Œuvres complètes (Crémazie)/La fiancée du marin (légende canadienne)

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LA FIANCÉE DU MARIN


LÉGENDE CANADIENNE


I


C’était un pâle soir d’automne ;
Sur la vague qu’elle talonne,
Comme un coursier,
Une barque, svelte et légère,
Glissait, suivant l’étoile chère
Au nautonnier.

À la nef, d’une voix plaintive,
Deux femmes, pleurant sur la rive,
Dirent adieu ;
Quittant la plage solitaire,
Elles vinrent à leur chaumière
En priant Dieu.

Quand le soleil au flot limpide
Vint montrer, se levant splendide,
Son disque d’or,
La nef poursuivait son voyage
Et les deux femmes du rivage
Priaient encor.


« – Ô mon Dieu, disait la plus vieille,
« Sur tous ses jours que votre œil veille,
« C’est mon seul fils !
« Son frère, un jour, quitta sa mère ;
« Hélas ! sur la rive étrangère
« Je le perdis.

« Dans les misères de la vie,
« Il est de ma force affaiblie
« Le seul soutien !
« Faites, Seigneur, que dans son âme
« Il conserve la sainte flamme
« Du vrai chrétien. »

« – Mère de Dieu, ma protectrice,
« Au matelot Vierge propice,
« Disait tout bas
« Une voix fraîche et gémissante,
« Sur les flots, dans sa course errante,
« Guidez ses pas.

« C’est mon fiancé, c’est mon frère,
« Et pour moi, pour elle, sa mère,
« Gardez-le-nous ;
« Pour nous, par la douleur glacées,
« Qui prions, pauvres délaissées,
« À vos genoux. »

Or, cette voix fraîche et sonore,
Qui mêlait au chant de l’aurore


Ses purs accents,
C’était une pauvre orpheline,
Trouvée au pied de la colline,
Sur les brisants.

Un soir, après un jour d’orage,
On entendit sur le rivage
De faibles cris ;
La mer, roulant comme une lave,
Avait apporté cette épave
Dans ses débris.

Sous le toit de la pauvre femme,
Qui près d’elle exhalait son âme
En longs sanglots,
Elle avait passé son enfance
Auprès du marin dont l’absence
Causait ses maux.

Aux premiers jours de sa jeunesse,
Des rêves d’or de la tendresse
Son cœur bercé,
Répondant aux vœux de sa mère,
Lui montra bientôt dans son frère
Un fiancé.

À cet amour toujours fidèle,
Elle était douce, elle était belle
Comme Lia ;
Et, comme toi, parant sa tête,
Elle semblait pour le ciel prête,
Ophélia !


Quand elle allait dans les prairies,
À l’heure où des roses fleuries
Luit la splendeur,
Devant cette pure auréole
Le lis, inclinant sa corolle,
 Disait : Ma sœur !

Quand elle allait au champ agreste,
Seule avec son gardien céleste,
Divin appui,
Du ciel l’immortelle phalange
Se demandait quel était l’ange,
D’elle ou de lui.

La vertu dans ce cœur candide
Brillait comme le flot limpide
D’un lac d’azur ;
Et le mal, qui partout s’attache,
Ne put jamais mettre une tache
Sur son front pur.

Car cette âme chaste et sereine
Ne ressentit jamais la peine
D’un seul remords ;
Au souffle de Dieu qui l’inspire,
Son cœur rendait, comme une lyre,
De doux accords.

II

Avril était venu ; la terre
Chantait sa chanson printanière ;

Dans les grands bois,
Le rossignol, sous la verdure,
Mêlait au chant de la nature
Sa douce voix.

Le front rayonnant d’espérance,
Vers un navire qui s’avance
Sur les flots bleus,
Les deux femmes, sur cette rive
Où s’éleva leur voix plaintive,
Jetaient leurs yeux.

Touchant au but de son voyage,
L’équipage sur le rivage
Portait ses pas ;
Mais dans la foule qui se presse
Celui que cherchait leur tendresse
Ne parut pas.

Hélas ! comme son pauvre frère,
Les flots d’une mer étrangère,
Brisant ses jours,
L’avaient jeté loin de la rive
Qui vit sa jeunesse naïve
Et ses amours.

À quelque temps de là, sa mère
Trouvait aussi dans l’onde amère
Un froid cercueil ;
La jeune fille anéantie
Vit s’affaisser dans la folie
Son âme en deuil.

III

C’est encor par un soir d’automne ;
La lune pâle qui rayonne
Aux champs déserts
Dessine, comme une arabesque,
La silhouette gigantesque
Des sapins verts.

La rive est triste et solitaire :
Les flots apportent à la terre
Des bruits confus ;
Sortant de la forêt immense,
Le vent du soir glisse en silence
Sur les talus.

Une forme blanche, indécise,
Pareille aux vapeurs que la brise
Chasse en passant,
Paraît sur un rocher sauvage
Qui s’élève sur le rivage
Comme un géant.

Ainsi que les brunes almées,
Elle a paré de fleurs aimées
Son front charmant ;
Elle jette un regard avide
Et semble chercher dans le vide
Un être absent.

Bientôt la pâle fiancée,
Dont la poitrine est oppressée

Par les sanglots,
S’arrête au-dessus de la grève
Où sa mourante voix s’élève,
Et dit ces mots :

« Au fond des vagues murmurantes,
« Là-bas, dans les algues mouvantes,
« M’entendez-vous,
« Objets bénis de ma tendresse,
« Vous qui remplissiez d’allégresse
« Mes jours si doux ?

« M’oubliez-vous, pauvre isolée,
« Que personne n’a consolée
« Dans ses douleurs ?
« Car je suis seule sur la terre,
« Seule et mêlant à l’onde amère
« Mes tristes pleurs.

« Chaque soir ma voix gémissante
« Vient répéter à l’onde errante
« Vos noms chéris ;
« Nul ne répond à ma prière,
« Et l’écho seul de la rivière
« Redit mes cris.

« Puisque sans vous je ne puis vivre,
« Ah ! je saurai du moins vous suivre
« Au sein des flots.
« Si vous saviez comme je souffre !…
« Mais des chants s’élèvent du gouffre,
« Du fond des eaux !


« Est-ce votre voix qui m’appelle,
« Mère, ma compagne fidèle ?
« Est-ce donc toi
« Que j’entends là-bas, ô mon frère !…
« J’y vais… Ah ! dans vos bras, ma mère,
« Recevez-moi ! »



On dit que, le soir, sous les ormes,
On voit errer trois blanches formes,
Spectres mouvants,
Et qu’on entend trois voix plaintives
Se mêler souvent sur les rives
Au bruit des vents.


Québec, 29 décembre 1859.


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