Œuvres complètes (Crémazie)/Lettre à M. l’abbé Casgrain (29 janvier 1867)

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IV


Dans cette lettre d’Octave Crémazie, encore plus que dans les précédentes, il y a des retours sur lui-même qui jettent du jour sur sa vie d’exil, et qui mettent à découvert les plaies toujours saignantes de cette âme brisée. On en trouvera des expressions non moins douloureuses dans la suite de sa correspondance.


29 janvier 1867.


« Cher monsieur,

« Nous voici à la fin de janvier, et je n’ai pas encore tenu la promesse que je vous faisais dans ma lettre du 10 août. Depuis, j’ai eu le bonheur de lire les paroles sympathiques et bienveillantes que vous m’avez adressées au mois d’octobre. Je suis soumis depuis assez longtemps à un traitement médical qui a pour but de me débarrasser de ces douleurs de tête qui ne m’ont presque jamais quitté depuis quatre ans. C’est ce qui vous explique pourquoi j’ai tant tardé à répondre à vos lettres si bonnes et si amicales.

« Aujourd’hui que ma tête est en assez bon état, je viens causer avec vous du Foyer canadien et de la critique des Trois morts.

« Permettez-moi de vous dire que, dans mon opinion, le Foyer canadien ne réalise pas les promesses de son début. La rédaction manque de variété. Vous avez publié des œuvres remarquables sans doute : les travaux de l’abbé Ferland, le Jean Rivard de Lajoie, votre étude sur le mouvement littéraire en Canada, votre biographie de Garneau peuvent figurer avec honneur dans les grandes revues européennes ; mais on cherche vainement dans votre recueil les noms des jeunes écrivains qui faisaient partie du comité de collaboration formé à la naissance du Foyer. Pourquoi toutes ces voix sont-elles muettes ? Pourquoi Fréchette, Fiset, Lemay, Alfred Garneau n’écrivent-ils pas ? De ces deux derniers, j’ai lu une pièce, peut-être deux, depuis bientôt quatre ans. Il ne m’a pas été donné d’admirer une seule fois dans le Foyer le génie poétique de Fréchette.

« Je reçois ici les journaux de Québec et je vois dans leurs colonnes le sommaire des articles publiés par la Revue canadienne de Montréal. Comment se fait-il donc que presque tous les jeunes littérateurs québecquois écrivent dans cette revue au lieu de donner leurs œuvres à votre recueil ? Est-ce que, par hasard, leurs travaux seraient payés par les éditeurs de Montréal ? J’en doute fort. La métropole commerciale du Canada n’a pas, jusqu’à ce jour, plus que la ville de Champlain, prodigué de fortes sommes pour enrichir les écrivains. Il y a dans ce fait quelque chose d’anormal que je ne puis m’expliquer.

« Dès la naissance du Foyer canadien, j’ai regretté de voir, comme dans les Soirées canadiennes, chacun de ses numéros rempli par une seule œuvre. Avec ce système, le Foyer n’est plus une revue ; c’est tout simplement une série d’ouvrages publiés par livraisons. Une œuvre, quelque belle qu’elle soit, ne plaît pas à tout le monde ; il est donc évident que si, pendant cinq ou six mois, un abonné ne trouve dans le Foyer qu’une lecture sans attrait pour lui, il prendra bientôt votre recueil en dégoût et ne tardera pas à se désabonner. Si, au contraire, chaque livraison apporte au lecteur des articles variés, il trouvera nécessairement quelque chose qui lui plaira et il demeurera un abonné fidèle. Je crois sincèrement que le plus vite le Foyer abandonnera la voie qu’il a suivie jusqu’à ce jour, le mieux ce sera pour ses intérêts.

« Ne pouvant remplir toutes les pages du Foyer avec les produits indigènes, la direction de ce recueil fait très bien d’emprunter quelques gerbes à l’abondante récolte de la vieille patrie. Ce que je ne comprends pas, pardonnez-moi ma franchise, c’est le choix que les directeurs ont fait du Fratricide. D’abord ce n’est pas une nouveauté, car, dans les premiers temps que j’étais libraire, il y a déjà vingt ans, nous vendions ce livre. Puisque vous faites une part aux écrivains français, il me semble qu’il faudrait prendre le dessus du panier. Le vicomte Walsh peut avoir une place dans le milieu du panier, mais sur le dessus, jamais. J’ai un peu étudié les œuvres littéraires du XIXe siècle, j’ai lu bien des critiques, et jamais, au grand jamais, je n’ai vu citer l’auteur du Fratricide comme un écrivain du premier ordre ; et s’il me fallait prouver qu’il est le premier parmi les seconds, je crois que je serais fort empêché.

« Écrivain catholique et légitimiste, le vicomte Walsh a été sous Louis-Philippe la coqueluche du faubourg Saint-Germain, mais n’a jamais fait un grand tapage dans le monde littéraire. Il a publié un Voyage à Locmaria qui l’a posé on ne peut mieux auprès des vieilles marquises qui ne juraient que par Henri V et la duchesse de Berry. Quelques années plus tard, son Tableau poétique des fêtes chrétiennes le faisait acclamer par la presse catholique comme le successeur de Chateaubriand. Cet engouement est passé depuis longtemps et de tout ce feu de paille, s’il reste une étincelle pour éclairer dans l’avenir le nom du noble vicomte, ce sera certainement le Tableau poétique des fêtes chrétiennes.

« Qu’il y a loin de Walsh, écrivain excellent au point de vue moral et religieux, mais médiocre littérateur, à ces beaux génies catholiques qui se nomment Gerbet, Montalembert, Ozanam, Veuillot, Brizeux, etc. Ne croyez-vous pas que vos lecteurs apprécieraient quelques pages de la Rome chrétienne de Gerbet, des Moines d’Occident de Montalembert, Du Dante et de la philosophie du XVIIIe siècle d’Ozanam, des Libres penseurs de Louis Veuillot ? Et ce charmant poète breton, Brizeux, ne trouverait-il pas aussi des admirateurs sur les bords du Saint-Laurent ?

« Je ne cite que les écrivains catholiques, mais ne pourrait-on pas également faire un choix parmi les auteurs ou indifférents ou hostiles ? Puisque dans nos collèges on nous fait bien apprendre des passages de Voltaire, pourquoi ne donneriez-vous pas à vos abonnés ce qui peut se lire de maîtres tels que Hugo, Musset, Gautier, Sainte-Beuve, Guizot, Mérimée, etc ? Ne vaut-il pas mieux faire sucer à vos lecteurs la moelle des lions que celle des lièvres ?

« Je crois que le goût littéraire s’épurerait bientôt en Canada si les esprits pouvaient s’abreuver ainsi à une source d’où couleraient sans cesse les plus belles œuvres du génie contemporain. Le roman, quelque religieux qu’il soit, est toujours un genre secondaire ; on s’en sert comme du sucre pour couvrir les pilules lorsqu’on veut faire accepter certaines idées bonnes ou mauvaises. Si les idées, dans leur nudité, peuvent supporter les regards des honnêtes gens de goût, à quoi bon les charger d’oripeau et de clinquant ? C’est le propre des grands génies de donner à leurs idées une telle clarté et un tel charme, qu’elles illuminent toute une époque sans avoir besoin d’endosser ces habits pailletés que savent confectionner les esprits médiocres de tous les temps. Ne croyez-vous pas qu’il vaudrait mieux ne pas donner de romans à vos lecteurs (je parle de la partie française, car le roman vous sera nécessairement imposé par la littérature indigène), et les habituer à se nourrir d’idées sans mélange d’intrigues et de mise en scène ? Je puis me tromper, mais je suis convaincu que le plus tôt on se débarrassera du roman, même religieux, le mieux ce sera pour tout le monde. Mais je m’aperçois que je bavarde et que vous allez me répondre : C’est très joli ce que vous me chantez là, mais pour faire ce choix dans les œuvres contemporaines, il faudrait d’abord les acheter, ensuite il faudrait payer un rédacteur pour cueillir cette moisson ; or vous savez que nous avons à peine de quoi payer l’imprimeur.

— Mettons que je n’aie rien dit et parlons d’autre chose.

« Plus je réfléchis sur les destinées de la littérature canadienne, moins je lui trouve de chances de laisser une trace dans l’histoire. Ce qui manque au Canada, c’est d’avoir une langue à lui. Si nous parlions iroquois ou huron, notre littérature vivrait. Malheureusement nous parlons et écrivons d’une assez piteuse façon, il est vrai, la langue de Bossuet et de Racine. Nous avons beau dire et beau faire, nous ne serons toujours, au point de vue littéraire, qu’une simple colonie ; et quand bien même le Canada deviendrait un pays indépendant et ferait briller son drapeau au soleil des nations, nous n’en demeurerions pas moins de simples colons littéraires. Voyez la Belgique, qui parle la même langue que nous. Est-ce qu’il y a une littérature belge ? Ne pouvant lutter avec la France pour la beauté de la forme, le Canada aurait pu conquérir sa place au milieu des littératures du vieux monde, si parmi ses enfants il s’était trouvé un écrivain capable d’initier, avant Fenimore Cooper, l’Europe à la grandiose nature de nos forêts, aux exploits légendaires de nos trappeurs et de nos voyageurs. Aujourd’hui, quand bien même un talent aussi puissant que celui de l’auteur du Dernier des Mohicans se révélerait parmi nous, ses œuvres ne produiraient aucune sensation en Europe, car il aurait l’irréparable tort d’arriver le second, c’est-à-dire trop tard. Je le répète, si nous parlions huron ou iroquois, les travaux de nos écrivains attireraient l’attention du vieux monde. Cette langue mâle et nerveuse, née dans les forêts de l’Amérique, aurait cette poésie du cru qui fait les délices de l’étranger. On se pâmerait devant un roman ou un poème traduit de l’iroquois, tandis que l’on ne prend pas la peine de lire un livre écrit en français par un colon de Québec ou de Montréal. Depuis vingt ans, on publie chaque année, en France, des traductions de romans russes, Scandinaves, roumains. Supposez ces mêmes livres écrits en français, ils ne trouveraient pas cinquante lecteurs.

« La traduction a cela de bon, c’est que si un ouvrage ne nous semble pas à la hauteur de sa réputation, on a toujours la consolation de se dire que ça doit être magnifique dans l’original.

« Mais qu’importe après tout que les œuvres des auteurs canadiens soient destinées à ne pas franchir l’Atlantique. Ne sommes-nous pas un million de Français oubliés par la mère patrie sur les bords du Saint-Laurent ? N’est-ce pas assez pour encourager tous ceux qui tiennent une plume que de savoir que ce petit peuple grandira et qu’il gardera toujours le nom et la mémoire de ceux qui l’auront aidé à conserver intact le plus précieux de tous les trésors : la langue de ses aïeux ?

« Quand le père de famille, après les fatigues de la journée, raconte à ses nombreux enfants les aventures et les accidents de sa longue vie, pourvu que ceux qui l’entourent s’amusent et s’instruisent en écoutant ses récits, il ne s’inquiète pas si le riche propriétaire du manoir voisin connaîtra ou ne connaîtra pas les douces et naïves histoires qui font le charme de son foyer. Ses enfants sont heureux de l’entendre, c’est tout ce qu’il demande.

« Il en doit être ainsi de l’écrivain canadien. Renonçant sans regret aux beaux rêves d’une gloire retentissante, il doit se regarder comme amplement récompensé de ses travaux s’il peut instruire et charmer ses compatriotes, s’il peut contribuer à la conservation, sur la jeune terre d’Amérique, de la vieille nationalité française.

« Maintenant, parlons un peu de M. Thibault et de sa critique de mes œuvres. Le jeune écrivain a certainement du talent, et je le félicite d’avoir su blâmer franchement ce qui lui a semblé mauvais dans mon petit bagage poétique. Dans une de mes lettres je vous disais que ce qui manquait à notre littérature, c’était une critique sérieuse. Grâce à M. Thibault, qui a su faire autrement et mieux que ses prédécesseurs, la critique canadienne sortira bientôt de la voie ridicule dans laquelle elle a marché jusqu’à ce jour. M. le professeur de l’École normale n’a que des éloges pour toutes les pièces qui ont précédé la Promenade de trois morts. Ses appréciations ne sont pas toutes conformes aux miennes, mais comme un père ne voit pas les défauts de ses enfants, je confesse humblement que le critique qui est tout à fait désintéressé dans la question doit être un meilleur juge que moi. Pour M. Thibault, comme pour beaucoup de mes compatriotes, le Drapeau de Carillon est un magnifique poème historique. Je crois vous l’avoir déjà dit : à mon avis, c’est une pauvre affaire, comme valeur littéraire, que ce Drapeau qui a volé sur toutes les lèvres, d’après mon bienveillant critique. Ce qui a fait la fortune de ce petit poème, c’est l’idée seule, car, pour la forme, il ne vaut pas cher. Il faut bien le dire, dans notre pays on n’a pas le goût très délicat en fait de poésie. Faites rimer un certain nombre de fois gloire avec victoire, aïeux avec glorieux, France avec espérance ; entremêlez ces rimes de quelques mots sonores comme notre religion, notre patrie, notre langue, nos lois, le sang de nos pères ; faites chauffer le tout à la flamme du patriotisme, et servez chaud. Tout le monde dira que c’est magnifique. Quant à moi, je crois que si je n’avais pas autre chose pour me recommander comme poète que ce malheureux Drapeau de Carillon, il y a longtemps que ma petite réputation serait morte et enterrée aux yeux des littérateurs sérieux. À la vogue du magnifique poème historique, comparez l’accueil si froid qui fut fait à la pièce intitulée les Morts. Elle parut, le 1er novembre 1856, dans le Journal de Québec. Pas une seule autre feuille n’en souffla mot, et pourtant, c’est bien ce que j’ai fait de moins mal. L’année suivante, Chauveau reproduisit cette pièce dans le Journal de l’Instruction publique, et deux ou trois journaux en parlèrent dans ce style de réclame qui sert à faire l’éloge d’un pantalon nouveau tout aussi bien que d’un poème inédit.

« M. Thibault me reproche de n’avoir pas donné, dans la Fiancée du marin, plus de vigueur d’âme à mes héroïnes et de ne pas leur faire supporter plus chrétiennement leur malheur. Si la mère et la jeune fille trouvaient dans la religion une consolation à leur désespoir, ce serait plus moral, sans doute, mais où serait le drame ? Cette légende n’en serait plus une, ce ne serait plus que le récit d’un accident comme il en arrive dans toutes les familles. On ne fait pas de poèmes, encore bien moins des légendes, avec les faits journaliers de la vie. D’ailleurs, la mère tombe à l’eau par accident et la fiancée ne se précipite dans les flots que lorsque son âme a déjà sombré dans la folie. Où donc la morale est-elle méconnue dans tout ce petit poème ? La morale est une grande chose, mais il ne faut pas essayer de la mettre là où elle n’a que faire. M. Thibault doit bien savoir que lorsque la folie s’empare d’un cerveau malade, cette pauvre morale n’a plus qu’à faire son paquet.

« Si le critique du Courrier du Canada est tout miel pour mes premiers écrits, ce n’est que pour mieux tomber à bras raccourci sur mes pauvres Trois morts, qui n’en peuvent mais.

« Les dieux littéraires de M. Thibault ne sont pas les miens ; cramponné à la littérature classique, il rejette loin de lui cette malheureuse école romantique, et c’est à peine s’il daigne reconnaître qu’elle a produit quelques œuvres remarquables. Pour moi, tout en admirant les immortels chefs-d’œuvre du XVIIe siècle, j’aime de toutes mes forces cette école romantique qui a fait éprouver à mon âme les jouissances les plus douces et les plus pures qu’elle ait jamais senties. Et encore aujourd’hui, lorsque la mélancolie enveloppe mon âme comme un manteau de plomb, la lecture d’une méditation de Lamartine ou d’une nuit d’Alfred de Musset me donne plus de calme et de sérénité que je ne saurais en trouver dans toutes les tragédies de Corneille et de Racine. Lamartine et Musset sont des hommes de mon temps. Leurs illusions, leurs rêves, leurs aspirations, leurs regrets trouvent un écho sonore dans mon âme, parce que moi, chétif, à une distance énorme de ces grands génies, j’ai caressé les mêmes illusions, je me suis bercé dans les même rêves et j’ai ouvert mon cœur aux mêmes aspirations pour adoucir l’amertume des mêmes regrets. Quel lien peut-il y avoir entre moi et les héros des tragédies ? En quoi la destinée de ces rois, de ces reines peut-elle m’intéresser ? Le style du poète est splendide, il flatte mon oreille et enchante mon esprit ; mais les idées de ces hommes d’un autre temps ne disent rien ni à mon âme, ni à mon cœur.

« Le romantisme n’est après tout que le fils légitime des classiques ; seulement les idées et les mœurs n’étant plus au XIXe siècle ce qu’elles étaient au XVIIe siècle, l’école romantique a dû nécessairement adopter une forme plus en harmonie avec les aspirations modernes, et les éléments de cette forme nouvelle, c’est au XVIe siècle qu’elle est allée les demander. Le classique, si je puis m’exprimer ainsi, c’est le grand-père que l’on vénère, parce qu’il est le père de votre père, mais qui ne peut prétendre à cette tendresse profonde que l’on réserve pour celui qui aida notre mère à guider nos premiers pas dans le chemin de la vie.

« M. Thibault préfère son grand-père, j’aime mieux mon père.

Des dieux que nous servons telle est la différence.

« Je n’ai nullement le désir de faire l’éloge du romantisme, et ce n’est pas à vous, l’auteur des Légendes canadiennes, de ces poétiques récits qui portent si profondément creusée l’empreinte de l’école contemporaine, qu’il est nécessaire de présenter une défense de cette formule de l’art au XIXe siècle.

« Le romantisme n’aurait-il d’autre mérite que de nous avoir délivrés de la mythologie et de la tragédie que nous devrions encore lui élever des autels. À propos de mythologie, j’ai vu, il y a deux ans, dans les journaux canadiens une longue discussion au sujet des auteurs païens ; j’ai toujours été de l’opinion de l’abbé Gaume ; on nous fait ingurgiter beaucoup trop d’auteurs païens quand nous sommes au collège. Pourquoi n’enseigne-t-on que la mythologie grecque ? Les dieux Scandinaves, la redoutable trinité sévienne, sont, il me semble, bien plus poétiques et surtout bien moins immoraux que cet Olympe tout peuplé de bandits et de gourgandines. Dans l’histoire des dieux Scandinaves, on reconnaît les plus nobles instincts de l’humanité divinisés par la reconnaissance d’un peuple, tandis que, sous ce ciel tant vanté de la Grèce, on a élevé beaucoup plus d’autels aux vices qu’aux vertus. Cette mythologie grecque, ces auteurs païens qui déifient souvent des hommes qui méritent tout bonnement la corde, ne peuvent à mon sens inspirer aux élèves que des idées fausses et des curiosités malsaines. Est-ce que les chefs-d’œuvre des Pères de l’Eglise ne peuvent pas partager avec les auteurs païens le temps que l’on consacre à l’étude du grec et du latin, et corriger l’influence pernicieuse que peuvent avoir les écrivains de l’antiquité ? Je sais bien que saint Basile et saint Jean Chrysostôme, que saint Augustin et saint Bernard ne peuvent, sous le rapport littéraire, lutter avec les génies du siècle de Périclès, ni avec ceux du siècle d’Auguste ; mais ne vaudrait-il pas mieux être moins fort en grec et en latin, deux langues qui ne sont en définitive que des objets de luxe pour les quatre cinquièmes des élèves, et recevoir dès l’enfance des idées saines et fortes, en rapport avec l’état social actuel, qui, malgré ses cris et ses blasphèmes, est fondé sur les grands principes chrétiens et ne vit que par eux ? J’ai été heureux de voir cette discussion s’élever en Canada. Car j’ai toujours pensé, dans mon petit jugement, qu’il était bien ridicule de tant nous bourrer d’idées païennes, qui prennent les prémices de notre jeune imagination et nous laissent bien froids devant les grandeurs splendides mais austères de la vérité chrétienne.

« Mais revenons à nos moutons.

« Le genre fantaisiste, dit M. Thibault, est un genre radicalement mauvais. Je crois que mon critique est dans l’erreur. La fantaisie n’est pas un genre dans le sens ordinaire du mot. Est-ce que la causerie dans un journal est un genre spécial de littérature ? Quand on écrit en tête de sa prose : Causerie, cela veut dire tout simplement qu’on parlera de omnibus rebus et quibusdam aliis, comme feu Pic de la Mirandole, qu’on racontera des anecdotes, des âneries, sans prendre la peine de les lier les unes aux autres par des transitions. Il en est de même de la fantaisie, c’est un prétexte pour remuer des idées, sans avoir les bras liés par les règles ordinaires de la poétique. C’est justement parce que la fantaisie n’est pas et ne saurait être un genre qu’elle s’appelle la fantaisie, car du moment qu’elle serait soumise à des règles comme les autres parties du royaume littéraire, elle ne serait plus la fantaisie, c’est-à-dire la liberté pleine et entière dans le fond et dans la forme. Qu’est-ce que le Faust de Gœthe, ce drame impossible, sinon une formidable, une titanesque fantaisie, où se heurtent, dans un monde énorme, les idées les plus étranges et les plus magnifiques ?

« Il y a une autre espèce de fantaisie qui consiste à donner une forme à des êtres dont l’existence est certaine, mais dont la manière d’être nous est inconnue. Les anges et les démons existent, quelle est leur forme ? C’est à cette espèce de fantaisie qu’appartient la première partie de mon poème des Trois morts. Les morts dans leurs tombeaux souffrent-ils physiquement ? Leur chair frémit-elle de douleur à la morsure du ver, ce roi des effarements funèbres ? Je l’ignore, et je serais bien en peine s’il me fallait prouver l’affirmative ; mais je défie M. Thibault de me donner les preuves que le cadavre ne souffre plus. C’est là un de ces mystères redoutables dont Dieu a gardé le secret pour lui seul. Cette idée de la souffrance possible du cadavre m’est venue il y a plusieurs années : voici comment. J’entrai un jour dans le cimetière des Picotés, à l’époque où l’on transportait dans la nécropole du chemin Saint-Louis les ossements du Campo-Santo de la rue Couillard. En voyant ces ossements rongés, ces lambeaux de chair qui s’obstinaient à demeurer attachés à des os moins vieux que les autres, je me demandai si l’âme, partie pour l’enfer ou le purgatoire, ne souffrait pas encore dans cette prison charnelle dont la mort lui avait ouvert les portes ; si, comme le soldat qui sent toujours des douleurs dans la jambe emportée par un boulet sur le champ de bataille, l’âme, dans le séjour mystérieux de l’expiation, n’était pas atteinte par les frémissements douloureux que doit causer à la chair cette décomposition du tombeau, juste punition des crimes commis par le corps avec le consentement de l’âme.

« Cette pensée, qui me trottait souvent dans la tête, a donné naissance à la Promenade de trois morts.

« Je puis avoir mal rendu cette idée, mais c’est elle que l’on doit chercher dans cette fantaisie qui fait jeter les hauts cris à M. Thibault. La suite du poème, si jamais je la publie, lui montrera que, du moment que l’expiation est finie, la souffrance du cadavre cesse en même temps, et que les vers ne peuvent plus toucher à ces restes sanctifiés par l’âme qui vient d’être admise à jouir de la présence de Dieu.

« Le réalisme, pas plus que la fantaisie, ne trouve grâce aux yeux de mon critique. La nouvelle école, dit-il, a une prédilection pour tout ce qui est laid et difforme. M. Thibault se trompe. L’école romantique ne préfère pas le laid au beau, mais elle accepte la nature telle qu’elle est ; elle croit qu’elle peut bien contempler, quelquefois même chanter ce que Dieu a bien pris la peine de créer. Si je puis m’exprimer ainsi, elle a démocratisé la poésie et lui a permis de ne plus célébrer seulement l’amour, les jeux, les ris, le ruisseau murmurant, mais encore d’accorder sa lyre pour chanter ce qu’on est convenu d’appeler le laid, qui n’est souvent qu’une autre forme du beau dans l’harmonie universelle de la création. Je ne dis pas, comme Victor Hugo, que le beau, c’est le laid, mais je crois qu’il n’y a que le mal qui soit laid d’une manière absolue. La prairie émaillée de fleurs est belle, mais le rocher frappé par la foudre, pour être beau d’une autre manière, l’est-il moins ?

« Toute cette guerre que l’on fait au réalisme est absurde. Qu’est-ce donc que ce monstre qui fait bondir tant de braves gens ? C’est le 89 de la littérature qui devait nécessairement suivre le 89 de la politique ; ce sont toutes les idées, toutes les choses foulées aux pieds, sans raison, par les privilégiés de l’école classique, qui viennent revendiquer leur place au soleil littéraire ; et soyez sûr qu’elles sauront se la faire tout aussi bien que les serfs et les prolétaires ont su faire la leur dans la société politique.

« Le réalisme, la fantaisie, est-ce qu’ils n’ont pas pour chefs Shakespeare, Dante, Byron, Gœthe.

« Ézéchiel, le plus poétique, à mon avis, de tous les prophètes, n’est-il pas tantôt un magnifique, un divin fantaisiste, et tantôt un sombre et farouche réaliste ?

« La fantaisie, elle est partout. Le monde intellectuel et moral nous fournit à chaque instant matière à fantaisie, ou si vous l’aimez mieux, à hypothèse, car tout ce tapage n’est qu’une querelle de mots. La foi et la raison nous apprennent l’existence d’un lieu de punition éternelle pour les méchants et d’un séjour de délices sans fin pour les élus. Mais sous quelle forme de souffrance le damné doit-il expier ses crimes ? Comment se manifestent la bonté et la grandeur de Dieu dans la récompense de ses serviteurs ? Nous en savons bien peu de chose, et la description qu’on nous en fait, qu’est-elle, sinon une sainte, une austère fantaisie ?

« Pourquoi rechercher l’horrible ? dit M. Thibault. Pourquoi s’écarter du vrai et du beau ?

« Je pourrais bien demander au professeur de l’École normale, qu’est-ce que le vrai, qu’est-ce que le beau en littérature ? Je sais bien qu’il me répondrait tout de suite par le récit de Théramène ou par les imprécations de Camille. C’est magnifique, sans doute, mais il y a une foule de choses qui sont tout aussi belles, mais d’une autre manière ; et ce qu’il appelle horrible n’est souvent qu’une des formes, non pas du beau isolé, mais du beau universel ; tout cela dépend du point de vue. Et, après tout, quand ce serait aussi horrible que vous voulez bien le dire, pourquoi ne pas regarder en face ces fantômes qui vous semblent si monstrueux ? Pour ma part, je crois qu’il est plus sain pour l’intelligence de se lancer ainsi à la recherche de l’inconnu, à travers ces fantaisies, horribles si vous le voulez, mais qui ont cependant un côté grandiose, que d’énerver son âme dans ces éternelles répétitions de sentiments et d’idées à l’eau de rose, qui ont traîné dans la chaire de tous les professeurs de rhétorique.

« S’il fallait supposer, ajoute mon jeune critique, que le corps souffrira encore des morsures du ver, que deviendrait l’existence, grand Dieu !

— Pourquoi pas ? croyez-vous donc que les tourments que Dieu infligera aux coupables ne seront pas plus terribles que les morsures de ce malheureux ver ? Pour moi, je me suis toujours formé de l’enfer et du purgatoire une idée beaucoup plus formidable que M. Thibault, et je croirai en être quitte à bon marché si le bon Dieu, pour me faire expier mes péchés, ne me fait souffrir d’autres tourments que la morsure du ver. Pour le moment, je ne vois pas du tout en quoi la perspective de souffrir dans mon corps en même temps que je souffrirai dans mon âme, peut me rendre l’existence insupportable. Ce que je sais, c’est que je dois souffrir, parce que j’ai offensé le Seigneur ; mais, quelle que soit la forme de cette souffrance, je suis certain que Dieu proportionnera mes forces à l’intensité de la douleur et à la longueur de l’expiation.

« Sommes-nous à ce point devenus sybarites que nos esprits ne puissent plus concevoir que des idées anacréontiques, que nos regards ne puissent plus s’arrêter que sur des tableaux riants comme ceux de l’antique Arcadie ?… M. Thibault ne sait pas trop quel charme la douce fiancée pourrait trouver à contempler dans son bouquet nuptial le cœur de sa sœur trépassée. Ni moi non plus ; mais ce que je sais, c’est que la matière ne s’anéantit pas, qu’elle se transforme au contraire et que nous sommes tous, êtres et choses, imprégnés de la poussière humaine tout aussi bien que de la poussière terrestre.

“ « Mais il est inutile de prolonger cette discussion. M. Thibault est attaché d’une manière trop absolue à l’école classique pour que je songe à le convertir.

« L’éclectisme, absurde en religion et en philosophie, m’a toujours paru nécessaire en littérature. Vouloir ne regarder que par l’œil classique, c’est rétrécir volontairement l’horizon de la pensée. Au siècle où nous vivons, nous devons marcher en avant, en suivant, tant qu’elles ne sont pas contraires à la religion et à la morale, les aspirations de notre temps. Quand on ne marche pas, on recule, puisque ceux qui sont derrière nous vont en avant. À cette époque tourmentée d’une activité fiévreuse qui nous entraîne malgré nous, il me semble que nous devons dire comme chrétiens : Sursum corda ! et, comme membres d’une société en travail d’un monde nouveau, nous devons ajouter, en politique comme en littérature : Go ahead !

« Je ne connais pas M. Thibault. Je ne me rappelle même pas de l’avoir jamais vu. Si par hasard vous le rencontrez, veuillez le remercier pour moi de tout le bien qu’il a dit de mes œuvres. Nous n’avons pas les mêmes opinions, mais si j’ai le droit d’admirer l’école actuelle, il est également dans son droit en la blâmant, voire même en la détestant. De gustibus non est disputandum.

« Pour ce poème des Trois morts, voici le plan de la deuxième et de la troisième partie. Les trois amis vont frapper, le père à la porte de son fils, l’époux à celle de sa femme, le fils à celle de sa mère. Le malheureux père ne trouve chez son fils que l’orgie et le blasphème. Pour l’épouse, elle est occupée à flirter avec les soupirants à sa main, et le pauvre mari se retire tristement en se disant à lui-même :

Oui, les absents ont tort… et les morts sont absents.


Seul, le fils trouve sa mère agenouillée, pleurant toujours son enfant et priant Dieu pour lui. Un ange recueille à la fois ses prières pour les porter au ciel, et ses larmes, qui se changent en fleurs et dont il ira parfumer la tombe d’un fils bien-aimé. Ces trois épisodes occupent toute la seconde partie. Dans la troisième, le lecteur se trouve dans l’église, le jour de la Toussaint, à l’heure où l’on récite l’office des morts. Le père et l’époux viennent demander à la mère universelle, l’Église, ce souvenir et ces prières qu’ils n’ont pu trouver à leurs foyers profanés par des affections nouvelles. Le fils les accompagne, mais son regard n’est pas morne comme celui de ses compagnons ; on sent que les prières de sa mère ont déjà produit leur effet. La scène s’agrandit, le ciel et l’enfer se dévoilent aux regards des morts. Les chœurs des élus alternent avec les chants des damnés. Les habitants du ciel qui ont été sauvés par les conseils de ces morts qui souffrent encore dans le purgatoire, demandent à Dieu de les admettre dans le paradis, tandis que les damnés, pour qui ces mêmes morts ont été une cause de scandale, demandent comme une justice que ceux qui les ont perdus partagent leurs tourments. Ici je crois être dans le vrai, car il faut être bien pur pour n’avoir jamais contribué à la chute de son prochain, et il faut être bien abandonné du ciel pour n’avoir jamais, par ses conseils ou ses exemples, empêché son frère de commettre une faute, peut-être un crime. Le duo des élus et des damnés est assez difficile à faire. Le chant des maudits éternels va assez bien, mais celui des élus offre plus d’obstacles dans son exécution. L’homme, rempli de beaucoup de misères, comprend facilement les accents de la douleur et du désespoir ; mais le bonheur lui est une chose tellement étrangère, qu’il ne sait plus que balbutier, quand il veut entonner un hymne d’allégresse ; cependant j’espère réussir. Pendant que les morts sont dans le temple, une autre scène se passe au cimetière. Les vers, privés de leur pâture, s’inquiètent. Ils montent sur la croix qui domine le champ du repos et regardent si leurs victimes ne reviennent pas. Un vieux ver, qui a déjà dévoré bien des cadavres, leur dit de ne pas se faire d’illusions, que tous les corps dont les âmes pardonnées monteront ce soir au ciel, deviendront pour eux des objets sacrés qu’il ne leur sera plus permis de toucher. Il y a là un chant des vers qui devra joliment bien horripiler M. Thibault. Revenons à l’église. La miséricorde divine, touchée par les prières des bienheureux et par celles des vivants qui sont purs devant le Seigneur, abrège les souffrances du purgatoire, et, s’élançant sur l’un des caps du ciel, un archange entonne le Te Deum du pardon.

« Voilà, en peu de mots, mon poème dans toute sa naïveté. Ce n’est pas merveilleux, mais, tel qu’il est, je crois qu’il est bien à moi et que je puis dire, comme Musset :

Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre.

« Plusieurs le trouveront absurde, mais quand j’écris, c’est pour exprimer mes idées et non pas celles des autres.

« Quand finirai-je ce poème ? Je n’en sais rien, je suis un peu maintenant comme Gérard de Nerval. Le rêve prend dans ma vie une part de plus en plus large ; vous le savez, les poèmes les plus beaux sont ceux que l’on rêve mais qu’on n’écrit pas. Il me faudrait aussi corriger la première partie, qui renferme de trop nombreuses négligences. Dans votre dernière lettre, vous voulez bien me dire que tout un peuple est suspendu à mes lèvres. Permettez-moi de n’en rien croire. Mes compatriotes m’ont oublié depuis longtemps. Du reste, dans la position qui m’est faite, l’oubli est peut-être la chose qui me convient le mieux. Si je termine les Trois morts, ce ne sera pas pour le public, dont je me soucie comme du grand Turc, mais pour vous qui m’avez gardé votre amitié, et pour les quelques personnes qui ont bien voulu conserver de moi un souvenir littéraire.

« La poésie coule par toutes vos blessures, me dites-vous encore. De tout ce que j’avais, il ne me reste que la douleur : je la garde pour moi. Je ne veux pas me servir de mes souffrances comme d’un moyen d’attirer sur moi l’attention et la pitié, car j’ai toujours pensé que c’était chose honteuse que de se tailler dans ses malheurs un manteau d’histrion. Dans mes œuvres, je n’ai jamais parlé de moi, de mes tristesses ou de mes joies, et c’est peut-être à cette impersonnalité que je dois les quelques succès que j’ai obtenus. Aujourd’hui que je marche dans la vie entre l’isolement et le regret, au lieu d’étaler les blessures de mon âme, j’aime mieux essayer de me les cacher à moi-même en étendant sur elles le voile des souvenirs heureux.

« Quand le gladiateur gaulois tombait mortellement blessé au milieu du Colisée, il ne cherchait pas, comme l’athlète grec, à se draper dans son agonie et à mériter, par l’élégance de ses dernières convulsions, les applaudissements des jeunes patriciens et des affranchis. Sans s’inquiéter, sans même regarder la foule cruelle qui battait des mains, il tâchait de retenir la vie qui s’échappait avec son sang, et sa pensée mourante allait retrouver et dire un dernier adieu au ciel de sa patrie, aux affections de ses premières années, à sa vieille mère qui devait mourir sans revoir son enfant.

« Tout à vous,
* *


Le plan du poème des Trois morts que Crémazie a esquissé à grands traits à la fin de cette lettre est tout ce qui reste de cette fantaisie qu’il choyait comme l’œuvre capitale de sa vie. Quoique l’idée et l’exécution de ce poème appartiennent bien à son auteur, il a cependant le tort d’être venu après la Comédie de la mort, de Théophile Gautier. C’est précisément le défaut que signale Crémazie à propos de nos romans historiques, qui auront toujours l’air de pastiches plus ou moins réussis de Fenimore Cooper. Pour me servir de l’expression de Crémazie lui-même, son poème d’outre-tombe a l’irréparable tort d’arriver le second, c’est-à-dire trop tard.

Crémazie n’a été vraiment original que dans ses poésies patriotiques : c’est le secret de sa popularité, et son meilleur titre devant l’avenir.

Nous n’étions que l’écho du sentiment populaire lorsque nous écrivions, il y a tantôt vingt ans :

« Nous n’oublierons jamais l’impression profonde que produisirent sur nos jeunes imaginations d’étudiants l’Histoire du Canada de Garneau et les Poésies de Crémazie. Ce fut une révélation pour nous. Ces grandes clartés qui se levaient tout à coup sur un sol vierge, et nous en découvraient les richesses et la puissante végétation, les monuments et les souvenirs, nous ravissaient d’étonnement autant que d’admiration.

« Que de fois ne nous sommes-nous pas dit avec transport, à l’aspect des larges perspectives qui s’ouvraient devant nous : Cette terre si belle, si luxuriante, est celle que nous foulons sous nos pieds, c’est le sol de la patrie ! Avec quel noble orgueil nous écoutions les divers chants de cette brillante épopée ! Nous suivions les premiers pionniers de la civilisation dans leurs découvertes ; nous nous enfoncions hardiment avec eux dans l’épaisseur de la forêt, plantant la croix, avec le drapeau français, sur toute la ligne du Saint-Laurent et du Mississipi. Nous assistions aux faibles commencements de la colonie, aux luttes héroïques des premiers temps, aux touchantes infortunes de la race indienne, à l’agrandissement de la Nouvelle-France ; puis, après les succès enivrants, les éclatantes victoires, venaient les revers ; après Monongahéla, Oswégo, Carillon, venait la défaite d’Abraham ; puis enfin le drapeau fleurdelisé, arrosé de notre sang et de nos larmes, retraversait les mers pour ne plus reparaître.

« Sur cette grandiose réalité, les brillantes strophes de M. Crémazie, alors dans tout l’éclat de son talent, jetaient par intervalle leurs rayons de gloire. Il nous rappelait, en vers splendides, les hauts faits d’armes de nos aïeux,

......................les jours de Carillon,
Où, sur le drapeau blanc attachant la victoire,
Nos pères se couvraient d’un immortel renom,
Et traçaient de leur glaive une héroïque histoire.


«  Nous frémissions d’enthousiasme au récit

...................de ces temps glorieux,
Où seuls, abandonnés par la France leur mère,
Nos aïeux défendaient son nom victorieux
Et voyaient devant eux fuir l’armée étrangère.


« Nos yeux se remplissaient de larmes à la lecture de cette touchante personnification de la nation canadienne retracée dans le Vieux soldat canadien,

Descendant des héros qui donnèrent leur vie
Pour graver sur nos bords le nom de leur patrie,
La hache sur l’épaule et le glaive à la main.


«Ayant survécu aux malheurs de la patrie, presque aveugle,

Mutilé, languissant, il coulait en silence
Ses vieux jours désolés, réservant pour la France
Ce qui restait encor de son généreux sang ;

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Ses regards affaiblis interrogeaient la rive,
Cherchant si les Français, que, dans sa foi naïve,
Depuis de si longs jours il espérait revoir,
Venaient sur nos remparts déployer leur bannière :
Puis, retrouvant le feu de son ardeur première,
Fier de ses souvenirs, il chantait son espoir :

« Pauvre soldat, aux jours de ma jeunesse,
« Pour vous, Français, j’ai combattu longtemps :
« Je viens encor, dans ma triste vieillesse,
« Attendre ici vos guerriers triomphants.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


« Mes yeux éteints verront-ils dans la nue
« Le fier drapeau qui couronne leurs mâts ?
« Oui, pour le voir, Dieu me rendra la vue !
« Dis-moi, mon fils, ne paraissent-ils pas ? »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« On comprend facilement l’enthousiasme que devaient exciter dans des cœurs de vingt ans ces chants si nouveaux, ces hymnes patriotiques qui ressuscitaient sous nos yeux, comme le poète le disait lui-même,


Tout ce monde de gloire où vivaient nos aïeux.


« Ceux qui étaient alors en âge de goûter les beautés littéraires, peuvent redire encore tout ce qu’il y avait de charme dans la voix de ce barde canadien, debout sur le rocher de Québec, et chantant avec des accents tantôt sonores et vibrants comme le clairon des batailles, tantôt plaintifs et mouillés de larmes, comme la harpe d’Israël en exil, les bonheurs et les gémissements de la patrie. »

La gloire littéraire de Crémazie, si grande au Canada, n’a réveillé jusqu’à présent que de rares échos en France. L’ancienne mère patrie n’a encore acclamé qu’un seul de nos poètes. Elle a salué dans Fréchette la plus française de nos muses : le temps n’est pas éloigné où elle reconnaîtra en Crémazie le plus canadien de nos poètes. Son vers n’a pas la facture exquise qu’on admire en Fréchette, mais il respire un souffle patriotique qui fait trop souvent défaut chez l’auteur des Fleurs boréales. Malgré ses inégalités et ses imperfections, Crémazie vivra parmi nous comme le père de la poésie nationale.

Les amis de Crémazie, et il en avait dans toutes les classes, entretinrent pendant plusieurs années l’espoir de son retour. Il se forma même un comité qui se mit en rapport avec ses créanciers et qui se flatta un moment de pouvoir les désintéresser. Crémazie était tenu au courant de ces démarches, et il m’exprimait sa joie dans une lettre, en me priant d’être l’interprète de sa reconnaissance auprès de ceux qui s’employaient “à abréger les jours de son exil.”