Œuvres complètes d’Élisa Mercœur/Introduction

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes d’Élisa Mercœur, Texte établi par Adélaïde AumandMadame Veuve Mercœur (p. vii-xv).


INTRODUCTION.


De même qu’il est des douleurs pour lesquelles, sur la terre, il n’est aucune consolation humaine, de même il est des sermens dont rien ne peut nous délier ; et telle est la nature de celui qui m’a obligée de prendre la plume… Oh ! pourquoi Dieu, qui mit tant de larmes dans mes yeux, en m’enlevant la meilleure des filles, n’a-t-il pas placé dans mon âme assez de force pour supporter courageusement la perte irréparable que j’ai faite, puisqu’il savait que j’avais une tâche difficile à remplir, et que, courbée sous le faix de ma douleur et des maux qu’elle me cause, que la plume serait trop lourde pour ma débile main ! car la douleur est un pesant fardeau pour qui la porte sans espérance de pouvoir s’en décharger, lors même que son poids accable. Oh ! si la vie pouvait payer la vie, Élisa Mercœur serait pleine d’existence, et sa mère reposerait dans la tombe ; mais non, rien ne pourrait ranimer sa froide cendre, et je dois vivre pour souffrir et la pleurer, jusqu’à ce que le Ciel, touché de mon isolement et de mes larmes, ne consente à me réunir à elle… Plus heureuse que moi, Élisa s’est vue exaucée dans ses vœux : elle avait demandé à Dieu de ne pas mourir la dernière, et pourtant elle eût trouvé dans sa jeunesse et son génie les forces qui me manquent pour supporter notre séparation.

Devenue, depuis sa mort, l’objet de la plus tendre compassion, j’ai vu plus d’une fois les yeux de qui traverse la vie en riant et en chantant, se remplir de larmes à l’aspect de mes souffrances… Puissent ces souffrances, qui font de tous mes jours un supplice continu, engager le lecteur à parcourir avec une bienveillante indulgence les détails que je me suis vue forcée de lui donner sur la vie si pleine et si rapide de ma pauvre enfant ! Car je n’aurais point osé les ajouter à ses œuvres, ces détails qui déchirent mon cœur, si, quelques jours avant que son génie ne s’envolât vers les cieux, avant que la plume échappât à sa main glacée, Élisa ne m’avait fait promettre sur le bord de sa tombe entr’ouverte, au nom du tendre souvenir qu’elle laisserait dans mon cœur, que si Dieu me condamnait à l’affreux malheur de vivre sans elle, de vivre pour sa mémoire, pour publier moi-même l’héritage que bientôt elle me laisserait, d’y ajouter, ce que l’on ne manquerait pas de me demander, et ce que seule je pouvais donner, quelques détails sur son enfance, sur ses travaux, ses habitudes et ses goûts, sur son amour pour sa mère, pour sa mère qui bientôt n’aurait plus d’enfant et que sa mort allait condamner à des pleurs éternels.

Il m’a donc fallu un serment aussi saint, un serment aussi sacré que celui que je fis à ma fille expirante, pour m’obliger à écrire des Mémoires sur sa vie ; car, outre ce que j’ai souffert en les traçant, je ne puis, quoi que je fasse, bannir de mon âme la crainte qu’y ont jetée quelques observations peu ménagées qui m’ont été faites [1] quand on a su que je persistais à publier les œuvres de mon Élisa, et à donner au public le détail des qualités si précieuses qui la distinguaient. Aussi me semble-t-il, d’après ces observations, justes peut-être, mais je crois un peu trop durement faites, voir la critique se lever en masse et l’entendre me demander de sa voix sévère si je pense que le titre de mère d’Élisa Mercœur me donne à moi, inconnue dans la littérature, le droit acquis d’écrire, ou si je me crois assez de génie pour me faire pardonner cette audace… Non, je n’ai point de génie, non, je le sais ; je n’ai pas même ce que l’on rencontre si facilement dans toutes les classes, de l’esprit et du savoir, mais j’ai du jugement et le cœur où Élisa déposait les pensées les plus intimes du sien — C’est donc dans ce cœur, où ma bonne et candide enfant a enfoui tous les trésors de son cœur, que j’ai fouillé pour en détacher, non sans souffrances horribles, tous les douloureux quoique bien chers détails que contiennent les Mémoires et les Notices qui se trouvent dans ses œuvres.

On ne m’aurait point disputé le droit si légitimement acquis de parler de ma pauvre enfant, droit consacré par vingt-cinq ans de tendresse, de conseils et de soins, si l’on s’était donné la peine de considérer que je me trouve dans le cas d’un homme qui, ayant fait naufrage, viendrait conter par quel miracle lui et l’un de ses fils échappèrent à la mort ; comment ils vécurent pendant de longues années dans une île déserte où les flots les avaient jetés, et tout ce qu’il souffrit lorsque la mort lui enleva ce fils qui lui était si cher ! Si l’on ne pouvait sans intérêt entendre le récit des infortunes de ce malheureux père, pourquoi me serait-on moins favorable, puisque comme lui, seule aussi, je suis réchappée du naufrage ? Alors, comme lui, seule aussi, je dois pouvoir conter. Ah ! que l’on ne m’envie pas cette douloureuse occupation de me retourner moi-même le poignard dans le cœur, en parlant d’un passé qui me fut un présent si cher ! Mais, hélas ! il n’est que trop vrai, et j’en ai fait la triste expérience, que, quels que soient les malheurs qui pèsent sur vous, rien ne peut vous soustraire à l’envie ; car si, dans le récit de vos infortunes, l’ambitieux voit un gain d’argent, l’égoïste un gain d’amour-propre, ils vous disputent le douloureux privilège de dire comment Dieu vous en accabla, et toutes les souffrances qu’elles ont jetées dans votre cœur. Mais si vous les empêchez de satisfaire la soif insatiable qui les presse de se mettre en évidence, s’ils sont obligés de renoncer à l’espérance d’exploiter vos malheurs à leur profit, alors ils donnent la torture à votre cœur en vous menaçant de la critique qu’ils vous représentent toujours armée et sans indulgence pour celui qui ose prendre la plume sans être porteur d’un brevet de talent sanctionné par les applaudissemens de la foule. Si je n’espérais que les raisons qui m’ont forcée d’écrire les Mémoires sur la vie de ma pauvre enfant désarmeront en ma faveur cette critique dont on s’est plu à me faire peur, j’irais demander au noble cœur de ceux qui, voulant me donner un témoignage de leur estime pour la mémoire de ma fille, de leur sympathie pour mon malheur, se sont empressés de souscrire à ses œuvres, de plaider la cause de la mère d’une jeune muse dont les vertus et le génie ont laissé un si doux souvenir dans la mémoire des hommes.

Toutes les observations si dures qui m’ont été faites par quelques personnes, et qui m’ont abreuvé de dégoûts et de craintes, ne m’auraient point été adressées, m’a-t-on dit, si on pouvait seulement supposer qu’à mon âge il fût possible d’idéaliser son style. S’il s’agissait d’un roman où la vérité ne dût être jetée que comme un épisode pour y semer de la variété, on aurait eu raison, je le sens, de m’empêcher de l’écrire ; mais dans les renseignemens que je viens donner sur ma fille, la vérité s’y trouve dépouillée de toute fiction ; c’est Élisa Mercœur dans sa simplicité, sans aucun ornement, c’est enfin la relation de son voyage dans la vie où seule je l’accompagnai, que je viens, à travers un déluge de larmes, livrer à la curiosité du public. Ah ! si après l’avoir lue, les plus sévères critiques se trouvaient en face de ma douleur, s’ils voyaient la sueur ruisselant de mon front se joindre aux deux ruisseaux de larmes qui coulent constamment le long de mes joues creusées par la souffrance, il n’en est pas un seul, oh non ! pas un qui, en me serrant la main, ne me dit : Pauvre mère, que je vous plains ! quelle tâche pénible vous avez à remplir ! Mais du courage ; parlez, parlez surtout sans crainte, car nos cœurs entendent le vôtre… Oui, je parlerai, j’userai du privilège que me donne mon malheur de faire connaître la fille si chère que j’ai perdue. D’ailleurs, n’est-ce pas sous mes yeux que s’est déroulé son génie ? qu’il a grandi noble et beau ? Et qui pourrait, sans en avoir comme moi suivi pas à pas tous les développemens, donner le tableau exact des nuances si variées qui le composaient ?

Quelque assurance que donne la vérité à celui qui fait entendre son langage, je ne serais cependant pas sans inquiétudes sur l’accueil que recevront les Mémoires et les Notices que j’ai écrits sur la vie de ma fille, si l’onction de sainte pitié qui s’est répandue sur moi depuis sa mort ne m’avait révélé que la voix du cœur est toujours entendue… Ah ! si du fond de sa tombe Élisa pouvait te faire entendre la sienne, lecteur, elle te dirait : Prends pitié de ma pauvre mère, elle est bien malheureuse ; je l’ai laissée sans enfans, sans appui sur la terre. Oh ! ne la repousse pas lorsque, les yeux baignés de larmes et le cœur gonflé de soupirs, elle viendra te parler de la fille si chère qu’elle a perdue… Rappelle-loi, lecteur, que cette fille qui fait aujourd’hui couler ses larmes, et qui autrefois embellissait sa vie, est cette même Élisa Mercœur que tu accueillis avec un si bienveillant empressement.

  1. Lorsqu’on a su que je ne voulais confier à personne le soin de publier les œuvres de ma fille et que j’écrivais des Mémoires sur sa vie, tous les ressorts de la mystification ont été mis en jeu pour m’obliger à renoncer à mon projet de publication, comme si des paroles plus ou moins durement prononcées pouvaient me délier du serment que j’ai fait à ma pauvre enfant en présence de la mort.

    Élisa Mercœur étant devenue par sa mort le domaine des auteurs, me disait-on, je ne pouvais, sans encourir le blâme, empiéter sur leurs droits ; que je n’avais probablement pas réfléchi qu’en écrivant moi-même les Mémoires sur la vie de ma fille, que j’allais leur ôter tout l’intérêt qu’une plume exercée y répandrait ; que, d’ailleurs, il fallait bien me dire que pour avoir le droit de fixer l’attention du lecteur, il me fallait beaucoup d’autres choses que d’avoir su aimer et élever mon enfant ; que l’on était forcé d’avouer que je possédais beaucoup d’instinct * ; mais que l’on croyait devoir m’avertir en confidence, que c’était du génie et un nom habitué à se faire applaudir que le lecteur cherchait dans les ouvrages qu’il se donnait la peine de lire.

    La terre n’avait point encore recouvert la dépouille mortelle de ma fille qu’une personne qui, s’imaginant (je ne sais fondée sur quoi, puisqu’il n’avait existé aucune espèce de relation entre elle et ma fille) qu’elle publierait les œuvres d’Élisa Mercœur, sans réfléchir à l’inconvenance de sa proposition, dans un instant où j’étais livrée au plus affreux désespoir (on venait d’enlever la bière de ma pauvre enfant pour la porter à l’église) ; eh bien ! cette personne me pria de lui donner les manuscrits d’Élisa, qu’elle terminerait les travaux qui n’étaient pas achevés, et qu’elle les publierait ensuite. Je ne sais si je dus à mon refus une lettre anonyme en quatre pages que je reçus peu de temps après ; mais ce que je puis dire, c’est qu’on m’y donnait des conseils dans les mêmes termes que ceux que m’avait donnés la personne dont je viens de parler ; on me la désignait comme étant la seule par qui je dusse faire achever les travaux de ma fille.

*. Pour aimer mon enfant, l’instinct m’aurait suffi sans doute : je n’aurais eu qu’à suivre l’impulsion de mon cœur. Mais pour l’élever il m’a fallu, je crois, plus que cela ; il m’a fallu du jugement, et le jugement est le fruit de longues et sérieuses réflexions.