Évangéline (trad. Poullin)/02/03

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Traduction par M. Poullin.
Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 77-88).

CHAPITRE III

espoirs fugitifs



P resque au bord d’une rivière, sous l’ombrage de chênes majestueux dont les branches étaient couvertes de gui et de mousse d’Espagne, s’élevait, cachée et silencieuse, la maison d’un pâtre. Un jardin planté de fleurs, dont l’air était embaumé, entourait cette demeure construite en bois de cyprès et dont les planches avaient été taillées et ajustées avec soin. Le toit, peu élevé et vaste, recouvrait une large vérandah appuyée sur d’élégantes colonnes, enguirlandées de vignes et de rosiers, où se jouaient les colibris et les abeilles, et qui entourait tout le corps de logis. Aux extrémités de la maison, parmi les fleurs du jardin, s’élevaient les pigeonniers, asiles de la tendresse et des amours fidèles.

À ce moment, tout était silencieux ; le soleil, près de se coucher, n’éclairait plus que la cime des arbres, et la maison, déjà plongée dans l’ombre, laissait échapper une légère colonne de fumée de sa cheminée rustique. Derrière l’habitation, à partir de la porte du jardin, un sentier traversait des bouquets de grands chênes entrelacés de vignes, et allait se perdre dans les prairies fleuries qui s’étendaient à perte de vue.

Sur la lisière de la forêt et de la prairie, on apercevait, monté sur un cheval harnaché à l’espagnole, un homme portant des guêtres et un pourpoint de daim. Coiffé d’un sombrero qui ombrageait sa figure large et basanée, il contemplait d’un œil de maître cette scène tranquille. Autour de lui paissaient de nombreux troupeaux de vaches, aspirant les fraîches vapeurs qui s’élevaient de la rivière et se répandaient ensuite sur la prairie. Soulevant lentement le cor qui pendait à son côté, le pâtre, enflant sa large poitrine, fit entendre un son retentissant qui, dans l’air humide et calme du soir, fut aussitôt répété par les échos d’alentours. Les bêtes levèrent la tête, regardèrent quelques instants en silence, puis elles se précipitèrent en mugissant à travers les prairies, et disparurent bientôt dans le lointain.

En approchant de la maison, le pâtre aperçut, à travers la grille du jardin, Évangéline et le Père Félicien qui venaient à sa rencontre. N’en croyant pas ses yeux, il mit aussitôt pied à terre, et courut à eux, les bras ouverts, avec des cris d’étonnement. Et alors, ils reconnurent Basile le forgeron, qui leur fit l’accueil le plus affectueux et les conduisit dans son jardin. Assis sous une tonnelle de rosiers, après des questions et des réponses sans fin, ils épanchèrent librement leurs cœurs, et renouvelèrent leurs tendres embrassements, les pleurs et les rires se succédant tour à tour, et faisant place ensuite à de longues réflexions silencieuses. Ce qui, surtout, les rendait pensifs, ce qui remplissait le cœur d’Évangéline de doutes amers et de noires inquiétudes, c’est que Gabriel ne paraissait pas. Enfin, Basile, gêné lui-même, et voyant que ses amis se taisaient, parla en ces termes :

« Si vous êtes venus par l’Atchafalaya, je ne comprends pas que vous n’ayez point croisé la barque de mon fils Gabriel, sur quelque point du Bayon. »

Ces simples mots de Basile firent passer une ombre sur la figure d’Évangéline, dont le cœur se serra ; ses yeux se mouillèrent de pleurs, et c’est d’une voix tremblante qu’elle dit : « Hé ! quoi ? pas ici ? Gabriel est parti ? »

Alors, cachant son visage dans les bras de Basile, elle soulagea son cœur par des plaintes et des larmes. Ce que voyant, le bon forgeron lui dit d’une voix enjouée :

« Sois forte et contente, ma fille ; Gabriel nous a quittés seulement de ce matin, parti comme une tête sans cervelle, me laissant tout seul avec mes chevaux, mes bœufs et mes moutons. De plus en plus inquiet, agité par les traverses qui ont éprouvé son cœur, il ne pouvait plus se faire à la tranquillité de notre vie calme. Tu étais son unique pensée, et il ne sortait de son silence habituel que pour parler de toi et de son tourment. À la fin, il était devenu tellement à charge à tous, que je me suis décidé à prendre un parti et à l’envoyer vers la ville d’Adayes, pour y faire le trafic des mules avec les gens d’Espagne. Ensuite, il suivra la piste des Indiens jusqu’aux monts Ozark, faisant, en route, la chasse des animaux à fourrure dans les bois, et en prenant le castor au piège, dans l’eau. Prends donc courage, ma fille, nous rejoindrons ton fiancé fugitif qui ne peut pas être encore très avancé dans son voyage. Dès demain, à l’aurore, nous nous mettrons en route ; nous le suivrons de près et nous le ramènerons ici. »

Au même instant, des voix joyeuses se firent entendre, et on vit entrer Michel le violoneux, porté sur les bras de ses compagnons. Michel avait vécu
Évangéline dans le jardin, (page 77).
longtemps sous le toit de Basile, heureux comme un dieu, et n’ayant d’autre souci que de promener de village en village sa gaîté et ses joyeux refrains ; aussi ses cheveux blancs et son crin-crin avaient-ils conquis une lointaine renommée.

« Vive Michel ! vive le bon chanteur d’Acadie ! » criaient ceux qui le portaient en triomphe.

Alors, le Père Félicien s’avança avec Évangéline, saluant amicalement le joyeux vieillard, et lui rappelant les jours d’autrefois, pendant que Basile, au comble du ravissement, accueillait bruyamment ses anciens amis.

Tous tombaient en admiration devant les richesses de l’ex-forgeron, et n’en revenaient pas à la vue de la propriété, du bétail, et surtout de la tenue patriarcale de Basile Ils fuient bien plus émerveillés quand ils l’entendirent parler du terrain, du climat, des prairies où paissaient de nombreux troupeaux qui devenaient le bien de ceux qui s’en emparaient. Chacun se disait, à part soi, qu’il en ferait volontiers autant.

Tout en devisant ainsi, ils montèrent les marches de la maison ; et, après avoir traversé la vaste vérandah, pénétrèrent dans le hall, où déjà le repas du
Coiffé d’un sombrero… (page 78).
soir attendait le maître attardé. Là, chacun s’assit à table, et l’on se régala de compagnie.

L’obscurité du soir descendit bientôt sur cette fête intime. Au dehors tout était calme, le ciel s’illumina peu à peu de la lumière vaporeuse de la lune et du doux scintillement des étoiles ; au dedans de la maison, une clarté bien plus éclatante brillait sur les visages de ces amis réunis, heureux de se retrouver ensemble après les malheurs immenses qui les avaient jetés sur cette rive éloignée. Assis au haut bout de la table, Basile prodiguait à ses hôtes et son vin et ses paroles les plus cordiales. Après avoir bourré sa pipe du délicieux tabac des Matchitoches, il s’adressa ainsi à ses invités, qui l’écoutaient
Évangéline, debout près d’eux… (page 85).
avec attention et le visage souriant :

« Soyez les bienvenus encore une fois, ô mes amis, vous qui venez de subir une si longue privation d’amitié et d’asile. Oui, soyez les bienvenus dans cette maison qui vaut peut-être mieux que l’ancienne. Ici, point d’hiver avec son triste cortège de famine ; point de sol pierreux qui désespère le travailleur ; le soc de la charrue glisse, dans la terre de ce pays, aussi rapide que le bateau sur l’onde. Toute l’année, les bosquets d’orangers sont en fleurs, et l’herbe pousse ici, dans l’espace d’une seule nuit, plus que dans tout un été au Canada. Ici, des troupeaux sans nombre galopent en liberté et sans maître, à travers les prairies, et la terre ne coûte que la peine de la demander ; quelques heures de travail avec la cognée suffisent pour se procurer le bois nécessaire à la construction des maisons. Ici, une fois vos demeures construites et vos champs couverts de moissons jaunissantes, il n’y a aucun roi Georges pour vous arracher à vos foyers, mettre le feu à vos maisons et à vos récoltes, et vous dérober vos troupeaux et vos métairies. »

En parlant ainsi, le forgeron exhalait de ses narines un souffle de colère, et sa large main s’abattit violemment sur la table. Tous ses hôtes tressaillirent, et le Père Félicien, prêta prendre une prise, demeura stupéfait et comme immobilisé. Alors, l’honnête Basile poursuivit d’une voix moins âpre et plus joyeuse :

« Surtout, mes amis, gare la fièvre ! car celle-ci ne ressemble pas à celle de nos froides températures | acadiennes, dont on se débarrasse au moyen d’une araignée que l’on attache à son cou, captive dans une coquille de noix. »

On entendit alors une rumeur de voix à la porte ; les marches et le parquet de la vérandah résonnèrent du bruit des pas, de plus en plus rapprochés. Ces nouveaux venus étaient des créoles du voisinage et des planteurs acadiens, que Basile avait conviés en masse.

Cette réunion d’anciens compagnons, de voisins et d’amis se retrouvant, fut des plus gaies et des plus animées ; ceux qui ne s’étaient jamais vus prenaient part à la joie commune, heureux de se rencontrer sur la terre d’exil, après avoir quitté cette patrie qui leur était également chère à tous.

La conversation fut interrompue par un air de musique qui résonna dans le hall voisin, et que chacun reconnut comme venant de Michel le ménétrier. Alors tous ces braves gens, comme une troupe d’enfants joyeux, oubliant tout le reste, s’abandonnèrent au vertige d’une danse étourdissante qui exprimait la joie vive qu’ils éprouvaient.

Pendant ce temps, le curé et le maître des troupeaux, retirés à l’extrémité de la salle, causaient ensemble, rappelant les souvenirs d’autrefois, parlant des choses d’aujourd’hui et de celles de demain. Évangéline, debout près d’eux, était comme absorbée par les images du passé, qui se dressaient devant elle ; une invincible tristesse s’emparant de son âme, elle alla se réfugier dans le jardin, sans que personne eût remarqué sa disparition.

La soirée était admirable ; derrière la sombre forêt dont elle argentait les cimes touffues, la lune se levait, et, à travers les branches, ses rayons tremblants tombaient çà et là, comme dans un cœur triste se répandent de douces pensées d’espérance. Les fleurs embaumaient l’air de leurs suaves parfums.

Tout en marchant, absorbée dans ses souvenirs, Évangéline franchit la barrière du jardin, passa sous le noir ombrage des chênes, et gagna la lisière de la prairie immense. Les étoiles brillaient au-dessus de sa tête, et d’innombrables légions de lucioles, semblables à une pluie de feu, voletaient au loin sur la plaine que recouvrait un brouillard argenté.

La jeune fille, ainsi isolée, seule avec ses pensées, s’écriait :

« Ô Gabriel, ô le bien-aimé de mon cœur ! faut-il que tu sois si près de moi, et que je ne puisse te voir ? Faut-il que nous soyons si voisins l’un de l’autre, et que je ne puisse entendre ta voix ? Que de fois tes pieds ont foulé le chemin de cette prairie ! que tes yeux ont contemplé souvent ces arbres qui m’entourent ! Maintes fois, en revenant du travail, tu t’es couché pour dormir sous ce chêne où tu me revoyais en rêve pendant ton sommeil. Quand donc pourrai-je te voir et presser tes mains dans les miennes ? »

Tout à coup, près d’elle, éclata la voix perçante d’un oiseau des bois ; puis, bientôt ce chant, après avoir traversé en s’éloignant les massifs d’alentour, alla se perdre dans la nuit silencieuse.

« Patience ! » semblaient lui murmurer les vieux chênes ; et sur les prairies, une voix secrète semblait soupirer : « Demain ! »

Le lendemain, le soleil se leva radieux, et les voyageurs se préparèrent à quitter la demeure du bon Basile.

« Au revoir ! » disait le prêtre, debout sur le seuil de la porte ; « ramenez-nous bientôt l’enfant prodigue. »

« Adieu ! » lui répondit Évangéline ; et, le visage souriant, elle descendit avec le pâtre jusqu’au bord de la rivière, où déjà les bateliers attendaient. Ils se mirent en route, la joie dans le cœur, suivant rapidement la trace de celui qui courait devant eux, emporté par le souffle du destin, comme la feuille morte que chasse le vent du désert.

Pas plus ce jour-là que le prochain, ni même que le surlendemain, ils ne découvrirent aucun vestige de celui qu’ils cherchaient. Beaucoup d’autres jours s’écoulèrent de même. Leurs uniques guides, dans cette contrée lugubre et sauvage, étaient des bruits confus et incertains.

Enfin, exténués et à bout de forces, ils descendirent à Adayes, dans une modeste hôtellerie espagnole ; là, ils apprirent que, la veille, Gabriel, avec sa troupe de chevaux, de guides et de compagnons, s’était, en quittant la ville, dirigé vers les prairies.