Évelina/Lettre 78

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Évelina (1778)
Maradan (2p. 307-321).




LETTRE LXXVIII.


Suite de la lettre d’Évelina.
9 octobre.

L’extrême agitation dans laquelle j’ai passé la journée d’hier, ne m’a point permis de vous écrire, monsieur, aussi-tôt que je l’aurois voulu ; mais aujourd’hui que mes esprits sont un peu calmés, je n’ai rien de plus pressé que de rendre compte au meilleur de mes amis des événemens de ce jour à jamais mémorable.

Madame Selwyn résolut de ne pas se faire annoncer. « Sir John, me dit-elle, frappé de l’idée des reproches auxquels il s’attend de ma part, pourroit décliner une seconde conférence : ainsi nous n’avons rien de mieux à faire que de le surprendre. L’essentiel est qu’il vous voie ; n’importe si ce sera pour vous rendre justice ou non ».

Nous partîmes de bonne heure dans le carrosse de madame Beaumont, Mylord Orville nous y conduisit, et me quitta, en m’exhortant dans les termes les plus affectueux à prendre courage.

Mon trouble ne fit qu’augmenter pendant la route : mais comment vous exprimerai-je tout ce que je souffris au moment où la voiture s’arrêta ! ce seul instant fut plus terrible que le reste de l’entrevue. Je crois qu’on m’a portée dans la maison, du moins je n’ai jamais pu me rappeler comment j’y suis entrée ; tout ce que je sais, c’est qu’on nous introduisit dans une salle basse.

J’eus la foiblesse de demander à madame Selwyn la permission de me retirer ; je l’assurai que j’étois absolument hors d’état de supporter pour le moment cette entrevue redoutable.

« Non, me répondit-elle, vous devez rester avec moi ; un nouveau délai ne serviroit qu’à augmenter vos craintes, et le choc que vous avez soutenu est trop rude pour que je puisse consentir à vous y exposer une seconde fois ». Puis elle se fit annoncer.

On vint nous rapporter que sir Belmont avoit été obligé de sortir pour des affaires indispensables, mais qu’il seroit incessamment de retour. Je me sentois fort mal, et madame Selwyn craignoit un évanouissement : elle eut la précaution d’ouvrir une chambre voisine, et me conseilla d’y demeurer jusqu’à ce que je fusse un peu remise, qu’en attendant elle prépareroit tout pour ma réception.

Ce délai me fut agréable, et j’acceptai avec joie la proposition de madame Selwyn. Elle n’eut pas plutôt fermé la porte sur moi, que j’entendis du bruit sur l’escalier ; des ordres donnés aux domestiques m’annoncèrent l’arrivée de sir Belmont : c’étoit pour la première fois que la voix d’un père frappoit mes oreilles ; j’en fus émue plus que je ne pourrois vous le dire.

Je puis vous rendre, monsieur, fidèlement son entretien avec madame Selwyn. Sir Belmont débuta par quelques excuses. « Je suis d’autant plus fâché, lui dit-il, de vous avoir fait attendre, qu’un engagement m’appelle ailleurs ; si cependant vous aviez des ordres à me donner, je serai charmé de vous revoir dans une autre occasion.

« Je suis venue, monsieur, dans l’intention de vous présenter votre fille ».

« Je vous remercie, madame, de cette peine, mais dans ce moment même j’ai eu la satisfaction de déjeûner avec elle. Votre très-humble, madame ».

« Quoi donc, monsieur, vous refusez de la voir » ?

Je vous suis infiniment redevable du desir que vous avez d’augmenter ma famille ; mais vous m’excuserez aussi si je ne profite pas de vos bons offices. Je suis déjà pourvu d’une fille ; elle a des droits à ma tendresse et à mon bien ; il n’y a pas trois jours que j’ai eu le plaisir de faire la découverte d’un fils ; et qui sait à la longue combien d’enfans on se propose de me mettre encore sur les bras ? mais à dire vrai, je compte m’en tenir au cercle actuel de ma famille, il me suffit très-fort.

« Eussiez-vous des enfans par centaines, celui dont lady Belmont est la mère mérite une distinction particulière, et loin de fuir sa vue, vous devriez remercier le ciel de retrouver encore l’occasion de réparer en quelque façon vos torts. C’est la moindre justice que vous pouvez rendre à la mémoire d’une épouse outragée, que d’avouer sa fille ».

« C’est à regret, madame, que j’entre en discussion sur cette matière ; mais j’en parlerai puisque vous m’y forcez. Sachez donc qu’à l’heure qu’il est je suis à l’abri de tout reproche ; j’ai reconnu ma faute, je l’ai réparée ; en un mot, j’ai fait tout ce que j’ai dû pour venger la mémoire d’une épouse infortunée. J’ai pris soin de l’éducation de sa fille, je l’ai adoptée pour mon héritière légitime ; si vous pouvez, madame, m’indiquer des moyens plus efficaces pour m’acquitter de ma dette, et pour justifier la réputation de feu lady Belmont, faites-moi la grace de m’en instruire, et je les mettrai volontiers en usage, quelque choquans qu’ils puissent être d’ailleurs pour mon caractère ».

« Tout ce récit est fort beau en apparence ; mais j’avoue que je n’y comprends rien, et qu’il surpasse ma conception. En tout cas, je ne vois pas ce qui peut vous empêcher de consentir à voir cette jeune demoiselle ».

« Je ne m’y oppose pas non plus ».

« Paroissez donc, ma chère, s’écria-t-elle en ouvrant la porte, venez et montrez-vous aux yeux de votre père. À ces mots elle me retira toute tremblante de la chambre où j’étois restée cachée. Je voulus lui faire résistante, mais sir Belmont fut le premier à s’avancer vers moi, et je me trouvai en sa présence sans presque le savoir ».

Quel moment pour Evelina ! — Je poussai un cri involontaire, et en couvrant mon visage des deux mains, je tombai à terre sans connoissance.

Mon père m’avoit regardée attentivement, et il s’écria d’une voix à peine intelligible : « Grand Dieu ! ma Caroline est-elle encore en vie » !

Madame Selwyn lui répondit ; mais je n’ai pas compris ce qu’elle disoit. Sir Belmont m’adressa la parole après un moment de silence : Relève-toi, et ne crains pas ma vue : — lève la tête, ô toi, l’image vivante de mon infortunée Caroline » !

Affectée au-delà de toute expression, je me soulevai et j’embrassai ses genoux : « Oui, oui, s’écria-t-il après m’avoir fixée d’un œil sévère, je vois que tu es sa fille : — elle vit, — elle respire en toi, — je la vois devant moi, — Oh ! que n’est-elle réellement encore en vie » ! Ensuite il me repoussa avec un regard égaré, et il ajouta : « Retire-toi, retire-toi ; ôtez-la, madame, de devant mes yeux, je ne saurois soutenir sa vue ». Et en même temps il s’arracha d’entre mes bras, et se précipita hors de la chambre.

Effrayée et tremblante, je n’eus pas le courage de l’arrêter ; mais madame Selwyn le suivit et le retint par le bras : « Laissez-moi, lui dit-il, et prenez soin de ce pauvre enfant ; — dites-lui que je ne suis point un barbare, — dites-lui que dans ce moment je mourrois de mille morts pour elle : — mais ma raison s’égare, je ne saurois la voir davantage ». Il remonta l’escalier dans une espèce de frénésie.

N’avois-je pas raison, monsieur, de redouter cette terrible entrevue ? Ne devois-je pas prévoir qu’elle seroit également pénible et douloureuse pour mon père et pour moi ? Madame Selwyn voulut retourner d’abord à Clifton, mais je la priai d’attendre un moment, puisqu’il seroit possible que mon père, revenu de sa première émotion, m’admît encore en sa présence. Je n’eus point cette consolation ; sir Belmont nous envoya un domestique pour s’informer comment je me trouvois ; il fit dire aussi à madame Selwyn, qu’il se sentoit fort incommodé, mais qu’il espéroit avoir l’honneur de la revoir le lendemain : on convint que ce seroit à dix heures, après quoi nous remontâmes en voiture. Je quittai la maison avec un cœur oppressé ; ces paroles affligeantes, je ne saurois la voir davantage, restèrent gravées profondément dans mon esprit.

La vue de mylord Orville, qui vint nous prendre à la portière, dissipa un peu ma tristesse. Cependant je n’eus pas assez de force pour l’instruire de ce qui s’étoit passé : je priai madame Selwyn de se charger de cette tâche, et je me retirai dans ma chambre.

J’y eus un entretien avec la bonne madame Clinton sur la situation actuelle de mes affaires, et il lui vint une idée qui sembloit expliquer tout d’un coup le cruel abandon auquel j’ai été condamnée.

Elle me dit que la femme qui a soigné ma mère dans sa dernière maladie, m’a servi de nourrice dans les quatre premiers mois de ma vie ; qu’ayant été congédiée ensuite, elle quitta Berry-Hill avec sa fille qui n’étoit mon aînée que de six mois. Madame Clinton se souvient que sa retraite subite parut extraordinaire à tout le voisinage ; mais comme on n’entendit plus parler de cette femme, on l’oublia peu à peu.

Madame Selwyn fut frappée de cette découverte ; elle convint avec madame Clinton qu’il se pourroit aisément que mon père ait été trompé, et que la nourrice ait substitué son propre enfant à ma place.

Le nom que j’ai porté depuis, le secret qui a été gardé sur mes affaires de famille, la retraite dans laquelle j’ai vécu, toutes ces circonstances conspiroient à favoriser cette imposture, quelque hardie qu’elle ait été d’ailleurs ; en un mot, ce soupçon ne fut pas plutôt conçu, qu’il trouva pleine croyance.

Madame Selwyn fut d’avis qu’il ne falloit point perdre de temps pour approfondir cette conjecture ; et d’abord après le dîner elle retourna chez sir Belmont, accompagnée de madame Clinton. J’attendis dans ma chambre le résultat de cette nouvelle démarche : voici, monsieur, ce que j’en ai appris.

Madame Selwyn trouva mon père dans la plus grande agitation. Elle a commencé par le mettre au fait des motifs qui l’ont engagée à reprendre si-tôt sa visite ; elle lui a parlé ensuite de ses soupçons contre la femme qui a prétendu lui remettre la fille de feu lady Belmont. À ces mots il l’a interrompue avec vivacité : il a dit que, revenu de sa première altération, et frappé de mon extrême ressemblance avec sa défunte épouse, l’idée d’une supercherie s’étoit d’abord présentée à son esprit ; qu’en conséquence il avoit fait appeler cette femme, et qu’il venoit de l’examiner sévèrement ; qu’elle avoit pâli et paru excessivement embarrassée, en protestant pourtant toujours qu’elle étoit innocente, et que l’enfant qu’elle lui avoit remis étoit effectivement celui de feu lady Belmont. Mon père a ajouté que cet événement le jetoit dans le plus grand accablement ; que de tout temps il avoit été surpris de trouver à sa fille si peu de ressemblance avec ses parens ; mais que n’ayant jamais soupçonné la bonne-foi de la nourrice, il ne s’étoit point arrêté à cette circonstance.

Madame Selwyn demanda qu’on fît revenir cette femme : on l’interrogea avec autant de subtilité que de sévérité ; sa confusion fut manifeste, et elle se coupa plusieurs fois dans ses réponses ; mais elle n’en persista pas moins à soutenir qu’elle n’étoit coupable d’aucune fourberie.

« La chose est facile à vérifier, a dit alors madame Selwyn ; qu’on fasse monter madame Clinton ». À ce nom, la pauvre malheureuse a changé de visage et cherché à se sauver ; mais on l’en a empêchée, et voyant que ses défaites devenoient inutiles, elle s’est jetée à genoux pour demander pardon, et a tout avoué.

Vous vous remettez sans doute, mon cher monsieur, la femme Green, ma première nourrice ; c’est elle-même qui a tramé cette indigne menée. Le plan en fut formé d’après une conversation qu’elle a épiée, et dans laquelle ma mère vous recommanda l’éducation de son enfant, et vous pria sur-tout, dans le cas qu’elle accouchât d’une fille, de lui vouer un soin particulier, et de ne pas la perdre trop tôt de vue. Vous en donnâtes votre parole, et de plus, vous promîtes à ma mère de vous retirer avec votre élève à la campagne, si le père la redemandoit avec instance. La Green pensa à tirer parti de cette découverte ; elle ne put résister à la tentation d’approprier à sa jeune fille une fortune dont elle voyoit qu’on faisoit si peu de cas pour moi. Elle suivit cette idée, et ce qui lui avoit paru d’abord un souhait passager, devint bientôt un projet auquel elle travailla sérieusement. Elle avoit perdu son mari, et sa fille étoit actuellement l’unique objet de ses soins : le séjour de mon père lui étoit connu, elle rassembla de quoi fournir aux frais du voyage, et, après avoir répandu dans le voisinage qu’elle alloit s’établir dans le Devonshire, elle partit pour l’exécution de son dessein.

Madame Selwyn lui a demandé entre autres, comment elle avoit osé risquer une entreprise aussi hardie. Elle a répondu ingénument qu’elle n’avoit pas eu de mauvaises intentions, et qu’elle avoit pensé que cette imposture ne faisoit du tort à personne : elle avoit cru que ce seroit dommage de laisser échapper la fortune destinée à l’héritière légitime, sans qu’une autre en profitât.

Son projet lui réussit à merveille, et en effet, tout semble l’avoir favorisé ; mon père n’avoit point de correspondance à Berry-Hill ; l’enfant fut envoyé bientôt après en France, où il a été élevé dans la retraite, tandis que de mon côté mon état est demeuré caché ; il n’y a qu’un heureux hasard qui ait pu découvrir cette intrigue compliquée.

Je m’arrête ici un moment pour faire une observation qui m’a été de la plus grande consolation. Ce n’est donc ni par insensibilité ni par rigueur que j’ai été négligée par mon père ; je ne dois ce malheur qu’à une odieuse imposture qu’il n’a pu prévoir ; et dans le même instant où je me croyois condamnée au plus profond oubli, il étoit dans l’idée que sa fille avoit part à toutes ses bontés.

Sir John Belmont convient que la lettre que lady Howard lui écrivit, il y a quelque temps, l’embarrassa beaucoup ; il en fit d’abord lecture à la Green, et celle-ci avoue que c’est le plus rude choc qu’elle ait eu à soutenir dans cette affaire ; cependant elle fut assez rusée et assez hardie pour avancer que lady Howard devoit avoir été trompée elle-même. Elle a eu la précaution de faire accroire à mon père, depuis le commencement de cette intrigue, qu’elle avoit enlevé l’enfant à votre insu, monsieur : ainsi, la nouvelle de l’apparition d’une seconde fille de sir Belmont à Berry-Hill, devoit naturellement lui inspirer des soupçons ; le mal est, qu’ils aient été dirigés contre ceux qui ne les méritoient pas ; de-là aussi, la réponse laconique qui a été adressée à lady Howard.

La Green a avoué encore, que depuis le moment où le voyage de la famille en Angleterre a été décidé, elle s’est crue perdue ; qu’il ne lui étoit resté alors d’autre ressource que de pourvoir au plutôt à l’établissement de sa fille ; que, dans cette vue, elle avoit favorisé les assiduités de M. Macartney, persuadée que ce parti, peu proportionné aux espérances de miss Belmont, ne seroit que trop avantageux à sa fille, après qu’on auroit dévoilé le mystère de sa naissance.

J’ai voulu savoir si cette jeune personne est déjà instruite de la révolution dont elle est menacée. Madame Selwyn m’a dit que, jusqu’ici, on avoit encore gardé le secret sur cette découverte ; que même on n’avoit pas encore pris le moindre arrangement à son égard. Pauvre malheureuse ! que son sort est dur ! Je lui dois toute mon amitié, et je la traiterai toujours en sœur.

Enfin, j’ai demandé à madame Selwyn si je n’aurois point la satisfaction de voir mon père. Elle m’a pleinement rassurée : « Seulement, m’a-t-elle dit, sir Belmont ne se sent pas encore assez fort pour soutenir votre vue ; mais toutes ces difficultés disparoîtront, et peut-être seroient-elles levées déjà, si cette Green ne nous eût occupés toute la journée ».

Madame Selwyn a repris dès ce matin le fil de ses négociations. J’attends son retour avec impatience ; mais, comme je ne doute pas que vous ne soyez impatient de recevoir de mes nouvelles, je ferai partir ma lettre telle qu’elle est ; son contenu ne manquera pas de vous paroître intéressant.