Œuvre de Tchoang-tzeu/Chapitre 4. Le monde des hommes

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- Chapitre 3. Entretien du principe vital Œuvre de Tchoang-tzeu - Chapitre 5. Action parfaite


Chap. 4. Le monde des hommes.

A.   Yen-Hoei, le disciple préféré, demanda un congé à son maître K’oung ni (Confucius)… Pour aller où ? demanda celui-ci. — A Wei, dit le disciple. Le prince de ce pays est jeune et volontaire. Il gouverne mal, n’accepte aucune observation, et fait mourir ses sujets pour peu de chose. Sa principauté est jonchée de cadavres. Son peuple est plongé dans le désespoir… Or je vous ai entendu dire bien des fois, qu’il faut quitter le pays bien ordonné, pour aller donner ses soins à celui qui est mal gouverné. C’est aux malades que le médecin va. Je voudrais consacrer ce que j’ai appris de vous, au salut de la principauté de Wei. — N’y va pas ! dit K’oung ni. Tu irais à ta perte. Le grand principe est qu’on ne s’embarrasse pas de soucis multiples. Les sur-hommes de l’antiquité ne s’embarrassaient jamais d’autrui au point de se troubler eux-mêmes. Ils ne perdaient pas leur temps à vouloir amender un brutal tyran… Rien de plus dangereux, que de parler avec insistance de justice et de charité à un homme violent, qui se complaît dans le mal. Ses conseillers feront cause commune avec lui, et s’uniront pour t’intimider. Si tu hésites ou faiblis, ils triompheront, et le mal sera pire. Si tu les attaques avec force, le tyran te fera mettre à mort. C’est ainsi que périrent jadis le ministre Koan-loung-p’eng mis à mort par le tyran Kie, et le prince Pi-kan mis à mort par le tyran Tcheou. Tous deux, pour avoir pris le parti du peuple opprimé, contre des princes oppresseurs. Jadis les grands empereurs Yao et U ne réussirent pas à persuader des vassaux avides de gloire et de richesses ; ils durent en venir à les réduire par les armes… Or le prince actuel de Wei est un homme de la même espèce. Sur quel ton lui parleras-tu, pour le toucher ? — Je lui parlerai, dit Yen-Hoei, avec modestie et franchise. — Tu perdras ta peine, dit K’oung-ni. Cet homme est plein de lui-même. C’est de plus un fourbe consommé. Le mal ne lui répugne pas, la vertu ne lui fait aucun effet. Ou il te contredira ouvertement ; ou il feindra de t’écouter, mais sans te croire. — Alors, dit Yen-Hoei, conservant ma droiture intérieure, je m’accommoderai à lui extérieurement. Je lui exposerai la raison céleste, qui le touchera peut-être, puisqu’il est, comme moi, un fils du ciel. Sans chercher à lui plaire, je lui parlerai avec la simplicité d’un enfant, en disciple du ciel. Si respectueux que personne ne puisse m’accuser de lui avoir manqué le moins du monde, je lui exposerai doucement la doctrine des Anciens. Que cette doctrine condamne sa conduite, il ne pourra pas m’en vouloir, puisqu’elle n’est pas de moi. Ne pensez-vous pas, maître, que je puisse corriger ainsi le prince de Wei ? — Tu ne le corrigeras pas, dit K’oung-ni. Cela, c’est le procédé didactique, connu de tous les maîtres, et qui ne convertit personne. En parlant ainsi, tu n’encourras peut-être pas de représailles, mais c’est là tout ce que tu obtiendras. — Alors, demanda Yen-Hoei, comment arriver à convertir ? — En s’y préparant, dit K’oung-ni, par l’abstinence. — Oh ! dit Yen-Hoei, je connais cela. Ma famille est pauvre. Nous passons des mois, sans boire de vin, sans manger de viande. — C’est là, dit K’oung-ni, l’abstinence préparatoire aux sacrifices. Ce n’est pas de celle là qu’il s’agit, mais bien de l’abstinence du cœur. — Qu’est-ce que cela ? demanda Yen-Hoei. — Voici, dit K’oung-ni : Concentrer toute son énergie intellectuelle comme en une masse. Ne pas écouter par les oreilles, ni par le cœur, mais seulement par l’esprit. Intercepter la voie des sens, tenir pur le miroir du cœur ; ne laisser l’esprit s’occuper, dans le vide intérieur, que d’objets abstraits seulement. La vision du principe exige le vide. Se tenir vide, voilà l’abstinence du cœur. — Ah ! dit Yen-Hoei, je ne savais pas cela, c’est pourquoi je ne suis qu’un Yen-Hoei. Si j’atteignais là, je ne serais plus Yen-Hoei ; je deviendrais un homme supérieur. Mais, pratiquement, peut-on se vider à ce point ? — On le peut, dit K’oung-ni, et je vais t’apprendre comment. Il faut, pour cela, ne laisser entrer du dehors, dans le domaine du cœur, que des êtres qui n’aient plus de nom ; des idées abstraites, pas des cas concrets. Le cœur ne doit vibrer qu’à leur contact (notions objectives) ; jamais spontanément (émotions subjectives). Il faut se tenir fermé, simple, dans le pur naturel, sans mélange d’artificiel. On peut arriver ainsi à se conserver sans émotion, tandis qu’il est difficile de se calmer après s’être laissé émouvoir ; tout comme il est plus facile de ne pas marcher, que d’effacer les traces de ses pas après avoir marché. Tout ce qui est artificiel est faux et inefficace. Seul le naturel est vrai et efficace. Attendre un effet des procédés humains, c’est vouloir voler sans ailes ou comprendre sans intelligence… Vois comme la lumière qui entre du dehors par ce trou du mur s’étend dans le vide de cet appartement, et s’y éteint paisiblement, sans produire d’images. Ainsi les connaissances abstraites doivent s’étendre dans la paix, sans la troubler. Si les connaissances restées concrètes créent des images ou sont réfléchies, l’homme aura beau s’asseoir immobile, son cœur divaguera follement. Le cœur vidé attire les mânes, qui viennent y faire leur demeure. Il exerce sur les vivants une action toute-puissante. Lui seul est l’instrument des transformations morales, étant une pure parcelle du Principe, le transformateur universel. C’est ainsi qu’il faut expliquer l’action qu’exercèrent sur les hommes Yao et Chounn, après Fou-hi, Ki-kiu et beaucoup d’autres[1].


B.   Autre discours de Confucius sur l’apathie taoïste… Envoyé comme ambassadeur par son maître le roi de Tch’ou au prince de Ts’i, Tzeu-kao[2] demanda conseil à K’oung-ni. Mon roi, lui dit-il, m’a confié une mission très importante. Ce sera fatigant ; et puis, réussirai-je ? Je crains pour ma santé, et pour ma tête. En vérité, je suis très inquiet… J’ai toujours vécu sobrement, le corps sain et le cœur tranquille. Or, dès le jour de ma nomination comme ambassadeur, j’ai eu tellement le feu aux entrailles, que le soir j’ai dû boire de l’eau glacée, pour calmer cet embrasement intérieur. Si j’en suis là avant de partir pour ma mission, que sera-ce après ? Pour réussir, il me faudra passer par des inquiétudes sans nombre. Et si je ne réussis pas, comment sauverai-je ma tête ? Maître, quel conseil pouvez-vous me donner ? — Voici, dit K’oung-ni. La piété envers les parents, et la fidélité à son prince, sont les deux devoirs naturels fondamentaux, dont rien ne peut jamais dispenser. Obéir à ses parents, servir son prince, voilà les devoirs de l’enfant et du ministre. Et cela, en toute chose, et quoi qu’il arrive. Il faut donc, en cette matière, bannir toute considération de peine ou de plaisir, pour n’envisager que le devoir en lui-même, non comme une chose facultative, mais comme une chose fatale, pour laquelle il faut se dévouer, au besoin jusqu’au sacrifice de la vie et à l’acceptation de la mort. Ceci posé, vous êtes tenu d’accepter votre mission, et de vous dévouer à son accomplissement… Il est vrai que le rôle d’un ambassadeur, d’un entremetteur diplomatique, est un rôle difficile et périlleux. Mais cela, le plus souvent, parce que le personnage y met du sien. Si le message est agréable, y ajouter des paroles agréables indiscrètes ; si le message est désagréable, y ajouter des paroles désagréables blessantes ; poser, hâbler, exagérer, outrepasser son mandat : voilà ce qui cause d’ordinaire le malheur des ambassadeurs. Tout excès est funeste. Aussi est-il dit, dans les Règles du parler : Transmettez le sens de ce que vous êtes chargé de dire, mais non les termes, si ces termes sont durs. A fortiori, n’ajoutez pas gratuitement des termes blessants. Si vous faites ainsi, votre vie sera probablement sauve… Généralement, c’est la passion, qui gâte les choses. Les lutteurs commencent par lutter d’après les règles ; puis, quand ils sont emballés, ils se portent de mauvais coups. Les buveurs commencent par boire modérément ; puis, échauffés, ils se soûlent. Le vulgaire commence par être poli ; puis, avec la familiarité viennent les incivilités. Beaucoup d’affaires, d’abord mises au point, sont ensuite exagérées. Tout cela, parce que la passion s’en est mêlée. Il peut en arriver de même aux porteurs de messages. Malheur ! s’ils s’échauffent pour leur sujet. Ils ajouteront du leur, et il leur en cuira. Il en est de l’orateur qui s’émeut, comme de l’eau et du vent ; les vagues s’élèvent aisément, les discours s’enflent facilement. Rien n’est dangereux, comme les paroles produites par la passion. Elles peuvent en venir à ressembler aux fureurs de la bête aux abois. Elles provoquent la rupture des négociations, la haine et la vengeance. Aussi les Règles du parler disent-elles : N’outrepassez pas votre mandat. N’insistez pas trop fort, par désir de réussir. Ne tâchez pas d’obtenir plus que vous ne devez demander. Sans cela, vous ne ferez rien de bon, et vous vous mettrez en danger. Mais, toute passion étant évitée, faites votre devoir, le cœur dégagé. Advienne que pourra ! Aiguillonnez-vous sans cesse, en vous demandant : comment ferai-je pour répondre aux bontés de mon prince ? Enfin soyez prêt à faire le sacrifice le plus difficile, celui de la vie, s’il le faut. Voilà mon conseil.


C.   Autre leçon de modération taoïste. — Le philosophe Yen-ho de Lou ayant été désigné pour être le précepteur du fils aîné du duc Ling de Wei, demanda conseil à Kiu-paiu. Mon élève, lui dit-il, est aussi mauvais que possible. Si je le laisse faire, il ruinera son pays. Si j’essaye de le brider, il m’en coûtera peut-être la vie. Il voit les torts d’autrui, mais pas les siens. Que faire d’un pareil disciple ? — Kiu-paiu dit : D’abord soyez circonspect, soyez correct, ne prêtez en rien à la critique. Ensuite vous chercherez à le gagner. Accommodez-vous à lui, sans condescendre à mal agir avec lui sans doute, mais aussi sans le prendre avec lui de trop haut. S’il a un caractère jeune, faites vous jeune avec lui. S’il n’aime pas la contrainte, ne l’ennuyez pas. S’il n’aime pas la domination, ne cherchez pas à lui en imposer. Surtout, ne le prenez pas à rebrousse poil, ne l’indisposez pas contre vous… Ne tentez pas de lutter avec lui de vive force. Ce serait là imiter la sotte mante, qui voulut arrêter un char et qui fut écrasée… Ne traitez avec lui, que quand il est bien disposé. Vous savez comme font les éleveurs de tigres, avec leurs dangereux élèves. Ils ne leur donnent jamais de proie vivante, car la satisfaction de la tuer exalterait leur brutale cruauté. Ils ne leur donnent même pas un gros morceau de viande, car l’acte de le déchirer surexciterait leurs instincts sanguinaires. Ils leur donnent leur nourriture par petites portions, et n’approchent d’eux que quand, repus et calmes, ils sont d’aussi bonne humeur qu’un tigre peut l’être. Ainsi ont-ils plus de chances de ne pas être dévorés… Cependant, ne rendez pas votre disciple intraitable, en le gâtant. Tels éleveurs de chevaux maniaques aiment leurs bêtes jusqu’à conserver leurs excréments. Qu’arrive-t-il alors ? Il arrive que, devenus capricieux jusqu’à la frénésie, ces chevaux s’emportent et cassent tout quand on les approche même gentiment et dans les meilleures intentions. Plus on les gâte, moins ils sont reconnaissants.


Les principes taoïstes du maniement des hommes et des affaires, exposés ci-dessus, reviennent à ceci : Tout traiter de loin et de haut, en général pas en détail, sans trop s’appliquer, sans se préoccuper. Prudence, condescendance, patience, un certain laisser aller ; mais pas de lâcheté ; et, au besoin, ne pas craindre la mort, laquelle n’a rien de redoutable pour le Taoïste. — La suite (comparez chap. 1 F), est consacrée à l’abstention, à la retraite, que les Taoïstes mirent toujours au-dessus de l’action ; parce que l’inaction conserve, tandis que l’action use.


D.   Le maître charpentier Cheu, se rendant dans le pays de Ts’i, passa près du chêne fameux qui ombrageait le tertre du génie du sol à K’iu-yuan. Le tronc de cet arbre célèbre pouvait cacher un bœuf. Il s’élevait droit, à quatre-vingt pieds de hauteur, puis étalait une dizaine de maîtresses branches, dans chacune desquelles on aurait pu creuser un canot. On venait en foule pour l’admirer. — Le charpentier passa auprès, sans lui donner un regard. — Mais voyez donc, lui dit son apprenti. Depuis que je manie la hache, je n’ai pas vu une aussi belle pièce de bois. Et vous ne la regardez même pas ! — J’ai vu, dit le maître. Impropre à faire une barque, un cercueil, un meuble, une porte, une colonne. Bois sans usage pratique. Il vivra longtemps. — Quand le maître charpentier Cheu revint de Ts’i, il passa la nuit à K’iu-yuan. L’arbre lui apparut en songe, et lui dit : Oui, les arbres dont le bois est beau sont coupés jeunes. Aux arbres fruitiers, on casse les branches, dans l’ardeur de leur ravir leurs fruits. À tous leur utilité est fatale. Aussi suis-je heureux d’être inutile. Il en est d’ailleurs de vous hommes, comme de nous arbres. Si tu es un homme utile, tu ne vivras pas vieux. — Le lendemain matin, l’apprenti demanda au maître : Si ce grand arbre est heureux d’être inutile, pourquoi s’est-il laissé faire génie du lieu ? — On l’a mis en place, dit le maître, sans lui demander son avis, et il s’en moque. Ce n’est pas la vénération populaire qui protège son existence, c’est son incapacité pour les usages communs. Son action tutélaire se réduit d’ailleurs à ne rien faire. Tel le sage taoïste, mis en place malgré lui, et se gardant d’agir.


Suit E une autre variation sur le même thème, presque identique, fragment semblable ajouté au précédent, qui se termine ainsi : Cet arbre étant impropre aux usages communs, a pu se développer jusqu’à ces dimensions. La même incapacité donne à certains hommes le loisir d’atteindre à la transcendance parfaite.


F.   Dans le pays de Song, à King-cheu, les arbres poussent en masse. Les tout petits sont coupés, pour en faire des cages aux singes. Les moyens sont coupés, pour faire des maisons aux hommes. Les gros sont coupés, pour faire des cercueils aux morts. Tous périssent, par la hache, avant le temps, parce qu’ils peuvent servir. S’ils étaient sans usage, ils vieilliraient à l’aise. — Le traité sur les victimes déclare que les bœufs à tête blanche, les porcs au groin retroussé, les hommes atteints de fistules, ne peuvent pas être sacrifiés au Génie du Fleuve ; car, disent les aruspices, ces êtres-là sont néfastes. Les hommes transcendants pensent que c’est faste pour eux, puisque cela leur sauve la vie.


G.   Le cul de jatte Chou, un véritable monstre, gagnait sa vie et entretenait une famille de dix personnes, en ravaudant, vannant, etc. Quand son pays mobilisait, il restait bien tranquille. Aux jours de grande corvée, on ne lui demandait rien. Quand il y avait distribution de secours aux pauvres, il recevait du grain et du bois. Son incapacité pour les offices ordinaires lui valut de vivre jusqu’au bout de ses jours. De même son incapacité pour les charges vulgaires fera vivre l’homme transcendant jusqu’au terme de son lot.


H.   Alors que Confucius visitait le pays de Tch’ou, le fou Tsie-u[3] lui cria : Phénix ! Phénix ! Sans doute, le monde est décadent ; mais qu’y pourras-tu ? L’avenir n’est pas encore venu, le passé est déjà bien loin. En temps de bon ordre, le Sage travaille pour l’état ; en temps de désordre, il s’occupe de son propre salut. Actuellement les temps sont tels qu’échapper à la mort est difficile. Il n’y a plus de bonheur pour personne ; le malheur écrase tout le monde. Ce n’est pas le moment de te montrer. Tu parleras en vain de vertu, et montreras en pure perte ta tenue compassée. Il me plaît de courir comme un fou ; ne te mets pas dans mon chemin. Il me plaît de marcher de travers ; ne gêne pas mes pieds. C’est le moment de laisser faire.


I.   En produisant des forêts, la montagne attire ceux qui la dépouilleront. En laissant dégoutter sa graisse, le rôti active le feu qui le grille. Le cannellier est abattu parce que son écorce est un condiment recherché. On incise l’arbre à vernis pour lui ravir sa sève précieuse. La presque totalité des hommes s’imagine que, être jugé apte à quelque chose, est un bien. En réalité, c’est être jugé inapte à tout, qui est un avantage.


  1. Dans ce morceau, Yen-Hoei professe le confucéisme. Confucius lui enseigne le taoïsme.
  2. Chenn-tchouleang, alias Chenn-tzeukao.
  3. C’était un sage taoïste, qui passait pour fou. Comparez : Entretiens de Confucius, livre IX, chapitre XVIII, 5.