du concile qui l’ont déposé. Mais le plus souvent l’église se soumettait. C’était elle qui avait donné aux rois francs ce pouvoir sur elle-même. Saint Rémi ayant un jour ordonné prêtre, à la prière de Clovis, un laïque du nom de Claudius, fut blâmé par les évêques : « J’ai fait cela, répondit-il, sans avoir rien reçu pour le faire, à la demande du très excellent roi, qui est le prédicateur et le défenseur de la foi catholique. Vous m’écrivez que ce qu’il a ordonné n’est pas canonique. Remplissez votre haut sacerdoce… Le triomphateur des nations a commandé : j’ai obéi. » L’église, en effet, avait de trop grandes obligations envers les Mérovingiens pour ne pas faire leurs volontés. On l’a très bien dit : elle sentait pour ces princes, les seuls rois barbares qui fussent orthodoxes, la dangereuse tendresse d’une mère pour un fils unique.

Les rois siègent dans les conciles et les président. Un concile a été tenu à Orléans, la dernière année du règne de Clovis, et les évêques y ont été convoqués par « leur seigneur, le fils de l’église catholique, le roi Clovis. » C’est le roi qui a dressé l’ordre du jour ; à ses propositions, les évêques répondent par des décisions qu’ils soumettent à « un si puissant roi et seigneur, afin que, par sa haute autorité, il les rende obligatoires. » Les successeurs de Clovis maintiennent soigneusement les droits royaux en cette matière. Comme les évêques du royaume de Sigebert avaient voulu se réunir sans son autorisation, le roi le leur interdit, attendu qu’un « concile ne peut se tenir dans son royaume sans son aveu. » Et, de fait, les actes des conciles portent d’ordinaire la mention du « consentement, » de « l’invitation, » de « l’ordre » du roi.

Le Mérovingien a donc grande autorité dans l’église et sur l’église. Il la laisse en revanche se mêler aux affaires de l’état. L’évêque a gardé dans la cité la grande situation que lui avait laissée l’empire ; il y est un personnage aussi important que le comte ; et l’accord entre le comte et lui est chose si nécessaire que l’on voit déjà, du temps de Grégoire de Tours, le roi remettre au clergé et au peuple le soin de désigner un comte. L’évêque, qui est le juge de la population cléricale, est aussi en beaucoup de cas juge des laïques. D’abord, il est le protecteur des veuves, des orphelins et des affranchis ; ensuite la confusion qui s’établit entre la notion du péché et celle du crime, l’autorise à réclamer certains crimes pour sa juridiction. Ainsi les deux ordres, ecclésiastique et laïque, se rapprochent et se confondent, et le premier, par un effet de son caractère sacré, prend la prééminence. Un édit de Clotaire II attribue à l’évêque une sorte de droit de surveillance sur le comte. Les conciles mêmes sont requis pour le service de l’état, pro utilitate regni. Le roi Gontran veut faire juger par les évêques sa querelle avec Sigebert, puis avec Brunehaut. Grégoire de Tours s’en afflige : « La foi de l’église n’est pas en péril, dit-il ; il ne surgit aucune hérésie ! » Mais les évêques eux-mêmes mettent à l’ordre du jour de leurs délibérations des affaires d’état ; ils se transportent en corps auprès des rois pour leur faire connaître leur opinion sur des faits politiques. Dans les discordes et dans les guerres, ils offrent et font accepter leur arbitrage.

Un des Mérovingiens a voulu connaître même des choses spirituelles. Chilpéric s’était mis en tête de réformer le dogme de la trinité, conte son projet et ses raisons à Grégoire de Tours : « Et voilà, dit-il en conclusion, ce que je veux que vous croyiez, foi et les autres docteurs des églises ! » Grégoire s’en défendit, et, comme le roi l’avertissait qu’il s’adresserait à de plus sages : « Celui qui accepterait tes propositions, s’écria l’évêque, serait non pas un sage, mais un sot. » Sur ce chapitre, Grégoire, comme on sait, n’entendait pas la discussion. Un autre évêque, auprès duquel le roi renouvela sa tentative, voulut lui arracher le parchemin où il avait écrit sa profession de foi. Chilpéric « grinça les dents » et se tut. Il semble d’ailleurs qu’il ait été le seul théologien de la famille, ce singulier personnage que Grégoire de Tours accable d’une malédiction méritée, mais dont la physionomie nous intéresse au plus haut degré, parce qu’il a été le plus exact imitateur du gouvernement impérial et le disciple maladroit de la civilisation ancienne. Il faisait des prœceptiones et des vers latins ; il était philologue et il commanda qu’on ajoutât des lettres à l’alphabet. Sa théologie, sa philologie, sa poésie, ses prœceptiones se ressemblent et se valent. Son gouvernement boite comme ses vers. Il parodie Auguste comme Virgile, et il est le type de cette royauté d’imitation grossièrement plaquée d’or antique.

Heureusement ces rois n’étaient pas assez bons chrétiens pour devenir des hérétiques. Ils avaient naïvement attaché leur fortune à celle de l’église. Ils faisaient de leur orthodoxie une sorte de dignité. Les plus barbares d’entre eux, de vrais brigands, parlent de l’intérêt du catholicisme, profectus catholicorum. » Ils proscrivent le paganisme par leurs lois : ils excluent de l’état ceux qui sont exclus de l’église : « Quiconque ne voudra pas obéir à son évêque, dit un décret de Childehert, sera chassé de notre palais et ses biens seront donné à ses successeurs légitimes. » Voilà qui achève de montrer que l’église mérovingienne est une institution d’état.

Il n’est pas étonnant que la tradition romaine se soit ici conservée, quand elle s’est perdue si rapidement pour le reste. Le reste, administration savante, jurisprudence, arts, lettres, c’était le passé ; il était enseveli sous la ruine de la civilisation ancienne. Mais l’église, qui survivait à cette ruine et que les barbares trouvaient partout présente et puissante, continuait avec les rois les habitudes qu’elle avait prises avec les empereurs. Elle y trouvait son profit des honneurs, des privilèges, l’appui du bras séculier. Après avoir professé dans ses premiers jours, quand elle était encore toute remplie de l’esprit du nouveau Testament, l’indifférence à l’égard du pouvoir, elle avait senti le prix du concours qu’il lui prêtait. Elle avait respecté la pleine puissance impériale ; elle l’avait ensuite communiquée, pour ainsi dire, aux rois barbares. Église et royauté trône et autel, comme on dira plus tard, inaugurèrent alors cette alliance intime qui devait persister pendant des siècles et qui dure encore entre leurs débris.


V

Le roi mérovingien a joué le personnage germanique mieux que le romain, et certains actes dont les suites furent considérables, n’étaient que les effets d’habitudes anciennes auxquelles il demeura fidèle.

Les quatre fils de Clovis se partagent sa succession. Ils croient faire la chose du monde la plus naturelle, et nous ne voyons pas qu’ils aient étonné personne. Comme il n’y avait pas de droit d’aînesse dans les familles royales, tous les princes apportaient en naissant l’aptitude à régner, et lorsque la coutume de l’élection se fut perdue, les fils d’un roi succédèrent ensemble à leur père. Les francs, bien qu’ils eussent sous les yeux l’indivisible monarchie impériale, se représentèrent la royauté, non comme une magistrature suprême, unique et pour ainsi dire impersonnelle, mais comme un patrimoine composé de droits, d’honneurs et de propriétés, très propre à être partagé. Les fils de Clovis firent donc quatre parts égales de l’héritage paternel, et comme les partages se renouvelèrent à chaque mort de roi, des régions politiques permanentes se formèrent en Gaule. La Neustrie, la Burgondie et l’Austrasie apparurent les premières. Le pays des Francs saliens était compris dans la Neustrie ; l’Austrasie était le pays les Francs ripuaires ; en Burgondie les Burgondes étaient demeurés après la victoire des francs et la mort de leur dernier roi. Francs de Neustrie, Francs d’Austrasie, Burgondes avaient leur loi particulière ; il y avait donc une raison pour qu’ils se distinguassent les uns des autres. Telle n’était pas la condition de l’aquitaine : les Wisigoths en avaient émigré, les Francs y étaient venus en petit nombre. La population romaine était là, comme partout, incapable de s’organiser. Pliée à l’obéissance, déshabituée de l’énergie, cette masse humaine, jadis fondue dans l’unité impériale, était matière à partager entre barbares. L’Aquitaine fut, en effet, tantôt divisée outre les trois rois du Nord et de l’Est, tantôt attribuée à un seul ou à deux d’entre eux et elle demeura une carrière à des expéditions de brigandages jusqu’au jour où les Wascons, descendant de leurs montagnes, lui donnèrent son peuple barbare et la force de conquérir l’indépendance.

Ces régions devinrent des états qui réclamaient un gouvernement particulier lorsqu'il se trouvait qu'un seul prince régnât sur toute la monarchie. Ainsi Clotaire fut obligé de donner pour roi aux Austrasiens son fils Dagobert, et Dagobert, lorsqu'il eut succédé à Clotaire, fut requis d'envoyer son fils Sigebert, tout enfant qu'il fut, régner en Austrasie. Comme chacun des rois exerçait la souveraineté pleine et entière, l'empire mérovingien n'eut pas l'unité. Il fut divisé en fragmens, et l'on sait qu'entre ces fragmens la guerre était perpétuelle et qu'elle était atroce. Voilà un des effets de la conception germanique de la royauté.

De même qu'ils ne savaient pas s'élever à l'idée abstraite de la royauté, les Mérovingiens ne comprenaient pas la relation de prince à ce sujet, d'état à individu. L'importance de la personne du roi, qui est un trait de l'ancienne constitution germanique, persiste dans la Gaule mérovingienne : elle y est même plus grande, car c'est chose singulière et qu'on n'a pas assez remarquée : le roi germain primitif est bien plutôt un homme public que le roi mérovingien ; la civitas de Tacite est bien plutôt un état que le royaume de Sigebert ou de Chilpéric. Sans doute le roi primitif n'est pas un être de raison ; on le choisit dans la famille privilégiée, parce qu'il est jeune, sain et robuste ; c'est à une personne bien déterminée que l’on attribue l’office de protecteur du peuple ; à plus forte raison, c’est à une personne réelle que sont attachés les comites, qui combattent à ses côtés pendant la guerre et qui vivent à sa table pendant la paix. Mais le peuple n’en a pas moins une vie politique réglée par la coutume ; il a sa place et son rôle dans les tribunaux et dans les assemblées, et parce qu’il y a un peuple, le roi est un personnage d’état en même temps qu’il est le patron de ses cliens particuliers. Transportés sur le territoire romain, les Mérovingiens ont affaire à une masse d’hommes qui n’est pas un peuple ; d’autre part, ils ne savent pas entrer dans le rôle du princeps et gouverner comme faisait l’empereur. Ils n’ont point pris de mœurs nouvelles, et, des mœurs anciennes, ils ont gardé surtout l’habitude des relations privées qui vont bientôt se substituer aux relations politiques. Ainsi les rois francs, au moment même où ils s’établissent dans des provinces de l’état romain, perdent cette notion de l’état, que les Germains entrevoyaient et qu’ils ont peu à peu précisée dans les royaumes Scandinaves et anglo-saxons, où ils n’ont pas rencontré les ruines des institutions romaines.

Il serait intéressant de suivre à travers l’histoire mérovingienne les manifestations de cette politique enfantine qui ne soupçonne même pas l’existence des principes les plus élémentaires et ne comprend que le visible, le tangible, le concret. On y verrait que c’est une bonne fortune pour un roi que d’être un bel homme : les Francs sont fiers de la beauté de Clovis et de sa chevelure, répandue en torrent sur ses épaules. Un vieillard infirme n’est plus digne de régner ; Clovis, pour exciter au parricide le fils du roi de Cologne, lui dit : « Ton père vieillit et boite de son pied malade. » Un roi mérovingien n’imagine pas que la paix puisse être assurée par des institutions régulières : si Gontran demande aux Francs de le laisser vivre trois années, c’est que son successeur Childebert ne sera majeur que dans trois ans ; il faut donc patienter jusque-là : autrement le peuple, privé de son protecteur, périrait. Il n’y a donc point de lois, point d’état : une personne tient lieu de tout. Aussi le gouvernement n’est-il pas autre chose que les relations de cette personne avec tels et tels individus.

Le roi mérovingien est à proprement parler le chef d’une grande clientèle ; il a des compagnons qui vivent sous son toit et mangent à sa table, des contubernales et des convivœ. Riche et grand propriétaire, il donne des terres à l’église, il en donne à tous ceux qu’il croit capables de le servir et qui sont, comme disent les écrivains du temps, des hommes utiles (utiles). D’autre part, l’état général des mœurs et de la société, les guerres politiques et privées, les violences de toute espèce obligent un grand nombre de pauvres gens à chercher un protecteur. Un des modes les plus employés était la recommandation : un homme libre, incapable de se défendre, allait trouver un plus puissant que lui, demandait le vivre et le vêtement, et s’engageait par compensation à servir ; sa condition devenait un ingenuili ordine servitium, mots difficiles à traduire (littéralement servage d’ordre libre) et qui montrent combien s’obscurcissait la notion de la liberté. D’autres hommes, pour mettre leur propriété à l’abri, la donnaient à quelque église ou à quelque riche propriétaire, qui la leur rendait à titre de bénéfice, c’est-à-dire de bienfait : en changeant ainsi la condition de sa terre, on diminuait sa liberté, on devenait l’obligé d’un bienfaiteur. Or il est naturel que la protection du roi ait été très recherchée, qu’on se soit recommandé à lui, qu’on lui ait cédé la propriété de sa terre pour la reprendre de lui en bénéfice, et c’est ainsi que, de la masse des sujets, se détachèrent des groupes d’hommes qui, à des titres très divers, les uns puissans et les autres misérables, entrèrent en relations particulières avec le prince.

Ces relations sont celles que l’on comprend le mieux dans les civilisations primitives. Les rois mérovingiens étaient si bien disposés à les pratiquer qu’ils considéraient leurs comtes et leurs ducs, non comme des officiers à la façon des gouverneurs romains, mais comme des serviteurs de leur personne. Les offices étant d’ailleurs une source de revenus, ils les distribuaient comme les terres par libéralité. Ici encore la relation personnelle se substitue à la relation politique. Le sujet disparaît et fait place à ce nouveau personnage qui va jouer un si grand rôle, et qu’on appelle l’homme du roi, le fidèle, le leude.

Replaçons maintenant au milieu des circonstances historiques le roi et les fidèles. La guerre civile commence avec les fils de Clovis ; elle devient perpétuelle sous ses petits-fils. Tout ce qui restait des institutions romaines s’évanouit : il n’y a plus de finances d’état ; le service militaire, que l’on voit organisé sous les premiers Mérovingiens, a certainement disparu au VIIe siècle. Il ne reste donc au roi d’autres moyens de gouvernement que la fidélité de ses leudes. Mais déjà ceux-ci forment une aristocratie redoutable, où se rencontrent les convives du roi, les ducs, les comtes, les grands propriétaires laïques et les évêques, qui sont eux aussi de grands propriétaires et des officiers du roi. Cette aristocratie, dont le concours est à tout instant nécessaire, se mêle à la vie politique et réclame sa part du gouvernement. Sous les petits-fils de Clovis, elle intervient dans toutes les circonstances importantes. Après que Sigebert est assassiné, les grands d’Austrasie s’emparent de son fils enfant et règnent en son nom. Après que Chilpéric est assassiné, les grands de Neustrie conduisent Frédégonde près de Rouen, et emmènent son fils, « promettant qu’ils le nourriront et l’élèveront avec le plus grand soin. » Si un roi veut conclure un traité, les grands sont présens et participent à l’acte. Si un roi ou une reine veut gouverner sans les grands ou contre eux, une lutte à mort s’engage : Brunehaut frappe sans pitié évêques et leudes, jusqu’à ce qu’elle succombe, trahie, jugée, condamnée par eux.

Ces conflits étaient d’autant plus fréquens que les droits réciproques du roi et des leudes étaient très incertains. Lorsque le roi donnait des terres, il n’imposait aucune obligation, mais il entendait que ceux envers qui s’était exercée sa libéralité lui demeurassent fidèles, et il se croyait en droit de reprendre ce qu’il avait donné en cas d’infidélité. Comme il était juge de la fidélité des siens et qu’il pouvait être conduit par caprice ou par nécessité à défaire ce qu’il avait fait, les grands ne se sentaient point en possession assurée des terres royales. Aussi voulurent-ils se protéger contre des revendications toujours possibles. Lorsqu’on l’année 587 Gontran de Bourgogne et Childebert d’Austrasie se rencontrèrent à Andelot pour y régler des affaires communes, les évêques et les grands, qui avaient fait l’office de médiateurs, mirent dans le traité l’article célèbre : « Que tout ce que les dits rois ont donné aux églises ou à leurs fidèles ou voudront encore leur donner, soit confirmé avec stabilité. » Quelques années après, l’aristocratie, après avoir vaincu Brunehaut, faisait écrire par Clotaire II dans l’édit de 614 : « Tout ce que nos parens, les princes nos prédécesseurs, ont accordé et confirmé, doit être confirmé. » Il n’était pas dit par là que les dons fussent perpétuels et irrévocables ; aucun principe nouveau n’était établi, mais les droits des détenteurs de terres royales étaient protégés par cette double déclaration, et il n’y a pas de doute que la faculté que le roi s’attribuait de reprendre les dons est limitée par les articles du traité d’Andelot et de l’édit de 614. Mais l’édit de 614 contenait des dispositions plus importantes encore. L’église faisait confirmer tous ses privilèges, et le roi promettait d’observer les règles canoniques et de laisser faire les élections épiscopales par le peuple et le clergé. Enfin, comme l’aristocratie avait tout à craindre des violences ou même seulement de la surveillance et du zèle légitime des officiers, s’ils étaient choisis dans le palatium parmi un personnel tout dévoué au roi, elle fit décréter que le comte serait choisi parmi les habitans du comté, « afin, disait l’édit, qu’il pût être obligé de restituer sur ses biens ce qu’il aurait pris injustement. »

Cette aristocratie sera-t-elle du moins capable de gouverner ? Se contentera-t-elle de limiter le pouvoir et de participer aux affaires ? Y mettra-t-elle l’esprit politique et l’esprit de suite ? On l’en croirait capable, à lire cet édit de 614, qui, enjoignant au roi de juger chacun selon sa loi et de ne condamner personne sans jugement, de n’établir aucun impôt nouveau et de ne commettre aucun acte arbitraire, semble un monument de sagesse politique comparable à la grande charte d’Angleterre. Mais la constitution anglaise s’est développée sur un terrain très peu étendu et bien préparé par les rois eux-mêmes à faire fructifier les germes de la grande charte. L’Angleterre avait une aristocratie bien établie, une église puissante, éclairée, organisée, une bourgeoisie naissante. L’empire mérovingien était vaste et disparate ; la royauté s’embrouillait dans les traditions romaines et dans les traditions germaniques ; l’aristocratie achevait sa fortune en ruinant et en confisquant la liberté des petits. Les villes anciennes dépérissaient ; il n’en naissait point de nouvelles ; l’église était sans discipline et sans mœurs : l’acte de 614, qui semble commencer un ordre nouveau, inaugure le chaos.

L’aristocratie franque n’entendait pas du tout demeurer le grand conseil commun de la monarchie. Loin de vouloir maintenir l’unité, c’est elle qui exige l’organisation de gouvernemens pour la Neustrie, l’Austrasie et la Bourgogne. Elle rend irrémédiable la division en trois royaumes. Elle fait plus violentes les antipathies qui commencent à se manifester entre eux ; elle apporte toutes ses forces dans les guerres civiles et achève la dislocation de l’empire. Elle prépare en même temps la dislocation des trois royaumes, où se forment des circonscriptions territoriales, qui sont presque des seigneuries ; car tous ceux qui vivent sur les domaines des grands ou de l’église, et qui ont, à des degrés divers, aliéné leur liberté personnelle, forment une communauté à part, qui a pour chef le propriétaire. Déjà les chartes et les formules reconnaissent l’existence de ces groupes : dans cette pénurie de notions politiques et dans ce désordre général, la seule chose claire et précise est le droit du propriétaire sur les hommes qu’il nourrit et qu’il protège. Les rois eux-mêmes obéissent à l’instinct qui pousse cette société à substituer partout les relations privées aux publiques. Au temps romain, certaines catégories de personnes avaient l’immunité, c’est-à-dire la franchise de l’impôt. Les Mérovingiens distribuent ces immunités, mais ils les appliquent à un territoire, et elles ont pour effet d’interdire à tout officier public d’y pénétrer, d’y rendre la justice et d’exercer les droits du fisc sur les habitans. Le roi, il est vrai, n’abdiquait pas sa souveraineté par ces concessions, et l’immunité mérovingienne n’était que l’attribution des revenus royaux à un propriétaire, mais elle donnait à celui-ci le moyen de devenir quelque jour un juge et un souverain. Dans cet empire divisé en royaumes ennemis, dans ces royaumes divisés en seigneuries naissantes, que reste-t-il au roi ? Quand on lui a repris le droit d’instituer les évêques et qu’on a, pour ainsi dire, séparé l’église de l’état, ou lui a retiré la seule force qu’il eût prise dans l’imitation du principal romain. Quand on l’a obligé à choisir le comte parmi les propriétaires du comté, on l’a privé de la disposition de l’office, qui allait être dévolu par la force des choses à la plus puissante famille du comté. Il reste au roi son titre et le respect que sa race inspire : la dynastie sera protégée longtemps encore par ces forces idéales ; mais sa seule force réelle est l’appui des fidèles. Prendre au roi un fidèle, c’est lui prendre un conseiller et un soldat. Aussi les rois essaient-ils de se protéger contre ces rapts, et l’on trouve dans le traité d’Andelot cette disposition significative : « Qu’aucun des deux rois ne sollicite les leudes de l’autre de venir à lui et ne les accepte s’ils viennent d’eux-mêmes. » Mais un pareil engagement ne pouvait être respecté dans la guerre civile, et la guerre civile perpétuelle était une occasion pour les leudes de mettre aux enchères leur fidélité. Il fallait que le prince distribuât sans cesse des faveurs nouvelles. Le don une fois fait était considéré comme irrévocable par celui qui le recevait, et la vague condition de fidélité s’oubliait vite. Reprendre à celui-ci pour donner à celui-là, c’était se faire un ennemi assuré pour acquérir un ami douteux. Il fallait donc donner, donner toujours jusqu’à la ruine ; ainsi ont fait les Mérovingiens, et la ruine est venue : c’était la conclusion fatale. Si l’on écarte les théories, celles des romanistes comme celles des germanistes, si l’on dépouille les faits de cette poésie dramatique que leur donne l’histoire pour les considérer eux-mêmes in abstracto, ou peut expliquer en quelques mois les destinées de la première dynastie franque : le roi mérovingien, à l’origine, est un parvenu qui dispose d’un riche trésor de biens et d’honneurs : il n’a pas trouvé d’autre politique que de dépenser ce trésor au jour le jour : il devait finir et il a fini par la banqueroute.


ERNEST LAVISSE.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.