Évelina/Lettre 49

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Évelina (1778)
Maradan (2p. 1-4).




LETTRE XLIX.


M. Villars à Évelina.
Berry-Hill.

Moi, désapprouver, ma chère Évelina, quand vous remplissez si bien votre devoir ! Non, mon enfant, j’en suis bien éloigné ; le trait d’humanité que vous me rapportez fait l’éloge de votre cœur, et je rougirois de vous reconnoître pour ma fille si vous étiez moins sensible. En attendant, il n’est pas juste que vous souffriez par vos libéralités : acceptez le billet ci-joint comme une marque de mon approbation, et comme une preuve du desir que j’ai d’appuyer vos bonnes intentions.

Ô ma chère Evelina ! si ma fortune égaloit votre inclination à faire du bien, avec quelle joie je la sacrifierois à soulager, par vos mains, l’honnête homme indigent ! mais ne regrettons pas les bornes que nous prescrivent nos facultés ; il suffit que nos bienfaits soient proportionnés à nos moyens ; la différence du plus au moins ne sauroit être d’un grand poids dans la balance de la justice.

D’après ce que vous me dites de l’infortuné étranger, auquel vous vous intéressez si généreusement, je croirois presque que sa situation provient plutôt d’un manque de conduite que de quelque malheur réel. Si, en effet, il est aussi pauvre que les Branghton le prétendent, il devroit tâcher de rétablir ses affaires par une activité industrieuse, au lieu de perdre son temps à lire dans la boutique de son créancier.

La scène des pistolets m’a fait frissonner ; j’ai été étonné de votre courage, et je l’ai admiré. Soyez toujours aussi intrépide, lorsqu’il s’agit de secourir un malheureux ; n’étouffez jamais la voix de la nature par timidité ou par scrupule. La douceur et la modestie sont, à la vérité, l’apanage principal de votre sexe ; mais dans les conjonctures pressantes, le courage et la fermeté n’en sont pas moins des vertus qui lui font honneur. Nous avons tous une même règle de conduite à suivre ; mais nous n’avons pas tous des forces égales pour fournir notre carrière : l’essentiel est de faire ce qui est en notre pouvoir, et nous sommes à l’abri des reproches.

Cependant, il y a quelque chose de trop mystérieux dans tout ce que vous avez vu et entendu de cet homme, pour que je me permette de juger mal de son caractère, qui d’ailleurs ne m’est pas assez connu. Il faut toujours tâcher d’interpréter en bien les cas douteux ; c’est un précepte fondé sur les liens de la société et sur les loix de l’humanité. Vous remarquerez également, ma chère Évelina, que vos recherches, au sujet de cet étranger, doivent avoir des bornes ; il y auroit de l’indiscrétion à les pousser trop loin.

Je ne saurois vous exprimer, au reste, toute l’indignation que m’a inspirée la conduite de sir Clément Willoughby : son insolence insupportable, et les soupçons odieux qu’il a osé former contre votre vertu, m’ont irrité à un degré de violence dont mes passions usées ne me paroissoient plus susceptibles. Il faut absolument rompre toute liaison avec lui ; la douceur de votre caractère l’a flatté, jusqu’ici, d’une entière impunité ; mais sa conduite autorise, et même exige votre ressentiment ; ne balancez pas à lui défendre votre porte.

Les Branghton, M. Smith, et le jeune Brown, sont trop au-dessous de vous pour qu’ils puissent vous donner un plaisir réel ; seulement je suis fâché que mon Évelina passe son temps en aussi mauvaise société.

Le jour même où ce mois fatal expirera, j’enverrai madame Clinton à Londres, pour vous ramener à Howard-Grove ; j’espère que votre séjour chez madame Mirvan ne sera pas de longue durée, car je suis dans la plus grande impatience de revoir et d’embrasser mon enfant chéri.

Arthur Villars.