Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire et théorie de la Terre/Preuves de la théorie de la Terre/Article I

La bibliothèque libre.



PREUVES
DE LA
THÉORIE DE LA TERRE



ARTICLE PREMIER

DE LA FORMATION DES PLANÈTES


..........Fecitque cadendo
Undique ne caderet.

Manil.



Notre objet étant l’histoire naturelle, nous nous dispenserions volontiers de parler d’astronomie ; mais la physique de la terre tient à la physique céleste, et d’ailleurs nous croyons que, pour une plus grande intelligence de ce qui a été dit, il est nécessaire de donner quelques idées générales sur la formation, le mouvement et la figure de la terre et des planètes.

La terre est un globe d’environ trois mille lieues de diamètre ; elle est située à trente millions de lieues du soleil, autour duquel elle fait sa révolution en trois cent soixante-cinq jours. Ce mouvement de révolution est le résultat de deux forces : l’une qu’on peut se représenter comme une impulsion de droite à gauche, ou de gauche à droite, et l’autre comme une attraction du haut en bas ou du bas en haut vers un centre. La direction de ces deux forces et leurs quantités sont combinées et proportionnées de façon qu’il en résulte un mouvement presque uniforme dans une ellipse fort approchante d’un cercle. Semblable aux autres planètes, la terre est opaque : elle fait ombre, elle reçoit et réfléchit la lumière du soleil, et elle tourne autour de cet astre suivant les lois qui conviennent à sa distance et à sa densité relative ; elle tourne aussi sur elle-même en vingt-quatre heures, et l’axe autour duquel se fait ce mouvement de rotation est incliné de soixante-six degrés et demi sur le plan de l’orbite de sa révolution. Sa figure est celle d’un sphéroïde dont les deux axes diffèrent d’environ une cent-soixante et quinzième partie, et le plus petit axe est celui autour duquel se fait cette rotation.

Ce sont là les principaux phénomènes de la terre ; ce sont là les résultats des grandes découvertes que l’on a faites par le moyen de la géométrie, de l’astronomie et de la navigation. Nous n’entrerons point ici dans le détail qu’elles exigent pour être démontrées, et nous n’examinerons pas comment on est venu au point de s’assurer de la vérité de tous ces faits, ce serait répéter ce qui a été dit ; nous ferons seulement quelques remarques qui pourront servir à éclaircir ce qui est encore douteux ou contesté, et en même temps nous donnerons nos idées au sujet de la formation des planètes et des différents états par où il est possible qu’elles aient passé avant que d’être parvenues à l’état où nous les voyons aujourd’hui. On trouvera dans la suite de cet ouvrage des extraits de tant de systèmes et de tant d’hypothèses sur la formation du globe terrestre, sur les différents états par où il a passé et sur les changements qu’il a subis, qu’on ne peut pas trouver mauvais que nous joignions ici nos conjectures à celles des philosophes qui ont écrit sur ces matières, et surtout lorsqu’on verra que nous ne les donnons en effet que pour de simples conjectures, auxquelles nous prétendons seulement assigner un plus grand degré de probabilité qu’à toutes celles qu’on a faites sur le même sujet ; nous nous refusons d’autant moins à publier ce que nous avons pensé sur cette matière, que nous espérons par là mettre le lecteur plus en état de prononcer sur la grande différence qu’il y a entre une hypothèse où il n’entre que des possibilités, et une théorie fondée sur des faits, entre un système tel que nous allons en donner un dans cet article sur la formation et le premier état de la terre, et une histoire physique de son état actuel, telle que nous venons de la donner dans le discours précédent.

Galilée ayant trouvé la loi de la chute des corps, et Képler ayant observé que les aires que les planètes principales décrivent autour du soleil, et celles que les satellites décrivent autour de leur planète principale, sont proportionnelles aux temps, et que les temps des révolutions des planètes et des satellites sont proportionnels aux racines carrées des cubes de leurs distances au soleil ou à leurs planètes principales, Newton trouva que la force qui fait tomber les graves sur la surface de la terre s’étend jusqu’à la lune et la retient dans son orbite ; que cette force diminue en même proportion que le carré de la distance augmente, que par conséquent la lune est attirée par la terre, que la terre et toutes les planètes sont attirées par le soleil, et qu’en général tous les corps qui décrivent autour d’un centre ou d’un foyer des aires proportionnelles aux temps, sont attirés vers ce point. Cette force, que nous connaissons sous le nom de pesanteur, est donc généralement répandue dans toute la matière ; les planètes, les comètes, le soleil, la terre, tout est sujet à ses lois, et elle sert de fondement à l’harmonie de l’univers ; nous n’avons rien de mieux prouvé en physique que l’existence actuelle et individuelle de cette force dans les planètes, dans le soleil, dans la terre et dans toute la matière que nous touchons ou que nous apercevons. Toutes les observations ont confirmé l’effet actuel de cette force, et le calcul en a déterminé la quantité et les rapports ; l’exactitude des géomètres et la vigilance des astronomes atteignent à peine à la précision de cette mécanique céleste et à la régularité de ses effets.

Cette cause générale étant connue, on en déduirait aisément les phénomènes si l’action des forces qui les produisent n’était pas trop combinée ; mais qu’on se représente un moment le système du monde sous ce point de vue, et on sentira quel chaos on a eu à débrouiller. Les planètes principales sont attirées par le soleil, le soleil est attiré par les planètes, les satellites sont aussi attirés par leurs planètes principales, chaque planète est attirée par toutes les autres, et elle les attire aussi : toutes ces actions et réactions varient suivant les masses et les distances ; elles produisent des inégalités, des irrégularités ; comment combiner et évaluer une si grande quantité de rapports ? Paraît-il possible, au milieu de tant d’objets, de suivre un objet particulier ? Cependant on a surmonté ces difficultés, le calcul a confirmé ce que la raison avait soupçonné ; chaque observation est devenue une nouvelle démonstration, et l’ordre systématique de l’univers est à découvert aux yeux de tous ceux qui savent reconnaître la vérité.

Une seule chose arrête, et est en effet indépendante de cette théorie : c’est la force d’impulsion ; l’on voit évidemment que celle d’attraction tirant toujours les planètes vers le soleil, elles tomberaient en ligne perpendiculaire sur cet astre, si elles n’en étaient éloignées par une autre force, qui ne peut être qu’une impulsion en ligne droite, dont l’effet s’exercerait dans la tangente de l’orbite, si la force d’attraction cessait un instant. Cette force d’impulsion a certainement été communiquée aux astres en général par la main de Dieu, lorsqu’elle donna le branle à l’univers ; mais comme on doit, autant qu’on peut, en physique s’abstenir d’avoir recours aux causes qui sont hors de la nature, il me paraît que, dans le système solaire, on peut rendre raison de cette force d’impulsion d’une manière assez vraisemblable, et qu’on peut en trouver une cause dont l’effet s’accorde avec les règles de la mécanique, et qui d’ailleurs ne s’éloigne pas des idées qu’on doit avoir au sujet des changements et des révolutions qui peuvent et doivent arriver dans l’univers.

La vaste étendue du système solaire, ou, ce qui revient au même, la sphère de l’attraction du soleil ne se borne pas à l’orbe des planètes, même les plus éloignées, mais elle s’étend à une distance indéfinie, toujours en décroissant, dans la même raison que le carré de la distance augmente ; il est démontré que les comètes, qui se perdent à nos yeux dans la profondeur du ciel, obéissent à cette force, et que leur mouvement, comme celui des planètes, dépend de l’attraction du soleil. Tous ces astres, dont les routes sont si différentes, décrivent autour du soleil des aires proportionnelles aux temps, les planètes dans des ellipses plus ou moins approchantes d’un cercle, et les comètes dans des ellipses fort allongées. Les comètes et les planètes se meuvent donc en vertu de deux forces : l’une d’attraction et l’autre d’impulsion, qui, agissant à la fois et à tout instant, les obligent à décrire ces courbes ; mais il faut remarquer que les comètes parcourent le système solaire dans toute sorte de directions, et que les inclinaisons des plans de leurs orbites sont fort différentes entre elles, en sorte que quoique sujettes, comme les planètes, à la même force d’attraction, les comètes n’ont rien de commun dans leur mouvement d’impulsion ; elles paraissent à cet égard absolument indépendantes les unes des autres. Les planètes, au contraire, tournent toutes dans le même sens autour du soleil, et presque dans le même plan, n’y ayant que sept degrés et demi d’inclinaison entre les plans les plus éloignés de leurs orbites : cette conformité de position et de direction dans le mouvement des planètes suppose nécessairement quelque chose de commun dans leur mouvement d’impulsion, et doit faire soupçonner qu’il leur a été communiqué par une seule et même cause.

Ne peut-on pas imaginer avec quelque sorte de vraisemblance qu’une comète, tombant sur la surface du soleil, aura déplacé cet astre, et qu’elle en aura séparé quelques petites parties auxquelles elle aura communiqué un mouvement d’impulsion dans le même sens et par un même choc, en sorte que les planètes auraient autrefois appartenu au corps du soleil, et qu’elles en auraient été détachées par une force impulsive commune à toutes, qu’elles conservent encore aujourd’hui ?

Cela me paraît au moins aussi probable que l’opinion de M. Leibniz qui prétend que les planètes et la terre ont été des soleils, et je crois que son système, dont on trouvera le précis à l’article cinquième, aurait acquis un grand degré de généralité et un peu plus de probabilité, s’il se fût élevé à cette idée. C’est ici le cas de croire avec lui que la chose arriva dans le temps que Moïse dit que Dieu sépara la lumière des ténèbres ; car, selon Leibniz, la lumière fut séparée des ténèbres lorsque les planètes s’éteignirent. Mais ici la séparation est physique et réelle, puisque la matière opaque qui compose les corps des planètes fut réellement séparée de la matière lumineuse qui compose le soleil.

Cette idée sur la cause du mouvement d’impulsion des planètes paraîtra moins hasardée lorsqu’on rassemblera toutes les analogies qui y ont rapport, et qu’on voudra se donner la peine d’en estimer les probabilités. La première est cette direction commune de leur mouvement d’impulsion, qui fait que les six planètes vont toutes d’occident en orient : il y a déjà 64 à parier contre un qu’elles n’auraient pas eu ce mouvement dans le même sens, si la même cause ne l’avait pas produit, ce qu’il est aisé de prouver par la doctrine des hasards.

Cette probabilité augmentera prodigieusement par la seconde analogie, qui est que l’inclinaison des orbites n’excède pas 7 degrés et demi ; car, en comparant les espaces, on trouve qu’il y a 24 contre un pour que deux planètes se trouvent dans des plans plus éloignés, et par conséquent 245 ou 7 692 624 à parier contre un, que ce n’est pas par hasard qu’elles se trouvent toutes six ainsi placées et renfermées dans l’espace de 7 degrés et demi, ou, ce qui revient au même, il y a cette probabilité qu’elles ont quelque chose de commun dans le mouvement qui leur a donné cette position. Mais que peut-il y avoir de commun dans l’impression d’un mouvement d’impulsion, si ce n’est la force et la direction des corps qui le communiquent ? On peut donc conclure avec une très grande vraisemblance que les planètes ont reçu leur mouvement d’impulsion par un seul coup. Cette probabilité, qui équivaut presque à une certitude, étant acquise, je cherche quel corps en mouvement a pu faire ce choc et produire cet effet, et je ne vois que les comètes capables de communiquer un aussi grand mouvement à d’aussi vastes corps.

Pour peu qu’on examine le cours des comètes, on se persuadera aisément qu’il est presque nécessaire qu’il en tombe quelquefois dans le soleil. Celle de 1680 en approcha de si près, qu’à son périhélie elle n’en était pas éloignée de la sixième partie du diamètre solaire ; et si elle revient, comme il y a apparence, en l’année 2255, elle pourrait bien tomber cette fois dans le soleil ; cela dépend des rencontres qu’elle aura faites sur sa route, et du retardement qu’elle a souffert en passant dans l’atmosphère du soleil. (Voyez Newton, troisième édit., page 525.)

Nous pouvons donc présumer, avec le philosophe que nous venons de citer, qu’il tombe quelquefois des comètes sur le soleil ; mais cette chute peut se faire de différentes façons : si elles y tombent à plomb, ou même dans une direction qui ne soit pas fort oblique, elles demeureront dans le soleil et serviront d’aliment au feu qui consume cet astre, et le mouvement d’impulsion qu’elles auront perdu et communiqué au soleil ne produira d’autre effet que celui de le déplacer plus ou moins, selon que la masse de la comète sera plus ou moins considérable ; mais si la chute de la comète se fait dans une direction fort oblique, ce qui doit arriver plus souvent de cette façon que de l’autre, alors la comète ne fera que raser la surface du soleil ou la sillonner à une petite profondeur, et dans ce cas elle pourra en sortir et en chasser quelques parties de matière, auxquelles elle communiquera un mouvement commun d’impulsion, et ces parties poussées hors du corps du soleil, et la comète elle-même, pourront devenir alors des planètes qui tourneront autour de cet astre dans le même sens et dans le même plan. On pourrait peut-être calculer quelle masse, quelle vitesse et quelle direction devrait avoir une comète pour faire sortir du soleil une quantité de matière égale à celle que contiennent les six planètes et leurs satellites ; mais cette recherche serait ici hors de sa place, il suffira d’observer que toutes les planètes avec les satellites ne font pas la 650e  partie de la masse du soleil (voyez Newton, page 405), parce que la densité des grosses planètes, Saturne et Jupiter, est moindre que celle du soleil, et que, quoique la terre soit quatre fois, et la lune près de cinq fois plus dense que le soleil, elles ne sont cependant que comme des atomes en comparaison de la masse de cet astre.

J’avoue que, quelque peu considérable que soit une six-cent-cinquantième partie d’un tout, il paraît au premier coup d’œil qu’il faudrait, pour séparer cette partie du corps du soleil, une très puissante comète ; mais si on fait réflexion à la vitesse prodigieuse des comètes dans leur périhélie, vitesse d’autant plus grande que leur route est plus droite, et qu’elles approchent du soleil de plus près ; si d’ailleurs on fait attention à la densité, à la fixité et à la solidité de la matière dont elles doivent être composées, pour souffrir, sans être détruites, la chaleur inconcevable qu’elles éprouvent auprès du soleil, et si on se souvient en même temps qu’elles présentent aux yeux des observateurs un noyau vif et solide, qui réfléchit fortement la lumière du soleil à travers l’atmosphère immense de la comète qui enveloppe et doit obscurcir ce noyau, on ne pourra guère douter que les comètes ne soient composées d’une matière très solide et très dense, et qu’elles ne contiennent sous un petit volume un grande quantité de matière ; que, par conséquent, une comète ne puisse avoir assez de masse et de vitesse pour déplacer le soleil et donner un mouvement de projectile à une quantité de matière aussi considérable que l’est la 650e partie de la masse de cet astre. Ceci s’accorde parfaitement avec ce que l’on sait au sujet de la densité des planètes ; on croit qu’elle est d’autant moindre que les planètes sont plus éloignées du soleil et qu’elles ont moins de chaleur à supporter, en sorte que Saturne est moins dense que Jupiter, et Jupiter beaucoup moins dense que la terre : et en effet, si la densité des planètes était, comme le prétend Newton, proportionnelle à la quantité de chaleur qu’elles ont à supporter, Mercure serait sept fois plus dense que la terre, et vingt-huit fois plus dense que le soleil, la comète de 1680 serait 28 000 fois plus dense que la terre, ou 112 000 fois plus dense que le soleil, et, en la supposant grosse comme la terre, elle contiendrait sous ce volume une quantité de matière égale à peu près à la neuvième partie de la masse du soleil, ou, en ne lui donnant que la centième partie de la grosseur de la terre, sa masse serait encore égale à la 900e partie du soleil ; d’où il est aisé de conclure qu’une telle masse, qui ne fait qu’une petite comète, pourrait séparer et pousser hors du soleil une 900e ou une 650e partie de sa masse, surtout si l’on fait attention à l’immense vitesse acquise avec laquelle les comètes se meuvent lorsqu’elles passent dans le voisinage de cet astre.

Une autre analogie, et qui mérite quelque attention, c’est la conformité entre la densité de la matière des planètes et la densité de la matière du soleil. Nous connaissons sur la surface de la terre des matières 14 ou 15 000 fois plus denses les unes que les autres, les densités de l’or et de l’air sont à peu près dans ce rapport ; mais l’intérieur de la terre et le corps des planètes sont composés de parties plus similaires, et dont la densité comparée varie beaucoup moins, et la conformité de la densité de la matière des planètes et de la densité de la matière du soleil est telle, que sur 650 parties qui composent la totalité de la matière des planètes, il y en a plus de 640 qui sont presque de la même densité que la matière du soleil, et qu’il n’y a pas dix parties sur ces 650 qui soient d’une plus grande densité ; car Saturne et Jupiter sont à peu près de la même densité que le soleil, et la quantité de matière que ces deux planètes contiennent est au moins 64 fois plus grande que la quantité de matière des quatre planètes inférieures, Mars, la terre, Vénus et Mercure. On doit donc dire que la matière dont sont composées les planètes en général est à peu près la même que celle du soleil, et que par conséquent cette matière peut en avoir été séparée.

Mais, dira-t-on, si la comète en tombant obliquement sur le soleil, en a sillonné la surface et en a fait sortir la matière qui compose les planètes, il paraît que toutes les planètes, au lieu de décrire des cercles dont le soleil est le centre, auraient au contraire à chaque révolution rasé la surface du soleil, et seraient revenues au même point d’où elles étaient parties, comme ferait tout projectile qu’on lancerait avec assez de force d’un point de la surface de la terre, pour l’obliger à tourner perpétuellement ; car il est aisé de démontrer que ce corps reviendrait à chaque révolution au point d’où il aurait été lancé, et dès lors on ne peut pas attribuer à l’impulsion d’une comète la projection des planètes hors du soleil, puisque leur mouvement autour de cet astre est différent de ce qu’il serait dans cette hypothèse.

À cela je réponds que la matière qui compose les planètes n’est pas sortie de cet astre en globes tout formés, auxquels la comète aurait communiqué son mouvement d’impulsion, mais que cette matière est sortie sous la forme d’un torrent dont le mouvement des parties antérieures a dû être accéléré par celui des parties postérieures ; que d’ailleurs l’attraction des parties antérieures a dû aussi accélérer le mouvement des parties postérieures, et que cette accélération de mouvement, produite par l’une ou l’autre de ces causes, et peut-être par toutes les deux, a pu être telle qu’elle aura changé la première direction du mouvement d’impulsion, et qu’il a pu en résulter un mouvement tel que nous l’observons aujourd’hui dans les planètes, surtout en supposant que le choc de la comète a déplacé le soleil ; car, pour donner un exemple qui rendra ceci plus sensible, supposons qu’on tirât du haut d’une montagne une balle de mousquet, et que la force de la poudre fût assez grande pour la pousser au delà du demi-diamètre de la terre, il est certain que cette balle tournerait autour du globe et reviendrait à chaque révolution passer au point d’où elle aurait été tirée ; mais si, au lieu d’une balle de mousquet, nous supposons qu’on ait tiré une fusée volante où l’action du feu serait durable et accélérerait beaucoup le mouvement d’impulsion, cette fusée, ou plutôt la cartouche qui la contient, ne reviendrait pas au même point, comme la balle de mousquet, mais décrirait un orbe dont le périgée serait d’autant plus éloigné de la terre que la force d’accélération aurait été plus grande et aurait changé davantage la première direction, toutes choses étant supposées égales d’ailleurs. Ainsi, pourvu qu’il y ait eu de l’accélération dans le mouvement d’impulsion communiqué au torrent de matière par la chute de la comète, il est très possible que les planètes, qui se sont formées dans ce torrent, aient acquis le mouvement que nous leur connaissons dans des cercles ou des ellipses dont le soleil est le centre ou le foyer.

La manière dont se font les grandes irruptions des volcans peut nous donner une idée de cette accélération de mouvement dans le torrent dont nous parlons : on a observé que, quand le Vésuve commence à mugir et à rejeter les matières dont il est embrasé, le premier tourbillon qu’il vomit n’a qu’un certain degré de vitesse ; mais cette vitesse est bientôt accélérée par l’impulsion d’un second tourbillon qui succède au premier, puis par l’action d’un troisième, et ainsi de suite ; les ondes pesantes de bitume, de soufre, de cendres, de métal fondu paraissent des nuages massifs, et, quoiqu’ils se succèdent toujours à peu près dans la même direction, ils ne laissent pas de changer beaucoup celle du premier tourbillon, et de le pousser ailleurs et plus loin qu’il ne serait parvenu tout seul.

D’ailleurs ne peut-on pas répondre à cette objection que, le soleil ayant été frappé par la comète, et ayant reçu une partie de son mouvement d’impulsion, il aura lui-même éprouvé un mouvement qui l’aura déplacé, et que, quoique ce mouvement du soleil soit maintenant trop peu sensible pour que dans de petits intervalles de temps les astronomes aient pu l’apercevoir, il se peut cependant que ce mouvement existe encore, et que le soleil se meuve lentement vers différentes parties de l’univers, en décrivant une courbe autour du centre de gravité de tout le système ? et si cela est, comme je le présume, on voit bien que les planètes, au lieu de revenir auprès du soleil à chaque révolution, auront au contraire décrit des orbites dont les points des périhélies sont d’autant plus éloignés de cet astre, qu’il s’est plus éloigné lui-même du lieu qu’il occupait anciennement.

Je sens bien qu’on pourra me dire que, si l’accélération du mouvement se fait dans la même direction, cela ne change pas le point du périhélie qui sera toujours à la surface du soleil ; mais doit-on croire que, dans un torrent dont les parties se sont succédé, il n’y a eu aucun changement de direction ? Il est, au contraire, très probable qu’il y a eu un assez grand changement de direction, pour donner aux planètes le mouvement qu’elles ont.

On pourra me dire aussi que, si le soleil a été déplacé par le choc de la comète, il a dû se mouvoir uniformément, et que dès lors ce mouvement étant commun à tout le système, il n’a dû rien changer ; mais le soleil ne pouvait-il pas avoir avant le choc un mouvement autour du centre de gravité du système cométaire, auquel mouvement primitif le choc de la comète aura ajouté une augmentation ou une diminution ? Et cela suffirait encore pour rendre raison du mouvement actuel des planètes.

Enfin, si l’on ne veut admettre aucune de ces suppositions, ne peut-on pas présumer, sans choquer la vraisemblance, que dans le choc de la comète contre le soleil il y a eu une force élastique qui aura élevé le torrent au-dessus de la surface du soleil, au lieu de le pousser directement ? ce qui seul peut suffire pour écarter le point du périhélie et donner aux planètes le mouvement qu’elles ont conservé ; et cette supposition n’est pas dénuée de vraisemblance, car la matière du soleil peut bien être fort élastique, puisque la seule partie de cette matière que nous connaissions, qui est la lumière, semble par ses effets être parfaitement élastique. J’avoue que je ne puis pas dire si c’est par l’une ou par l’autre des raisons que je viens de rapporter que la direction du premier mouvement d’impulsion des planètes a changé ; mais ces raisons suffisent au moins pour faire voir que ce changement est possible, et même probable, et cela suffit aussi à mon objet.

Mais, sans insister davantage sur les objections qu’on pourrait faire, non plus que sur les preuves que pourraient fournir les analogies en faveur de mon hypothèse, suivons-en l’objet et tirons des inductions ; voyons donc ce qui a pu arriver lorsque les planètes, et surtout la terre, ont reçu ce mouvement d’impulsion, et dans quel état elles se sont trouvées après avoir été séparées de la masse du soleil. La comète ayant par un seul coup communiqué un mouvement de projectile à une quantité de matière égale à la 650e partie de la masse du soleil, les particules les moins denses se seront séparées des plus denses, et auront formé par leur attraction mutuelle des globes de différente densité : Saturne, composé des parties les plus grosses et les plus légères, se sera le plus éloigné du soleil, ensuite Jupiter, qui est plus dense que Saturne, se sera moins éloigné, et ainsi de suite. Les planètes les plus grosses et les moins denses sont les plus éloignées, parce qu’elles ont reçu un mouvement d’impulsion plus fort que les plus petites et les plus denses ; car la force d’impulsion se communiquant par les surfaces, le même coup aura fait mouvoir les parties les plus grosses et les plus légères de la matière du soleil avec plus de vitesse que les parties les plus petites et les plus massives ; il se sera donc fait une séparation des parties denses de différents degrés, en sorte que la densité de la matière du soleil étant égale à 100, celle de Saturne est égale à 67, celle de Jupiter = 94 1/2, celle de Mars = 200, celle de la terre = 400, celle de Vénus = 800, celle de Mercure = 2 800. Mais la force d’attraction ne se communiquant pas, comme celle d’impulsion, par la surface et agissant au contraire sur toutes les parties de la masse, elle aura retenu les portions de matières les plus denses, et c’est pour cette raison que les planètes les plus denses sont les plus voisines du soleil, et qu’elles tournent autour de cet astre avec plus de rapidité que les planètes les moins denses, qui sont aussi les plus éloignées.

Les deux grosses planètes, Jupiter et Saturne, qui sont, comme l’on sait, les parties principales du système solaire, ont conservé ce rapport entre leur densité et leur mouvement d’impulsion, dans une proportion si juste qu’on doit en être frappé ; la densité de Saturne est à celle de Jupiter comme 67 à 94 1/2, et leurs vitesses sont à peu près comme 88 2/3 à 120 1/72, ou comme 67 à 90 11/16 ; il est rare que, de pures conjectures, on puisse tirer des rapports aussi exacts. Il est vrai que, en suivant ce rapport entre la vitesse et la densité des planètes, la densité de la terre ne devrait être que comme 206 7/18, au lieu qu’elle est comme 400 ; de là on peut conjecturer que notre globe était d’abord une fois moins dense qu’il ne l’est aujourd’hui. À l’égard des autres planètes, Mars, Vénus et Mercure, comme leur densité n’est connue que par conjecture, nous ne pouvons savoir si cela détruirait ou confirmerait notre opinion sur le rapport de la vitesse et de la densité des planètes en général. Le sentiment de Newton est que la densité est d’autant plus grande que la chaleur à laquelle la planète est exposée est plus grande, et c’est sur cette idée que nous venons de dire que Mars est une fois moins dense que la terre, Vénus une fois plus dense, Mercure sept fois plus dense, et la comète de 1680, 28 mille fois plus dense que la terre ; mais cette proportion entre la densité des planètes et la chaleur qu’elles ont à supporter ne peut pas subsister lorsqu’on fait attention à Saturne et à Jupiter, qui sont les principaux objets que nous ne devons jamais perdre de vue dans le système solaire ; car, selon ce rapport entre la densité et la chaleur, il se trouve que la densité de Saturne serait environ comme 4 7/18, et celle de Jupiter comme 14 17/22 au lieu de 67 et de 94 1/2, différence trop grande pour que le rapport entre la densité et la chaleur que les planètes ont à supporter puisse être admis ; ainsi, malgré la confiance que méritent les conjectures de Newton, je crois que la densité des planètes a plus de rapport avec leur vitesse qu’avec le degré de chaleur qu’elles ont à supporter. Ceci n’est qu’une cause finale, et l’autre est un rapport physique dont l’exactitude est singulière dans les deux grosses planètes : il est cependant vrai que la densité de la terre, au lieu d’être 206 7/8 se trouve être 400, et que par conséquent il faut que le globe terrestre se soit condensé dans cette raison de 206 7/8 à 400

Mais la condensation ou la coction des planètes n’a-t-elle pas quelque rapport avec quantité de la chaleur du soleil dans chaque planète ? Et dès lors Saturne, qui est fort éloigné de cet astre, n’aura souffert que peu ou point de condensation, Jupiter se sera condensé de 90 11/16 à 94 1/2 : or la chaleur du soleil dans Jupiter étant à celle du soleil sur la terre comme 14 17/22 sont à 400, les condensations ont dû se faire dans la même proportion, de sorte que Jupiter s’étant condensé de 90 11/16 à 94 1/2, la terre aurait dû se condenser en même proportion de 206 7/8 à 215 900/1451 si elle eût été placée dans l’orbite de Jupiter, où elle n’aurait dû recevoir du soleil qu’une chaleur égale à celle que reçoit cette planète ; mais la terre se trouvant beaucoup plus près de cet astre, et recevant une chaleur dont le rapport à celle que reçoit Jupiter est de 400 à 14 17/22, il faut multiplier la quantité de la condensation qu’elle aurait eue dans l’orbe de Jupiter par le rapport de 400 à 14 17/22, ce qui donne à peu près 234 1/2 pour la quantité dont la terre a dû se condenser. Sa densité était 206 7/8 ; en y ajoutant la quantité de condensation, l’on trouve pour sa densité actuelle 440 7/8, ce qui approche assez de la densité 400, déterminée par la parallaxe de la lune : au reste, je ne prétends pas donner ici des rapports exacts, mais seulement des approximations, pour faire voir que les densités des planètes ont beaucoup de rapport avec leur vitesse dans leurs orbites.

La comète, ayant donc par sa chute oblique sillonné la surface du soleil, aura poussé hors du corps de cet astre une partie de matière égale à la 650e partie de sa masse totale ; cette matière qu’on doit considérer dans un état de fluidité, ou plutôt de liquéfaction, aura d’abord formé un torrent ; les parties les plus grosses et les moins denses auront été poussées au plus loin, et les parties les plus petites et les plus denses, n’ayant reçu que la même impulsion, ne se seront pas si fort éloignées ; la force d’attraction du soleil les aura retenues ; toutes les parties détachées par la comète et poussées les unes par les autres auront été contraintes de circuler autour de cet astre, et en même temps l’attraction mutuelle des parties de la matière en aura formé des globes à différentes distances, dont les plus voisins du soleil auront nécessairement conservé plus de rapidité pour tourner ensuite perpétuellement autour de cet astre.

Mais, dira-t-on une seconde fois, si la matière qui compose les planètes a été séparée du corps du soleil, les planètes devraient être, comme le soleil, brûlantes et lumineuses, et non pas froides et opaques comme elles le sont : rien ne ressemble moins à ce globe de feu qu’un globe de terre et d’eau ; et, à en juger par comparaison, la matière de la terre et des planètes est tout à fait différente de celle du soleil.

À cela on peut répondre que, dans la séparation qui s’est faite des particules plus ou moins denses, la matière a changé de forme, et que la lumière ou le feu se sont éteints par cette séparation causée par le mouvement d’impulsion. D’ailleurs, ne peut-on pas soupçonner que, si le soleil ou une étoile brûlante et lumineuse par elle-même se mouvait avec autant de vitesse que se meuvent les planètes, le feu s’éteindrait peut-être, et que c’est par cette raison que toutes les étoiles lumineuses sont fixes et ne changent pas de lieu, et que ces étoiles que l’on appelle nouvelles, qui ont probablement changé de lieu, se sont éteintes aux yeux mêmes des observateurs ? Ceci se confirme par ce qu’on a observé sur les comètes : elles doivent brûler jusqu’au centre lorsqu’elles passent à leur périhélie ; cependant elles ne deviennent pas lumineuses par elles-mêmes : on voit seulement qu’elles exhalent des vapeurs brûlantes dont elles laissent en chemin une partie considérable.

J’avoue que, si le feu peut exister dans un milieu où il n’y a point ou très peu de résistance, il pourrait aussi souffrir un très grand mouvement sans s’éteindre ; j’avoue aussi que ce que je viens de dire ne doit s’entendre que des étoiles qui disparaissent pour toujours, et que celles qui ont des retours périodiques, et qui se montrent et disparaissent alternativement, sans changer de lieu, sont fort différentes de celles dont je parle ; les phénomènes de ces astres singuliers ont été expliqués d’une manière très satisfaisante par M. de Maupertuis dans son Discours sur la figure des astres, et je suis convaincu qu’en partant des faits qui nous sont connus, il n’est pas possible de mieux deviner qu’il l’a fait ; mais les étoiles qui ont paru et ensuite disparu pour toujours se sont vraisemblablement éteintes, soit par la vitesse de leur mouvement, soit par quelque autre cause, et nous n’avons point d’exemple dans la nature qu’un astre lumineux tourne autour d’un autre astre ; de vingt-huit ou trente comètes et de treize planètes qui composent notre système, et qui se meuvent autour du soleil avec plus ou moins de rapidité, il n’y en a pas une de lumineuse par elle-même.

On pourrait répondre encore que le feu ne peut pas subsister aussi longtemps dans les petites que dans les grandes masses, et qu’au sortir du soleil les planètes ont dû brûler pendant quelque temps, mais qu’elles se sont éteintes faute de matières combustibles, comme le soleil s’éteindra probablement par la même raison, mais dans des âges futurs et aussi éloignés des temps auxquels les planètes se sont éteintes, que sa grosseur l’est de celle des planètes : quoi qu’il en soit, la séparation des parties plus ou moins denses, qui s’est faite nécessairement dans le temps que la comète a poussé hors du soleil la matière des planètes me paraît suffisante pour rendre raison de cette extinction de leurs feux.

La terre et les planètes au sortir du soleil étaient donc brûlantes et dans un état de liquéfaction totale ; cet état de liquéfaction n’a duré qu’autant que la violence de la chaleur qui l’avait produit ; peu à peu, les planètes se sont refroidies, et c’est dans le temps de cet état de fluidité causée par le feu, qu’elles auront pris leur figure, et que leur mouvement de rotation aura fait élever les parties de l’équateur en abaissant les pôles. Cette figure, qui s’accorde si bien avec les lois de l’hydrostatique, suppose nécessairement que la terre et les planètes aient été dans un état de fluidité, et je suis de l’avis de M. Leibniz[1] ; cette fluidité était une liquéfaction causée par la violence de la chaleur ; l’intérieur de la terre doit être une matière vitrifiée dont les sables, les grès, le roc vif, les granités, et peut-être les argiles, sont des fragments et des scories.

On peut donc croire, avec quelque vraisemblance, que les planètes ont appartenu au soleil ; qu’elles en ont été séparées par un seul coup qui leur a donné un mouvement d’impulsion dans le même sens et dans le même plan, et que leur position à différentes densités. Il reste maintenant à expliquer par la même théorie le mouvement de rotation des planètes et la formation des satellites ; mais ceci, loin d’ajouter des difficultés ou des impossibilités à notre hypothèse, semble au contraire la confirmer.

Car le mouvement de rotation dépend uniquement de l’obliquité du coup ; et il est nécessaire qu’une impulsion, dès qu’elle est oblique à la surface d’un corps, donne à ce corps un mouvement de rotation ; ce mouvement de rotation sera égal et toujours le même, si le corps qui le reçoit est homogène, et il sera inégal si le corps est composé de parties hétérogènes ou de différente densité, et de là on doit conclure que, dans chaque planète, la matière est homogène, puisque leur mouvement de rotation est égal ; autre preuve de la séparation des parties denses et moins denses lorsqu’elles se sont formées.

Mais l’obliquité du coup a pu être telle qu’il se sera séparé du corps de la planète principale de petites parties de matière qui auront conservé la même direction de mouvement que la planète même ; ces parties se seront réunies, suivant leurs densités, à différentes distances de la planète par la force de leur attraction mutuelle, et en même temps elles auront suivi nécessairement la planète dans son cours autour du soleil en tournant elles-mêmes autour de la planète, à peu près dans le plan de son orbite. On voit bien que ces petites parties, que la grande obliquité du coup aura séparées, sont les satellites ; ainsi la formation, la position et la direction des mouvements des satellites s’accordent parfaitement avec la théorie, car ils ont tous la même direction de mouvement dans des cercles concentriques autour de leur planète principale ; leur mouvement est dans le même plan, et ce plan est celui de l’orbite de la planète ; tous ces effets, qui leur sont communs et qui dépendent de leur mouvement d’impulsion, ne peuvent venir que d’une cause commune, c’est-à-dire d’une impulsion commune de mouvement, qui leur a été communiquée par un seul et même coup donné sous une certaine obliquité.

Ce que nous venons de dire sur la cause du mouvement de rotation et de la formation des satellites, acquerra plus de vraisemblance, si nous faisons attention à toutes les circonstances des phénomènes. Les planètes, qui tournent le plus vite sur leur axe sont celles qui ont des satellites ; la terre tourne plus vite que Mars dans le rapport d’environ 24 à 15, la terre a un satellite et Mars n’en a point ; Jupiter surtout, dont la rapidité autour de son axe est 5 ou 600 fois plus grande que celle de la terre, a quatre satellites, et il y a grande apparence que Saturne, qui en a cinq et un anneau, tourne encore beaucoup plus vite que Jupiter.

On peut même conjecturer, avec quelque fondement, que l’anneau de Saturne est parallèle à l’équateur de cette planète, en sorte que le plan de l’équateur de l’anneau et celui de l’équateur de Saturne sont à peu près les mêmes ; car, en supposant, suivant la théorie précédente, que l’obliquité du coup par lequel Saturne a été mis en mouvement ait été fort grande, la vitesse autour de l’axe qui aura résulté de ce coup oblique aura pu d’abord être telle que la force centrifuge excédait celle de la gravité, et il se sera détaché de l’équateur de la planète une quantité considérable de matière, qui aura nécessairement pris la figure d’un anneau, dont le plan doit être à peu près le même que celui de l’équateur de la planète ; et cette partie de matière qui forme l’anneau, ayant été détachée de la planète dans le voisinage de l’équateur, Saturne en a été abaissé d’autant sous l’équateur, ce qui fait que, malgré la grande rapidité que nous lui supposons autour de son axe, les diamètres de cette planète peuvent n’être pas aussi inégaux que ceux de Jupiter, qui diffèrent de plus d’une onzième partie.

Quelque grande que soit à mes yeux la vraisemblance de ce que j’ai dit jusqu’ici sur la formation des planètes et de leurs satellites, comme chacun a sa mesure, surtout pour estimer des probabilités de cette nature, et que cette mesure dépend de la puissance qu’a l’esprit pour combiner des rapports plus ou moins éloignés, je ne prétends pas contraindre ceux qui n’en voudront rien croire. J’ai cru seulement devoir semer ces idées, parce qu’elles m’ont paru raisonnables et propres à éclaircir une matière sur laquelle on n’a jamais rien écrit, quelque important qu’en soit le sujet, puisque le mouvement d’impulsion des planètes entre au moins pour moitié dans la composition du système de l’univers, que l’attraction seule ne peut expliquer. J’ajouterai seulement, pour ceux qui voudraient nier la possibilité de mon système, les questions suivantes :

1o N’est-il pas naturel d’imaginer qu’un corps qui est en mouvement ait reçu ce mouvement par le choc d’un autre corps ?

2o N’est-il pas très probable que plusieurs corps qui ont la même direction dans leur mouvement ont reçu cette direction par un seul ou par plusieurs coups dirigés dans le même sens ?

3o N’est-il pas tout à fait vraisemblable que plusieurs corps, ayant la même direction dans leur mouvement et leur position dans un même plan, n’ont pas reçu cette direction dans le même sens et cette position dans le même plan par plusieurs coups, mais par un seul et même coup ?

4o N’est-il pas très probable qu’en même temps qu’un corps reçoit un mouvement d’impulsion, il le reçoive obliquement, et que par conséquent il soit obligé de tourner sur lui-même, d’autant plus vite que l’obliquité du coup aura été plus grande ?

Si ces questions ne paraissent pas déraisonnables, le système, dont nous venons de donner une ébauche, cessera de paraître une absurdité.

Passons maintenant à quelque chose qui nous touche de plus près, et examinons la figure de la terre sur laquelle on a fait tant de recherches et de si grandes observations. La terre étant, comme il paraît par l’égalité de son mouvement diurne et la constance de l’inclinaison de son axe, composée de parties homogènes, et toutes ces parties s’attirant en raison de leurs masses, elle aurait pris nécessairement la figure d’un globe parfaitement sphérique, si le mouvement d’impulsion eût été donné dans une direction perpendiculaire à la surface ; mais ce coup ayant été donné obliquement, la terre a tourné sur son axe dans le même temps qu’elle a pris sa forme, et, de la combinaison de ce mouvement de rotation et de celui de l’attraction des parties, il a résulté une figure sphéroïde plus élevée sous le grand cercle de rotation, et plus abaissée aux deux extrémités de l’axe, et cela parce que l’action de la force centrifuge, provenant du mouvement de rotation, diminue l’action de la gravité ; ainsi la terre étant homogène, et ayant pris sa consistance en même temps qu’elle a reçu son mouvement de rotation, elle a dû prendre une figure sphéroïde dont les deux axes diffèrent d’une 230e partie. Ceci peut se démontrer à la rigueur et ne dépend point des hypothèses qu’on voudrait faire sur la direction de la pesanteur, car il n’est pas permis de faire des hypothèses contraires à des vérités établies, ou qu’on peut établir : or les lois de la pesanteur nous sont connues ; nous ne pouvons douter que les corps ne pèsent les uns sur les autres en raison directe de leurs masses et inverse du carré de leurs distances ; de même, nous ne pouvons pas douter que l’action générale d’une masse quelconque ne soit composée de toutes les actions particulières des parties de cette masse ; ainsi, il n’y a point d’hypothèse à faire sur la direction de la pesanteur, chaque partie de matière s’attire mutuellement en raison directe de sa masse et inverse du carré de la distance, et de toutes ces attractions il résulte une sphère, lorsqu’il n’y a point de rotation, et il en résulte un sphéroïde lorsqu’il y a rotation. Ce sphéroïde est plus ou moins accourci aux deux extrémités de l’axe de rotation, à proportion de la vitesse de ce mouvement, et la terre a pris, en vertu de sa vitesse de rotation et de l’attraction mutuelle de toutes ses parties, la figure d’un sphéroïde dont les deux axes sont entre eux comme 229 à 230.

Ainsi, par sa constitution originaire, par son homogénéité, et indépendamment de toute hypothèse sur la direction de la pesanteur, la terre a pris cette figure dans le temps de sa formation, et elle est, en vertu des lois de la mécanique, élevée nécessairement d’environ six lieues et demie à chaque extrémité du diamètre de l’équateur de plus que sous les pôles.

Je vais insister sur cet article, parce qu’il y a des géomètres qui croient que la figure de la terre dépend, dans la théorie, du système de philosophie qu’on embrasse, et de la direction qu’on suppose à la pesanteur. La première chose que nous ayons à démontrer, c’est l’attraction mutuelle de toutes les parties de la matière, et la seconde l’homogénéité du globe terrestre. Si nous faisons voir clairement que ces deux faits ne peuvent pas être révoqués en doute, il n’y aura plus aucune hypothèse à faire sur la direction de la pesanteur ; la terre aura eu nécessairement la figure déterminée par Newton, et toutes les autres figures qu’on voudrait lui donner en vertu des tourbillons ou des autres hypothèses ne pourront subsister.

On ne peut pas douter, à moins qu’on ne doute de tout, que ce ne soit la force de la gravité qui retient les planètes dans leurs orbites : les satellites de Saturne gravitent vers Saturne, ceux de Jupiter vers Jupiter, la lune vers la terre, et Saturne, Jupiter, Mars, la terre, Vénus et Mercure gravitent vers le soleil ; de même, Saturne et Jupiter gravitent vers leurs satellites, la terre gravite vers la lune, et le soleil gravite vers les planètes : la gravité est donc générale et mutuelle dans toutes les planètes ; car l’action d’une force ne peut pas s’exercer sans qu’il y ait réaction ; toutes les planètes agissent donc mutuellement les unes sur les autres : cette attraction mutuelle sert de fondement aux lois de leur mouvement, et elle est démontrée par les phénomènes. Lorsque Saturne et Jupiter sont en conjonction, ils agissent l’un sur l’autre, et cette attraction produit une irrégularité dans leur mouvement autour du soleil ; il en est de même de la terre et de la lune, elles agissent mutuellement l’une sur l’autre, mais les irrégularités du mouvement de la lune viennent de l’attraction du soleil, en sorte que le soleil, la terre et la lune agissent mutuellement les unes sur les autres. Or cette attraction mutuelle, que les planètes exercent les unes sur les autres, est proportionnelle à leur quantité de matière, lorsque les distances sont égales, et la même force de gravité qui fait tomber les graves sur la surface de la terre, et qui s’étend jusqu’à la lune, est aussi proportionnelle à la quantité de matière ; donc la gravité totale d’une planète est composée de la gravité de chacune des parties qui la composent ; donc toutes les parties de la matière, soit dans la terre, soit dans les planètes, gravitent les unes sur les autres ; donc toutes les parties de la matière s’attirent mutuellement : et cela étant une fois prouvé, la terre, par son mouvement de rotation, a dû nécessairement prendre la figure d’un sphéroïde dont les axes sont entre eux comme 229 à 230, et la direction de la pesanteur est nécessairement perpendiculaire à la surface de ce sphéroïde ; par conséquent, il n’y a point d’hypothèse à faire sur la direction de la pesanteur, à moins qu’on ne nie l’attraction mutuelle et générale des parties de la matière : mais on vient de voir que l’attraction mutuelle est démontrée par les observations, et les expériences des pendules prouvent qu’elle est générale dans toutes les parties de la matière ; donc on ne peut pas faire de nouvelles hypothèses sur la direction de la pesanteur, sans aller contre l’expérience et la raison.

Venons maintenant à l’homogénéité du globe terrestre ; j’avoue que, si l’on suppose que le globe soit plus dense dans certaines parties que dans d’autres, la direction de la pesanteur doit être différente de celle que nous venons d’assigner ; qu’elle sera différente suivant les différentes suppositions qu’on fera, et que la figure de la terre deviendra différente aussi en vertu des mêmes suppositions. Mais quelle raison a-t-on pour croire que cela soit ainsi ? Pourquoi veut-on, par exemple, que les parties voisines du centre soient plus denses que celles qui en sont plus éloignées ? toutes les particules qui composent le globe ne se sont-elles pas rassemblées par leur attraction mutuelle ? Dès lors, chaque particule est un centre, et il n’y a pas de raison pour croire que les parties qui sont autour du centre de grandeur du globe soient plus denses que celles qui sont autour d’un autre point ; mais, d’ailleurs, si une partie considérable du globe était plus dense qu’une autre partie, l’axe de rotation se trouverait plus près des parties denses, et il en résulterait une inégalité dans la révolution diurne, en sorte qu’à la surface de la terre nous remarquerions de l’inégalité dans le mouvement apparent des étoiles fixes ; elles nous paraîtraient se mouvoir beaucoup plus vite ou beaucoup plus lentement au zénith qu’à l’horizon, selon que nous serions posés sur les parties denses ou légères du globe ; cet axe de la terre, ne passant plus par le centre de grandeur du globe, changerait aussi très sensiblement de position ; mais tout cela n’arrive pas : on sait, au contraire, que le mouvement diurne de la terre est égal et uniforme ; on sait qu’à toutes les parties de la surface de la terre les étoiles paraissent se mouvoir avec la même vitesse à toutes les hauteurs, et, s’il y a une mutation dans l’axe, elle est assez insensible pour avoir échappé aux observateurs ; on doit donc conclure que le globe est homogène ou presque homogène dans toutes ses parties.

Si la terre était un globe creux et vide, dont la croûte n’aurait, par exemple, que deux ou trois lieues d’épaisseur, il en résulterait : 1o que les montagnes seraient, dans ce cas, des parties si considérables de l’épaisseur totale de la croûte, qu’il y aurait une grande irrégularité dans les mouvements de la terre par l’attraction de la lune et du soleil ; car, quand les parties les plus élevées du globe, comme les Cordillères, auraient la lune au méridien, l’attraction serait beaucoup plus forte sur le globe entier que quand les parties les plus basses auraient de même cet astre au méridien ; 2o l’attraction des montagnes serait beaucoup plus considérable qu’elle ne l’est en comparaison de l’attraction totale du globe, et les expériences faites à la montagne de Chimboraço, au Pérou, donneraient dans ce cas plus de degrés qu’elles n’ont donné de secondes pour la déviation du fil à plomb ; 3o la pesanteur des corps serait plus grande au-dessus d’une haute montagne, comme le pic de Ténériffe, qu’au niveau de la mer, en sorte qu’on se sentirait considérablement plus pesant et qu’on marcherait plus difficilement dans les lieux élevés que dans les lieux bas. Ces considérations, et quelques autres qu’on pourrait y ajouter, doivent nous faire croire que l’intérieur du globe n’est pas vide et qu’il est rempli d’une matière assez dense.

D’autre côté, si, au-dessous de deux ou trois lieues, la terre était remplie d’une matière beaucoup plus dense qu’aucune des matières que nous connaissons, il arriverait nécessairement que toutes les fois qu’on descendrait à des profondeurs même médiocres, on pèserait sensiblement beaucoup plus ; les pendules s’accéléreraient beaucoup plus qu’ils ne s’accélèrent en effet lorsqu’on les transporte d’un lieu élevé dans un lieu bas ; ainsi, nous pouvons présumer que l’intérieur de la terre est rempli d’une matière à peu près semblable à celle qui compose sa surface. Ce qui peut achever de nous déterminer en faveur de ce sentiment, c’est que, dans le temps de la première formation du globe, lorsqu’il a pris la forme d’un sphéroïde aplati sous les pôles, la matière qui le compose était en fusion, et par conséquent homogène, et à peu près également dense dans toutes ses parties, aussi bien à la surface qu’à l’intérieur. Depuis ce temps, la matière d’une surface, quoique la même, a été remuée et travaillée par les causes extérieures, ce qui a produit des matières de différentes densités ; mais on doit remarquer que les matières qui, comme l’or et les métaux, sont les plus denses, sont aussi celles qu’on trouve le plus rarement, et qu’en conséquence de l’action des causes extérieures la plus grande partie de la matière qui compose le globe à la surface n’a pas subi de très grands changements par rapport à sa densité, et les matières les plus communes, comme le sable et la glaise, ne diffèrent pas beaucoup en densité, en sorte qu’il y a tout lieu de conjecturer avec grande vraisemblance que l’intérieur de la terre est rempli d’une matière vitrifiée dont la densité est à peu près la même que celle du sable, et que, par conséquent, le globe terrestre en général peut être regardé comme homogène.

Il reste une ressource à ceux qui veulent absolument faire des suppositions : c’est de dire que le globe est composé de couches concentriques de différentes densités ; car, dans ce cas, le mouvement diurne sera égal, et l’inclinaison de l’axe constante comme dans le cas de l’homogénéité. Je l’avoue ; mais je demande en même temps s’il y a aucune raison de croire que ces couches de différentes densités existent ; si ce n’est pas vouloir que les ouvrages de la nature s’ajustent à nos idées abstraites, et si l’on doit admettre en physique une supposition qui n’est fondée sur aucune observation, aucune analogie, et qui ne s’accorde avec aucune des inductions que nous pouvons tirer d’ailleurs.

Il paraît donc que la terre a pris, en vertu de l’attraction mutuelle de ses parties et de son mouvement de rotation, la figure d’un sphéroïde dont les deux axes diffèrent d’une 230e partie ; il paraît que c’est là sa figure primitive, qu’elle l’a prise nécessairement dans le temps de son état de fluidité ou de liquéfaction ; il paraît qu’en vertu des lois de la gravité et de la force centrifuge, elle ne peut avoir d’autre figure ; que du moment même de sa formation il y a eu cette différence, entre les deux diamètres, de six lieues et demie d’élévation de plus sous l’équateur que sous le pôle, et que, par conséquent, toutes les hypothèses par lesquelles on peut trouver plus ou moins de différence sont des fictions auxquelles il ne faut faire aucune attention.

Mais, dira-t-on, si la théorie est vraie, si le rapport de 229 à 230 est le vrai rapport des axes, pourquoi les mathématiciens envoyés en Laponie et au Pérou s’accordent-ils à donner le rapport de 174 à 175 ? D’où peut venir cette différence de la pratique à la théorie ? Et, sans faire tort au raisonnement qu’on vient de faire pour démontrer la théorie, n’est-il pas plus raisonnable de donner la préférence à la pratique et aux mesures, surtout quand on ne peut pas douter qu’elles n’aient été prises par les plus habiles mathématiciens de l’Europe (M. de Maupertuis, Figure de la Terre), et avec toutes les précautions nécessaires pour en constater le résultat ?

À cela je réponds que je n’ai garde de donner atteinte aux observations faites sous l’équateur et au cercle polaire, que je n’ai aucun doute sur leur exactitude, et que la terre peut bien être réellement élevée d’une 175e partie de plus sous l’équateur que sous les pôles ; mais, en même temps, je maintiens la théorie, et je vois clairement que ces deux résultats peuvent se concilier. Cette différence des deux résultats de la théorie et des mesures est d’environ quatre lieues dans les deux axes, en sorte que les parties sous l’équateur sont élevées de deux lieues de plus qu’elles ne doivent l’être suivant la théorie : cette hauteur de deux lieues répond assez juste aux plus grandes inégalités de la surface du globe ; elles proviennent du mouvement de la mer et de l’action des fluides à la surface de la terre. Je m’explique : il me paraît que, dans le temps que la terre s’est formée, elle a nécessairement dû prendre, en vertu de l’attraction mutuelle de ses parties et de l’action de la force centrifuge, la figure d’un sphéroïde dont les axes diffèrent d’une 230e partie ; la terre ancienne et originaire a eu nécessairement cette figure, qu’elle a prise lorsqu’elle était fluide, ou plutôt liquéfiée par le feu ; mais lorsque, après sa formation et son refroidissement, les vapeurs qui étaient étendues et raréfiées, comme nous voyons l’atmosphère et la queue d’une comète, se furent condensées, elles tombèrent sur la surface de la terre et formèrent l’air et l’eau, et lorsque ces eaux qui étaient à la surface furent agitées par le mouvement du flux et reflux, les matières furent entraînées peu à peu des pôles vers l’équateur, en sorte qu’il est possible que les parties des pôles se soient abaissées d’environ une lieue, et que les parties de l’équateur se soient élevées de la même quantité. Cela ne s’est pas fait tout à coup, mais peu à peu et dans la succession des temps ; la terre étant à l’extérieur exposée aux vents, à l’action de l’air et du soleil, toutes ces causes irrégulières ont concouru avec le flux et reflux pour sillonner sa surface, y creuser des profondeurs, y élever des montagnes, ce qui a produit des inégalités, des irrégularités dans cette couche de terre remuée, dont cependant la plus grande épaisseur ne peut être que d’une lieue sous l’équateur ; cette inégalité de deux lieues est peut-être la plus grande qui puisse être à la surface de la terre, car les plus hautes montagnes n’ont guère qu’une lieue de hauteur, et les plus grandes profondeurs de la mer n’ont peut-être pas une lieue. La théorie est donc vraie, et la pratique peut l’être aussi ; la terre a dû d’abord n’être élevée sous l’équateur que d’environ six lieues et demie de plus qu’au pôle, et ensuite, par les changements qui sont arrivés à sa surface, elle a pu s’élever davantage. L’histoire naturelle confirme merveilleusement cette opinion, et nous avons prouvé, dans le Discours précédent, que c’est le flux et reflux et les autres mouvements des eaux qui ont produit les montagnes et toutes les inégalités de la surface du globe, que cette même surface a subi des changements très considérables, et qu’à de grandes profondeurs, comme sur les plus grandes hauteurs, on trouve des os, des coquilles et d’autres dépouilles d’animaux, habitants des mers ou de la surface de la terre.

On peut conjecturer, par ce qui vient d’être dit, que, pour trouver la terre ancienne et les matières qui n’ont jamais été remuées, il faudrait creuser dans les climats voisins des pôles, où la couche de terre remuée doit être plus mince que dans les climats méridionaux.

Au reste, si l’on examine de près les mesures par lesquelles on a déterminé la figure de la terre, on verra bien qu’il entre de l’hypothétique dans cette détermination ; car elle suppose que la terre a une figure courbe régulière, au lieu qu’on peut penser que la surface du globe ayant été altérée par une grande quantité de causes combinées à l’infini, elle n’a peut-être aucune figure régulière, et dès lors la terre pourrait bien n’être en effet aplatie que d’une 230e partie, comme le dit Newton, et comme la théorie le demande. D’ailleurs, on sait bien que, quoiqu’on ait exactement la longueur du degré au cercle polaire et à l’équateur, on n’a pas aussi exactement la longueur du degré en France, et que l’on n’a pas vérifié la mesure de M. Picard. Ajoutez à cela que la diminution et l’augmentation du pendule ne peuvent pas s’accorder avec le résultat des mesures, et qu’au contraire elles s’accordent à très peu près avec la théorie de Newton ; en voilà plus qu’il n’en faut pour qu’on puisse croire que la terre n’est réellement aplatie que d’une 230e partie, et que, s’il y a quelque différence, elle ne peut venir que des inégalités que les eaux et les autres causes extérieures ont produites à la surface ; et ces inégalités étant, selon toutes les apparences, plus irrégulières que régulières, on ne doit pas faire d’hypothèse sur cela, ni supposer, comme on l’a fait, que les méridiens sont des ellipses ou d’autres courbes régulières ; d’où l’on voit que, quand on mesurerait successivement plusieurs degrés de la terre dans tous les sens, on ne serait pas encore assuré par là de la quantité d’aplatissement qu’elle peut avoir de moins ou de plus que la 230e partie.

Ne doit-on pas conjecturer aussi que, si l’inclinaison de l’axe de la terre a changé, ce ne peut être qu’en vertu des changements arrivés à la surface, puisque tout le reste du globe est homogène, que par conséquent cette variation est trop peu sensible pour être aperçue par les astronomes, et qu’à moins que la terre ne soit rencontrée par quelque comète, ou dérangée par quelque autre cause extérieure, son axe demeurera perpétuellement incliné comme il l’est aujourd’hui, et comme il l’a toujours été ?

Et, afin de n’omettre aucune des conjectures qui me paraissent raisonnables, ne peut-on pas dire que, comme les montagnes et les inégalités qui sont à la surface de la terre ont été formées par l’action du flux et reflux, les montagnes et les inégalités que nous remarquons à la surface de la lune ont été produites par une cause semblable ; qu’elles sont beaucoup plus élevées que celles de la terre, parce que le flux et reflux y est beaucoup plus fort, puisqu’ici c’est la lune, et là c’est la terre qui le cause, dont la masse étant beaucoup plus considérable que celle de la lune devrait produire des effets beaucoup plus grands, si la lune avait, comme la terre, un mouvement de rotation rapide par lequel elle nous présenterait successivement toutes les parties de sa surface ; mais, comme la lune présente toujours la même face à la terre, le flux et le reflux ne peuvent s’exercer dans cette planète qu’en vertu de son mouvement de libration par lequel elle nous découvre alternativement un segment de sa surface, ce qui doit produire une espèce de flux et de reflux fort différent de celui de nos mers, et dont les effets doivent être beaucoup moins considérables qu’ils ne le seraient si ce mouvement avait pour cause une révolution de cette planète autour de son axe, aussi prompte que l’est là rotation du globe terrestre.

J’aurais pu faire un livre gros comme celui de Burnet ou de Whiston, si j’eusse voulu délayer les idées qui composent le système qu’on vient de voir, et, en leur donnant l’air géométrique, comme l’a fait ce dernier auteur, je leur eusse en même temps donné du poids ; mais je pense que des hypothèses, quelque vraisemblables qu’elles soient, ne doivent point être traitées avec cet appareil qui tient un peu de la charlatanerie.


À Buffon, le 20 septembre 1745.





ADDITIONS

À L’ARTICLE QUI A POUR TITRE : DE LA FORMATION DES PLANÈTES.



I. — Sur la distance de la terre au soleil.

J’ai dit « que la terre est située à trente millions de lieues du soleil, » et c’était en effet l’opinion commune des astronomes en 1745, lorsque j’ai écrit ce Traité de la formation des planètes ; mais de nouvelles observations, et surtout la dernière, faite en 1769, du passage de Vénus sur le disque du soleil, nous ont démontré que cette distance de trente millions doit être augmentée de trois ou quatre millions de lieues ; et c’est par cette raison que, dans les deux mémoires de la partie hypothétique de cet ouvrage, j’ai toujours compté trente-trois millions de lieues et non pas trente, pour la distance moyenne de la terre au soleil. Je suis obligé de faire cette remarque, afin qu’on ne me mette pas en opposition avec moi-même.

Je dois encore remarquer que, non seulement on a reconnu par les nouvelles observations que le soleil était à quatre millions de lieues de plus de distance de la terre, mais aussi qu’il était plus volumineux d’un sixième, et que par conséquent le volume entier des planètes n’est guère que la huit centième partie de celui du soleil, et non pas la six cent cinquantième partie, comme je l’ai avancé, d’après les connaissances que nous avions en 1745 sur ce sujet ; cette différence en moins rend d’autant plus plausible la possibilité de cette projection de la matière des planètes hors du soleil.


II. — Sur la matière du soleil et des planètes.

J’ai dit « que la matière opaque qui compose le corps des planètes fut réellement séparée de la matière lumineuse qui compose le soleil. »

Cela pourrait induire en erreur : car la matière des planètes, au sortir du soleil, était aussi lumineuse que la matière même de cet astre ; et les planètes ne sont devenues opaques, ou pour mieux dire obscures, que quand leur état d’incandescence a cessé. J’ai déterminé la durée de cet état d’incandescence dans plusieurs matières que j’ai soumises à l’expérience, et j’en ai conclu, par analogie, la durée de l’incandescence de chaque planète dans le premier mémoire de la partie hypothétique.

Au reste, comme le torrent de la matière projetée par la comète, hors du corps du soleil a traversé l’immense atmosphère de cet astre, il en a entraîné les parties volatiles, aériennes et aqueuses qui forment aujourd’hui les atmosphères et les mers des planètes. Ainsi l’on peut dire qu’à tous égards la matière dont sont composées les planètes est la même que celle du soleil, et qu’il n’y a d’autre différence que par le degré de chaleur, extrême dans le soleil, et plus ou moins attiédie dans les planètes, suivant le rapport composé de leur épaisseur et de leur densité.


III. — Sur le rapport de la densité des planètes avec leur vitesse.

J’ai dit « qu’en suivant la proportion de ces rapports, la densité du globe de la terre ne devrait être que comme 206 7/18 au lieu d’être de 400. »

Cette densité de la terre, qui se trouve ici trop grande relativement à la vitesse de son mouvement autour du soleil, doit être un peu diminuée par une raison qui m’avait échappé ; c’est que la lune, qu’on doit regarder ici comme faisant corps avec la terre, est moins dense dans la raison de 702 à 1000, et que le globe lunaire faisant 1/49 du volume du globe terrestre, il faut par conséquent diminuer la densité 400 de la terre, d’abord dans la raison de 1 000 à 702, ce qui nous donnerait 281, c’est-à-dire, 119 de diminution sur la densité 400, si la lune était aussi grosse que la terre ; mais, comme elle n’en fait ici que la 49e partie, cela ne produit qu’une diminution de 119/49 ou 2 3/7 ; et par conséquent la densité de notre globe relativement à sa vitesse, au lieu de 206 7/18, doit être estimée 206 7/18 + 2 3/7, c’est-à-dire, à peu près 209. D’ailleurs l’on doit présumer que notre globe était moins dense au commencement qu’il ne l’est aujourd’hui, et qu’il l’est devenu beaucoup plus, d’abord par le refroidissement, et ensuite par l’affaissement des vastes cavernes dont son intérieur était rempli : cette opinion s’accorde avec la connaissance que nous avons des bouleversements qui sont arrivés, et qui arrivent encore tous les jours à la surface du globe, et jusqu’à d’assez grandes profondeurs. Ce fait aide même à expliquer comment il est possible que les eaux de la mer aient autrefois été supérieures de deux mille toises aux parties de la terre actuellement habitée ; car ces eaux la couvriraient encore si, par de grands affaissements, la surface de la terre ne s’était abaissée en différents endroits pour former les bassins de la mer et les autres réceptacles des eaux, tels qu’ils sont aujourd’hui.

Si nous supposons le diamètre du globe terrestre de 2 863 lieues, il en avait deux de plus lorsque les eaux le couvraient à 2 000 toises de hauteur. Cette différence du volume de la terre donne 1/477 d’augmentation pour sa densité, par le seul abaissement des eaux : on peut même doubler et peut-être tripler cette augmentation de densité ou cette diminution de volume du globe, par l’affaissement et les éboulements des montagnes, et par le remblai des vallées ; en sorte que depuis la chute des eaux sur la terre, on peut raisonnablement présumer qu’elle a augmenté de plus d’un centième de densité.


IV. — Sur le rapport donné par Newton entre la densité des planètes et le degré de chaleur qu’elles ont à supporter.

J’ai dit « que malgré la confiance que méritent les conjectures de Newton, la densité des planètes a plus de rapport avec leur vitesse qu’avec le degré de chaleur qu’elles ont à supporter. »

Par l’estimation que nous avons faite, dans les mémoires précédents, de l’action de la chaleur solaire sur chaque planète, on a dû remarquer que cette chaleur solaire est en général si peu considérable qu’elle n’a jamais pu produire qu’une très légère différence sur la densité de chaque planète ; car l’action de cette chaleur solaire, qui est faible en elle-même, n’influe sur la densité des matières planétaires qu’à la surface même des planètes ; et elle ne peut agir sur la matière qui est dans l’intérieur des globes planétaires, puisque cette chaleur solaire ne peut pénétrer qu’à une très petite profondeur. Ainsi la densité totale de la masse entière de la planète n’a aucun rapport avec cette chaleur qui lui est envoyée du soleil.

Dès lors il me paraît certain que la densité des planètes ne dépend en aucune façon du degré de chaleur qui leur est envoyée du soleil, et qu’au contraire cette densité des planètes doit avoir un rapport nécessaire avec leur vitesse, laquelle dépend d’un autre rapport, qui me paraît immédiat, c’est celui de leur distance au soleil. Nous avons vu que les parties les plus denses se sont moins éloignées que les parties les moins denses, dans le temps de la projection générale. Mercure, qui est composé des parties les plus denses de la matière projetée hors du soleil, est resté dans le voisinage de cet astre ; tandis que Saturne, qui est composé des parties les plus légères de cette même matière projetée, s’en est le plus éloigné. Et comme les planètes les plus distantes du soleil circulent autour de cet astre avec plus de vitesse que les planètes les plus voisines, il s’ensuit que leur densité a un rapport médiat avec leur vitesse, et plus immédiat avec leur distance au soleil. Les distances des six planètes au soleil, sont comme

4,7,10,15,52,95.

Leurs densités comme 2 040, 1 270, 1 000, 730, 292, 184.

Et si l’on suppose les densités en raison inverse des distances, elles seront 2 040, 1 160, 889 1/2, 660, 210, 159 ; ce dernier rapport entre leurs densités respectives est peut-être plus réel que le premier, parce qu’il me parait fondé sur la cause physique qui a dû produire la différence de densité dans chaque planète.




Notes de Buffon.
  1. Protogæa, aut G. G. L. Act. Er. Lips., an. 1692.