Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1/Pensées/Article 20

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Hachette (tome Ip. 344-347).


ARTICLE XX.[1]


1.

Dieu a voulu racheter les hommes, et ouvrir le salut à ceux qui le chercheroient. Mais les hommes s’en rendent si indignes, qu’il est juste que Dieu refuse à quelques-uns, à cause de leur endurcissement, ce qu’il accorde aux autres par une miséricorde qui ne leur est pas due. S’il eût voulu surmonter l’obstination des plus endurcis, il l’eût pu, en se découvrant si manifestement à eux, qu’ils n’eussent pu douter de la vérité de son essence ; comme il paroîtra au dernier jour, avec un tel éclat de foudre et un tel renversement de la nature, que les morts ressusciteront, et les plus aveugles le verront.

Ce n’est pas en cette sorte qu’il a voulu paroître dans son avènement de douceur ; parce que tant d’hommes se rendant indignes de sa clémence, il a voulu les laisser dans la privation du bien qu’ils ne veulent pas. Il n’étoit donc pas juste qu’il parût d’une manière manifestement divine, et absolument capable de convaincre tous les hommes ; mais il n’étoit pas juste aussi qu’il vînt d’une manière si cachée, qu’il ne pût être connu de ceux qui le chercheroient sincèrement. Il a voulu se rendre parfaitement connoissable à ceux-là ; et ainsi, voulant paroître à découvert à ceux qui le cherchent de tout leur cœur, et caché à ceux qui le fuient de tout leur cœur, il tempère sa connoissance, en sorte qu’il a donné des marques de soi visibles à ceux qui le cherchent, et obscures à ceux qui ne le cherchent pas. Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir, et assez d’obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire. Il y a assez de clarté pour éclairer les élus, et assez d’obscurité pour les humilier. Il y a assez d’obscurité pour aveugler les réprouvés, et assez de clarté pour les condamner, et les rendre inexcusables.


2.

Si le monde subsistoit pour instruire l’homme de Dieu, sa divinité reluiroit de toutes parts d’une manière incontestable ; mais, comme il ne subsiste que par Jésus-Christ et pour Jésus-Christ, et pour instruire les hommes et de leur corruption et de leur rédemption, tout y éclate des preuves de ces deux vérités. Ce qui y paroît ne marque ni une exclusion totale, ni une présence manifeste de divinité, mais la présence d’un Dieu qui se cache : tout porte ce caractère.

S’il n’avoit jamais rien paru de Dieu, cette privation éternelle seroit équivoque, et pourroit aussi bien se rapporter à l’absence de toute divinité, ou à l’indignité où seraient les hommes de le connoître. Mais de ce qu’il paroît quelquefois, et non pas toujours, cela ôte l’équivoque. S’il paroît une fois, il est toujours ; et ainsi on n’en peut conclure, sinon qu’il y a un Dieu, et que les hommes en sont indignes.


3.

Dieu veut plus disposer la volonté que l’esprit. La clarté parfaite serviroit à l’esprit et nuiroit à la volonté. Abaisser la superbe.

S’il n’y avoit point d’obscurité, l’homme ne sentirait point sa corruption ; s’il n’y avoit point de lumière, l’homme n’espéreroit point de remède. Ainsi, il est non-seulement juste, mais utile pour nous, que Dieu soit caché en partie, et découvert en partie, puisqu’il est également dangereux à l’homme de connoître Dieu sans connoître sa misère, et de connoître sa misère sans connoître Dieu.


4.

Il est donc vrai que tout instruit l’homme de sa condition, mais il le faut bien entendre : car il n’est pas vrai que tout découvre Dieu, et il n’est pas vrai que tout cache Dieu. Mais il est vrai tout ensemble qu’il se cache à ceux qui le tentent, et qu’il se découvre à ceux qui le cherchent, parce que les hommes sont tout ensemble indignes de Dieu, et capables de Dieu ; indignes par leur corruption, capables par leur première nature.


5.

Il n’y a rien sur la terre qui ne montre, ou la misère de l’homme, ou la miséricorde de Dieu ; ou l’impuissance de l’homme sans Dieu, ou la puissance de l’homme avec Dieu.

Ainsi, tout l’univers apprend à l’homme, ou qu’il est corrompu, ou qu’il est racheté ; tout lui apprend sa grandeur ou sa misère. L’abandon de Dieu paroît dans les juifs.


6.

Tout tourne en bien pour les élus, jusqu’aux obscurités de l’Écriture ; car ils les honorent, à cause des clartés divines : et tout tourne en mal pour les autres, jusqu’aux clartés ; car ils les blasphèment, à cause des obscurités qu’ils n’entendent pas.


7.

Si Jésus-Christ n’étoit venu que pour sanctifier, toute l’Écriture et toutes choses y tendroient, et il seroit bien aisé de convaincre les infidèles. Si Jésus-Christ n’étoit venu que pour aveugler, toute sa conduite seroit confuse, et nous n’aurions aucun moyen de convaincre les infidèles. Mais comme il est venu in sanctificationem et in scandalum, comme dit Isaïe, nous ne pouvons convaincre les infidèles, et ils ne peuvent nous convaincre ; mais par cela même, nous les convainquons, puisque nous disons qu’il n’y a point de conviction dans toute sa conduite de part ni d’autre.

Jésus-Christ est venu aveugler[2] ceux qui voyoient clair[3], et donner la vue aux aveugles ; guérir les malades et laisser mourir les sains[4] ; appeler à la pénitence et justifier les pécheurs, et laisser les justes dans leurs péchés ; remplir les indigens, et laisser les riches vides.

Que disent les prophètes, de Jésus-Christ ? Qu’il sera évidemment Dieu ? Non : mais qu’il est un Dieu véritablement caché ; qu’il sera méconnu ; qu’on ne pensera point que ce soit lui ; qu’il sera une pierre d’achoppement, à laquelle plusieurs heurteront, etc. Qu’on ne nous reproche donc plus le manque de clarté, puisque nous en faisons profession.

. . . . Mais, dit-on, il y a des obscurités. — Et sans cela, on ne seroit pas aheurté à Jésus-Christ, et c’est un des desseins formels des prophètes : Excæca[5]...

Dieu, pour rendre le Messie connoissable aux bons et méconnoissable aux méchans, l’a fait prédire en cette sorte. Si la manière du Messie eût été prédite clairement, il n’y eût point eu d’obscurité, même pour les méchans. Si le temps eût été prédit obscurément, il y eût eu obscurité, même pour les bons ; car la bonté de leur cœur ne leur eût pas fait entendre que le mem[6] fermé, par exemple, signifie six cents ans. Mais le temps a été prédit clairement, et la manière en figures.

Par ce moyen, les méchans, prenant les biens promis pour matériels, s’égarent malgré le temps prédit clairement, et les bons ne s’égarent pas : car l’intelligence des biens promis dépend du cœur, qui appelle bien ce qu’il aime ; mais l’intelligence du temps promis ne dépend point du cœur ; et ainsi la prédiction claire du temps, et obscure des biens, ne déçoit que les seuls méchans.


8.

Comment falloit-il que fût le Messie, puisque par lui le sceptre devoit être éternellement en Juda, et qu’à son arrivée, le sceptre devoit être ôté à Juda ?

Pour faire qu’en voyant ils ne voient point, et qu’en entendant ils n’entendent point, rien ne pouvoit être mieux fait.


9.

La généalogie de Jésus-Christ dans l’Ancien Testament est mêlée parmi tant d’autres inutiles, qu’elle ne peut être discernée. Si Moïse n’eût tenu registre que des ancêtres de Jésus-Christ, cela eût été trop visible. S’il n’eût pas marqué celle de Jésus-Christ, cela n’eût pas été assez visible. Mais, après tout, qui regarde de près, voit celle de Jésus-Christ bien discernée par Thamar, Ruth, etc.


10.

Reconnoissez donc la vérité de la religion dans l’obscurité même de la religion, dans le peu de lumière que nous en avons, dans l’indifférence que nous avons de la connoître.

Jésus-Christ ne dit pas qu’il n’est point de Nazareth[7], ni qu’il n’est pas fils de Joseph[8], pour laisser les méchans dans l’aveuglement.


11.

Comme Jésus-Christ est demeuré inconnu parmi les hommes, ainsi sa vérité demeure parmi les opinions communes, sans différence à l’extérieur : ainsi l’eucharistie parmi le pain commun.

Que si la miséricorde de Dieu est si grande qu’il nous instruit salutairement, même lorsqu’il se cache, quelle lumière n’en devons-nous pas attendre lorsqu’il se découvre ?

On n’entend rien aux ouvrages de Dieu, si on ne prend pour principe qu’il a voulu aveugler les uns et éclairer les autres.



  1. Article XIII de la seconde partie, dans Bossut.
  2. Dans le manuscrit, Pascal cite en note ce passage de saint Marc, iv, 11 : Illis autem qui foris sunt, in parabolis omnia fiunt, ut videntes videant et non videant, etc. « Pour ceux qui sont en dehors, tout se passe en paraboles, afin que tout en voyant, ils voient et ne voient pas, » etce passage d’Isaïe, vi, 10 : Excæca cor populi hujus. ne forte videat et convertatur. « Aveugle l’esprit de ce peuple, de peur qu’il ne voie et qu’il soit converti. »
  3. Les savants.
  4. Ceux qui se croyaient sains.
  5. Excæca cor populi hujus, etc. ; Isaïe, cité ci-dessus.
  6. Lettre de l’alphabet hébraïque.
  7. Saint-Jean, xviii, 4 : « Nous cherchons Jésus de Nazareth. Jésus dit : « C’est moi. »
  8. Saint Mathieu, i, 22 : « N’est-ce pas le fils du charpentier ?... Jésus leur dit : « Nul n’est honoré comme prophète dans son pays. »