Études sur les glaciers/XIV

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CHAPITRE XIV.

DE L’ACTION DES GLACIERS SUR LEUR FOND.


Lorsque l’on considère la masse colossale des glaciers, la dureté de leur glace, leur poids et la manière dont ils sont encaissés dans les vallées, l’on conçoit qu’ils doivent exercer une action puissante sur leur fond. Mais on est loin de s’entendre sur la nature de cette action, et il est digne de remarque que ce soient précisément les effets les plus notables de la glace qui aient été le plus contestés, tels que les surfaces polies, les stries qui sillonnent ces surfaces, et les gouttières qui s’y forment. Il est vrai que ces divers phénomènes ne se voient pas d’une manière également distincte dans tous les glaciers ; ils sont même souvent plus visibles à une certaine distance des glaciers actuels que près de leurs bords ou sous leurs voûtes.

L’action la plus remarquable que les glaciers exercent sur leur fond consiste dans la manière dont ils arrondissent et polissent les roches qui leur servent de base et d’encaissement ; et si l’on se rappelle l’explication que nous avons donnée de la marche progressive des glaciers, on conviendra que des massifs pareils, qui se meuvent depuis des siècles sur un même point, ont dû émousser les angles et faire disparaître plus ou moins les inégalités du lit, sur lequel ils agissent comme une râpe. Mais le poli qui en résulte est rarement à découvert sous le glacier même. Je connais des personnes qui ont visité un grand nombre de glaciers sans le remarquer. En pénétrant, l’année dernière (1839), sous le flanc gauche du glacier de Zermatt, en un endroit où il s’était formé, près de son issue, un assez grand vide entre la glace et le rocher (voy. Pl. 7), je fus obligé de laver la surface de ce dernier pour convaincre M. Studer que le fond actuel du glacier est poli et strié de la même manière que les surfaces que nous avions observées ensemble, quelques heures auparavant, au sommet du Riffel, à plus de 600 pieds au-dessus du niveau actuel du glacier, et dont j’avais détaché un fragment qui est représenté Pl. 18, fig. 2.

Les polis abandonnés par les glaciers sont en général plus évidens, parce qu’il y a long-temps que la couche de boue qui les recouvrait a été enlevée par les eaux de l’atmosphère. Si ceux qu’on remarque sous les glaciers actuels étaient aussi dégagés et se voyaient d’aussi loin, il y a long-temps que l’on aurait reconnu la liaison de ces deux phénomènes, et l’on n’aurait certainement pas cherché dans les courans d’eau ou de boue une explication que les faits condamnent, ainsi que nous allons le voir plus bas.

M. J. de Charpentier mentionne comme un fait connu cette action des glaciers sur leur fond. « On sait, dit-il, que les glaciers frottent, usent et polissent les rochers avec lesquels ils sont en contact[1] » Cependant j’ignore que cette observation ait été faite par qui que ce soit avant lui. Il paraît que M. de Saussure n’en avait pas connaissance ; il n’a du moins pas eu l’idée de rattacher cette action des glaciers aux surfaces polies du grand Saint-Bernard, qui frappèrent si fort sa curiosité, et qu’il attribue à l’action de l’eau.

Il est vrai que l’eau unit et polit plus ou moins les rochers sur lesquels elle coule ; il n’est pas nécessaire de voyager bien long-temps dans les Alpes pour y rencontrer des effets frappans de cette action de l’eau. Mais ce poli n’est pas de même nature que celui qui est produit par les glaces ; il est plus mat et moins parfait ; de plus, il occupe toujours les niveaux les plus bas, les couloirs et les fonds des vallées, et jamais on ne le rencontre sur les flancs des rochers, ni à une grande hauteur au-dessus du lit des rivières ; enfin il correspond toujours aux plus grandes pentes, et n’affecte pas d’une manière uniforme toute la surface des rochers. C’est une conséquence de sa nature mobile et incohérente que l’eau use, en creusant, d’une manière très-inégale et par saccades, le lit des torrens. La glace, au contraire, n’épargne pas plus les reliefs que les dépressions ; elle tend à niveler toutes les surfaces. Lorsqu’elle rencontre sur son chemin un rocher saillant, elle lui enlève ses arêtes, l’arrondit, et détermine ainsi ces formes bosselées que de Saussure a appelées roches moutonnées. Or, comme dans nos montagnes les parois et le fond des vallées, par suite des bouleversemens qu’ils ont subis, sont ordinairement inégaux et très-accidentés, il en résulte que les surfaces polies qui avoisinent les glaciers présentent en général cette forme de roches moutonnées (voy. Pl. 8). Les eaux exercent une action toute opposée ; elles ne polissent que les endroits qu’elles frappent avec violence, et, tout en les polissant, elles y creusent des anses, des baignoires et toute espèce d’excavations : de là vient que le lit des torrens les plus impétueux est très-irrégulièrement poli en creux, tandis que le poli des glaces présente une uniformité comparativement bien plus grande, et ces formes arrondies en relief que l’on n’observe jamais au fond des eaux, à moins que celles-ci ne coulent sur un ancien fond de glacier. Rien n’est plus instructif que de comparer ces deux sortes de poli, qui se trouvent très-souvent en contact dans un seul et même fond de vallée ; il suffit d’avoir fait une seule fois cette comparaison pour ne plus s’y tromper, alors même que le poli de l’eau s’est effectué sur des surfaces déjà polies antérieurement par la glace, comme cela arrive lorsqu’une cascade se précipite par une crevasse au fond du glacier.

Cette action polissante de la glace s’observe surtout bien au glacier de Rosenlaui. Le rocher est ici composé d’un calcaire noir (du lias, suivant M. Studer). Avant d’arriver au glacier, l’on remarque que la roche prend insensiblement un aspect lisse qu’elle n’a pas ailleurs et qui devient de plus en plus évident à mesure que l’on approche de l’extrémité du glacier. Les creux et les endroits saillans sont également arrondis et lisses, et l’on ne remarque, sur tout l’espace qui est en avant du glacier, aucune arête tranchante. Mais comme la roche n’est pas très-dure, le poli est plus mat que sur les roches granitiques et serpentineuses, et par là même moins persistant ; il s’altère même très-facilement, ce qui fait que l’on ne rencontre pas de surfaces polies à une grande distance du glacier. Les plus belles sont les plus rapprochées de son extrémité, c’est-à-dire celles que le glacier vient d’abandonner en dernier lieu.

En remontant le glacier inférieur de l’Aar, j’ai trouvé la surface entière du rocher dit im Abschwung, qui forme le mur de séparation entre le glacier du Lauteraar et celui du Finsteraar (voy. Pl. 14, la pl. au trait), polie jusque sous la glace. Le poli que la glace recouvre ne diffère en rien de celui des parois supérieures, qui cependant date d’une époque où la surface du glacier atteignait un niveau bien plus élevé. Ce même poli se voit aussi sur les parois latérales de ce glacier. Enfin j’ai observé de semblables roches polies en contact immédiat avec le glacier, à l’extrémité du glacier des Bois, sous le glacier de Viesch, sous celui d’Aletsch, etc.

On pourrait objecter que si les glaciers polissent réellement eux-mêmes le fond sur lequel ils reposent, ils devraient se creuser un lit de plus en plus profond dans l’enceinte de leurs limites actuelles, et occasionner ainsi des lignes de démarcation entre les différens points qu’ils ont successivement atteints, lorsque leur extension a varié. Cette objection a quelque chose de spécieux, mais elle ne touche pas les faits au fond. Les glaciers rabotent bien, il est vrai, leur fond et tendent continuellement à l’abaisser ; mais lorsqu’on suppose que cette action devrait aller jusqu’à déterminer des enfoncemens dans les limites de leur lit, on oublie que les glaciers se meuvent sur des pentes inclinées, et que les limites de leurs bords oscillant continuellement, ils ne sauraient occasionner d’amples dépressions.

Un effet non moins remarquable du glacier sur son fond consiste dans les stries qu’il y détermine. Lorsqu’on examine attentivement les roches que le glacier vient de quitter, on les trouve ordinairement sillonnées de petites stries plus ou moins distinctes, absolument semblables à celles qui se voient sur les surfaces polies situées à de grandes distances des glaciers actuels, comme, par exemple, celles que de Saussure remarqua sur un rocher poli du Saint-Bernard. Mais au lieu de les attribuer à l’effet des glaciers, ce naturaliste les envisagea comme une sorte de cristallisation, par la raison qu’elles sont assez semblables aux stries que l’on voit à la surface des cristaux de quartz[2]. Cette explication est évidemment fausse : de nos jours, personne n’accepterait plus l’idée de stries de cristallisation continues de plusieurs mètres, sur de grandes surfaces unies de granit. J’ai même la conviction que si de Saussure avait vu ces mêmes stries sous les glaciers actuels, il n’eût pas manqué d’en reconnaître la véritable cause, et il se fut convaincu qu’elles sont intimement liées au phénomène de mouvement des glaces. En effet, nous avons vu plus haut (p. 184), que la couche de boue et de gravier qui est intermédiaire entre le glacier et le fond, contient une quantité de petits fragmens de roches siliceuses très-dures. Par l’effet du mouvement qu’occasionne la dilatation journalière dans la masse du glacier, ces petits fragmens agissent comme autant de diamans sur la roche qui constitue le fond du glacier, c’est-à-dire qu’ils le raient, en même temps que la glace et la couche de boue le polissent. Les stries qui en résultent sont d’autant plus visibles que la roche est d’une pâte plus fine. Elles ne sont nulle part plus distinctes et plus continues que sous le glacier de Zermatt, dont le fond est de la serpentine schisteuse. Si, au contraire, la roche est de granit ou du gneiss à gros grains, ces stries seront moins distinctes et surtout moins continues, comme c’est, par exemple, le cas des roches polies d’Abschwung.[3]

Parfois aussi l’on remarque, à côté des stries proprement dites, de petites traces blanchâtres et rugueuses, lorsque le fond sur lequel repose le glacier est calcaire. Au premier abord il est assez difficile de distinguer ces raies des veines de spath, qui sont assez fréquentes dans le calcaire ; mais il suffit de donner un coup de marteau pour en reconnaître la différence : les raies sont toujours superficielles, tandis que les veines spathiques pénètrent souvent la roche à uni ; grande profondeur ; ces dernières sont en outre d’un blanc plus mat. Ces raies sont produites lorsque les petits silex de la couche de gravier, au lieu d’entamer la roche, ne font que la broyer à la surface. Ce curieux phénomène ne se voit nulle part d’une manière plus distincte qu’au glacier de Rosenlaui, où la couche de gravier qui sert d’émeri est composée d’un gravier très-dur (Pl. 18, fig. 3 et 4).

La direction des stries correspond en général à celle de l’axe du glacier, c’est-à-dire à la ligne de plus grande pente. Cependant l’on remarque souvent, en certains endroits, notamment sur les anciennes surfaces polies, des déviations générales de cette direction ; ce qui tendrait à prouver que, lors de leur plus grande extension, les anciens glaciers ont suivi d’autres directions que celle qu’on leur reconnaît aujourd’hui. Quelquefois aussi les stries se croisent sous des angles plus ou moins aigus ; celles qui ne forment que des angles très-aigus peuvent être attribuées à l’inégalité de vitesse entre la marche des bords et celle du milieu du glacier ; celles qui sont à-peu-près perpendiculaires à la direction générale (Pl. 18, fig. 2) sont sans doute dues aux déviations brusques qu’occasionnent dans certaines circonstances les inégalités du sol. Enfin, sur les parois des vallées, les stries doivent avoir une direction diagonale, parce que le mouvement ascensionnel résultant du gonflement de la masse entière, par suite de l’infiltration et de la congélation de l’eau, s’y fait également sentir et y détermine des stries obliques de bas en haut.

On a vu dans la direction des stries des roches polies et dans leur entrecroisement une preuve contre la cause que je leur assigne ; et l’on a prétendu que des courans de boue chargés de gravier pourraient seuls avoir produit de semblables effets. Or, je le demande, le mouvement d’un glacier dans son lit et sur son fond est-il plus régulier et plus constant que celui d’un cours d’eau ? et la dilatation de la glace dans divers sens ne peut-elle pas aussi bien déterminer des déviations dans la direction des stries que les vagues d’un torrent ? si tant est que l’on parvienne jamais à démontrer que les eaux courantes, charriant du gravier, raient leur fond !

Au lieu de simples stries, on observe quelquefois sur les roches polies de véritables sillons, semblables à des sillons tracés par le socle d’une charrue, suivant la direction générale du mouvement du glacier, et dont les parois sont striées, comme les surfaces plus évasées. Ils sont ordinairement déterminés par des accidens géologiques, tels que la direction des couches, la disposition de leurs têtes, la présence de filons ou de fissures, l’alternance de couches de différente nature, etc., sur lesquels le glacier agit avec plus d’efficacité que sur des surfaces homogènes. On les distingue toujours des lapiaz ou karren, dont il s’agira plus bas, à l’aspect de leur poli, à l’égalité de leurs parois et à la continuité des stries qui les longent.

Tout comme on a pu prétendre que les galets arrondis sur lesquels les glaciers se meuvent, dans leur partie inférieure, étaient d’anciens terrains meubles provenant d’une époque antérieure à l’existence des glaciers, de même on pourrait supposer que les roches polies avec leurs stries et leurs sillons sont dues à des causes qui auraient agi avant que les glaciers existassent, et qu’elles se seraient simplement conservées, malgré l’action que les glaciers exercent sur elles. Mais pour que cette supposition fût soutenable, il ne faudrait pas que les roches polies fussent toujours plus ou moins altérées à des distances que l’on prétend avoir toujours été hors de l’atteinte des glaciers, et d’autant plus évidentes qu’elles sont en contact plus direct avec lui ; il ne faudrait pas que dans le voisinage de certains glaciers, dont le fond s’altère facilement, toutes traces de roches polies disparussent à distance de ses bords, et qu’il n’en existât que sous la glace même ; il ne faudrait enfin pas que lorsque le glacier s’avance de nouveau, il en reformât de nouvelles là où il n’y en avait plus, comme je l’ai observé sous le glacier de Rosenlaui, qui, en avançant, cette année, a rafraîchi et non point effacé le poli et les stries d’une partie de son lit, que j’avais vu abandonné par lui les années précédentes. Ce dernier fait est concluant, et il prouve, malgré tout ce qu’on a pu en dire, que les roches polies, leurs stries et leurs sillons sont bien dus aux glaciers et uniquement aux glaciers.

Les surfaces polies par l’eau ne présentent jamais la moindre trace de stries. Aussi ceux qui s’obstinent à rapporter toutes les roches polies à l’effet de l’eau, sont-ils très-embarrassés lorsqu’on leur demande une explication de ce phénomène, ou bien ils ont recours, pour en rendre compte, à la supposition de circonstances dont la nature ne nous offre aucun exemple. Quelques-uns trouvent même plus commode de nier les faits que de les expliquer ; d’autres, ne pouvant se refuser à leur évidence, s’efforcent de les amoindrir en affectant de les attribuer au hasard.

Les cascades exercent sur le fond des glaciers une action toute particulière. Comme elles se précipitent souvent avec une grande impétuosité dans les crevasses, les creux et les entonnoirs, elles commencent par user les endroits sur lesquels elles tombent, et si ces endroits étaient déjà polis antérieurement par la glace, elles leur enlèvent leur poli vif pour le transformer en un poli plus mat, comme celui qu’occasionnent les rivières et les torrens. Lorsque ces cascades se maintiennent pendant quelque temps dans le même endroit, elles finissent même par creuser de petits creux dans le rocher qui sont comme autant de coups de gouge. Ces creux s’aperçoivent quelquefois à travers les fentes ; mais ils sont plus distincts dans les emplacemens que le glacier vient de quitter. On en voit de très-remarquables au glacier de Viesch, en avant de son extrémité terminale (voy. Pl. 9). Lorsque le fond du glacier est très-incliné, ces cascades déterminent dans la roche des sillons plus ou moins inclinés, et même verticaux, qui sont autant de gouttières naturelles par lesquelles les eaux de la surface du glacier s’écoulent sur son fond. De pareilles gouttières sont très-fréquentes au glacier de Rosenlaui et au glacier inférieur de Grindelwald, qui, tous deux, reposent sur un fond calcaire. Je ne les ai pas encore rencontrés sur des fonds de granit, ce qui me fait croire que les roches siliceuses ne sont guère susceptibles d’être entamées de cette manière par les eaux. Nous verrons plus bas (Chap. XVI), que ces sillons plus ou moins profonds, et quelquefois verticaux, que l’on rencontre sur les flancs du Jura et des Alpes, et que les habitans de la Suisse française appellent des lapiaz ou des lapiz, et ceux de la Suisse allemande des karren, ne sont autre chose que de semblables gouttières datant d’une époque où ces contrées étaient couvertes de glace.


  1. J. Charpentier, Notice sur les blocs erratiques de la Suisse, p. 15, dans les Annales des mines, Tom. 8.
  2. De Saussure, Voyages dans les Alpes, T. 4, p. 383.
  3. Cette même observation a été faite pour les stries qui recouvrent les roches polies du nord par M. Sefström. M. Max Braun a en outre fait remarquer que, sur les surfaces polies granitiques de la Handeck, dans l’Oberland bernois, les cristaux de quartz sont aussi bien striés que les autres parties de la roche polie.