Œuvres complètes (Crémazie)/Lettre à M. l’abbé Casgrain (20 octobre 1869)

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20 octobre 1869.


« Cher monsieur,


« Je viens d’apprendre par les lettres de ma famille que votre vue, épuisée par les veilles, est enfin revenue à son état normal. La littérature canadienne a perdu ses représentants les plus illustres, Garneau et Ferland. Quel deuil pour le pays si la maladie vous avait condamné à ne pouvoir continuer ces belles et fortes études historiques qui doivent immortaliser les premiers temps de notre jeune histoire et votre nom !

« Dieu a eu pitié du Canada. Il n’a pas voulu que vous, le successeur et le rival des deux grands écrivains que la patrie pleure encore, vous fussiez, dans toute la force de l’âge et dans tout l’épanouissement de votre talent, obligé de vous arrêter pour toujours dans cette carrière littéraire où vous avez trouvé déjà de si nombreux et si magnifiques succès.

« Puisque la Providence, en vous rendant la santé, conserve ainsi à la nationalité canadienne un des défenseurs les plus vaillants de sa foi et de sa langue, je me reprends à croire à l’avenir de la race française en Amérique.

« Oui, malgré les symptômes douloureux d’une annexion prochaine à la grande République, je crois encore à l’immortalité de cette nationalité canadienne que j’ai essayé de chanter à une époque déjà bien éloignée de nous.

« Je vous avais promis de vous envoyer la fin de mon poème des Trois morts. J’ai travaillé, dans ces mois derniers, à remplir ma promesse. Vous savez que j’ai toujours eu l’habitude de ne jamais écrire un seul vers. C’est seulement lorsque je devais livrer à l’impression que je couchais sur le papier ce que j’avais composé plusieurs semaines, souvent plusieurs mois auparavant. Il se trouve maintenant que j’ai oublié presque tous les vers faits il y a bientôt sept ans.

« Les maux de tête qui m’ont tourmenté presque constamment ont-ils affaibli ma mémoire ? L’avalanche de tristesses et de douleurs qui a roulé jusqu’au fond de mon âme, a-t-elle écrasé dans sa chute ces pauvres vers que j’avais mis en réserve dans ce sanctuaire que l’on appelle le souvenir ?

« Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que je n’ai plus ma mémoire du temps jadis.

« Je suis donc obligé de refaire ce poème. J’y travaille lentement, d’abord parce que ma tête ne me permet plus les longues et fréquentes tensions d’esprit, ensuite parce que je n’ai plus pour la langue des dieux le goût et l’ardeur d’autrefois. En vieillissant, ma passion pour la poésie, loin de diminuer, semble plutôt augmenter. Seulement, au lieu de composer moi-même des vers médiocres, j’aime bien mieux me nourrir de la lecture des grands poètes.

« Comme je n’ai jamais été assez sot pour me croire un grand talent poétique, je suis convaincu que mes œuvres importent peu au Canada, qui compte dans sa couronne littéraire assez d’autres et plus brillants fleurons.

« Mais je vous ai promis la fin des Trois morts. Je tiendrai ma promesse, et avant longtemps vous verrez arriver la deuxième partie de cette œuvre qui a si bien horripilé l’excellent M. Thibault.

« J’ai reçu un volume intitulé : Fleurs de la poésie canadienne. Concevez-vous un recueil qui a la prétention de publier le dessus du panier des poètes canadiens et qui ne donne pas un seul vers de Fréchette, le plus magnifique génie poétique, à mon avis, que le Canada ait encore produit ? Le compilateur de ce volume me semble singulièrement manquer de goût.

« J’ai vu dans les journaux canadiens que l’on va fonder à Québec une revue littéraire avec un capital de £500,[1] ce qui permettra de payer les écrivains. Je suis très heureux de voir mettre ainsi à exécution le plan dont je vous parlais dans une de mes lettres.

« Veuillez présenter mes hommages respectueux à M. le curé de Québec[2] et me croire

« Votre tout et toujours reconnaissant
* * »
  1. Ce projet n’a pas eu de suite.
  2. M. l’abbé Auclair.