Œuvres complètes d’Alexis de Tocqueville, Lévy/Avant-propos du vol. IX

La bibliothèque libre.
Michel Lévy (Œuvres complètes, vol. IXp. i-viii).

AVANT-PROPOS


En publiant ce volume, je n’avais d’abord, je l’avoue, d’autre pensée que celle de réunir en un seul corps les œuvres de Tocqueville, qui, soit à cause de leur moindre importance, soit par la difficulté d’une classification, n’avaient point trouvé place dans les volumes précédents, et celles qui, après avoir été déjà publiées, les unes par la tribune parlementaire, les autres par la tribune académique, étaient éparses dans les annales éphémères de la presse quotidienne ou périodique. Il me semblait que ce tome IX était l’appendice d’une édition qui promettait les Œuvres complètes d’Alexis de Tocqueville.

Cependant lorsque j’ai relu, comme j’ai dû le faire, ces divers morceaux pour les livrer à l’impression, j’ai été saisi du vif intérêt qu’ils présentent. Je ne parle pas seulement de leur intérêt historique et philosophique, qui sans doute est très-grand. Car tout ce qui peut servir à faire mieux connaître un homme illustre, sa vie, ses œuvres, est un texte digne d’étude et de méditation ; et quel est l’opuscule de Tocqueville, si petit qu’il soit, qui ne contienne quelque vive lumière, quelque idée générale et féconde ?

Mais ce qui m’a surtout frappé dans les œuvres que renferme ce volume, c’est l’utilité pratique et actuelle dont la plupart d’entre elles peuvent être pour les contemporains.

J’en vais citer deux exemples que j’emprunte non à la politique proprement dite dont le terrain serait trop brûlant, mais à l’économie politique, qui exclut la passion sans supprimer l’intérêt.

Et d’abord la question pénitentiaire : — qui aujourd’hui sait bien cette question ? Il est dans la nature de la démocratie d’oublier vite : les hommes changent, les traditions se perdent ; il faut recommencer sans cesse les études et les expériences déjà faites. Cette question des prisons et de leur réforme, on la savait parfaitement, il y a vingt ans, on l’a à peu près oubliée aujourd’hui. Cependant il va bien falloir la rapprendre et l’étudier ; car elle se pose de nouveau dans les termes les plus redoutables. La population de malfaiteurs qui remplit les prisons et menace la société redevient pour tous les honnêtes gens une cause d’effroi, et pour les gouvernants un sujet de sollicitude. Comment concilier le mode de répression sévère que la sécurité publique réclame, avec les sentiments d’humanité que cette répression blesserait peut-être ? On reconnaît que les détenus, s’ils sont confondus pêle-mêle, se corrompent les uns les autres et deviennent ainsi, par le contact mutuel, des ennemis plus dangereux de l’ordre public : il faudrait donc les séparer. Mais est-il vrai qu’en les isolant on risque de les rendre fous, et qu’on met en péril leur propre vie ? S’il en était ainsi, l’emprisonnement cellulaire serait inapplicable. Maintenant, au lieu de les détenir soit dans une confusion dépravante, soit sous le régime d’un isolement meurtrier, ne pourrait-on pas les déporter dans quelque pays transatlantique, où, loin du théâtre de leurs crimes, ils pourraient, sur une terre nouvelle, recommencer une meilleure vie ? C’est, dit-on, ce qu’on a tenté de faire dans ces derniers temps. Mais est-il vrai aussi que ceux qu’on arrachait aux vices de la prison et du bagne ont été jetés dans des contrées insalubres où rien n’était préparé pour les recevoir ; rien pour les y faire vivre ; rien pour les y retenir ; que les uns y ont trouvé la mort à laquelle leur arrêt ne les avait point condamnés, et que les autres, s’échappant de la colonie pénale qui devait les contenir, sont revenus dans la mère-patrie, qu’ils ont épouvantée par de nouveaux forfaits ?

Disons-le, les règles qui président à un bon régime d’emprisonnement, celles suivant lesquelles le système de la déportation est applicable aux condamnés, ne sont point arbitraires ; elles peuvent sans doute se modifier suivant les circonstances, les temps, les mœurs des peuples et les climats différents ; mais elles ont quelque chose de fixe et de permanent qui ne change pas. Il importe que ces principes soient bien connus de ceux auxquels sont remis ces grands intérêts sociaux ; et qui n’aperçoit la multitude et la gravité de toutes les questions qui naissent de ces objets : la réforme des prisons, l’emprisonnement cellulaire, la déportation ? Or, nous le demandons, où trouver un traité plus complet et plus profond de ces questions que dans les travaux de Tocqueville sur ces matières ? Ici il ne s’agit pas seulement d’une étude morale et théorique ; cette étude a un but d’application immédiate.

Voici un autre exemple.

Il existe une grande question, politique sans doute, mais avant tout nationale et économique, que l’on croyait également résolue et qui reparaît de nouveau avec ses charges et ses difficultés : cette question, c’est celle de l’Algérie et de notre établissement en Afrique[1]. On comprend qu’il ne s’agit pas de savoir si nous conserverons notre empire en Afrique ; nul ne propose, nul ne proposera jamais l’abandon de l’Algérie, ni aucune politique conduisant à l’abandon. L’Algérie appartient à la France qui en a scellé la conquête du sang de ses enfants. Elle est depuis trente ans la principale entreprise de la France, pour laquelle une déclaration d’impuissance serait une grande douleur et une grande humiliation nationales. L’Algérie ne cesserait d’être française que pour tomber entre les mains d’une autre puissance européenne, et vraisemblablement de l’Angleterre, à laquelle il pourrait convenir, en effet, de posséder un grand port en face du port de Marseille, et d’occuper deux cents lieues de côte dans la Méditerranée, en face des côtes de la France. Ne discutons point ce qui ne saurait être mis en question.

Mais comment rendre plus féconde entre nos mains et moins onéreuse pour nos finances la possession de cet empire, toujours si glorieuse pour nos armes ? Comment attirer sur le sol africain et surtout comment y retenir cette population européenne dont la présence y créerait seule une force capable de remplacer peu à peu l’armée, et, à la place des races barbares qui couvrent le sol de l’Algérie, établirait un nouveau peuple, une nouvelle France, une nouvelle civilisation ? Quels sont les procédés suivant lesquels la colonisation peut s’accomplir, promptement, sûrement, aux moindres frais possibles pour la mère-patrie ? Que doit faire, dans cette œuvre, l’administration ? que doit-elle laisser faire ? que doit-elle ne pas faire ? et comment porter ou attirer en Algérie des populations nouvelles sans entrer en contact et en conflit avec la vieille société arabe et kabyle qui y est fondée depuis des siècles ? Comment établir les Européens en Algérie sans les placer près des indigènes ? Comment imposer ce voisinage aux indigènes sans les détruire ? Quelles lois donner aux uns et autres ? Comment les régir par les mêmes lois ? Quelles lois différentes leur appliquer ? voilà sans doute de graves questions, et dont l’intérêt n’a jamais été plus vif et plus présent.

Eh bien ! ici encore, nous le demandons sincèrement, ne croit-on pas qu’il y eût quelque utilité à relire ce que Tocqueville a écrit sur ce sujet, et notamment les deux grands rapports parlementaires qu’il fit en 1847 à la Chambre des députés, et qui avaient pour objet l’organisation de l’Algérie.

Tout le monde sait qu’en ce moment même la question la plus délicate que soulève l’Algérie est celle de savoir si une politique trop bienveillante envers les Arabes, au lieu de leur inspirer le sentiment de notre puissance et de notre grandeur, ne leur ferait pas croire à notre faiblesse, et si, au lieu de les attacher à nous, une politique de concessions exagérées ne les exciterait pas à briser le lien de notre autorité ? J’ouvre le rapport de Tocqueville du 2 mai 1847, et j’y lis ce qui suit :

« Notre respect, dit-il, pour les croyances des indigènes, a été poussé si loin, que, dans certains lieux, nous leur avons bâti des mosquées avant d’avoir pour nous-mêmes une église ; chaque année le gouvernement français (faisant ce que le prince musulman qui nous a précédés à Alger ne faisait pas lui-même) transporte sans frais, jusqu’en Égypte, les pèlerins qui veulent aller honorer le tombeau du prophète. Nous avons prodigué aux Arabes les distinctions honorifiques qui sont destinées à signaler le mérite de nos citoyens. Souvent les indigènes, après des trahisons et des révoltes, ont été reçus par nous avec une longanimité singulière. On en a vu qui, le lendemain du jour où ils nous avaient abandonnés pour aller tremper leurs mains dans notre sang, ont reçu de nouveau de notre générosité leurs biens, leurs honneurs et leur pouvoir. Il y a plus ; dans plusieurs des lieux où la population civile européenne est mêlée à la population indigène, on se plaint, non sans quelque raison, que c’est en général l’indigène qui est le mieux protégé, et l’Européen qui obtient le plus difficilement justice[2]. »

Ne croirait-on pas que ces lignes ont été écrites d’hier ?

En même temps qu’il peignait les maux qu’entraîne un système d’indulgence excessive, Tocqueville signalait l’injustice et les périls d’une politique implacable et inhumaine.

Mais où est le point entre la fermeté unie à la justice, nécessaires pour tenir les indigènes dans l’obéissance, et la générosité impolitique qui leur mettrait les armes à la main ? Dans quelle mesure le conquérant doit-il user de sa force pour ne pas être oppresseur ? et de l’indulgence, pour ne pas perdre son prestige et sa propre dignité ? À quel moment sa puissance devient-elle tyrannie, et sa condescendance faiblesse aux yeux de ces peuples qui cesseront de lui être soumis le jour où ils cesseront de la craindre ?

C’est ce point délicat que Tocqueville s’était appliqué à chercher et à montrer dans le rapport du 2 mai, qui fut soumis à l’épreuve d’une longue et solennelle discussion, et qui, quoique opposé aux vues du ministère et concluant au rejet de l’un des projets de loi présentés, trouva dans la majorité des deux Chambres la plus vive approbation et reçut bientôt l’assentiment du gouvernement lui-même.

La préface mise en tête du tome Ier, et dans laquelle se trouve exposée toute l’économie du tome IX, nous dispense de donner ici aucune explication sur les diverses matières dont ce volume se compose. Nous ajouterons seulement à ce qui précède une simple observation de forme sur la place que nous avons donnée dans ce volume à deux morceaux qui jusque-là avaient été distribués autrement parmi les œuvres de Tocqueville. Ainsi, dans la précédente édition de la Démocratie en Amérique, à la fin du second volume, on trouvait, sous le titre d’appendice, le rapport fait par Tocqueville à l’Institut sur l’ouvrage de M. Cherbuliez, intitulé la Démocratie en Suisse. Désormais il faudra chercher ce rapport dans le tome IX, où ayant réuni les travaux académiques de Tocqueville, nous avons dû le placer, et où il figure à son ordre chronologique.

De même nous avons dû introduire dans ce volume le discours prononcé par Tocqueville à la Chambre des députés le 27 janvier 1848, dans lequel, avec une sorte de prescience singulière, Tocqueville annonça à cette chambre, au milieu de l’incrédulité générale, qu’une grande révolution était imminente. Son éditeur avait cru devoir joindre ce discours prophétique à l’édition de la Démocratie publiée en 1850. Mais, comme aujourd’hui nous donnons un certain nombre de travaux parlementaires de Tocqueville, c’est naturellement parmi eux que nous devions placer ce discours, et c’est là désormais qu’il le faudra chercher.

Beaumont, le 25 octobre 1865.
GUSTAVE DE BEAUMONT



  1. Au moment même où nous mettons sous presse, on annonce comme devant paraître au premier jour sur ce sujet, un écrit de l’Empereur lui-même : ce qui montre bien la gravité de cette question et l’opportunité de toutes les publications qui s’y rattachent.
  2. Voir page 435.