Études sur les travaux publics. — La machine à vapeur

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Études sur les travaux publics. — La machine à vapeur
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 100 (p. 541-564).
ETUDES
SUR
LES TRAVAUX PUBLICS

LA MACHINE A VAPEUR

Des Machines à vapeur, par M. F. Jacqmin, directeur de l’exploitation des chemins de fer de l’Est ; 2 vol. in-8o.

Quot servi, tot hostes, disait-on à Rome. Nous n’avons plus d’esclaves, et pourtant nous avons encore des ennemis domestiques, qui sont les forces vives de la nature que nous avons réduites en servitude. Dans le nombre de ces serviteurs inconsciens et quelquefois rebelles, le plus redoutable ou, pour mieux dire, le plus redouté est sans contredit la machine à vapeur. On aurait vite fait de compter les personnes qui ne tremblent pas devant cet énergique instrument. On le soumet à la surveillance comme un malfaiteur incorrigible, on l’éloigne des habitations comme un pestiféré, et cependant vit-on jamais serviteur plus docile ? Lorsqu’on se trouve en présence de ces engins gigantesques qui roulent, se balancent, vont et viennent sans bruit, sans choc et sans repos, la première impression d’effroi surmontée, l’esprit se sent satisfait. Il ne reste plus que le sentiment d’un immense travail accompli sans que personne en ait la fatigue. Il était pénible jadis de voir l’homme s’user dans un travail purement musculaire, on s’apitoie même quelquefois au spectacle d’animaux domestiques qui tournent machinalement dans un manège ou s’épuisent en efforts sur un attelage embourbé ; la vue d’une machine qui accomplit un acte de force brutale et ne laisse à l’ouvrier qu’une œuvre de surveillance intelligente nous fait éprouver une certaine quiétude. Grâce à la vapeur, le rôle de l’homme est devenu dans nos manufactures plus noble. À ce point de vue, la machine à vapeur est un prodigieux instrument de progrès et de civilisation. Il vaut la peine de l’étudier sous ce rapport ; nous voudrions montrer quelle place elle tient dans l’industrie moderne, quels perfectionnemens elle a reçus en ces derniers temps, et aussi dissiper cette frayeur exagérée qu’elle inspire encore en montrant qu’elle est devenue un outil souple et obéissant.


I

Pour bien saisir le rôle des machines à vapeur dans l’industrie, il faut d’abord savoir combien il y en a, et quelle force elles représentent. En 1800, il existait en France 6 machines d’une force totale de 169 chevaux ; en 1830, on en comptait 616 ; en 1850, 6,832, et en 1864 plus de 25,000. C’est à cette dernière année que s’arrêtent les documens statistiques cités par M. Jacqmin. Comme le nombre s’en accroissait alors de 1,500 à 1,800 par an, on peut admettre qu’il y en a maintenant bien près de 40,000. La force des machines s’évalue, on le sait, au moyen d’une unité factice, le cheval-vapeur, qui correspond à peu près au travail de trois chevaux de trait ou de sept hommes de peine. Les 25,000 machines à vapeur de 1864 représentaient une force motrice d’environ 675,000 chevaux-vapeur ; elles étaient donc l’équivalent de 2 millions de chevaux de trait ou de 5 millions d’hommes. Il est certain que tous les chevaux de trait et toute la population ouvrière de la France appliqués au seul travail moteur des usines, si pareil le chose se. pouvait concevoir, arriveraient bien juste à remplacer la vapeur. D’ailleurs ces évaluations ne sont qu’arbitraires, M. Jacqmin l’observe avec raison. La vapeur agit d’une manière continue et, s’il le faut, avec une vitesse considérable, ce que ne peuvent faire les moteurs animés. Elle peut accumuler en un seul point une puissance prodigieuse. Il est permis de dire qu’une petite machine, vaut autant que 3 chevaux ou que 7 hommes ; mais cette machine marche au besoin vingt-quatre heures par jour sans arrêt, tandis que bêtes et gens devraient se reposer les deux tiers plu temps. Et puis conçoit-on des chevaux traînant un train express avec une vitesse de 60 kilomètres à l’heure ou des hommes faisant tourner l’arbre d’hélice d’un navire transatlantique de 4,000 tonnes ? En réalité, la vapeur est une force nouvelle qui a grandi d’une façon inappréciable la capacité industrielle des pays civilisés. En l’état actuel de nos connaissances, rien ne saurait remplacer les 20,000 machines fixes, les 4,000 locomotives et les 1,000 machines de bateau que la France possédait en 1864.

Réduite à ses plus simples élémens, la machine à vapeur se compose d’une chaudière où l’eau devient de la vapeur en absorbant le calorique du foyer et d’un cylindre dans lequel la vapeur, en poussant un piston, perd le calorique qu’elle avait absorbé et se résout en eau. Le piston transmet le mouvement qu’il a reçu à une roue, à une bielle ou à un balancier. Ainsi la machine et l’eau qu’elle contient ne sont, à vrai dire, que des organes intermédiaires qui servent à transformer de la chaleur en travail. Ce principe est un des plus beaux résultats de la théorie moderne de l’équivalence des forces naturelles. Seulement, quand on a voulu comparer la chaleur produite par le foyer au travail réellement exécuté par la tige du piston, on a reconnu que la plus grande partie s’en perdait en route, que l’effet utile n’était, avec de médiocres machines, que de 2 1/2 pour 1 ! 00 du travail virtuel indiqué par la théorie, avec de bonnes machines de 8 ou 10 pour 100 au maximum. Le plus puissant moteur de notre industrie ne semble plus être qu’un appareil grossier. Nombre d’inventeurs travaillent sans cesse à l’améliorer ; nous aurons occasion de citer les perfectionnemens qui leur sont dus. C’est ainsi par exemple que, depuis moins de trente ans, la quantité de combustible nécessaire pour faire marcher une locomotive a été réduite de moitié.

On le voit, l’eau n’est dans la machine à vapeur qu’un intermédiaire entre le foyer de chaleur et le piston, porteur de la force motrice ; or l’eau présente ce grave inconvénient que, si la chaudière qui la renferme vient par malheur à éclater, le liquide se répand de tous côtés et cause de cruelles brûlures à ceux qu’elle atteint. Il serait prudent de la remplacer par quelque chose de moins dangereux. De l’air chauffé à 300 degrés est inoffensif, et donne une pression d’une atmosphère, comme l’eau chauffée à 100 degrés. Un ingénieur américain, Ericson, est l’inventeur d’un moteur à air chaud que l’on a soumis à de nombreux essais ; mais l’air n’emmagasine qu’une faible quantité de chaleur sous un gros volume, d’où la conséquence que la chaudière, le cylindre et le piston doivent avoir, pour une même force, un volume plus considérable, — et puis l’air chaud brûle les garnitures de la machine, corrode les métaux, tandis que la vapeur d’eau lubréfie en quelque sorte les surfaces et diminue les frottemens. Aussi la machine à air chaud n’a-t-elle jamais réussi malgré les avantages qu’elle semblait réunir à première vue. Cependant elle s’est représentée dernièrement sous une forme simple qui lui a valu quelques succès. Au lieu de chauffer l’air dans une chaudière au-dessus d’un foyer, on s’est avisé de le chauffer dans le cylindre même par l’explosion d’un mélange d’air atmosphérique et de gaz d’éclairage. C’est la jolie machine bien connue sous le nom de moteur Lenoir, et dont le véritable inventeur est Lebon, ingénieur des ponts et chaussées, qui en a donné la description fort complète dans le brevet qu’il prit en 1799 pour l’invention de l’éclairage au gaz. L’appareil Lenoir n’a pas de chaudière : aucune explosion n’est à craindre, il peut par conséquent s’installer partout sans aucune formalité d’enquête et d’autorisation ; il est léger et tient peu de place ; il se met en marche et s’arrête à la minute. Ces qualités sont précieuses pour la petite industrie, bien que la machine à vapeur d’eau soit beaucoup plus économique. Dans une grande ville, il existe quantité de petits ateliers auxquels il faut un moteur de faible puissance. On a souvent proposé de leur distribuer, par des procédés ingénieux la force motrice que produirait une grande usine centrale ; aucun de ces projets n’a réussi. Le moteur Lenoir est le seul moyen de substituer dans ces ateliers le travail mécanique au travail à bras d’hommes, qui devient de jour en jour plus coûteux, et qui d’ailleurs est à tous égards une mauvaise manière d’employer l’activité humaine.

Perdre de la chaleur, c’est perdre de la force. Parmi toutes les causes de déperdition de chaleur, voici l’une des plus importantes. L’eau d’alimentation est introduite dans la chaudière à la température ordinaire, soit à 12 ou 15 degrés en moyenne. Le mélange de vapeur et d’eau condensée qui sort du cylindre après avoir produit son effet sur le piston conserve une température bien voisine de 100 degrés. Le calorique que représente cette différence de température de l’eau entre l’entrée et la sortie de la machine est une perte nette qu’il faudrait éviter. On y remédie, tout au moins partiellement, par la détente, par la condensation et par diverses autres façons d’employer la chaleur perdue. La détente consiste à n’introduire la vapeur dans le cylindre que pendant la première moitié ou le premier tiers de la course du piston ; on coupe ensuite la communication entre le cylindre et la chaudière, et la vapeur épuise sa force expansive dans le cylindre tandis que le piston achève sa course. Pour employer la condensation, on fait circuler dans un serpentin la vapeur issue du cylindre, et l’on échauffe par ce moyen une certaine quantité d’eau qui sert ensuite à l’alimentation de la chaudière. La détente et la condensation peuvent au surplus se combiner ou s’employer séparément. L’appareil condensateur étant assez volumineux, les constructeurs le suppriment quand la machine n’est pas absolument fixe, comme dans les locomotives et les locomobiles. Lorsque la machine fonctionne sous haute pression, par conséquent avec de la vapeur à une température de 140 à 180 degrés, la détente est indispensable ; au contraire les machines à basse pression, celles des bateaux par exemple, dont la vapeur n’est chauffée qu’à 110 ou 120 degrés au plus, peuvent sans grand inconvénient se passer de détente. Il y a maintenant, pour ainsi dire, autant de types de machines que de sortes d’industrie. Les modèles varient suivant la force que l’on veut obtenir, suivant l’usage que l’on en veut faire. Le point important est de choisir en chaque cas particulier l’espèce de moteur le plus économique et le moins susceptible de dérangemens.

Parmi les procédés auxquels les inventeurs ont eu recours pour amoindrir la perte de chaleur à la sortie du cylindre, il y en a un fort ingénieux en théorie, bien que la pratique n’en ait pu tirer aucun parti après de nombreux essais. C’est la machine double de M. du Trembley. L’éther sulfurique est un liquide qui bout à 37 degrés centigrades. M. du Trembley avait imaginé de plonger dans le condenseur d’une machine ordinaire à vapeur d’eau une autre machine à vapeur d’éther : celle-ci n’était échauffée que par le calorique perdu de la première ; elle fournissait par conséquent un supplément de force motrice sans que la dépense en combustible fût augmentée. L’inventeur mit en expérience plusieurs appareils de ce genre, notamment sur un bateau qui fit pendant plusieurs années le service entre Alger et Marseille. La marine de l’état en fit aussi l’essai. En définitive, il y fallut renoncer, parce que la vapeur d’éther est si subtile qu’elle s’échappait par tous les joints, et que, malgré une ventilation énergique, il en résultait de fréquentes explosions.

C’est au même ordre d’idées qu’appartiennent les réchauffeurs et les surchauffeurs. Outre la chaleur perdue à la sortie du cylindre, il s’en perd encore par la cheminée, où les gaz du foyer se dégagent à une haute température. Les gaz que produit la combustion ne doivent pas être complètement refroidis, car le feu languirait faute de tirage ; mais, si la cheminée est d’une hauteur suffisante et que la fumée en sorte à la température de 500 à 600 degrés, il y a excès de tirage et perte de chaleur. Tantôt on place dans le conduit de fumée des tuyaux où l’eau d’alimentation s’échauffe à 60 degrés avant d’entrer dans la chaudière : ce sont les réchauffeurs ; tantôt on surchauffe la vapeur dans un tube placé entre la chaudière et le cylindre. Ces appareils ont l’inconvénient de compliquer une machine qui est déjà par elle-même bien délicate. Aussi l’usage ne s’en est-il pas répandu, même dans les machines marines, pour lesquelles l’économie de combustible présente cependant un intérêt de premier ordre. Au surplus, on a reconnu depuis longtemps qu’il ne suffit pas de perfectionner l’instrument ; il importe peut-être plus encore de faire l’éducation de l’artisan qui en dirige la marche. Un bon chauffeur sait conduire le feu, alimenter le foyer à propos, conserver une basse pression de vapeur dans la chaudière pendant les heures de reposa l’économie de combustible qu’il réalise est considérable. Les directeurs des usines où l’on emploie la vapeur ne peuvent en général se rendre compte si les foyers de leurs chaudières brûlent trop de charbon de terre, car les points de comparaison leur manquent. Au contraire les compagnies de chemins de fer, qui possèdent des centaines de locomotives circulant sur les rails dans des conditions à peu près analogues, déterminent le poids maximum de houille qu’un mécanicien doit consommer par heure ; une part du profit obtenu par tan chauffage bien dirigé s’ajoute au salaire de l’ouvrier qui conduit la machine. On s’accorde à reconnaître que ce partage de bénéfices entre la compagnie et ses employés est très avantageux.

Dans les chiffres statistiques cités plus haut, on a fait la distinction entre les machines fixes, les locomotives et les machines de bateaux. dette division n’est pas arbitraire ; il convient de la conserver dans l’étude plus détaillée à laquelle nous allons nous livrer.


II

Depuis les essais informes des premières pompes à feu jusqu’aux machines perfectionnées que fabriquent aujourd’hui tous les grands ateliers de construction, une foule d’inventeurs, quelques-uns célèbres, la plupart inconnus, ont patiemment amélioré ces engins monstrueux. S’il fallait absolument associer le nom d’un homme à la machine à vapeur, c’est, comme le remarque avec raison M. Jacqmin, le nom de Watt qui devrait obtenir la préférence. Le constructeur anglais n’a pas seulement réalisé les progrès les plus remarquables, il a de plus produit un type simple auquel on revient volontiers maintenant après avoir tenté bien des modifications. Ainsi, quand la force de la vapeur doit mettre en mouvement des pompes pour aspirer ou refouler l’eau, les ingénieurs de notre temps choisissent de préférence la machine à cylindre vertical avec balancier, que les ateliers de Watt et Bolton fabriquaient, il y a cent ans, pour les pompes d’épuisement des mines de Cornouailles. Dans les filatures, où la vapeur doit, non plus donner un mouvement alternatif au piston d’une pompe, mais faire tourner un arbre de couche d’un mouvement uniforme, on aime mieux une machine avec cylindre horizontal, dont l’installation est plus facile. Au surplus, le commerce des machines se laisse influencer, — qui le croirait ? — par la mode. Ainsi la disposition horizontale du cylindre est depuis quelques années l’objet d’un engouement peut-être excessif, car les cylindres verticaux ont pour eux l’avantage d’une expérience séculaire, que rien ne peut remplacer en pareille matière. Au moment de choisir pour son usine un organe de telle importance, tout industriel doit grandement redouter les inventions mal éprouvées ; que fait-il ? Il va chez un constructeur de mérite reconnu, et celui-ci recommande le modèle qu’il a le mieux étudié, dont il s’est fait en quelque sorte une spécialité, bien que ce ne soit pas toujours celui qui convient à l’usage que l’acheteur a en vue.

Peut-être le progrès, en ce qui concerne les chaudières, a-t-il été plus sensible que pour le mécanisme proprement dit. C’est dans la chaudière que gît le danger d’une machine à vapeur, et les causes d’explosion sont, nous le montrerons plus loin, d’une nature très complexe. Une étude approfondie des phénomènes physiques mis en jeu par réchauffement des parois métalliques et des réactions chimiques auxquelles est soumise l’eau en ébullition a plus fait pour la sécurité que les perfectionnemens introduits dans les procédés industriels de fabrication. La forme même de la chaudière des machines fixes a du reste peu varié depuis Watt ; le modèle simple qui porte le nom de Woolf (un cylindre de grosse dimension accompagné de deux bouilleurs de moindre diamètre) est encore le plus souvent adopté dans les machines tout à fait fixes des grandes usines, où l’on ne se préoccupe guère d’économiser la place ; mais les constructeurs ont su faire les chaudières plus résistantes sans exagérer l’épaisseur du métal, et ils se sont efforcés, par des dispositions très variées, de prévenir les incrustations que déposent à l’intérieur les eaux de mauvaise qualité. Les incrustations sont en effet l’une des plus fréquentes causes d’explosion. On peut citer en ce genre, parmi les inventions les plus modernes, la chaudière Field, dans laquelle des tubes concentriques établissent un courant intérieur d’une énergie telle que les dépôts n’ont pas le temps de se fixer, et qui de plus fournit, moins d’un quart d’heure après l’allumage, de la vapeur sous pression utile. Un autre fait digne d’être noté est l’abandon presque général des machines à basse pression, c’est-à-dire fonctionnant avec une pression intérieure de deux atmosphères au plus. On s’imaginait dans le principe que plus la pression est élevée dans la chaudière et plus le danger d’explosion est grand. C’est le contraire qui est vrai, car, lorsqu’une chaudière est construite pour deux atmosphères seulement, le fabricant se persuade volontiers qu’elle sera toujours assez résistante : il arrive alors qu’une surcharge accidentelle, due à l’imprudence du chauffeur ou à quelque événement imprévu, détermine une rupture, tandis que la chaudière timbrée pour quatre atmosphères et essayée, avant la mise en service, sous une pression triple supporte sans accident les épreuves fortuites qu’il est presque impossible d’éviter dans le travail incessant des ateliers.

On ne saurait décrire l’infinie variété des applications auxquelles se prête la machine à vapeur dans les usines et les manufactures de l’industrie privée ; tout au plus donnerons-nous une idée des services qu’elle rend dans les ateliers de travaux publics. Grâce à ce moteur infatigable, les ingénieurs achèvent maintenant en une campagne des entreprises qu’ils n’auraient pas jadis exécutées en dix ans, ou qui auraient paru tout à fait impraticables. Le percement de l’isthme de Suez en est un exemple remarquable. Au début, le creusement du canal s’opérait au moyen de 20,000 à 30,000 ouvriers égyptiens qui se relayaient par mois sur les chantiers. En 1864, le gouvernement ottoman impose la suppression de ces corvées ; aussitôt les habiles entrepreneurs de cette grande œuvre installent d’immenses dragues à vapeur, dont quelques-unes si puissantes qu’elles pouvaient extraire 1,000 mètres cubes par jour. Une seule de ces machines valait 700 ou 800 fellahs, et n’exigeait que le concours d’une vingtaine de manœuvres. Il est d’autres travaux que l’on aurait à peine osé concevoir avec les anciennes ressources de l’art des ingénieurs. Il y a cent ans, il fallait dix ou quinze années pour établir l’un de ces beaux ponts de la Loire qui font honneur au corps des ponts et chaussées du XVIIIe siècle ; dernièrement nous avons vu édifier cinq grands ponts sur le Rhin dans l’espace de quinze ans. Dans les gares des chemins, sur les quais des ports maritimes, dans les chantiers de construction, la vapeur élève, décharge ou transporte les fardeaux. Dans les villes, elle alimente les réservoirs d’eau, elle actionne des pompes à incendie d’une énergie incomparable. Dans les phares de nos côtes, elle produit la lumière électrique et se substitue aux anciens appareils d’éclairage. Dans les hôpitaux et les ateliers insalubres, elle produit, en comprimant l’air, une ventilation énergique.

Les machines fixes, dont il a été question jusqu’ici, s’installent dans de vastes ateliers, sur une base inébranlable ; elles s’alimentent avec de l’eau de bonne qualité, à peu d’exceptions près : le mécanicien peut circuler autour et les surveiller dans toutes leurs parties. À bord d’un navire au contraire, le moteur doit tenir peu de place et avoir peu de poids ; il est en outre assujetti à d’autres conditions défavorables. La mer ne fournit à la chaudière qu’une eau saumâtre qui abandonne, en s’évaporant, une quantité considérable de sel. Au cours d’une traversée qui durera plusieurs jours et qu’il faut accomplir avec rapidité, le plus léger dérangement, tel qu’une fuite dans un tuyau, est d’autant plus grave que les moyens de réparation sont bien restreints. Enfin l’explosion de la chaudière peut devenir une catastrophe épouvantable, puisque, si la coque du navire est percée par les débris, le bâtiment coule à pic avant que l’équipage ait le temps de mettre les embarcations à flot. Pour ce dernier motif, il est d’usage de n’employer à la mer que des chaudières avec une pression intérieure de deux atmosphères au plus. On y adjoint quelquefois des condensateurs, des surchauffeurs et des réchauffeurs, afin de prévenir toute déperdition de chaleur, car il est d’un intérêt capital d’économiser le combustible, qui occupe beaucoup de place à bord[1]. Enfin, si nous ajoutons que tous les organes de la machine doivent être ramassés, en quelque sorte superposés les uns aux autres, afin de tenir dans un petit espace, que les pièces du mécanisme doivent être robustes, pour éviter les avaries, et cependant légères, afin de ne pas présenter un trop grand poids, nous aurons énuméré les conditions presque inconciliables auxquelles une bonne machine marine doit satisfaire.

Il existe, on le sait, deux sortes de navires à vapeur, les uns à roues, les autres à hélice ; de plus tout navire à vapeur reçoit des mâts et des voiles. On discute encore quel est le mode de propulsion qui convient le mieux. Pour les bâtimens de guerre, le choix est fait depuis longtemps : le navire mixte, marchant tantôt à la voile et tantôt à la vapeur, est abandonné, parce que cette association ne donnait pas la vitesse, qui est la qualité principale : les roues ont fait place à l’hélice, qui se cache au-dessous de l’eau et n’est pas exposée aux projectiles de l’ennemi. Pour la marine du commerce, la question est indécise. S’il ne s’agit pas de paquebots-poste, qui doivent arriver à jour fixe, il est avantageux d’éteindre les feux et de marcher à la voile lorsque le vent est favorable. Quant au choix du propulseur, l’hélice a, par rapport aux roues, l’inconvénient de donner de très vives trépidations. La raison s’en comprend facilement. Les roues d’un grand diamètre tournent avec rapidité à leur circonférence, mais l’arbre qui les porte n’a qu’une vitesse de rotation modérée ; il suffit que la machine donne de 15 à 25 coups de piston par minute, tandis que l’hélice doit faire de 60 à 120 tours dans le même temps. De plus, même par les gros temps et avec les mouvemens de roulis les plus prononcés, l’une des roues est toujours immergée ; l’hélice au contraire émerge lorsque le navire plonge de l’avant, elle s’affole alors, puis elle rentre subitement dans l’eau et se trouve presque arrêtée par la résistance du liquide. On a donc cru longtemps que l’un de ces propulseurs devait être réservé aux transports des marchandises, et que l’autre convenait seul aux voyageurs. Aujourd’hui on est moins exclusif. En France et en Angleterre, aussi bien qu’aux États-Unis, il existe de magnifiques paquebots mus par l’hélice, et les navires de ce type, bien construits et bien conduits, paraissent être en définitive les mieux appropriés aux traversées transatlantiques.

Les personnes qui sont le moins familières avec les choses de la mer savent cependant que les voyages maritimes ont acquis une régularité merveilleuse. Les paquebots partent et arrivent à jour fixe, presque à heure fixe, quand même ils ont à franchir des centaines de lieues par un mauvais temps. Il y a trente ans, on allait du Havre à New-York en trente ou quarante jours par navire à voile ; maintenant le même trajet demande dix jours au plus par bateau à vapeur. Les départs sont plus fréquens, tout en étant plus réguliers. De puissantes compagnies, qui possèdent de nombreux paquebots, installés avec tout le confortable de la vie moderne, se disputent les voyageurs. Les gens délicats choisissent le bateau qu’ils préfèrent, comme sur terre ils choisissent le train et le wagon de chemin de fer qui leur convient le mieux. La vapeur n’a pas seule le mérite de cette transformation ; ce n’est qu’en substituant le fer au bois dans la construction des coques de navire qu’il a été possible d’exécuter de tels perfectionnemens. Le navire en bois fatiguait déjà beaucoup à la mer quand il était mû par la voile ; il se détruisait en peu d’années. Comment aurait-il résisté aux incessantes vibrations d’une machine de 3 à 4,000 chevaux, agissant sans repos ni trêve pendant des journées et des semaines pour produire une vitesse régulière de 25 kilomètres à l’heure ? Le navire transatlantique actuel est une véritable chaudière en tôle, dont tous les matériaux concourent à la solidité de l’ensemble, et d’une épaisseur et d’une rigidité telles que les plus violens coups de mer frappent comme sur un bloc plein. On en cite un, le Great Britain, qui a navigué pendant quinze ans après avoir été jeté sur des rochers et abandonné un hiver à l’effet destructif des vents et des marées. Une coque en fer bien construite peut rester suspendue par ses extrémités au sommet de deux vagues sans que le centre surchargé par la machine à vapeur éprouve une flexion appréciable. Divisée dans le sens de la longueur par des cloisons étanches, elle pourrait s’entr’ouvrir en un point sans que le reste du navire fût envahi par l’eau. Sécurité, abréviation des voyages, abaissement du fret, voilà les résultats de ces admirables constructions. Dans la mer d’Irlande, si difficile à franchir, les paquebots font maintenant deux voyages par jour, et jamais l’état de la mer ou de l’atmosphère ne retarde les départs. L’un des bateaux affectés à ce service, le Connaught, a fait en dix ans 2,585 traversées sans avoir jamais éprouvé d’accident.

Sur les navires à vapeur modernes, les dimensions sont telles que les manœuvres ne peuvent plus s’y faire à bras d’hommes ; c’est la machine qui y pourvoit ; elle vire les cabestans, actionne les pompes, amène et rentre les embarcations. Il ne faut pas croire cependant que l’art du marin se réduisent à tourner des leviers et des robinets, et que le mécanicien devienne la seul maître à bord, car il survient souvent à la mer des circonstances difficiles où le capitaine doit savoir gouverner son navire, comme s’il ne portait que des voiles ; mais enfin toutes les manœuvres de force s’exécutent d’habitude avec l’infatigable piston. Le Great Eastern est, il est vrai, un bâtiment exceptionnel. Voici ce qu’il contient de moteurs ; 4 machines pour les roues à aubes et autant pour l’hélice, avec 20 chaudières, 2 autres machines de 70 chevaux, et 10 de 10 chevaux chacune pour les divers travaux du bord et pour les pompes alimentaires. Avec tant de moyens d’action, ce navire gigantesque traversait l’Atlantique en conservant une vitesse moyenne de près de 14 nœuds, soit 26 kilomètres à l’heure. C’est à peu près aussi la vitesse qu’atteignent les paquebots des grandes compagnies qui font un service régulier entre l’Europe et l’Amérique. Il y a trente ans, on faisait un tiers de chemin en moins ; seulement la vitesse ne s’obtient que par une consommation excessive de combustible, et par conséquent elle n’est pas économique. En 1842, les bateaux de la compagnie Cunard embarquaient 600 tonnes de charbon pour franchir l’Atlantique ; maintenant il leur en faut 1,600 à 1,800, ce qui n’empêche pas que le prix du fret s’est abaissé de plus, en plus, en sorte que la marine à vapeur dont l’occupation exclusive semblait être jadis le transport des voyageurs et des marchandises de grande valeur, charge maintenant des matières encombrantes telles que les houilles et les minerais.

Les bateaux à vapeur desservent toutes les mers du globe ; on peut faire le tour du monde en cent vingt ou cent quarante jours par Suez, Singapoure, la, Chine, le Japon et San-Francisco, ou, si l’on aime mieux, par Suez, Pointe-de-Galles, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et, l’isthme de Panama. Les grandes compagnies françaises, anglaises et américaines se font concurrence sur les principales routes commerciales. En France, on doit citer surtout la Compagnie transatlantique, qui, avec 21 navires d’une énorme puissance (ils jaugent 80,000 tonneaux et leurs machines représentent 17,000 chevaux de force)[2], fait des voyages mensuels ou bimensuels dans l’Amérique centrale et l’Amérique du Nord, et aussi la compagnie des Messageries nationales, dont les 60 ou 70 navires sillonnent la Méditerranée en tous les sens, vont au Brésil et dans l’extrême Orient jusqu’à Yokohama. Quoique ces compagnies n’aient organisé leurs services lointains qu’à une date récente, alors que les Anglais possédaient une sorte de monopole dans l’Atlantique et les mers de l’Inde, elles ont pu lutter avec avantage dès leur début, grâce à la vitesse de leurs bâtimens et au confortable dont elles ont su entourer les voyageurs. En Angleterre, les compagnies Cunard et Inman font le service entre Liverpool et les États-Unis ou le Canada avec 46 navires ; en vingt-cinq ans, les bateaux de la compagnie Cunard ont traversé deux mille quarante fois l’Atlantique. La Royal-Mail emploie ses 19 navires à destination de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud ; la Compagnie péninsulaire et orientale, avec 53 navires, va dans l’Inde, en Australie, en Chine, au Japon. Les États-Unis peuvent citer avec orgueil la belle ligne de San-Francisco à Yokohama, que desservent des bateaux de 4,000 tonneaux et plus. En somme, on en est arrivé au point d’avoir 286 départs réguliers par an entre l’Europe et les États-Unis, c’est-à-dire presque six départs par semaine, et tous les grands ports, en quelque contrée que ce soit, envoient ou reçoivent des bateaux à vapeur dans chaque direction au moins une fois par mois.

Il est triste de dire que la flotte à vapeur de combat s’est développée dans notre pays avec plus de rapidité que la flotte commerciale. La France ne possède guère, tant sur les fleuves que sur mer, que 500 ou 600 navires de commerce, d’une force totale de 55,000 chevaux, tandis que sa marine de guerre dispose d’une force en chevaux-vapeur de plus du double. Il y a là, suivant M. Jacqmin, un renversement bien regrettable des lois économiques, et pourtant n’éprouve-t-on pas de notre temps un scrupule à contester des dépenses qui assurent la sécurité de notre pavillon sur tous les océans du globe ?

Passons à des applications plus modestes de la marine à vapeur. Autrefois les bâtimens à voile, arrivés en vue d’un port, stationnaient des journées entières, attendant que le vent leur permît d’approcher ; encore couraient-ils le risque de s’échouer en abordant les passes. Aujourd’hui, dè3 qu’un navire est signalé au large, un remorqueur se dirige vers lui et le ramène en quelques heures malgré le vent et malgré la marée. Le Havre possède 14 remorqueurs, qui conduisent au besoin les voiliers jusqu’à Rouen. Marseille en a aussi plusieurs, qui vont prendre les navires en mer et les pilotent de l’ancien bassin dans les nouveaux ; mais c’est surtout aux ports situés en rivière, Bordeaux, Nantes, Bayonne, que le remorquage est utile, car les bâtimens d’un fort tirant d’eau n’y arrivent que par un chenal étroit, sans cesse modifié par les bancs de sable, et qu’il faut suivre exactement sous peine d’avaries.

Malgré les perfectionnemens de toutes les industries et le développement du commerce, la navigation sur les fleuves, les rivières et les canaux progresse très lentement. La raison en est assez évidente. L’immense progrès du réseau des chemins de fer absorbe de plus en plus le mouvement commercial intérieur. En 1864, pour en revenir aux tableaux statistiques de M. Jacqmin, les chemins de fer transportaient 31 millions de tonnes de marchandises et 78 millions de voyageurs, les bateaux à vapeur ne recevaient que 4 millions de tonnes et 5 millions de passagers ; encore ces chiffres s’appliquent-ils à la navigation maritime en même temps qu’à la navigation intérieure. Toutefois il serait injuste de ne pas signaler les très sérieuses améliorations introduites dans la circulation des voies navigables. A peine mentionnera-t-on en passant ces jolis bateaux-omnibus qui fonctionnaient depuis longtemps à Londres et à Lyon avant de se montrer sur la Seine. Les bateaux à vapeur fluviaux, en notre temps de merveilleuse vitesse, ne conviennent plus qu’au service restreint des villes et des banlieues. Ils sont toujours appropriés au contraire au transport des marchandises, pourvu qu’ils arrivent à la régularité de marche qui est une des exigences du commerce. Sous ce rapport, l’installation du touage sur chaîne noyée le long des voies navigables les plus fréquentées a été un progrès très sensible. On immerge au milieu du lit une chaîne en fer. Le bateau à vapeur, au lieu de battre l’eau avec des roues ou une hélice, ce qui cause des pertes de force vive et n’est pas sans inconvénient pour les rives, se haie sur cette chaîne, qu’il soulève à l’avant et laisse redescendre derrière lui. A la suite de ce bateau, qui fait office de remorqueur, est amarré un train de bateaux chargés de marchandises. Depuis quelques années, le touage sur chaîne fonctionne entre Paris et Montereau, entre Paris et Rouen, où la navigation est très active. On y a trouvé de grands avantages d’économie et de régularité, surtout à la remonte, qui est toujours lente sur les rivières à cause du courant. Sur le Rhône, entre Arles et Lyon, le remorquage à vapeur a de même donné des résultats avantageux ; mais il serait trop long de s’étendre davantage sur ce sujet.

III

Nous arrivons à la locomotive, la plus complexe et en même temps la plus admirable des applications de la machine à vapeur. On conçut de bonne heure l’idée de faire rouler des voitures sur deux bandes de bois ou de métal en vue de diminuer le frottement ; mais ces chemins de fer primitifs étaient à traction de chevaux. Quand on construisit le chemin de Liverpool à Manchester, on pensait tirer les wagons au moyen de longs câbles mus par des machines fixes. Les premiers ingénieurs qui prétendirent mettre sur les rails une machine remorquant derrière elle une file de voitures se heurtèrent à deux difficultés dont il convient de se bien rendre compte, car ce sont encore celles que doit avoir en vue le fabricant d’une locomotive de nouveau modèle ; ces difficultés sont de produire de la vapeur en quantité suffisante et d’empêcher les roues de tourner sur place au lieu d’avancer, ce que l’on appelle plus simplement en termes d’atelier la surface de chauffe et l’adhérence.

Que l’on se représente le travail opéré dans une machine en mouvement. A chaque coup de piston, le cylindre tire de la chaudière un volume de vapeur précisément égal à la capacité intérieure du cylindre : plus le moteur doit donner de puissance et de vitesse, plus le cylindre doit être gros, et plus les coups de piston doivent être fréquens, — plus par conséquent la consommation de vapeur doit être abondante ; d’une autre part, la chaudière ne peut fournir de la vapeur qu’à proportion de la chaleur qu’elle reçoit, c’est-à-dire à proportion de la surface exposée au contact de la flamme. De là vient la nécessité de donner des dimensions énormes aux générateurs de vapeur. Pour une machine fixe de 50 à 80 chevaux, la chaudière a plus de 6 mètres de long, 1 mètre de diamètre ? elle est accompagnée de deux bouilleurs qui ont chacun même longueur et 50 centimètres de diamètre. C’est un monument d’un tel volume et d’un tel poids que l’on ne pourrait, avec le mécanisme moteur, le charger sur un seul wagon. Ce n’est pas tout : comment suppléer à la haute cheminée d’usine, dont le rôle est non pas seulement d’évacuer au loin les gaz de la combustion, mais aussi d’activer le tirage du foyer ? Robert Stephenson résolut la difficulté par deux innovations ingénieuses : il mit le foyer au centre de la chaudière, et fît sortir la flamme et la fumée par des tubes de petit diamètre qui traversent la masse d’eau à vaporiser. Ce fut la chaudière tabulaire, dont la priorité a été revendiquée avec quelque raison par M. Séguin. En second lieu, Stephenson fit déboucher dans la cheminée la vapeur issue du cylindre, ce qui produisit dans le foyer un appel d’air d’une intensité suffisante. Quant à l’adhérence des roues sur les rails, la solution du problème fut plus facile. On s’aperçut que tout dépendait du poids de la locomotive elle-même : légère, elle tournait sur place ; pesante, elle mordait au rail comme, une roue dentée sur une crémaillère. Aussi les constructeurs ne cherchent-ils pas à diminuer la pesanteur de leurs machines ; leur seule préoccupation est de répartir le poids à peu près également entre les divers essieux.

La première locomotive date de 1829. Il y eut ensuite une quinzaine d’années d’études et de tâtonnemens pendant lesquelles les ingénieurs s’appliquèrent à résoudre toutes les combinaisons de détail propres à rendre ce puissant engin plus efficace et moins dangereux. On reconnut alors qu’un seul type de machine ne suffit pas aux besoins si divers d’une grande exploitation. Un chemin de fer transporte des voyageurs à grande vitesse par les trains express et poste : il a de plus des trains de voyageurs omnibus moins rapides et plus chargés que les trains express ; enfin il reçoit des marchandises encombrantes, houilles, minerais, matériaux de construction, pour lesquelles la vitesse de marche est secondaire, et qu’il faut, pour plus d’économie, charrier par grandes masses à la fois. De là trois types bien distincts, la machine à voyageurs, la machine mixte et la machine à marchandises. Indiquons en quelques mots ce qui les distingue et ce qui fait reconnaître à première vue quelle espèce de machine on a sous les yeux quand on voit un train circuler sur les rails.

La locomotive à voyageurs est portée sur six roues. L’accroissement du poids et le danger de rupture d’un essieu ont fait mettre de côté les locomotives à quatre roues que l’on avait construites pendant les premières années, ou du moins on ne s’en sert plus que sur les voies qui présentent des courbes de très petit rayon. Des trois essieux, un seul est mis en mouvement par le piston, c’est-à-dire qu’il n’y a qu’une paire de roues motrices. Il n’y a par conséquent qu’un tiers du poids qui profite à l’adhérence. Les machines de ce genre avaient dans le principe une surface de chauffe de 60 à 80 mètres carrés et un poids total de 20 à 25 tonnes, avec une hauteur de roues de 1m,70 à 1m,80. Quand le nombre des voyageurs et par suite la charge des trains s’accrurent beaucoup, et que le public se mit à réclamer néanmoins une augmentation de vitesse, un nouveau type devint nécessaire. C’est alors qu’apparut la machine Crampton avec une surface de chauffe de 90 à 100 mètres carrés, un poids de 27 à 28 tonnes et une roue motrice de 2m,10 de haut. Ce modèle, beaucoup admiré, n’avait pas que l’avantage d’une grande vitesse ; bien combiné dans toutes ses parties, il était de plus très stable sur la voie, condition essentielle de sécurité pour une marche rapide, et se comportait à merveille en cas d’accident. Par exemple, dans les déraillemens, au lieu de se renverser sur le flanc, ce qui détermine le plus souvent une explosion, la locomotive Crampton reste debout et fournit hors des rails une course assez longue pour amortir la force vive dont le train est animé. Malheureusement elle n’utilise pour l’adhérence que 10 tonnes environ sur les 27 qu’elle pèse ; c’est insuffisant quand il s’agit de remorquer des trains lourdement chargés ou de franchir des rampes. La machine Crampton n’est plus admise en France que par les compagnies du Nord et de l’Est, dont les principales lignes n’offrent guère de fortes déclivités.

Quelque bénéfice qu’il y ait pour l’adhérence à augmenter le poids supporté par l’essieu moteur, il est une limite que l’on ne peut dépasser par la crainte d’écraser les rails. M. Jacqmin estime que la charge sur un seul essieu ne doit pas dépasser 12 tonnes. Alors on a imaginé de réunir deux essieux par le moyen d’une bielle. Quatre roues sur six reçoivent ainsi le mouvement, et les deux tiers au moins du poids total produisent l’adhérence. Ce système est ce qui distingue plus spécialement les machines mixtes, ainsi nommées parce qu’elles sont le plus souvent employées à conduire des trains où se trouvent des voitures à voyageurs et des wagons de marchandises. L’idée de réunir deux essieux paraît simple ; il y a toutefois un grave inconvénient qui provient de ce que les quatre roues couplées doivent avoir bien juste le même diamètre. Une roue dont le bandage est légèrement usé glisse et roule en même temps pour suivre le mouvement des autres, d’où résultent des chocs et parfois la rupture d’une bielle, accident d’une extrême gravité. Cependant les progrès de la fabrication et surtout la substitution de l’acier au fer tant pour les bandages que pour les bielles ont atténué ces inconvéniens. Les compagnies d’Orléans et de Paris à Lyon et à la Méditerranée attellent maintenant à leurs trains express les plus rapides des machines mixtes à quatre roues couplées qui pèsent 34 tonnes, dont 24 sur les deux essieux moteurs, et qui ont une surface de chauffe de 125 à 135 mètres carrés. Ces machines ont des roues motrices de 2 mètres de diamètre, ce qui permet de leur faire prendre une grande vitesse.

Quant à la machine à marchandises, dont la marche est toujours lente, la meilleure solution était facile à trouver ; il suffisait d’accoupler les trois essieux, afin de faire servir le poids total au profit de l’adhérence, qui est l’élément essentiel. C’est ce que l’on a fait dès le principe en conservant des roues basses pour cause de stabilité. Les plus lourdes pesaient d’abord de 30 à 32 tonnes, et avaient de 120 à 130 mètres de surface de chauffe. On s’en serait contenté longtemps, si l’industrie des chemins de fer n’avait subi une sorte de transformation. On ne construisait d’abord des railways que dans les pays peu accidentés. La voie avait tout au plus 1 centimètre de pente par mètre dans les plus fortes déclivités ; les courbes se déroulaient avec des rayons de 800 et 1,000 mètres au moins. Quand on voulut pousser les voies ferrées par-dessus les montagnes, il fallut admettre les pentes de 2 à 3 centimètres et les courbes de 200 mètres. L’art du constructeur de locomotives dut alors se modifier, car la vieille machine à six roues couplées du poids de 30 tonnes pourrait tout au plus se traîner elle-même sur ces rampes, et ses trois essieux rigides écarteraient les rails dans les courbes à court rayon.

L’un des premiers chemins de fer à forte rampe que l’on ait établis est la ligne de Turin à Gênes dans la traversée des Apennins. Avant d’arriver à Gênes, il faut racheter une différence de niveau de 271 mètres en moins de 10 kilomètres. Ce chemin, l’un des plus importans de l’Italie, fait communiquer les plaines de la Lombardie et du Piémont avec la Méditerranée. Une autre ligne à grand trafic, celle de Vienne à Trieste, franchit les Alpes noriques au col du Sommering. Entre la station de Gloggzitz et le faîte, il y a une différence en verticale de 462 mètres et une distance horizontale de 29 kilomètres ; le point culminant est à 883 mètres au-dessus du niveau de la mer, et cette grande altitude, qui modifie le climat d’une manière sensible, est peu favorable à l’adhérence de la roue sur le rail. En France, nous avons entre Aurillac et Murat une voie ferrée qui monte jusqu’à 1,150 mètres au-dessus du niveau de la mer, avec des pentes de 3 centimètres par mètre de chaque côté du faîte. Dans le Tyrol, le chemin d’Inspruck à Botzen atteint l’altitude de 1,350 mètres avec des rampes de 25 et 22 millimètres presque sans interruption sur une longueur de 125 kilomètres. Enfin la compagnie du Midi n’a pas craint de faire à la descente du plateau de Lannemezan, sur le chemin de Toulouse à Bayonne, une pente de 32 millimètres et de 8 kilomètres de long. Ajoutons que tous les chemins de montagne présentent des courbes de très petit rayon : les ingénieurs français sont rarement descendus au-dessous de 300 mètres ; à l’étranger, au Sommering par exemple, on trouve des courbes de 190 mètres de rayon.

La locomotive de montagne employée sur les rampes du Sommering est l’œuvre de M. Engerth, ingénieur autrichien, dont elle a conservé le nom. Tandis que la machine du service ordinaire est portée sur des essieux d’un parallélisme invariable, ceux de la machine Engerth ont un peu de jeu, en sorte qu’ils peuvent prendre dans les courbes un léger mouvement angulaire, à l’instar de l’avant-train d’une voiture à quatre roues. Sans cela, les rails s’écarteraient ou s’useraient très vite quand la locomotive circule dans une courbe. De plus, il était nécessaire d’accroître dans une proportion notable l’adhérence et la surface de chauffe, par suite d’allonger la chaudière et d’augmenter le poids de tout l’appareil. La machine Eogerth du Sommering, souvent modifiée depuis les premiers essais, s’offre maintenant sous forme d’une locomotive à huit roues couplées d’un poids de 43 tonnes environ et de 155 mètres de surface de chauffe. Les roues sont très basses ; elles n’ont que 1m,10 de haut. C’est un engin colossal comme pesanteur et comme puissance de traction. Cependant les ingénieurs français sont encore allés plus loin. La compagnie d’Orléans met en marche sur sa ligne d’Aurillac à Murât une machine à dix roues couplées, pesant 57 tonnes et ayant 210 mètres de surface de chauffe ; ce moteur remorque une charge de 150 tonnes sur une rampe de 30 millimètres. Une locomotive à marchandises du type ordinaire traîne aisément 600 tonnes sur une voie horizontale[3]. Que l’on juge d’après cela ce que perdent les compagnies à exploiter les chemins de fer situés en pays de montagnes ! D’ailleurs il n’y a pas que la traction qui soit fort chère sur les sections de ligne d’un profil très accidenté. Ces énormes masses de métal, même circulant à petite vitesse, détruisent les rails, écrasent leurs bandages, et, si par malheur elles déraillent, c’est un travail prodigieux que de les remettre sur la voie. La substitution de l’acier an fer remédie en partie à ces inconvéniens ; toutefois on peut considérer comme acquis que les rampes de 30 millimètres sont le maximum d’inclinaison que la locomotive ordinaire puisse franchir, et que même vers cette limite extrême les dépenses d’exploitation croissent hors de proportion avec les résultats obtenus. M. Jacqmin l’affirme, et nous l’en croyons volontiers, il faut d’autres systèmes que la machine locomotive actuelle pour résoudre le problème de la traction sur les rampes supérieures à 30 millimètres que les chemins de fer de montagnes seront parfois obligés d’adopter.

Quand il fut bien avéré que les locomotives circulent sur des voies ferrées à pente rapide et dans des courbes à court rayon, on se demanda pourquoi elles ne se traîneraient pas aussi bien sur les routes de terre, au milieu des piétons et des voitures. Toutefois il est vrai de dire que le public ignorant s’est montré plus pressé que les ingénieurs d’en faire l’expérience, car ceux-ci se doutaient que la machine à vapeur est trop lourde pour se mouvoir avec vitesse sur une chaussée de niveau irrégulier et trop délicate pour en supporter les cahots. Il y eut cependant quelques essais tant en France qu’en Angleterre. Le résultat le plus clair est qu’il faut renoncer à obtenir une grande vitesse par ce moyen : il parait difficile de dépasser 10 kilomètres à l’heure ; la voiture à vapeur n’a donc sous ce rapport aucun avantage sur les voitures traînées par des chevaux. Autant qu’on en peut juger jusqu’à présent, la locomotive routière doit se borner aux transports de marchandises lourdes. Dans la plupart des cas, n’y a-t-il pas avantage alors à poser des rails sur le chemin qu’elle parcourt ? Au surplus, les pouvoirs publics se sont montrés peu favorables à ce nouveau mode d’application de la vapeur. En Angleterre, où l’intervention administrative est d’habitude si restreinte en matière de travaux publics, il est défendu aux locomotives routières de faire plus de deux lieues à l’heure dans les villes ou villages, de lâcher la vapeur en marche ou dans les stationnemens, d’employer le sifflet à vapeur ; la machine doit être précédée, à 60 mètres en avant, par un homme à pied, qui fait garer les chevaux et les voitures. Une industrie soumise à de tels règlemens a de bien faibles chances de succès.

Sans entrer dans des détails de construction qui ne seraient à leur place que dans un cours de technologie, il serait injuste de passer sous silence certaines améliorations introduites dans la fabrication ou l’usage des machines à vapeur, et dont les locomotives surtout ont profité. Personne n’ignore plus quelle révolution est. survenue dans l’industrie métallurgique depuis que la méthode Bessemer permet de fabriquer l’acier à bon marché. Les rails en acier, que les grandes compagnies introduisent sur les sections les plus fatiguées de leur réseau, coûtent moins cher aujourd’hui que les rails en fer il y a vingt ans. Aucun instrument ne profitera plus que la machine à vapeur de cette baisse de prix, puisqu’elle exige, comme condition de sécurité, d’être construite en matériaux de premier choix. L’injecteur Giffard est une invention un peu plus ancienne, à laquelle on m’a guère fait attention en dehors des ateliers, quoique ce soit l’une des plus curieuses découvertes de ces derniers temps. La chaudière, qui perd de l’eau sans cesse par évaporation, doit en recevoir du dehors à intervalles assez rapprochés ; mais il existe à l’intérieur de la chaudière une pression telle que cette eau d’alimentation ne peut y entrer que si elle est refoulée avec une certaine force. Cela se fait au moyen d’une pompe que la Machine elle-même met en jeu. Un simple ouvrier, M. Giffard, s’est avisé de faire rentrer dans la chaudière un jet de vapeur et un jet d’eau associés ensemble ; le premier entraîne le second. Cette singulière. solution d’un problème en apparence insoluble parut d’abord si extraordinaire que l’on n’y voulut pas croire. Rien n’est du reste plus commode) ; en marche ou au repos, le mécanicien n’a qu’à tourner un robinet pour alimenter sa chaudière.

Un autre perfectionnement de date récente est le renversement de la vapeur comme moyen d’arrêter rapidement un train lancé à grande vitesse. La question des freins est sans contredit l’une de celles que le public comprend le moins. Ce qu’il se produit en ce genre d’inventions impossibles est quelque chose de prodigieux, parce que l’on ne réfléchit pas assez que l’arrêt brusque d’un train de chemin de fer serait la cause d’un choc épouvantable. Il est nécessaire qu’une locomotive et les voitures qu’elle traîne perdent graduellement, en continuant leur marche en avant, l’énorme quantité de mouvement dont elles sont animées. C’est ainsi qu’agissent les freins ordinaires ; mais, bien qu’ils soient capables d’enrayer les roues au point de les empêcher tout à fait de tourner, ils n’ont pas encore la puissance d’amortir assez vite la vitesse. On sent qu’il faudrait exercer sur le train en mouvement un effort de retenue aussi énergique, mais de sens inverse, que la force de traction de la locomotive.

C’est à quoi l’on arrive en renversant la vapeur. Ceci demande quelques explications. Une machine au repos est mise en marche en avant ou en arrière, à la volonté du mécanicien, qui n’a qu’à mouvoir un levier dans un sens ou dans l’autre. Si la machine est déjà en mouvement et que le mécanicien opère ce même changement du levier, les roues continuent à tourner dans le même sens en vertu de la vitesse acquise, et elles commandent le mouvement du piston ; mais celui-ci, au lieu d’aspirer la vapeur du dedans de la chaudière et de la rejeter dans la cheminée, aspire au contraire l’air du foyer et le refoule dans la chaudière. Comme il y existe déjà une pression considérable, le piston rencontre une résistance proportionnelle à cette pression et la transmet aux roues motrices. L’effet est, sur une grande échelle, le même que si un homme s’efforçait d’arrêter les rais d’une roue de voiture en mouvement. Cette manœuvre de la contre-vapeur est connue depuis longtemps ; les règlemens prescrivaient aux mécaniciens d’y avoir recours dans les circonstances graves, par exemple lorsque deux trains lancés par erreur sur la même voie sont sur le point de se jeter l’un sur l’autre. En réalité, c’était dangereux, parce que l’air du foyer, chargé d’escarbilles et porté par la compression à une très haute température, exerçait une influence destructive sur le piston et sur les parois du cylindre. La pression s’augmentait d’ailleurs dans la chaudière d’une façon inquiétante. Dès le début de l’exploitation des chemins de fer en pays de montagnes, on sentit l’insuffisance des anciens freins pour limiter la vitesse des trains à la descente des pentes de forte inclinaison. Un ingénieur français, M. Lechatelier, sut corriger par des moyens simples les imperfections que l’on reprochait au renversement de la vapeur. Qu’il s’agisse d’arrêter un train dans un temps très court ou d’en ralentir la marche à la descente, l’appareil Lechatelier est efficace. La contre-vapeur a de plus l’avantage sur le frein à sabot de ne pas user par le frottement les rails et les bandages des roues. Grâce à ce perfectionnement, le mécanicien est plus maître de sa locomotive, qui lui obéit plus vite et plus docilement.


IV

Une machine à vapeur consomme de l’eau, qu’elle transforme en vapeur, du combustible pour chauffer le foyer, et des graisses pour lubréfier les surfaces frottantes. L’eau et la graisse sont une faible dépense. En ce qui concerne l’eau, le point important est, si l’on peut, de s’en procurer de bonne qualité, afin d’éviter les incrustations. Les machines marines sont sous ce rapport, on l’a vu, dans les conditions les plus défavorables ; il est même probable que la navigation à vapeur serait presque impossible avec les appareils actuels sur une mer à salure excessive, comme la Mer-Morte ou la Caspienne. Quant au combustible, les recherches des inventeurs en ont diminué la consommation, depuis un siècle dans une proportion inespérée. Les premières machines brûlaient de 10 à 12 kilogrammes de houille par heure et par force de cheval ; les merveilleux perfectionnemens introduits par Watt réduisirent ce chiffre de moitié ou des deux tiers ; maintenant un moteur de grande dimension consomme moins de 2 kilogrammes. Les locomotives étaient alimentées dans le principe exclusivement avec du coke ; on s’était figuré que le charbon de terre en son état naturel ne convenait pas aux foyers exigus de ces machines. C’était un préjugé qui a disparu. Néanmoins la question du combustible reste encore l’une des plus importantes de la machine à vapeur. Le prix de la houille doit en effet augmenter d’année en année à mesure que les gisemens s’épuiseront. Déjà la marine et les chemins de fer emploient volontiers les agglomérés, qui sont des briquettes cylindriques ou cubiques obtenues en comprimant dans un moule de la houille menue avec du goudron. On transforme ainsi le poussier de charbon, que l’on abandonnait auparavant sur le carreau des mines comme un déchet sans valeur, tant le transport et la combustion en étaient difficiles ; on est même arrivé à brûler facilement la sciure de bois, qu’on perdait autrefois. Cela ne suffit pas encore, car le charbon de terre, aussi bien que le bois, n’est pas inépuisable ; on songe donc à chauffer les chaudières avec le pétrole. Il est sans doute effrayant de mettre auprès d’un foyer un liquide aussi inflammable que celui-là ; cependant les essais tentés par M. Sainte-Claire Deville sur des foyers de machines fixes, à bord de bateaux à vapeur et sur les locomotives du chemin de fer de l’Est, ont démontré qu’il n’y a pas danger à s’en servir, — et de plus qu’un poids donné d’huile de pétrole produit le même effet calorifique qu’un poids double de houille. Ce nouveau combustible serait surtout avantageux aux paquebots transatlantiques, qui aujourd’hui s’encombrent au départ d’un immense approvisionnement de charbon de terre. Les sources d’huile minérale sont très abondantes aux États-Unis, dans l’Ohio, la Pensylvanie, le Canada. S’il était possible de chauffer une machine de bateau tour à tour avec l’un ou l’autre combustible, on irait d’Europe en Amérique à la houille, et l’on ferait le voyage de retour au pétrole ; mais, il faut en convenir, cette question est encore bien peu avancée. — La machine à vapeur n’est-elle pas déjà bien dangereuse par elle-même, dira-t-on, sans que l’on y ajoute, par l’emploi d’un liquide redoutable, une nouvelle cause d’explosion ? Prétendre que ce moteur énergique est absolument inoffensif serait trop dire assurément ; cependant il est bon de montrer qu’il inspire une crainte peu justifiée.

En Angleterre, où la tradition et l’usage ne permettent pas au gouvernement d’intervenir dans les affaires industrielles, les accidens de chaudières sont fréquens ; néanmoins les Anglais n’ont pas cru qu’il fût utile de placer ces appareils sous la surveillance de l’état, ils ont préféré se surveiller eux-mêmes. C’est ainsi que s’est formée à Manchester une association dont les délégués visitent périodiquement les usines de la localité. Ces inspecteurs signalent dans des rapports mensuels les améliorations dont le besoin est constaté. Les fabricans de la province de Liège ont essayé avec peu de succès d’en faire autant. A Mulhouse, la Société industrielle, dont on connaît les louables efforts, a voulu de même instituer des inspecteurs de manufactures. Que l’on ne se méprenne pas sur le but que poursuivent ces diverses associations : elles se proposent de constater que les machines sont bien construites et de bonne qualité ; mais elles ont surtout en vue de donner plus d’instruction aux ouvriers qui en ont la conduite. Il est rare en effet qu’une explosion ait d’autre cause que la maladresse ou l’imprudence du mécanicien. À ce point de vue, les règlemens français, si rigides pour les constructeurs, laissent beaucoup à désirer. Nous surveillons avec vigilance la fabrication, l’établissement et même l’entretien des appareils à vapeur ; nous ne nous occupons pas d’instruire les hommes auxquels elles sont confiées. M. Fairbairn le disait naguère avec l’autorité de sa science aux industriels de Manchester : « je ne suis pas partisan de l’intervention de la loi, soit dans la construction, soit dans l’usage des chaudières ; mais, en voyant les conséquences désastreuses qui résultent de l’abandon de ces appareils à des mains incapables, je passerais par-dessus bien des considérations pour arriver à l’emploi d’une classe d’hommes plus instruits et plus intelligens que ceux qui ont été chargés de diriger les chaudières jusqu’à ce jour. » Ceci indique en peu de mots dans quel sens les législateurs et le gouvernement doivent agir, s’ils jugent convenable de s’occuper de ces questions d’intérêt privé.

En France, avec l’étrange manie administrative qui nous possède de tout prévoir et de tout soumettre à la règle, les ordonnances royales édictées de 1823 à 1843 déterminaient l’épaisseur, la forme, la nature des diverses pièces ; composant une machine à vapeur ; elles soumettaient l’établissement d’une chaudière à la condition d’une autorisation préalable1 que l’on attendait pendant plusieurs mois. Qui était responsable en cas d’accident ? Était-ce l’administration, qui avait pris en vain de si minutieuses précautions, ou le constructeur, qui s’y était scrupuleusement conformé ? Un décret de 1865 abolit ce régime suranné en ce qui concerne les locomotives et les machines fixes ; les machines de bateau y restent seules soumises. Tout manufacturier est libre d’établir une chaudière à son gré, pourvu qu’il en ait fait éprouver la résistance au moyen d’une presse hydraulique, qu’il ait soin de la pourvoir de quelques appareils de sûreté très simples, et que l’emplacement soit choisi de façon à ne pas causer de dommage aux propriétaires voisins. Ce régime libéral n’a pas donné de mauvais résultats, car les explosions ne sont pas devenues plus fréquentes. Il en arrive encore quelquefois, et presque toujours ce sont de cruels accidens qui tuent ou blessent un grand nombre de personnes ; mais, si l’on rapporte le nombre des explosions au nombre des chaudières en service, on s’aperçoit qu’il n’y a guère d’industrie qui soit moins dangereuse. Ce serait une statistique bien digne d’intérêt que de compter dans chaque corps de métier les victimes qui succombent chaque année, soit par accident fortuit, soit par leur négligence. Ce serait le vrai martyrologe de la classe ouvrière, où l’on verrait, à côté de regrettables imprudences, des actes de dévoûment et de sacrifice qui honorent l’humanité. Cette statistique démontrerait probablement que la vapeur n’est pas aussi funeste qu’on le croit en général, et, ce qui est consolant, que le nombre et la gravité des accidens diminuent sans cesse.

Toute explosion est chez nous le sujet d’une enquête approfondie ; on en recherche la cause, afin d’en éviter le retour autant que possible. Les ingénieurs ont découvert de cette façon certaines influences dont ils sauront se garder à l’avenir. Il était connu depuis longtemps que les eaux chargées de sels terreux ne valent rien pour alimenter une chaudière, parce qu’elles donnent d’abondantes incrustations, et que le métal recouvert de ces dépôts s’échauffe et se brûle en peu de temps ; mais c’est en 1867 seulement que l’on s’est lui aperçu que les eaux grasses produisent un effet également délétère. En d’autres circonstances, on avait vu des chaudières éclater sans cause apparente à l’instant où l’on reprenait le travail après un intervalle de repos, soit le matin à l’ouverture des ateliers, soit dans la journée après le dîner des ouvriers. On se l’est expliqué par une étude plus attentive des phénomènes qui se produisent pendant l’ébullition de l’eau. Les curieuses expériences de M. Boutigny sur le degré de température que l’eau peut atteindre sans se vaporiser ont contribué à éclaircir ces questions obscures. Quant à l’électricité, que quelques personnes veulent faire intervenir en cette affaire pour expliquer des phénomènes qui semblent incompréhensibles, rien né prouve qu’elle soit capable de déterminer une explosion.

En définitive, de toutes les recherches minutieuses auxquelles on s’est livré depuis une vingtaine d’années sur les causes d’explosion des chaudières à vapeur, le résultat le plus clair est qu’en pareille circonstance le chauffeur ou le mécanicien est le plus souvent seul coupable. C’est l’artisan et non l’outil qu’il convient d’améliorer. Au fond, cela ne nous déplaît pas. Nous disions en commençant que l’introduction de la vapeur dans l’industrie avait eu pour conséquence de dispenser l’homme des actes de force brutale et de ne lui laisser que le travail intelligent ; n’est-il pas évident que l’homme doit se mettre à la hauteur de ce rôle plus noble que l’invention des machines lui attribue ? — Dans l’industrie moderne, celui qui est ignorant ou négligent compromet, outre sa vie propre, l’existence de beaucoup d’autres individus. De modestes artisans se trouvent investis parfois d’une responsabilité dont on n’avait jadis aucune idée. N’est-ce pas un type tout nouveau de l’ouvrier que ce mécanicien qui, debout sur sa locomotive, le jour sous le soleil brûlant ou la nuit au milieu de la tempête, l’œil au guet, l’oreille attentive, sans autre travail que d’appuyer sur un levier ou de tourner quelques robinets, est traîné aussi vite que le vent par la force que sa main maîtrise ? Que si un danger survient, il doit s’en apercevoir le premier, il en sera la première victime, et pourtant, au lieu de n’avoir à penser qu’à son salut, c’est de son sang-froid et de son habileté que dépend la vie ou la mort de centaines de ses semblables qu’il remorque derrière lui.


H. BLERZY.

  1. En dehors même de l’encombrement, l’économie du combustible est en certaines circonstances l’une des questions les plus sérieuses de la navigation à vapeur. La bouille, qui vaut de 12 à 15 francs la tonne sur le littoral de la Grande-Bretagne, s’est vendue jusqu’à 100 francs dans les mers de la Chine.
  2. Le cheval-vapeur des machines marines équivaut 3 ou 4 chevaux-vapeur des machines terrestres.
  3. Les compagnies de l’Est et du Nord emploient des machines du type Engerth sur leurs lignes principales pour remorquer des trains de 500 à 600 tonnes qui parcourent de longues distances sans arrêt, par exemple les trains de houille à destination de Paris.