Études sur les tragiques Grecs, par M. Patin

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ÉTUDES
SUR
LES TRAGIQUES GRECS
PAR M. PATIN.[1]

Quiconque est attaché, comme nous le sommes, de cœur et de pensée au dogme de la perfectibilité humaine, quiconque ne reconnaît aux habitans de notre planète d’autre destinée, disons plus, d’autre raison d’être que l’amélioration successive et le perfectionnement continu de leurs facultés, ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment d’hésitation et de doute en présence de deux grandes objections qui ressortent de l’histoire de l’art. La première est la perfection sans égale que, dès le siècle de Périclès, la statuaire antique a su atteindre dans la représentation de la beauté physique, la seconde est le talent suprême avec lequel les poètes grecs, et particulièrement les tragiques, ont su donner en quelque sorte une voix et un corps à la beauté morale. Depuis Phidias et depuis Sophocle, où est le perfectionnement ? où sont les progrès ?

Parmi tant de critiques d’un esprit supérieur, Lessing, Barthélemy, Winckelmann, Guillaume Schlegel, qui, depuis un demi-siècle, ont étudié dans tous les sens l’art et la poésie des anciens, on est surpris qu’aucun ne se soit préoccupé de résoudre, que dis-je ? n’ait songé seulement à se poser un si grave et si important problème. Nous le demandons ; la muse de la tragédie a-t-elle rien produit de plus achevé que le Philoctète et l’Œdipe roi de Sophocle ou que l’Orestée du vieil Eschyle, cette trilogie composée d’Agamemnon, des Choéphores, des Euménides ? La sculpture est-elle parvenue, sous les efforts d’une main moderne, à donner au marbre plus de vie et de beauté que n’en possèdent les vieux débris de la Vénus de Milo ou le groupe de la Niobé ? En un mot, dans ces deux nobles carrières, quel pas avons-nous fait depuis vingt-trois siècles ?

Si, comme le veulent la justice et la vérité, l’on répond que rien de supérieur aux chefs-d’œuvre de la Grèce n’est venu repousser l’antiquité au second plan, alors que devient cette grande loi du progrès, justifiée cependant par tant de découvertes accomplies dans les sciences, par tant d’améliorations réalisées ou préparées dans les lois, dans la civilisation, dans les mœurs ? Toutes nos facultés sont-elles donc perfectibles, à l’exception de celle qui préside au développement des beaux-arts et de la poésie ? Non certes ; l’homme est perfectible en tout, ou il ne l’est en rien. Si l’on nous permet de risquer ici une solution qui nous est propre, ne pourrait-on pas supposer que, de toutes nos facultés, l’imagination a la première achevé sa tâche, et atteint presque du premier vol la limite extrême permise à ses efforts ? Pour ma part, je crois qu’il en a été ainsi ; ce qui ne veut pas dire toutefois que l’imagination humaine soit depuis deux mille ans demeurée inerte et inactive, encore moins qu’elle doive dorénavant renoncer à la recherche et à la production du beau. Les aspects de la beauté physique et surtout de la beauté morale sont infinis. L’aigle du Pinde a eu beau toucher de ses sublimes ailes la limite d’un double idéal : artistes et poètes, ne vous plaignez pas pour cela d’être venus trop tard et d’être déshérités ! La perfection, à quelque hauteur infinie qu’elle atteigne, n’occupe qu’un point, presque sans étendue, dans l’immense horizon de l’art ; c’est une étoile dans le firmament, une étoile qui souffre autour d’elle des myriades de sœurs et de compagnes.

Au reste, l’admiration que nous exprimons ici, après tant d’autres, pour les reliques de la statuaire et de la poésie grecques, et qui, nous en sommes persuadé, ne sera pas contredite, cette admiration sans réserve est elle-même la preuve d’un progrès notable qu’a fait depuis un certain temps la critique en France. Au commencement du XVIIIe siècle, le père Brumoy, traduisant par extraits le théâtre des Grecs, croyait devoir user de palliatifs, de retranchemens, d’apologies plus ou moins fausses et maladroites, pour faire pardonner à Eschyle, à Sophocle, à Euripide, le tort d’avoir été Grecs et d’avoir écrit pour des Grecs. Un peu plus tard, Voltaire épuisait les traits de sa verve caustique et bouffonne contre Eschyle, qu’il renvoyait, de compagnie avec Shakspeare, aux tréteaux de la foire. Après lui M. de La Harpe, son élève, dans un bon style didactique, enregistrait sans contradictions, des jugemens d’une forme plus grave, mais qui n’étaient pas plus sérieux. Enfin, une réaction s’est accomplie : Lessing, Schlegel, Manzoni, Geoffroy même, dans quelques feuilletons qui ne sont pas sans valeur, remirent à leur place les statues des trois grands tragiques, en mêlant, on ne sait pourquoi, à cette œuvre de goût et de justice quelques récriminations passionnées contre les grands maîtres de la scène française, que, par un autre travers d’esprit, ils ne jugeaient pas assez grecs.

C’est au milieu de ces deux camps, entre les blasphémateurs de la tragédie d’Athènes et les détracteurs de notre propre scène, que M. Patin s’avance aujourd’hui avec son nouveau livre, prenant (un peu tard peut-être) la position de modérateur et d’arbitre. Au reste, il serait fort injuste de reprocher à M. Patin d’entrer en lice au moment où la lutte semble à peu près terminée. Si les esprits sont, à cette heure, plus raisonnables et mieux éclairés sur ces questions, n’est-ce pas, en partie, grace à M. Patin lui-même, grace à ses écrits, tous marqués au coin du goût et de la raison, grace même à quelques fragmens de l’ouvrage qu’il publie en ce moment, feuilles détachées qu’on a lues avec fruit dans divers recueils littéraires, notamment dans le Globe de 1825 à 1829 ? n’est-ce pas enfin et surtout, grace à ses solides et piquantes leçons à la Faculté des Lettres ? En effet, M. Patin n’est pas seulement un écrivain d’un sens juste et d’une rare élégance, plusieurs fois couronné par les juges du bon goût et du bon langage, avant d’avoir pris place au milieu d’eux ; M. Patin se distingue entre tous par une remarquable vocation enseignante, qui a eu sur nos jeunes générations une incontestable influence d’attrait et de persuasion. Maître de conférences à l’École Normale, de 1815 à 1822, suppléant pendant deux années (de 1830 à 1832) de l’homme assurément le plus difficile à suppléer dans une chaire de littérature française, de M. Villemain, professeur titulaire de poésie latine à la Faculté des Lettres depuis 1833, M. Patin a suffi, sans congé, sans suppléant, sans fatigue, au moins apparente, et, ce qui est plus méritoire peut-être, sans le secours de la déclamation ou du paradoxe, à tous les devoirs d’un professorat si prolongé, et cela sans que jamais le sérieux de l’érudition et la préoccupation des recherches aient nui à la facilité de la diction et à la discrète parure de la pensée ; enseignement vraiment académique et universitaire, où il y a comme un mélange d’Andrieux et de Rollin.

On n’attend pas de moi sans doute que je suive pas à pas l’auteur des Études sur les tragiques grecs dans l’examen détaillé des trente-deux tragédies que l’antiquité nous a léguées, et dont il a fait ou fera bientôt la fidèle et scrupuleuse analyse. Il nous suffira de dire que, dans les dix-sept drames qu’il a déjà examinés, M. Patin rappelle et apprécie toutes les critiques, recueille et confronte toutes les imitations, latines, françaises, étrangères, enfin conclut presque toujours avec sagesse, sagacité et bonne foi. À la fin du troisième volume, qui ne tardera pas à paraître, l’auteur se propose de résumer, dans une revue critique, les divers jugemens qui ont été portés jusqu’à ce jour sur la Tragédie grecque, et probablement aussi de nous donner, sous une formule plus générale, son jugement définitif, et, à proprement parler, ses conclusions. Ce sera seulement quand ce morceau final aura paru qu’il sera convenable d’apprécier et de discuter, s’il y a lieu, l’ensemble des opinions de M. Patin, que nous faisons déjà sans doute plus que prévoir, mais que nous ne connaissons cependant encore que par des aperçus partiels, et en quelque sorte par fragmens.

M. Patin a fait précéder ses études sur Eschyle, Sophocle et Euripide, d’un intéressant travail de près de deux cents pages sous le titre d’Histoire générale de la tragédie grecque. M. Patin sait mieux que personne que deux cents pages, quelque bien remplies qu’elles soient, ne sauraient suffire à une tâche aussi étendue et aussi complexe que celle d’offrir une histoire vraiment générale de la tragédie grecque. Il a fait entrer beaucoup de notions importantes et de faits curieux dans son cadre ; mais il a dû en omettre beaucoup d’autres qui ne le sont pas moins. M. Patin prend la tragédie à Thespis et la conduit, à travers toutes ses révolutions, je dirais presque à travers tous ses déguisemens, jusqu’à son réveil en Italie au XIXe siècle sous la plume érudite de Mussato. Au milieu de tant et de si délicates recherches, on ne sera pas surpris que la critique trouve ici et là, quelques observations à présenter. Je ne crois pas, par exemple, parfaitement exacte l’opinion de M. Patin sur la formation des chœurs grecs : « Le chœur, dit-il, se trouva naturellement chargé de jouer devant le public, chez lequel il se recruta long-temps, par la voie du sort, de libres acteurs, le rôle du public même. » Le chœur, ou plutôt le chorége, ne recrutait pas à Athènes ses acteurs, c’est-à-dire les choreutes, par la voie du sort. Plutarque, qui est contredit sur ce point par toute l’antiquité, parle bien quelque part de chorèges désignés par le sort, mais non pas de choreutes[2]. On sait au contraire que le chorége nommé par une tribu choisissait en toute liberté, dans cette tribu même, les jeunes gens et, comme je le crois, les jeunes filles[3] qui étaient nécessaires pour former le chœur, soit tragique soit cyclique, qu’il avait mission de défrayer. Dans la suite, l’exercice de ce droit a donné assez souvent lieu à des contestations, à des résistances, à des procès même, dont on pourrait citer plusieurs exemples.

Pour passer à un autre ordre de faits, je regrette infiniment que M. Patin, si bien préparé par son cours de poésie latine, et qui apprécie d’ailleurs avec beaucoup de mesure et de convenance les tragédies attribuées à Sénèque, n’ait pas discuté, ou du moins indiqué les doutes qui divisent les érudits à propos des auteurs présumés de ces pièces et des époques fort diverses auxquelles on suppose que leur composition se rapporte. Je m’étonne en particulier qu’il n’ait pas fait au moins une réserve au sujet du drame d’Octavie dans lequel on voit figurer Sénèque lui-même, et qui ne semble guère avoir pu être écrit avant le règne de Trajan. Je crois aussi que M. Patin exagère un peu trop l’influence que Sénèque a pu avoir au moyen-âge : « C’était lui, dit-il, qu’imitait déjà dans sa propre langue, au XIe siècle, l’allemande Hroswithe. » Nullement ; ce n’était pas le théâtre de Sénèque, c’étaient les comédies de Térence que l’illustre religieuse de Gandersheim s’était proposé d’imiter, non dans le XIe siècle, mais dans le Xe[4]. Je ne connais dans le théâtre du moyen-âge d’imitation évidente de Sénèque que cette tragédie de Clytemnestre, œuvre monastique du VIe ou VIIe siècle, qui paraîtrait moins inepte si elle n’avait été ridiculement attribuée à Sophocle[5]. Il est même digne de remarque qu’aux époques de la plus profonde barbarie, les plus purs écrivains de l’antiquité ont été le plus en honneur. Le nom littéraire le plus célébré et le plus populaire, au moyen-âge, a été sans comparaison celui de Virgile.

Au reste, le seul défaut peut-être qui mérite véritablement d’être signalé dans ce morceau de critique historique, c’est un peu d’indécision et (chose assurément fort rare par le temps qui court) trop de circonspection et de timidité dans la solution de quelques-uns des problèmes que présente l’histoire de la tragédie antique. M. Patin, par exemple, pousse la réserve jusqu’à n’exprimer qu’avec de certaines formules dubitatives des opinions qui ne sont pas contestables. Ainsi, après avoir montré la tragédie grecque se dégageant et sortant peu à peu des chants et des danses dithyrambiques, qui s’exécutaient à divers momens de l’année autour de l’autel de Bacchus, il ajoute : — « Née au milieu des cérémonies de la religion, faisant, pour ainsi dire, partie du culte public, la tragédie…, etc. » — ce pour ainsi dire affaiblit sans nécessité une proposition qui n’avait assurément rien de hasardé ni de paradoxal. Il est bien avéré, en effet, que les concours dionysiaques formaient une partie, et une des parties les plus essentielles du culte national en Grèce. Il eût été désirable qu’au lieu d’atténuer cette judicieuse assertion, M. Patin l’eût étayée de toutes les preuves instructives et piquantes que sa mémoire et ses lectures pouvaient aisément lui suggérer. Ainsi l’on sait, à n’en pas douter, qu’avant les représentations scéniques, les théâtres grecs étaient purifiés par des sacrifices ; on brûlait des parfums dans l’orchestre, notamment le styrax, cette plante résineuse de l’Arabie[6]. « Quel jeu s’est jamais accompli sans sacrifices ? » s’écrie saint Cyprien ? À Athènes, des prêtres, qui portaient le nom de péristiarques, étaient spécialement chargés de ces actes propitiatoires auxquels présidaient ou s’associaient les principaux magistrats, entre autres le second archonte. Nous voyons dans Plutarque Cimon, suivi de ses neuf collègues, les généraux de la république, entrer au théâtre le jour où l’on allait jouer la première tragédie de Sophocle, et faire, avant de s’asseoir, les libations accoutumées. Les poètes qui devaient prendre part aux concours tragiques s’avançaient le front ceint d’une couronne, brûlaient de l’encens sur l’autel et adressaient une prière aux Muses[7]. Le prêtre de Bacchus avait sa place marquée au premier rang du théâtre, c’est-à-dire sur les siéges les plus voisins de l’autel ou thymélé. À Rome, la gradinata du théâtre bâti par Pompée était surmontée d’un petit temple dédié à Vénus ; c’était là qu’avant les représentations théâtrales les consuls, les pontifes et plus tard, en cette double qualité, les empereurs, sacrifiaient et priaient pour le salut du peuple romain. On voit dans Suétone l’empereur Claude ne venir occuper la loge impériale préparée pour lui dans l’orchestre qu’après être monté dans cet édicule, et y avoir fait les supplications prescrites : Cùm priùs apud superiorem œdem supplicasset.

Il n’y avait pas moins de cérémonies pieuses après les représentations scéniques. Tertullien, parlant des spectacles du paganisme, s’écrie : Quanta sacra, quanta sacrificia prœcedant, intercedant, succedant ! À Athènes, le prêtre de Bacchus donnait, à l’issue des concours dionysiaques, un grand repas, ce qui suppose, comme on sait, un ample sacrifice. Il y a plus, les choréges, les poètes, les tragédiens vainqueurs, consacraient souvent, dans le temple même de Bacchus, les couronnes et les trépieds qu’ils avaient reçus en prix, et quelquefois les riches vêtemens qu’ils avaient portés ou fournis[8], en y joignant des inscriptions destinées à perpétuer le souvenir de leur victoire. Enfin, les acteurs, membres, comme on sait, d’une confrérie religieuse, et qu’on appelait, pour cette raison, les suivans ou les artisans de Bacchus, οἱ περὶ τὸν Διονύσον τεχνῖται, les commensaux des Muses ou d’Apollon, Musarum vel Apollinis parasiti, les acteurs, dis-je, lorsqu’ils se trouvaient forcés par la vieillesse ou par d’autres motifs, d’abandonner le théâtre, avaient soin de suspendre l’insigne de leur profession, leur masque, dans le temple du dieu leur patron. Cependant je ne crois pas qu’il soit exact de dire que la représentation des ouvrages dramatiques, née du culte même de Bacchus, y soit restée toujours et exclusivement attachée. M. Patin réduit aux quatre fêtes annuelles de Bacchus les occasions où se donnaient à Athènes des tragédies et des comédies. C’est exclure trop arbitrairement, suivant moi, les Panathénées, qui ont pour elles l’autorité de Diogène de Laërce[9]. En outre, M. Patin oublie trop que les concours tragiques faisaient presque toujours partie des jeux funèbres. Lui-même rapporte, d’après Plutarque, le fait que nous avons cité de la présence de Cimon au théâtre de Bacchus, le jour où l’on allait jouer une tragédie de Sophocle, dans un concours scénique destiné à solenniser le retour à Athènes des os de Thésée ; ce qui prouve suffisamment qu’il y avait dans cette ville des concours tragiques à d’autres occasions que les quatres fêtes dionysiaques.

Nous croyons devoir citer un second exemple des hésitations consciencieuses, et pourtant regrettables, qui empêchent quelquefois l’habile et trop modeste critique de trancher les difficultés de son sujet d’une façon suffisamment concluante et décisive. Voici comment s’exprime M. Patin au sujet du costume scénique, une des plus importantes questions assurément qui se puisse offrir dans une histoire de la tragédie grecque.

« La nécessité, dit M. Patin, de s’adresser, en même temps, dans de si grands théâtres à de si nombreux spectateurs, amena l’emploi de divers moyens matériels qui permettaient de reconnaître et d’entendre facilement des acteurs placés à une si grande distance des yeux et des oreilles. De là tous les usages si étrangers à l’art moderne et qu’il faut se garder de condamner légèrement ; de là ces masques qui reproduisaient les traits généralement attribués aux personnages mythologiques, et qui les annonçaient avant qu’on les eût nommés ; ces procédés ingénieux qui avaient pour but de grossir la voix de l’acteur et de la porter au loin ; les cothurnes, ces amples vêtemens, ces robes longues et flottantes qui leur donnaient les proportions réclamées par le besoin de la perspective théâtrale, par le grandiose de la composition poétique, et sous lesquelles l’imagination se figurait les héros qu’il représentait. On peut croire que chez un peuple si amoureux du beau, qui l’exprimait avec tant de génie et de goût dans tous les arts à la fois, jamais ces moyens d’imitation ne furent portés, dans la tragédie du moins, jusqu’à cette exagération monstrueuse et grotesque dont quelques modernes, après certains anciens, il est vrai, après Lucien, qui s’égaie souvent à ce sujet, après Philostrate, se sont plu à tracer des tableaux de fantaisie. Sans doute ces personnages héroïques qui se montraient sur la scène n’offraient point un contraste trop choquant avec les belles représentations de la nature que produisait dans le même temps le ciseau des artistes grecs ; tout porte à penser, au contraire, qu’ils les rappelaient par la grace et la noblesse de leurs attitudes, de leurs mouvemens, et même par ces traits empruntés que leur prêtait la statuaire, et qui, grace à l’éloignement, semblaient perdre quelque chose de leur immobilité. Si on lit avec attention les ouvrages des tragiques grecs, on ne pourra manquer de s’apercevoir que tout y était calculé pour le plaisir des yeux : chaque scène était un groupe, un tableau qui, en attachant les regards, s’expliquait presque de lui-même à l’esprit sans le secours des paroles. »

On voit dans ce passage, très habilement écrit d’ailleurs, tout l’embarras que l’auteur éprouve pour prendre parti entre deux systèmes qui se contredisent et s’excluent. M. Patin ne nie pas, assurément, l’usage des masques et des cothurnes, non plus qu’une certaine exagération de toutes les proportions de l’acteur, réclamée surtout, suivant lui, par le besoin de la perspective théâtrale ; mais, dans son désir de justifier, même en l’appliquant à la représentation extérieure, la trop fameuse comparaison que Guillaume Schlegel a faite de la tragédie d’Athènes et de la statuaire attique (lesquelles n’ont, en réalité, rien de commun que leur mutuelle perfection), M. Patin écarte et récuse tout d’abord les curieux renseignemens que nous ont laissés sur le costume théâtral Lucien et Philostrate, alléguant contre le premier son penchant bien connu pour la caricature et la satire, et ne songeant pas assez que cette fin de non-recevoir ne peut pas être opposée au second, dont ainsi le témoignage demeure intact. Mais, alors même qu’on ne tiendrait, comme le veut M. Patin, aucun compte de ces deux auteurs, ne nous reste-t-il pas, sur le costume de la tragédie antique, un grand nombre d’autres documens ? N’avons-nous pas Aristophane et son scholiaste, Pollux, Athénée, le pseudo-saint Justin, saint Chrysostôme ? N’avons-nous pas Cicéron, Sénèque, Pline, Aulu-Gelle, saint Isidore ? Ne possédons-nous pas, de plus, de nombreux monumens, de la technique et de la plastique antiques, d’une fidélité et d’une authenticité irrécusables ? des mosaïques publiées par MM. Millin et de Laborde, des peintures provenant d’Herculanum et de Pompéï, des pierres gravées décrites par Winckelmann, des médailles, des figurines de bronze, des bas-reliefs, ornemens et richesses de nos musées ? Ne peut-on pas raisonnablement espérer, en étudiant ces monumens et en les rapprochant des textes, de retrouver, avec un assez haut degré de certitude, la vérité du costume théâtral antique ? Je regrette extrêmement, pour ma part, qu’au lieu de la page élégante, mais trop indécise que j’ai citée, M. Patin ne se soit pas proposé de résoudre, comme il était si en mesure de le faire, ce difficile et intéressant problème.

L’erreur de Guillaume Schlegel, que M. Patin a un peu affaiblie, mais qu’il n’a pas suffisamment corrigée, c’est de supposer que les scènes de l’histoire héroïque, réprésentées sur les vases grecs, peuvent nous donner une idée exacte des représentations de la tragédie en Grèce. M. Schlegel, qui ne recule jamais devant sa pensée, juste ou fausse, n’a pas craint d’avancer que « les plus belles statues grecques, douées de mouvement et de vie, nous offriraient une image frappante du spectacle des anciens[10]. » Je crois, au contraire, avec le célèbre Otfried Muller, dont l’archéologie déplore la perte prématurée, que c’est là une erreur capitale : « Pour se faire, dit Otfried Muller, une idée juste de la représentation d’une ancienne tragédie, il est nécessaire d’écarter tout-à-fait de notre esprit l’image que nous nous faisons des personnages de la mythologie grecque, d’après les notions empruntées à la statuaire antique. Le vêtement que les divinités grecques et les héros recevaient au théâtre, ne peut, en aucune façon, être comparé à celui que l’art plastique avait coutume de leur attribuer[11]. »

En effet, le vêtement théâtral n’était ni le vêtement usuel des habitans de la Grèce contemporains d’Eschyle et de Sophocle, ni le costume antérieur et conventionnel que les peintres et les sculpteurs prêtaient aux dieux et aux héros, et que nous appelons le costume héroïque. Le vêtement dont la tradition s’est maintenue sur le théâtre des anciens jusqu’à l’extinction du polythéisme, n’a résisté si long-temps à toutes les variations du goût et de la mode que parce que son origine était religieuse et sacerdotale. Tous les monumens nous prouvent que le costume théâtral institué par Eschyle n’était qu’une modification du vêtement presque oriental usité dans les fêtes, dans les processions, et probablement aussi dans les mystères dionysiaques. L’identité de la longue robe tragique, στολή, et de celle que portaient dans la célébration des rites secrets l’hiérophante et le dadouque, est attestée par Athénée[12]. Seulement cet écrivain prétend que les prêtres, jaloux des succès du théâtre, approprièrent au culte les costumes inventés par Eschyle, tandis que le contraire est infiniment plus vraisemblable. Cette longue robe rayée et bariolée de diverses couleurs pâles, quelquefois brodée d’or[13], toujours coupée droit et attachée par une haute et large ceinture, descendait jusqu’aux pieds des tragédiens, ce qui la fit nommer par les Grecs χιτών ποδήρης et tunica talaris par les Romains. La tunique qui servait pour les rôles de femmes descendait même encore plus bas et traînait sur la scène, ce qui la fit nommer συρτὸς ou σύρμα[14]. À Rome, on finit par adopter la syrma, même pour les rôles d’hommes ; Juvénal a dit :

Longum tu pone Thyestæ
Syrma vel Antigones

D’ailleurs, de même que dans les fêtes bachiques les hommes portaient un costume presque en tout semblable à celui des femmes, dans la tragédie, leur vêtement se distinguait aussi très peu de celui de l’autre sexe. Souvent dans les tragiques il est question, en parlant des héros, du péplos ou long manteau, qui, dans la vie ordinaire, n’était jamais porté que par les femmes.

Comme il y eut, depuis la création du matériel scénique jusqu’à la décadence du théâtre en Grèce, de certains types de décoration consacrés, et, suivant l’expression reçue, trois scènes, la scène tragique, la scène comique et la scène satyrique[15], qui chacune devait offrir un certain aspect général et remplir de certaines conditions auxquelles machinistes et décorateurs étaient tenus de se soumettre ; de même il y eut, pendant les beaux temps du théâtre grec, trois espèces absolument distinctes de costumes scéniques, le costume tragique, le costume comique et le costume satyrique, sans compter une quatrième sorte de costume entièrement différent des trois autres et qui se portait non sur la scène, mais sur l’orchestre, et qu’on appelait pour cette raison orchestrique. Je ne m’occuperai, pour le moment, que du costume tragique.

Le trait caractéristique de ce costume était le grandiose. La taille des héros de la tragédie devait être de quatre coudées[16], c’est-à-dire d’environ six pieds et demi, conformément à ce qu’on racontait d’Hercule et des guerriers de l’âge héroïque, qui tous, excepté Tydée, avaient reçu des dieux une taille surhumaine. De là résultait pour les acteurs l’obligation de se grandir par divers moyens artificiels. Le premier de ces moyens fut la chaussure. Horace, écho des traditions de l’antiquité, attribue à Eschyle l’invention du cothurne tragique[17]. Cependant M. Patin, parlant d’Aristarque de Tégée, auteur de tragédies et contemporain d’Euripide, ajoute que ce poète passe pour avoir été l’inventeur du cothurne. J’avoue n’avoir pu trouver aucune trace de ce fait, qui, dans tous les cas, ne me paraîtrait pas admissible. On lit, il est vrai, dans Suidas : « Aristarque de Tégée donna le premier aux drames la longue durée qu’ils ont de nos jours. » Mais évidemment cette phrase n’a pas rapport à la taille des acteurs.

Dans les temps les plus éloignés, on appelait cothurnes une sorte de brodequins particuliers aux chasseurs de cerfs de l’île de Crète, et qui fut adoptée plus tard par les montagnards de la Laconie. C’était une sandale lacée sur le pied par des courroies qui montaient jusqu’à mi-jambe. Hippocrate recommande en plusieurs endroits l’usage de ce brodequin crétois, pour prévenir les dislocations des chevilles[18]. Il était donc fort simple qu’Eschyle ornât de cette utile et légère chaussure le pied des choreutes, qui dansaient dans les chœurs de ses pièces, ce qu’il fit notamment dans les Eumenides. Grace au jeu des lacets, le cothurne allait aux pieds de tout le monde ; c’était, suivant le scholiaste d’Aristophane, la chaussure des hommes et des femmes, et on l’adaptait aux deux pieds indifféremment. Cette facilité fit appeler en Grèce Κόδορνοι les gens qui changent trop aisément d’amitiés et d’opinions. On donna particulièrement ce sobriquet à Théramène[19], un des trente tyrans d’Athènes, célèbre par sa versatilité et par la facilité avec laquelle il entrait dans tous les partis[20].

Le premier cothurne, celui des chausseurs crétois, dont Eschyle s’avisa de parer les choreutes qui dansaient sur l’orchestre, diffère absolument de celui que ce même Eschyle donna aux acteurs qui jouaient sur la scène. Cette dernière chaussure était une combinaison du brodequin crétois et de la triple ou quadruple semelle de liége des souliers tyrrhéniens. Nous trouvons dans plusieurs monumens antiques de remarquables exemples de cette seconde espèce de cothurne. Je citerai seulement une statue de Melpomène placée sur un sarcophage du musée Capitolin, une autre Melpomène de la villa Borghèse, ainsi qu’une peinture trouvée à Pompéï[21] et représentant une scène tragique à deux personnages de femme ; enfin, on peut voir au musée du Louvre les statues des Muses, et surtout la Melpomène colossale, chaussées d’un très haut cothurne. Cette chaussure, dès le temps d’Aristophane, avait été adoptée par les habitans d’Athènes, hommes et femmes. Dans Lysistrata, le chœur des femmes dit au chœur des vieillards :

« Si tu me fâches, je te frapperai la mâchoire avec ce lourd cothurne. »

Ce lourd cothurne ne pouvait être la souple et élégante chaussure crétoise.

Outre le cothurne à hautes semelles, quelques monumens antiques nous montrent des espèces de supports ou échasses tragiques, ἐμβάδες ou ἐμβάται, dont l’invention est aussi rapportée à Eschyle, et qu’il ne faut pas confondre avec le cothurne proprement dit. En examinant, avec toute l’attention qu’elle mérite, la grande mosaïque scénique, conservée à Rome et publiée par Millin[22], on est particulièrement étonné de voir que les nombreux personnages qu’elle nous montre en habits de théâtre, n’ont pas de pieds. Ils sont posés sur des espèces de supports cylindriques, hauts de quelques pouces. On dirait des fantoccini que l’on promène à travers les fentes d’un plancher et qu’on fait mouvoir en dessous par des fils. Dans la plupart de ces figures, la robe, qui tombe presque jusqu’à terre, ne laisse voir que le bout de ces échasses, ou pieds de bois, comme les appelle un ancien[23]. Dans une ou deux figures seulement, on aperçoit l’extrémité du pied de l’acteur qui déborde ce support arrondi, et pousse un peu la tunique en avant[24].

Cette mosaïque n’est pas, d’ailleurs, comme le dit M. Millin, le seul monument qui nous fasse connaître les embades. Dans un bas-relief de la villa Panfili, publié par Winckelmann, on remarque, au milieu de plusieurs autres figures, un acteur tragique portant une massue et placé sur des échasses cylindriques[25]. Les autres personnages, au nombre de sept, n’ont pas la même chaussure. Je dois mentionner encore, pour sa singularité, une peinture de Pompeï, publiée par sir William Gell[26], dans laquelle on voit un acteur tragique élevé sur des embades qui dépassent un peu sa tunique et qui ont la désagréable apparence d’un pied de bœuf. Tout cela est bien loin, comme on voit, de la statuaire attique.

Enfin, un monument assez récemment découvert, une curieuse peinture publiée par M. Pacho, dans l’atlas de son Voyage à la Cyrénaïque, nous donne l’idée d’un autre moyen d’exhaussement employé pour grandir les acteurs. Cette peinture représente une scène de tragédie, où ne figurent pas moins de dix-neuf personnages. Trois seulement, dont un porte une massue, ont le masque et la stature tragique. Les seize autres sont des choreutes et des musiciens[27]. Les trois acteurs occupent chacun une petite estrade carrée, placée sur le proscenium, et qui semble avoir cinq ou six pouces de hauteur. Il me paraît probable que cette petite élévation est la partie du proscenium appelée par les Grecs ocribas, killibas, ou plus ordinairement logeion[28], et par les Romains pulpitum. L’invention en est encore attribuée à Eschyle : Modicis instravit pulpita tignis.

Le second moyen que ce créateur du théâtre grec prit pour agrandir la taille de ses acteurs, ce fut la coiffure et le masque. Une foule de monumens et de textes nous font connaître la forme, l’expression et jusqu’à la couleur des différens masques tragiques[29]. Ils ressemblaient très peu aux nôtres. D’abord, ils étaient beaucoup plus grands que nature ; puis ils ne s’appliquaient pas seulement sur le visage ; ils enveloppaient toute la tête, comme un casque ; de plus, presque toujours les masques de la tragédie étaient rendus plus imposans ou plus terribles par une sorte d’excroissance qui se dressait au-dessus du front, et qui avait la forme aiguë d’un lambda, λαμϐδοειδής. Des deux côtés de ce faîte, qu’on appelait ὄγκος, descendaient de longues tresses de cheveux blancs ou noirs, suivant l’âge des personnages, assez semblables à la vaste crinière des perruques dites à la Louis XIV. On peut voir, notamment dans les mosaïques d’Italica et du musée Pio-Clémentin, dans plusieurs peintures d’Herculanum et de Pompéi[30], dans diverses pierres gravées publiées par Ficoroni et par Winckelmann, des exemples de cette coiffure pyramidale, qui était commune aux masques d’hommes et de femmes[31], et dont n’étaient pas même exemptes les figures qui portaient la mitre, la tiare ou le diadème[32]. Cette singulière et peu gracieuse disposition du masque tragique passa de Grèce à Rome. C’est évidemment à cette sorte de difformité que fait allusion ce passage de Varron : Tragici prodeunt capite gibbero, cum antiqua lege ad frontem superficies accedebat.

Et ce n’était pas encore là tout. Le bon sens indique qu’on ne pouvait exagérer à ce point la stature de l’acteur tragique sans ajouter en même temps à la longueur de ses bras et à l’épaisseur de sa taille, sous peine de jeter dans l’ensemble la plus choquante disproportion. Lucien s’est fort égayé, dans plusieurs de ses dialogues, aux dépens des ventres postiches, des faux estomacs et des longues mains rembourrées, qui composaient la garde-robe du tragédien ; mais, tout en faisant dans ces passages la part de la parodie et du sarcasme, on est bien obligé d’admettre la réalité de ces expédiens. Plusieurs autres écrivains parlent très sérieusement, d’ailleurs, de ces plastrons, qu’ils nomment, comme Lucien, προστερνίδια, pectoralia, προγαστρίδια, ventralia, et que saint Justin appelle cruement de faux ventres, κοιλίαι ἑπίπλασται. D’une autre part, saint Chrysostôme, d’accord avec le vieil auteur de la vie d’Eschyle[33], nous fournit quelques renseignemens sur les curieuses alonges qui suppléaient à ce que les bras des tragédiens auraient eu, sans cela, de trop grêle et de trop court. Ces fausses mains étaient des espèces de gants, assez semblables, je crois, à ceux dont nous nous servons dans les salles d’escrime. Les Grecs leur donnaient le nom de χειρίδες, et les Romains, de manulei : au moyen-âge, nous les aurions appelés brassarts ou gantelets.

Dans ce singulier équipage, les acteurs tragiques étaient donc fort éloignés de ressembler aux statues que l’art grec nous a léguées. On n’a besoin, pour s’en convaincre, que de jeter les yeux sur une des peintures ou des mosaïques dont nous avons parlé. Mais, quoique absolument dissemblable des vêtemens adoptés par la statuaire, le costume de la tragédie, ample, majestueux, consacré par les traditions du culte public, n’avait en soi rien qui dût choquer le goût délicat de ce peuple si amoureux de la beauté. Seulement on conçoit que cet appareil formidable et gigantesque ait pu causer une certaine impression de surprise et de terreur aux habitans des contrées récemment conquises à la civilisation grecque et romaine, et dont les yeux n’étaient pas, comme ceux des Grecs, préparés à ce spectacle par les cérémonies du culte national. On peut lire une plaisante aventure de ce genre dans l’ouvrage de Philostrate sur la vie d’Apollonius de Tyane. Un acteur, qui n’avait pas cru prudent d’entrer en concurrence théâtrale contre Néron, s’était retiré dans la Bétique, dont il parcourait les différentes villes, exerçant son art dans les endroits où les habitans étaient le plus policés. Se trouvant à Hispalis, aujourd’hui Séville, il crut pouvoir y jouer une tragédie ; mais, dès son entrée sur la scène, l’effroi s’empara des spectateurs. Ils regardaient avec épouvante cette espèce de géant, dont la bouche offrait une si large ouverture, qui marchait à grands pas, monté sur de si hautes échasses, et à qui ses vêtemens donnaient l’aspect d’un monstre. Mais lorsqu’élevant la voix, le colosse se mit à parler, tous quittèrent leurs siéges et s’enfuirent, comme si, dit Philostrate, un démon les eût menacés[34].

Au reste, on sera moins surpris de cette terreur panique quand on saura combien les contrées ibériennes étaient alors ignorantes de ce qui concernait les jeux du théâtre. Philostrate raconte, au même endroit, que, Néron ayant envoyé aux Gaditains l’ordre de faire des sacrifices pour célébrer trois victoires qu’il venait de remporter aux jeux olympiques, les habitans des contrées environnantes crurent qu’il s’agissait de trois véritables victoires, et que Néron avait apparemment subjugué des peuples appelés Olympiens.

M. Patin, frappé, comme tous les critiques modernes, des inconvéniens attachés au système des masques scéniques, dont l’immobilité constante se refusait à l’expression variée des sentimens et des passions, adopte deux opinions souvent émises pour rendre raison de cet usage. Il croit, comme on l’a vu, 1o que la vaste étendue des théâtres anciens rendait une certaine exagération des traits des acteurs nécessaire à la perspective théâtrale ; 2o que les masques favorisaient certains procédés qui avaient pour but de grossir la voix de l’acteur et de la porter aux gradins les plus éloignés. En un mot, M. Patin pense que les raisons qui ont introduit et maintenu le costume tragique, et notamment les masques, sur les théâtres de l’antiquité, étaient tirées les unes de l’optique, les autres de l’acoustique. Je crois qu’à l’un comme à l’autre de ces motifs il y a beaucoup de choses à objecter.

Et d’abord, sur quoi se fonde l’argument si souvent répété que les masques servaient à grossir la voix des acteurs ? Deux seuls écrivains, d’une époque récente, Aulu-Gelle[35] et Boëce[36], attribuent à la vaste ouverture de la bouche des masques la force de voix que déployaient les comédiens, et qui, suivant Cassiodore, semblait à peine pouvoir sortir de poitrines humaines. Cette assertion d’Aulu-Gelle, exprimée d’ailleurs en termes assez peu clairs, a suffi pour faire supposer à plusieurs critiques modernes, à Dubos[37], à Barthelemy, à Millin, etc., que les masques de théâtre, dont la matière n’est pas elle-même très bien connue[38], étaient garnis intérieurement de lames de cuivre, et furent plus tard incrustés d’une pierre que Pline appelle chalcophone (au son d’airain), et dont il conseille aux tragédiens de faire usage, tragœdis gestanda. Mais remarquons que ni Aulu-Gelle, ni, après lui, Boèce, ne parlent d’aucun appendice, d’aucune garniture ajoutée aux masques scéniques, et que ni Solin, qui vante cette pierre, ni Pline, qui la recommande aux comédiens, n’indiquent les moyens de tirer parti de sa merveilleuse propriété[39]. D’un autre côté, Ficoroni, ayant observé que, dans plusieurs anciens masques de théâtre, la bouche est arrondie en forme de coquille, avait pensé que cette disposition devait produire un effet analogue à celui de la trompette ou du porte-voix. Mais M. Mongez a très bien réfuté cette hypothèse : « Que l’on adapte, dit-il, le pavillon d’une trompette immédiatement à l’embouchure, en supprimant le tube intermédiaire, l’instrument rendra des sons à peine sensibles. Le porte-voix, même le plus court, est composé d’une embouchure, d’un tube et d’un pavillon. Il n’est donc pas probable qu’en donnant une forme évasée à la bouche des masques, les anciens aient eu le dessein d’augmenter le volume de la voix[40]. » Tout ce qu’on peut raisonnablement conclure de l’ouverture extraordinaire de la bouche des masques antiques, c’est que l’évasement qu’ils présentent servait à prévenir la déperdition de la voix, qui, sans cette large issue[41], n’aurait pas manqué de s’affaiblir et de s’altérer dans la concavité de cette espèce de casque. Tout le monde sait quel changement la voix éprouve sous nos masques actuels par suite de la petitesse de leur bouche. C’est pour parer à cet inconvénient que la partie inférieure du masque de l’arlequin a été supprimée et remplacée par une mentonnière mobile. À mon avis donc, les énormes bouches des masques antiques avaient pour but, non de porter la voix des acteurs à une plus grande distance, mais seulement de lui conserver sa force et sa pureté naturelles. J’ajouterai d’ailleurs que les comédiens de l’antiquité n’avaient pas besoin pour se faire entendre de recourir à des moyens artificiels. Dans les plus vastes théâtres antiques, à Taormine, à Sagonte, à Épidaure, plusieurs voyageurs ont essayé de réciter des vers, et, du proscenium aux derniers gradins de la cavea, les vers ont toujours été parfaitement entendus. Souvent, au moyen-âge, et quelquefois de nos jours[42], on a donné des représentations scéniques sur les ruines des théâtres et même des amphithéâtres anciens, sans que les acteurs aient jamais été obligés d’employer des moyens artificiels. Enfin, cette excessive ouverture de bouche, qu’on remarque dans la plupart des anciens masques tragiques, n’existe pas dans les masques de femmes et de jeunes gens, qui n’avaient pas apparemment moins besoin de se faire entendre.

Je ne crois pas davantage que les proportions gigantesques données aux tragédiens aient eu pour cause des nécessités d’optique. D’abord, on a fort exagéré l’étendue des théâtres anciens, qu’on a confondus souvent avec l’étendue au moins quadruple des amphithéâtres et des cirques. Comme de toutes les places il était facile de saisir les paroles que prononçait l’acteur, il était également aisé de discerner ses traits, même avec une vue médiocre, et l’on sait de quelle force étaient doués les organes visuels des Athéniens, qui, du cap Sunium au Parthénon, distinguaient l’extrémité de la lance et l’aigrette du casque de la statue de Minerve[43]. De plus, il n’est pas impossible que les anciens aient connu, sinon les lunettes d’approche, du moins la propriété des verres concaves et des verres convexes. La finesse du travail de certaines pierres gravées a fait supposer que les artistes s’aidaient de la loupe ; on a depuis acquis la preuve directe de ce fait par la découverte d’une loupe dans un tombeau romain[44]. Pline dit de l’émeraude qu’elle réjouit la vue des graveurs sur pierre et que la douceur de sa teinte verte repose leurs yeux fatigués. Ce sont les conserves. Il dit encore que les émeraudes sont souvent concaves, plerumque concavi, ce qui les rend aptes à réunir les rayons visuels, ut visum colligant ; et il ajoute que Néron, qui paraît avoir eu la vue courte, regardait les combats de gladiateurs à travers une émeraude. Cela ressemble fort à notre lorgnon. D’ailleurs, comment, pour être vus, les acteurs tragiques auraient-ils eu besoin d’agrandir aussi démesurément leurs traits et leur stature, tandis que les comiques, qui jouaient sur la même scène, n’étaient pas obligés d’employer les mêmes expédiens, et que les mimes, qui jouaient sur l’orchestre, c’est-à-dire à quelques pieds au-dessous du proscenium, se montraient avec leur taille naturelle, sans socque et même assez souvent sans masque ?

Je crois donc, pour conclure, que la véritable et seule cause de l’exagération du costume tragique a été la nécessité de conserver sur la scène la grandeur idéale des personnages héroïques. Et, quant aux masques en particulier (outre quelques avantages fort secondaires, comme celui de rendre plus facile aux hommes de remplir des personnages de femmes et de permettre à de vieux acteurs de se montrer dans des rôles de jeunes gens et même de jeunes filles), je pense que leur véritable et suprême utilité a été de favoriser le maintien au théâtre, comme dans les temples et dans les mystères, des types des dieux et des héros, tels que les consacraient les rites ; car il ne faut jamais perdre de vue que le costume théâtral, avant d’avoir été scénique, avait été long-temps dionysiaque.

Nous demandons bien pardon à M. Patin, et surtout à nos lecteurs, de nous être laissé entraîner à une aussi longue digression à propos d’une peccadille de M. Schlegel que l’auteur des Études sur les tragiques grecs n’a pas, suivant moi, assez vigoureusement réfutée. Sans doute, au lieu de tant insister sur d’aussi microscopiques dissidences, j’aurais bien mieux fait d’indiquer dans le livre de M. Patin les pages et les chapitres, en grand nombre, où je n’aurais eu qu’à louer la solidité des recherches, la vérité des aperçus, tous les mérites enfin du fond unis à ceux de la forme. Nous avons été retenu par la difficulté d’examiner des examens, de juger des jugemens, d’analyser des analyses. On ne sait pas assez combien l’excellence d’un livre de critique échappe à l’appréciation littéraire. Qu’est-ce en effet que la critique, auprès de la réalité de l’art et de la poésie ? Un écho, un reflet, trop souvent une ombre, toujours quelque chose de fugitif et de presque insaisissable. On peut raconter un roman, analyser un drame, exprimer les sensations que fait naître un recueil épique ou lyrique, mais comment caractériser l’espèce de satisfaction intime et réfléchie que nous cause la lecture d’un bon livre de critique ? L’avouerai-je ? Plus un écrit de cette sorte soulève en moi d’idées, de réflexions, de contradictions même, plus il ressemble à une conversation, si l’on veut même, à une controverse entre amis, plus la lecture se change en dialogue, et plus le livre me plaît. La critique, suivant la modeste et charmante définition d’Horace, est une pierre à aiguiser les esprits. Les meilleurs ouvrages en ce genre, à mon avis, sont donc, comme les Études de M. Patin, ceux qu’on aime à chicaner sur quelques détails accessoires, et qui, par la justesse des idées principales, par la variété et par l’heureux choix des points de vue, finissent par nous entraîner à leur suite dans leur sphère de mouvement et de pensée.


Charles Magnin.
  1. Deux vol. in-8o, chez Hachette.
  2. Plutarch., Alexand., cap. 29.
  3. Voyez Revue des Deux Mondes, t. XXII, quatrième série.
  4. Voyez notice sur Hrosvita, Revue des Deux Mondes, t. XX.
  5. Il s’agit de trois cents vers grecs trouvés par Matthaei dans la bibliothèque d’Augsbourg, et publiés par lui, en 1805, comme un fragment de la Clytemnestre de Sophocle, erreur presque aussitôt signalée par Struve, qui les réimprima en 1807, et par God. Hermann, Opuscula, t. I, p. 60, seqq.
  6. Athen., lib. XV, p. 625, E
  7. Aristoph. Ran., v. 895, seqq.
  8. Lysias, Apolog., p. 698, F.
  9. lib. III, 56. — Cf. Suid., voc. τετραλογία.
  10. Cours de Littérature dramatique, t. I, p. 110 ; trad. franç.
  11. Otfr. Muller, Eumenid., p. 109.
  12. lib. I, p. 21, E.
  13. Poll., lib. IV, § 115, et lib. V, § 100.
  14. Poll., lib. IV, § 118, et lib. VII, § 67.
  15. Vitruv., lib. V, cap. 8.
  16. Aristoph., Ran., v. 1047. — Cf. Athen., lib. V, p. 198, A.
  17. Epist. ad Pison., v. 280.
  18. De Artic., S. 73, t. II, p. 629, ed. Lind.
  19. Xenoph., Hellen., lib. II, p. 468.
  20. Napoléon disait dans le même sens de Fouché : « Il est toujours prêt à mettre le pied dans le soulier de tout le monde. »
  21. Mus. Borbon., t. I, t. XXI.
  22. Description d’une mosaïque antique du musée Pio-Clémentin, représentant des scènes de tragédie, in-fo.
  23. Pseudo Justin., Epistol. ad Zenam, p. 507, ed. Morell.
  24. Voyez p. 16 et 17 et la figure no XI.
  25. Monum. Ined., p. 247, tav. 189. La chaussure de ce personnage tient le milieu entre l’embade et le cothurne.
  26. Pompeïana, t. II, pl. LXXV, p. 152.
  27. Il est pourtant remarquable que ces seize personnages sont placés sur le même plan que les acteurs, c’est-à-dire sur le proscenium, et non sur l’orchestre, où se tenait le chœur. Voyez l’Atlas de M. Pacho, pl. I.
  28. Hesych., voc. ὀκρίϐας
  29. Poll., lib. IV, § 133-142.
  30. Mus. Borbon., t. I, tav.XXI, XXII.
  31. Barthelemy croit que cette coiffure théâtrale provenait d’une ancienne mode athénienne. Anachars., t. VI, p. 95.
  32. Atlas de Pacho, pl. L.
  33. Æsch. Vit., Robort. — Chysost., Hom. VIII in Timoth., t. VI, p. 457.
  34. Philostr., Vit. Apoll., lib. V, cap. IX, t. I, p. 195.
  35. lib. V, cap. VII.
  36. Boet., De duabus naturis et una persona Christi, p. 950, Basil.
  37. Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, t. III, p. 203.
  38. On paraît s’être servi successivement du bois, du cuir et de la terre cuite.
  39. Plin., lib. XXXVII, cap. X, § 56. — Solin., cap. XXXVII. — Isidor., Origin., lib. XVI, cap. XIV.
  40. Mongez, Mémoire sur les harangues attribuées par les écrivains anciens aux orateurs, sur les masques antiques et sur les moyens que l’on a cru avoir été employés par les acteurs pour se faire entendre de tous les spectateurs, inséré dans les Mémoires de l’Institut national (Littérature et Beaux-Arts, t. V, p. 89 et suiv.). — M. Mongez avait été chargé, à la fin de l’an VI, avec huit autres membres de l’Institut, de faire des expériences au Champ de Mars, tendant à trouver le moyen de faire entendre les discours et la musique, dans les fêtes nationales, par tous les spectateurs, en quelque nombre qu’ils puissent être. Dans le rapport que M. Mongez fit au nom de cette commission, et qui est inséré dans les Mémoires de l’Institut national, Littérature et Beaux-Arts, t. III, p. 422 et suiv., il est d’avis qu’on dut entendre très aisément les acteurs dans les théâtres anciens.
  41. Aulu-Gelle insiste sur ce que cette issue était unique ; il se trompe. Les textes et les monumens ne permettent pas de douter qu’on ne ménageât dans les masques scéniques des ouvertures pour les yeux et peut-être pour les narines.
  42. En 1785, on a joué sur les ruines de Sagonte quatre comédies espagnoles devant plus de quatre mille spectateurs. Suivant les relations du temps (voyez Journal de Paris, 20 novembre 1785), les personnes assises sur les gradins les plus éloignés de la scène entendirent les acteurs aussi distinctement que celles qui étaient placées au premier rang.
  43. Pausan., Attic., cap. XXVIII.
  44. Manni, Degli occhiali da naso, p. XV et XVI, cité par M. Libri dans son Histoire des sciences mathématiques en Italie, t. I, p. 56, no 4. — Un passage d’Aristophane (Rub., v. 767) prouve d’ailleurs que les Grecs ont connu les lentilles, ou verres ardens.