Évenor et Leucippe/XI/2

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Garnier Frères (3p. 139-153).


La Famille.
(Suite.)


— « Fille du ciel, dit-il en se prosternant devant Leucippe, nous sommes prêts à t’obéir, car, pour que tu nous commandes de repasser le fleuve qui nous sépare de la tribu des anciens, il faut que tu aies le secret merveilleux de détourner ces eaux ou d’arrêter sa course ; à moins que le cygne divin ne consente à nous porter sur son dos jusqu’à l’autre rive !

— Le cygne obéit aux hommes de bonne foi et de bonne volonté, répondit Évenor ; mais, avant que je lui commande de vous prêter son secours, je veux connaître davantage vos bonnes résolutions. Nous ne consentirons pas à conduire à la tribu de vos pères des fils indociles et grossiers, toujours prêts à croire aux prodiges et ne comprenant les lois de l’esprit que par des preuves matérielles. Recueillez-vous donc et priez. Priez celui que vous ne connaissez point de se faire connaître, non pas à vos yeux qui ne le contempleront jamais que dans ses œuvres, mais à vos cœurs qui peuvent devenir dignes de le comprendre. Nous descendrons demain parmi vous, et si nous vous retrouvons fidèles à nos enseignements, bientôt nous vous guiderons nous-mêmes vers vos familles délaissées. »

Les exilés étaient si consolés et si ravis qu’ils promirent tout ce qu’Évenor souhaitait. Il exigea d’eux qu’ils iraient sur l’heure renverser leur autel ou le préparer pour un nouveau culte. — « Faites, leur dit-il, ce que votre esprit vous conseillera pour une cérémonie agréable au vrai Dieu ; c’est à vos préparatifs que nous connaîtrons si votre régénération peut être accomplie par nous. »

La tribu errante s’éloigna donc du rivage. Évenor et Leucippe allèrent passer le reste du jour sur la rive opposée avec le jeune Ops qu’ils commencèrent à instruire et qu’ils trouvèrent docile à l’inspiration et porté à l’étude des choses divines. Le lendemain, avant le jour, ils abordèrent du côté de la tribu et, guidés par Ops, ils virent l’autel barbare où Mos avait institué son culte diabolique. Ils le trouvèrent paré de branches et de fleurs. Les ossements des victimes avaient disparu, et bientôt on entendit les fanfares des exilés qui s’essayaient sur leurs trompes à des accents joyeux, en s’appelant les uns les autres.

Leucippe dit alors à son époux :

— « Il faut à ces hommes des signes extérieurs et des cérémonies religieuses. La divine Téleïa n’a pas voulu nous enseigner son culte : elle nous a dit de demander à notre cœur les formules d’adoration qui conviennent à notre nature. Prions donc, pour que Dieu nous inspire celles qui nous mettront en rapport avec la simplicité de ces hommes avides de s’éclairer. Vois, comme ils ont déjà compris, par l’emploi de ces fleurs, que la grâce et la beauté de la nature sont les ornements du vêtement de l’éternel Créateur ! »

Évenor et Leucippe montèrent au faîte de l’autel pour l’examiner : mais bientôt ils se virent entourés par les exilés pleins de ferveur qui leur demandaient, en tendant les mains vers eux, d’offrir pour eux le sacrifice au Dieu inconnu dont ils devaient révéler le mystère.

Mos vint le dernier ; après quelques hésitations il avait résolu, autant par conviction que par un secret besoin de conserver son initiative, de profiter ardemment de la lumière nouvelle. Il s’adressa donc à Leucippe et lui dit :

— « Fille du ciel, tu ordonnes sans doute que je monte avec toi sur l’autel pour t’aider à le consacrer. Voici que je t’apporte les offrandes : deux colombes, symbole de douceur, et dont le sang pur ne peut qu’être agréable à la divinité que tu sers. »

Évenor se baissant, prit les colombes et les présenta en souriant à Leucippe, qui les tint dans ses blanches mains contre sa poitrine.

— « Moi, dit-elle, je vois que tu t’es efforcé de méditer nos paroles, mais tu ne les as pas encore comprises, et tu n’es pas encore assez purifié toi-même pour venir avec nous purifier l’autel. Tu persistes à croire que notre Dieu veut du sang et qu’il se plaît aux convulsions de l’agonie de ses créatures. Sache le contraire. La moindre de ces créatures lui est précieuse, et c’est un crime de l’immoler sans nécessité. Mais je ne méprise point ton offrande, et voici comment il faut la rendre agréable à Dieu : »

En parlant ainsi, Leucippe éleva ses mains vers le ciel, et, en les ouvrant, elle laissa envoler les deux colombes.

— « Comprenez le sens de cette action, dit Évenor aux exilés muets d’étonnement. Les animaux de la terre vous ont été donnés pour vos besoins et non pour des jeux cruels et des symboles meurtriers. Si vous croyez que le ciel exige de vous des sacrifices, vous avez raison. Il veut celui de vos instincts farouches, de votre orgueil et de vos ressentiments. Ce que vous représentez dans vos fêtes religieuses doit n’être que l’expression figurée de votre soumission et des instincts généreux qu’il réclame de vous. Offrez lui donc, non la mort et l’oppression d’aucun être, mais la liberté et la vie qui sont l’expression passagère de son action incessante dans l’univers. »

Évenor et Leucippe, se voyant écoutés avec émotion, commencèrent alors, tour à tour, à instruire leurs frères. Ils leur révélèrent ce qu’ils savaient de la nature de Dieu, de son unité et de sa loi d’amour et de bonté étendue à tous les mondes de l’infini, et à toutes les créatures selon la mesure de leurs besoins relatifs ; aux substances animées les conditions de la vie physique ; aux substances intelligentes les conditions de la vie morale ; aux plantes et aux animaux l’air, le soleil et la terre nourricière pour s’alimenter et se reproduire ; aux hommes, tous ces biens sentis et appréciés par une notion supérieure, pour s’alimenter et se reproduire dans le sens matériel et divin.

Ils leur révélèrent aussi, à mesure qu’ils se virent de mieux en mieux compris, la vie éternelle des âmes, les expiations et les récompenses dans le présent et dans l’avenir, l’amour des sexes, basé sur le dévouement, et incompatible avec l’oppression d’un sexe par l’autre ; l’amour fraternel, basé sur le respect du bonheur d’autrui et du dévouement à toute la race, considérée comme famille-mère de toutes les familles particulières ; enfin, tout ce que la dive leur avait enseigné, et qu’ils surent mettre à la portée de ces enfants adultes, par de poétiques symboles et d’ingénieux apologues.