Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire et théorie de la Terre/Preuves de la théorie de la Terre/Article X

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ARTICLE X

DES FLEUVES



Nous avons dit que, généralement parlant, les plus grandes montagnes occupent le milieu des continents ; que les autres occupent le milieu des îles, des presqu’îles et des terres avancées dans la mer ; que, dans l’ancien continent, les plus grandes chaînes de montagnes sont dirigées d’occident en orient, et que celles qui tournent vers le nord ou vers le sud ne sont que des branches de ces chaînes principales ; on verra de même que les plus grands fleuves sont dirigés comme les plus grandes montagnes, et qu’il y en a peu qui suivent la direction des branches de ces montagnes : pour s’en assurer et le voir en détail, il n’y a qu’à jeter les yeux sur un globe, et parcourir l’ancien continent depuis l’Espagne jusqu’à la Chine ; on trouvera qu’à commencer par l’Espagne, le Vigo, le Douro, le Tage et le Guadiana vont d’orient en occident, et l’Èbre d’occident en orient, et qu’il n’y a pas une rivière remarquable dont le cours soit dirigé du sud au nord, ou du nord au sud, quoique l’Espagne soit environnée de la mer en entier du côté du midi, et presque en entier du côté du nord. Cette observation, sur la direction des fleuves en Espagne, prouve non seulement que les montagnes de ce pays sont dirigées d’occident en orient, mais encore que le terrain méridional et qui avoisine le détroit, et celui du détroit même, est une terre plus élevée que les côtes de Portugal ; et de même, du côté du nord, que les montagnes de Galice, des Asturies, etc., ne sont qu’une continuation des Pyrénées, et que c’est cette élévation des terres, tant au nord qu’au sud, qui ne permet pas aux fleuves d’arriver par là jusqu’à la mer.

On verra aussi, en jetant les yeux sur la carte de la France, qu’il n’y a que le Rhône qui soit dirigé du nord au midi, et encore dans près de la moitié de son cours, depuis les montagnes jusqu’à Lyon, est-il dirigé de l’orient vers l’occident ; mais qu’au contraire tous les autres grands fleuves, comme la Loire, la Charente, la Garonne et même la Seine, ont leur direction d’orient en occident.

On verra de même qu’en Allemagne il n’y a que le Rhin qui, comme le Rhône, a la plus grande partie de son cours du midi au nord, mais que les autres grands fleuves, comme le Danube, la Drave et toutes les grandes rivières qui tombent dans ces fleuves vont d’occident en orient se rendre dans la mer Noire.

On reconnaîtra que cette mer Noire, que l’on doit plutôt considérer comme un grand lac que comme une mer, a presque trois fois plus d’étendue d’orient en occident que du midi au nord, et que, par conséquent, sa position est semblable à la direction des fleuves en général ; qu’il en est de même de la mer Méditerranée, dont la longueur d’orient en occident est environ six fois plus grande que sa largeur moyenne, prise du nord au midi.

À la vérité, la mer Caspienne, suivant la carte qui en a été levée par ordre du czar Pierre Ier, a plus d’étendue du midi au nord que d’orient en occident, au lieu que dans les anciennes cartes elle était presque ronde, ou plus large d’orient en occident que du midi au nord ; mais, si l’on fait attention que le lac Aral peut être regardé comme ayant fait partie de la mer Caspienne, dont il n’est séparé que par des plaines de sable, on trouvera encore que la longueur, depuis le bord occidental de la mer Caspienne jusqu’au bord oriental du lac Aral, est plus grande que la longueur depuis le bord méridional jusqu’au bord septentrional de la même mer.

On trouvera de même que l’Euphrate et le golfe Persique sont dirigés d’occident en orient, et que presque tous les fleuves de la Chine vont d’occident en orient ; il en est de même de tous les fleuves de l’intérieur de l’Afrique au delà de la Barbarie ; ils coulent tous d’orient en occident, et d’occident en orient ; il n’y a que les rivières de Barbarie et le Nil qui coulent du midi au nord. À la vérité, il y a de grandes rivières en Asie qui coulent en partie du nord au midi, comme le Don, le Volga, etc. ; mais, en prenant la longueur entière de leur cours, on verra qu’ils ne se tournent du côté du midi que pour se rendre dans la mer Noire et dans la mer Caspienne, qui sont des lacs dans l’intérieur des terres.

On peut donc dire, en général, que dans l’Europe, l’Asie et l’Afrique, les fleuves et les autres eaux méditerranées s’étendent plus d’orient en occident que du nord au sud ; ce qui vient de ce que les chaînes des montagnes sont dirigées pour la plupart dans ce sens, et que d’ailleurs le continent entier de l’Europe et de l’Asie est plus large dans ce sens que dans l’autre ; car il y a deux manières de concevoir cette direction des fleuves : dans un continent long et étroit, comme est celui de l’Amérique méridionale, et dans lequel il n’y a qu’une chaîne principale de montagnes qui s’étend du nord au sud, les fleuves, n’étant retenus par aucune autre chaîne de montagnes, doivent couler dans le sens perpendiculaire à celui de la direction des montagnes, c’est-à-dire d’orient en occident, ou d’occident en orient ; c’est, en effet, dans ce sens que coulent toutes les grandes rivières de l’Amérique, parce que, à l’exception des Cordillères, il n’y a pas de chaînes de montagnes fort étendues, et qu’il n’y en a point dont les directions soient parallèles aux Cordillères. Dans l’ancien continent, comme dans le nouveau, la plus grande partie des eaux ont leur plus grande étendue d’occident en orient, et le plus grand nombre des fleuves coulent dans cette direction ; mais c’est par une autre raison : c’est qu’il y a plusieurs longues chaînes de montagnes parallèles les unes aux autres, dont la direction est d’occident en orient, et que les fleuves et les autres eaux sont obligés de suivre les intervalles qui séparent ces chaînes de montagnes ; par conséquent, une seule chaîne de montagnes, dirigée du nord au sud, produira des fleuves dont la direction sera la même que celle des fleuves qui sortiraient de plusieurs chaînes de montagnes dont la direction commune serait d’orient en occident, et c’est par cette raison particulière que les fleuves d’Amérique ont cette direction comme ceux de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie.

Pour l’ordinaire, les rivières occupent le milieu des vallées, ou plutôt la partie la plus basse du terrain compris entre les deux collines ou montagnes opposées : si les deux collines qui sont de chaque côté de la rivière ont chacune une pente à peu près égale, la rivière occupe à peu près le milieu du vallon ou de la vallée intermédiaire : que cette vallée soit large ou étroite, si la pente des collines ou des terres élevées qui sont de chaque côté de la rivière est égale, la rivière occupera le milieu de la vallée ; au contraire, si l’une des collines a une pente plus rapide que n’est la pente de la colline opposée, la rivière ne sera plus dans le milieu de la vallée, mais elle sera d’autant plus voisine de la colline la plus rapide, que cette rapidité de pente sera plus grande que celle de la pente de l’autre colline ; l’endroit le plus bas du terrain, dans ce cas, n’est plus le milieu de la vallée, il est beaucoup plus près de la colline dont la pente est la plus grande, et c’est par cette raison que la rivière en est aussi plus près. Dans tous les endroits où il y a d’un côté de la rivière des montagnes ou des collines fort rapides, et de l’autre côté des terres élevées en pente douce, on trouvera toujours que la rivière coule au pied de ces collines rapides, et qu’elle les suit dans toutes leurs directions, sans s’écarter de ces collines, jusqu’à ce que, de l’autre côté, il se trouve d’autres collines dont la pente soit assez considérable pour que le point le plus bas du terrain se trouve plus éloigné qu’il ne l’était de la colline rapide. Il arrive ordinairement que, par la succession des temps, la pente de la colline la plus rapide diminue et vient à s’adoucir, parce que les pluies entraînent les terres en plus grande quantité, et les enlèvent avec plus de violence sur une pente rapide que sur une pente douce ; la rivière est alors contrainte de changer de lit pour retrouver l’endroit le plus bas du vallon : ajoutez à cela que, comme toutes les rivières grossissent et débordent de temps en temps, elles transportent et déposent des limons en différents endroits, et que souvent il s’accumule des sables dans leur lit, ce qui fait refluer les eaux et en change la direction ; il est assez ordinaire de trouver dans les plaines un grand nombre d’anciens lits de la rivière, surtout si elle est impétueuse et sujette à de fréquentes inondations, et si elle entraîne beaucoup de sable et de limon.

Dans les plaines et dans les larges vallées où coulent les grands fleuves, le fond du lit du fleuve est ordinairement l’endroit le plus bas de la vallée ; mais souvent la surface de l’eau du fleuve est plus élevée que les terres qui sont adjacentes à celles des bords du fleuve. Supposons, par exemple, qu’un fleuve soit à plein bord, c’est-à-dire que les bords et l’eau du fleuve soient de niveau, et que l’eau peu après commence à déborder des deux côtés, la plaine sera bientôt inondée jusqu’à une largeur considérable, et l’on observera que des deux côtés du fleuve les bords seront inondés les derniers, ce qui prouve qu’ils sont plus élevés que le reste du terrain, en sorte que de chaque côté du fleuve, depuis les bords jusqu’à un certain point de la plaine, il y a une pente insensible, une espèce de talus qui fait que la surface de l’eau du fleuve est plus élevée que le terrain de la plaine, surtout lorsque le fleuve est à plein bord. Cette élévation du terrain aux bords des fleuves provient du dépôt du limon dans les inondations : l’eau est communément très bourbeuse dans les grandes crues des rivières ; lorsqu’elle commence à déborder, elle coule très lentement par-dessus les bords, elle dépose le limon qu’elle contient, et s’épure, pour ainsi dire, à mesure qu’elle s’éloigne davantage au large dans la plaine ; de même, toutes les parties de limon que le courant de la rivière n’entraîne pas sont déposées sur les bords, ce qui les élève peu à peu au-dessus du reste de la plaine.

Les fleuves sont, comme l’on sait, toujours plus larges à leur embouchure ; à mesure qu’on avance dans les terres et qu’on s’éloigne de la mer, ils diminuent de largeur ; mais, ce qui est plus remarquable et peut-être moins connu, c’est que dans l’intérieur des terres, à une distance considérable de la mer, ils vont droit et suivent la même direction dans de grandes longueurs, et, à mesure qu’ils approchent de leur embouchure, les sinuosités de leur cours se multiplient. J’ai ouï dire à un voyageur, homme d’esprit et bon observateur[1], qui a fait plusieurs grands voyages par terre dans la partie de l’ouest de l’Amérique septentrionale, que les voyageurs et même les sauvages ne se trompaient guère sur la distance où ils se trouvaient de la mer ; que, pour reconnaître s’ils étaient bien avant dans l’intérieur des terres, ou s’ils étaient dans un pays voisin de la mer, ils suivaient le bord d’une grande rivière, et que, quand la direction de la rivière était droite dans une longueur de quinze ou vingt lieues, ils jugeaient qu’ils étaient fort loin de la mer ; qu’au contraire si la rivière avait des sinuosités et changeait souvent de direction dans son cours, ils étaient assurés de n’être pas fort éloignés de la mer. M. Fabry a vérifié lui-même cette remarque, qui lui a été fort utile dans ses voyages, lorqu’il parcourait des pays inconnus et presque inhabités. Il y a encore une remarque qui peut être utile en pareil cas : c’est que, dans les grands fleuves, il y a le long des bords un remous considérable, et d’autant plus considérable qu’on est moins éloigné de la mer et que le lit du fleuve est plus large, ce qui peut encore servir d’indice pour juger si l’on est à de grandes ou à de petites distances de l’embouchure ; et, comme les sinuosités des fleuves se multiplient à mesure qu’ils approchent de la mer, il n’est pas étonnant que quelques-unes de ces sinuosités, venant à s’ouvrir, forment des bouches par où une partie des eaux du fleuve arrive à la mer, et c’est une des raisons pourquoi les grands fleuves se divisent ordinairement en plusieurs bras pour arriver à la mer.

Le mouvement des eaux dans le cours des fleuves se fait d’une manière fort différente de celle qu’ont supposée les auteurs qui ont voulu donner des théories mathématiques sur cette matière : non seulement la surface d’une rivière en mouvement n’est pas de niveau en la prenant d’un bord à l’autre, mais même, selon les circonstances, le courant qui est dans le milieu est considérablement plus élevé ou plus bas que l’eau qui est près des bords ; lorsqu’une rivière grossit subitement par la fonte des neiges, ou lorsque par quelque autre cause sa rapidité augmente, si la direction de la rivière est droite, le milieu de l’eau, où est le courant, s’élève et la rivière forme une espèce de courbe convexe ou d’élévation très sensible, dont le plus haut point est dans le milieu du courant ; cette élévation est quelquefois fort considérable, et M. Hupeau, habile ingénieur des ponts et chaussées, m’a dit avoir un jour mesuré cette différence de niveau de l’eau du bord de l’Aveyron et de celle du courant, ou du milieu de ce fleuve, et avoir trouvé trois pieds de différence, en sorte que le milieu de l’Aveyron était de trois pieds plus élevé que l’eau du bord. Cela doit, en effet, arriver toutes les fois que l’eau aura une très grande rapidité ; la vitesse avec laquelle elle est emportée, diminuant l’action de sa pesanteur, l’eau qui forme le courant ne se met pas en équilibre par tout son poids avec l’eau qui est près des bords, et c’est ce qui fait qu’elle demeure plus élevée que celle-ci. D’autre côté, lorsque les fleuves approchent de leur embouchure, il arrive assez ordinairement que l’eau qui est près des bords est plus élevée que celle du milieu, quoique le courant soit rapide ; la rivière paraît alors former une courbe concave dont le point le plus bas est dans le plus fort du courant ; ceci arrive toutes les fois que l’action des marées se fait sentir dans un fleuve. On sait que, dans les grandes rivières, le mouvement des eaux occasionné par les marées est sensible à cent ou deux cents lieues de la mer ; on sait aussi que le courant du fleuve conserve son mouvement au milieu des eaux de la mer jusqu’à des distances considérables : il y a donc dans ce cas deux mouvements contraires dans l’eau du fleuve : le milieu, qui forme le courant, se précipite vers la mer, et l’action de la marée forme un contre-courant, un remous qui fait remonter l’eau qui est voisine des bords, tandis que celle du milieu descend ; et comme alors toute l’eau du fleuve doit passer par le courant qui est au milieu, celle des bords descend continuellement vers le milieu, et descend d’autant plus qu’elle est plus élevée et refoulée avec plus de force par l’action des marées.

Il y a deux espèces de remous dans les fleuves : le premier, qui est celui dont nous venons de parler, est produit par une force vive, telle qu’est celle de l’eau de la mer dans les marées, qui non seulement s’oppose comme obstacle au mouvement de l’eau du fleuve, mais comme corps en mouvement, et en mouvement contraire et opposé, à celui du courant de l’eau du fleuve ; ce remous fait un contre-courant d’autant plus sensible que la marée est plus forte ; l’autre espèce de remous n’a pour cause qu’une force morte, comme est celle d’un obstacle, d’une avance de terre, d’une île dans la rivière, etc. ; quoique ce remous n’occasionne pas ordinairement un contre-courant bien sensible, il l’est cependant assez pour être reconnu, et même pour fatiguer les conducteurs de bateaux sur les rivières ; si cette espèce de remous ne fait pas toujours un contre-courant, il produit nécessairement ce que les gens de rivière appellent une morte, c’est-à-dire des eaux mortes qui ne coulent pas comme le reste de la rivière, mais qui tournoient de façon que, quand les bateaux y sont entraînés, il faut employer beaucoup de force pour les en faire sortir. Ces eaux mortes sont fort sensibles, dans toutes les rivières rapides, au passage des ponts : la vitesse de l’eau augmente, comme l’on sait, à proportion que le diamètre des canaux par où elle passe diminue, la force qui la pousse étant supposée la même ; la vitesse d’une rivière augmente donc, au passage d’un pont, dans la raison inverse de la somme de la largeur des arches à la largeur totale de la rivière, et encore faut-il augmenter cette raison de celle de la longueur des arches, ou, ce qui est le même, de la largeur du pont ; l’augmentation de la vitesse de l’eau étant donc très considérable en sortant de l’arche du pont, celle qui est à côté du courant est poussée latéralement et de côté contre les bords de la rivière, et par cette réaction il se forme un mouvement de tournoiement quelquefois très fort. Lorsqu’on passe sous le pont Saint-Esprit, les conducteurs sont forcés d’avoir une grande attention à ne pas perdre le fil du courant de l’eau, même après avoir passé le pont ; car, s’ils laissaient écarter le bateau à droite ou à gauche, on serait porté contre le rivage avec danger de périr, ou tout au moins on serait entraîné dans le tournoiement des eaux mortes, d’où l’on ne pourrait sortir qu’avec beaucoup de peine. Lorsque ce tournoiement, causé par le mouvement du courant et par le mouvement opposé du remous, est fort considérable, cela forme une espèce de petit gouffre ; et l’on voit souvent, dans les rivières rapides, à la chute de l’eau, au delà des arrière-becs des piles d’un pont, qu’il se forme de ces petits gouffres ou tournoiements d’eau, dont le milieu paraît être vide et former une espèce de cavité cylindrique autour de laquelle l’eau tournoie avec rapidité : cette apparence de cavité cylindrique est produite par l’action de la force centrifuge, qui fait que l’eau tâche de s’éloigner et s’éloigne en effet du centre du tourbillon causé par le tournoiement.

Lorsqu’il doit arriver une grande crue d’eau, les gens de rivière s’en aperçoivent par un mouvement particulier qu’ils remarquent dans l’eau ; ils disent que la rivière mouve de fond, c’est-à-dire que l’eau du fond de la rivière coule plus vite qu’elle ne coule ordinairement : cette augmentation de vitesse dans l’eau du fond de la rivière annonce toujours, selon eux, un prompt et subit accroissement des eaux. Le mouvement et le poids des eaux supérieures, qui ne sont point encore arrivées, ne laissent pas que d’agir sur les eaux de la partie inférieure de la rivière et leur communiquent ce mouvement car il faut, à certains égards, considérer un fleuve qui est contenu et qui coule dans son lit, comme une colonne d’eau contenue dans un tuyau, et le fleuve entier comme un très long canal où tous les mouvements doivent se communiquer d’un bout à l’autre. Or, indépendamment du mouvement des eaux supérieures, leur poids seul pourrait faire augmenter la vitesse de la rivière, et peut-être la faire mouvoir de fond ; car on sait qu’en mettant à l’eau plusieurs bateaux à la fois, on augmente dans ce moment la vitesse de la partie inférieure de la rivière, en même temps qu’on retarde la vitesse de la partie supérieure.

La vitesse des eaux courantes ne suit pas exactement, ni même à beaucoup près, la proportion de la pente : un fleuve dont la pente serait uniforme et double de la pente d’un autre fleuve ne devrait, à ce qu’il paraît, couler qu’une fois plus rapidement que celui-ci, mais il coule en effet beaucoup plus vite encore ; sa vitesse, au lieu d’être double, est ou triple, ou quadruple, etc. : cette vitesse dépend beaucoup plus de la quantité d’eau et du poids des eaux supérieures que de la pente ; et, lorsqu’on veut creuser le lit d’un fleuve ou celui d’un égout, etc., il ne faut pas distribuer la pente également sur toute la longueur ; il est nécessaire, pour donner plus de vitesse à l’eau, de faire la pente beaucoup plus forte au commencement qu’à l’embouchure, où elle doit être presque insensible, comme nous le voyons dans les fleuves : lorsqu’ils approchent de leur embouchure, la pente est presque nulle, et cependant ils ne laissent pas de conserver une rapidité d’autant plus grande que le fleuve a plus d’eau, en sorte que, dans les grandes rivières, quand même le terrain serait de niveau, l’eau ne laisserait pas de couler, et même de couler rapidement, non seulement par la vitesse acquise[2], mais encore par l’action et le poids des eaux supérieures. Pour mieux faire sentir la vérité de ce que je viens de dire, supposons que la partie de la Seine qui est entre le Pont-Neuf et le pont Royal fût parfaitement de niveau, et que partout elle eût dix pieds de profondeur ; imaginons pour un instant que tout d’un coup on pût mettre à sec le lit de la rivière au-dessous du pont Royal et au-dessus du Pont-Neuf ; alors l’eau qui serait entre ces deux ponts, quoique nous l’ayons supposée parfaitement de niveau, coulera des deux côtés en haut et en bas, et continuera de couler jusqu’à ce qu’elle se soit épuisée ; car quoiqu’elle soit de niveau, comme elle est chargée d’un poids de dix pieds d’épaisseur d’eau, elle coulera des deux côtés avec une vitesse proportionnelle à ce poids, et cette vitesse diminuant toujours à mesure que la quantité d’eau diminuera, elle ne cessera de couler que quand elle aura baissé jusqu’au niveau du fond : le poids de l’eau contribue donc beaucoup à la vitesse de l’eau, et c’est pour cette raison que la plus grande vitesse du courant n’est ni à la surface de l’eau, ni au fond, mais à peu près dans le milieu de la hauteur de l’eau, parce qu’elle est produite par l’action du poids de l’eau qui est à la surface, et par la réaction du fond. Il y a même quelque chose de plus, c’est que, si un fleuve avait acquis une très grande vitesse, il pourrait non seulement la conserver en traversant un terrain de niveau, mais même il serait en état de surmonter une éminence sans se répandre beaucoup des deux côtés, ou du moins sans causer une grande inondation.

On serait porté à croire que les ponts, les levées et les autres obstacles qu’on établit sur les rivières diminuent considérablement la vitesse totale du cours de l’eau ; cependant cela n’y fait qu’une très petite différence. L’eau s’élève à la rencontre de l’avant-bec d’un pont ; cette élévation fait qu’elle agit davantage par son poids, ce qui augmente la vitesse du courant entre les piles, d’autant plus que les piles sont plus larges et les arches plus étroites, en sorte que le retardement que ces obstacles causent à la vitesse totale du cours de l’eau est presque insensible. Les coudes, les sinuosités, les terres avancées, les îles ne diminuent aussi que très peu la vitesse totale du cours de l’eau : ce qui produit une diminution très considérable dans cette vitesse, c’est l’abaissement des eaux, comme au contraire l’augmentation du volume d’eau augmente cette vitesse plus qu’aucune autre cause.

Si les fleuves étaient toujours à peu près également pleins, le meilleur moyen de diminuer la vitesse de l’eau et de les contenir serait d’en élargir le canal ; mais, comme presque tous les fleuves sont sujets à grossir et à diminuer beaucoup, il faut, au contraire pour les contenir, rétrécir leur canal, parce que, dans les basses eaux, si le canal est fort large, l’eau qui passe dans le milieu y creuse un lit particulier, y forme des sinuosités, et, lorsqu’elle vient à grossir, elle suit cette direction qu’elle a prise dans ce lit particulier ; elle vient frapper avec force contre les bords du canal, ce qui détruit les levées et cause de grands dommages. On pourrait prévenir en partie ces effets de la fureur de l’eau, en faisant de distance en distance de petits golfes dans les terres, c’est-à-dire en enlevant le terrain de l’un des bords jusqu’à une certaine distance dans les terres, et, pour que ces petits golfes soient avantageusement placés, il faut les faire dans l’angle obtus des sinuosités du fleuve ; car alors le courant de l’eau se détourne et tournoie dans ces petits golfes, ce qui en diminue la vitesse. Ce moyen serait peut-être fort bon pour prévenir la chute des ponts dans les endroits où il n’est pas possible de faire des barres auprès du pont ; ces barres soutiennent l’action du poids de l’eau, les golfes dont nous venons de parler en diminuent le courant ; ainsi tous deux produiraient à peu près le même effet, c’est-dire la diminution de la vitesse.

La manière dont se font les inondations mérite une attention particulière : lorsqu’une rivière grossit, la vitesse de l’eau augmente toujours de plus en plus jusqu’à ce que le fleuve commence à déborder ; dans cet instant, la vitesse de l’eau diminue, ce qui fait que le débordement une fois commencé, il s’ensuit toujours une inondation qui dure plusieurs jours ; car, quand même il arriverait une moindre quantité d’eau après le débordement qu’il n’en arrivait auparavant, l’inondation ne laisserait pas de se faire, parce qu’elle dépend beaucoup plus de la diminution de la vitesse de l’eau que de la quantité de l’eau qui arrive : si cela n’était pas ainsi, on verrait souvent les fleuves déborder pour une heure ou deux, et rentrer ensuite dans leur lit, ce qui n’arrive jamais ; l’inondation dure, au contraire, toujours pendant quelques jours, soit que la pluie cesse ou qu’il arrive une moindre quantité d’eau, parce que le débordement a diminué la vitesse, et que par conséquent la même quantité d’eau n’étant plus emportée dans le même temps qu’elle l’était auparavant, c’est comme s’il en arrivait une plus grande quantité. L’on peut remarquer, à l’occasion de cette diminution, que, s’il arrive qu’un vent constant souffle contre le courant de la rivière, l’inondation sera beaucoup plus grande qu’elle n’aurait été sans cette cause accidentelle, qui diminue la vitesse de l’eau ; comme au contraire, si le vent souffle dans la même direction que suit le courant de la rivière, l’inondation sera bien moindre et diminuera plus promptement. Voici ce que dit M. Granger du débordement du Nil.

« La crue du Nil et son inondation ont longtemps occupé les savants ; la plupart n’ont trouvé que du merveilleux dans la chose du monde la plus naturelle, et qu’on voit dans tous les pays du monde. Ce sont les pluies qui tombent dans l’Abyssinie et dans l’Éthiopie qui font la croissance et l’inondation de ce fleuve ; mais on doit regarder le vent du nord comme cause primitive : 1o parce qu’il chasse les nuages qui portent cette pluie du côté de l’Abyssinie ; 2o parce qu’étant le traversier des deux embouchures du Nil, il en fait refouler les eaux à contre-mont, et empêche par là qu’elles ne se jettent en trop grande quantité dans la mer : on s’assure tous les ans de ce fait lorsque le vent étant au nord et changeant tout à coup au sud, le Nil perd dans un jour ce dont il était crû dans quatre. » (Voyage de Granger. Paris, 1745, p. 13 et 14.)

Les inondations sont ordinairement plus grandes dans les parties supérieures des fleuves que dans les parties inférieures et voisines de leur embouchure, parce que, toutes choses étant égales d’ailleurs, la vitesse d’un fleuve va toujours en augmentant jusqu’à la mer ; et, quoique ordinairement la pente diminue d’autant plus qu’il est plus près de son embouchure, la vitesse cependant est souvent plus grande par les raisons que nous avons rapportées. Le Père Castelli, qui a écrit fort sensément sur cette matière, remarque très bien que la hauteur des levées qu’on a faites pour contenir le Pô va toujours en diminuant jusqu’à la mer, en sorte qu’à Ferrare, qui est à cinquante ou soixante milles de distance de la mer, les levées ont près de vingt pieds de hauteur au-dessus de la surface ordinaire du Pô, au lieu que plus bas, à dix ou douze milles de distance de la mer, les levées n’ont pas douze pieds, quoique le canal du fleuve y soit aussi étroit qu’à Ferrare. (Voyez Racolta d’autori che trattano del moto dell’ acque, vol. Ier, p. 123.)

Au reste, la théorie du mouvement des eaux courantes est encore sujette à beaucoup de difficultés et d’obscurités, et il est très difficile de donner des règles générales qui puissent s’appliquer à tous les cas particuliers : l’expérience est ici plus nécessaire que la spéculation ; il faut non seulement connaître par expérience les effets ordinaires des fleuves en général, mais il faut encore connaître en particulier la rivière à laquelle on a affaire, si l’on veut en raisonner juste et y faire des travaux utiles et durables. Les remarques que j’ai données ci-dessus sont nouvelles pour la plupart ; il serait à désirer qu’on rassemblât beaucoup d’observations semblables : on parviendrait peut-être à éclaircir cette matière et à donner des règles certaines pour contenir et diriger les fleuves, et prévenir la ruine des ponts, des levées et les autres dommages que cause la violente impétuosité des eaux.

Les plus grands fleuves de l’Europe sont le Volga, qui a environ 650 lieues de cours depuis Reschow jusqu’à Astrakhan sur la mer Caspienne ; le Danube, dont le cours est d’environ 450 lieues depuis les montagnes de Suisse jusqu’à la mer Noire ; le Don, qui a 400 lieues de cours depuis la source du Sosna qu’il reçoit, jusqu’à son embouchure dans la mer Noire ; le Niéper, dont le cours est d’environ 350 lieues, qui se jette aussi dans la mer Noire ; la Duine, qui a environ 300 lieues de cours, et qui va se jeter dans la mer Blanche, etc.

Les plus grands fleuves de l’Asie sont le Hoanho de la Chine, qui a 850 lieues de cours en prenant sa source à Raja-Ribron, et qui tombe dans la mer de la Chine, au midi du golfe de Changi ; le Jenisca de la Tartarie, qui a 800 lieues environ d’étendue, depuis le lac Selinga jusqu’à la mer septentrionale de la Tartarie ; le fleuve Oby, qui en a environ 600, depuis le lac Kila jusque dans la mer du Nord, au delà du détroit de Waigats ; le fleuve Amour de la Tartarie orientale, qui a environ 575 lieues de cours, en comptant depuis la source du fleuve Kerlon qui s’y jette, jusqu’à la mer de Kamtschatka où il a son embouchure ; le fleuve Menamcon, qui a son embouchure à Poulo-Condor, et qu’on peut mesurer depuis la source du Longmu qui s’y jette ; le fleuve Kian, dont le cours est environ de 550 lieues, en le mesurant depuis la source de la rivière Kinxa qu’il reçoit, jusqu’à son embouchure dans la mer de la Chine ; le Gange, qui a aussi environ 550 lieues de cours ; l’Euphrate, qui en a 500, en le prenant depuis la source de la rivière Irma qu’il reçoit ; l’Indus, qui a environ 400 lieues de cours, et qui tombe dans la mer d’Arabie à la partie occidentale de Guzerat ; le fleuve Sirderoias, qui a une étendue de 400 lieues environ, et qui se jette dans le lac Aral.

Les plus grands fleuves de l’Afrique sont le Sénégal, qui a 1 125 lieues environ de cours, en y comprenant le Niger qui n’en est en effet qu’une continuation[NdÉ 1], et en remontant le Niger jusqu’à la source du Gombarou, qui se jette dans le Niger ; le Nil, dont la longueur est de 970 lieues, et qui prend sa source dans la haute Éthiopie où il fait plusieurs contours : il y a aussi le Zaïré et le Coanza, desquels on connaît environ 400 lieues, mais qui s’étendent bien plus loin dans les terres de Monoemugi ; le Couama, dont on ne connaît aussi qu’environ 400 lieues, et qui vient de plus loin, des terres de la Cafrerie ; le Quilmanci, dont le cours entier est de 400 lieues, et qui prend sa source dans le royaume de Gingiro.

Enfin les plus grands fleuves de l’Amérique, qui sont aussi les plus larges fleuves du monde, sont la rivière des Amazones, dont le cours est de plus de 1 200 lieues, si l’on remonte jusqu’au lac qui est près de Guanuco, à 30 lieues de Lima, où le Maragnon prend sa source ; et si l’on remonte jusqu’à la source de la rivière Napo, à quelque distance de Quito, le cours de la rivière des Amazones est de plus de 1 000 lieues. (Voyez le Voyage de M. de La Condamine, p. 15 et 16.)

On pourrait dire que le cours du fleuve Saint-Laurent en Canada est de plus de 900 lieues depuis son embouchure en remontant le lac Ontario et le lac Érié, de là au lac Huron, ensuite au lac Supérieur, de là au lac Alemipigo, au lac Cristinaux, et enfin au lac des Assiniboils, les eaux de tous ces lacs tombant des uns dans les autres, et enfin dans le fleuve Saint-Laurent.

Le fleuve du Mississipi a plus de 700 lieues d’étendue depuis son embouchure jusqu’à quelques-unes de ses sources, qui ne sont pas éloignées du lac des Assiniboils dont nous venons de parler.

Le fleuve de la Plata a plus de 800 lieues de cours, en le remontant depuis son embouchure jusqu’à la source de la rivière Parana qu’il reçoit.

Le fleuve Orénoque a plus de 575 lieues de cours, en comptant depuis la source de la rivière Caketa, près de Pasto, qui se jette en partie dans l’Orénoque, et coule aussi en partie vers la rivière des Amazones. (Voyez la Carte de M. de La Condamine.)

La rivière Madera, qui se jette dans celle des Amazones, a plus de 660 ou 670 lieues.

Pour savoir à peu près la quantité d’eau que la mer reçoit par tous les fleuves qui y arrivent, supposons que la moitié du globe soit couverte par la mer, et que l’autre moitié soit terre sèche, ce qui est assez juste ; supposons aussi que la moyenne profondeur de la mer, en la prenant dans toute son étendue, soit d’un quart de mille d’Italie, c’est-à-dire d’environ 230 toises, la surface de toute la terre étant de 170 981 012 milles, la surface de la mer est de 85 490 506 milles carrés, qui, étant multipliés par la profondeur de la mer, donnent 21 372 626 milles cubiques pour la quantité d’eau contenue dans l’océan tout entier. Maintenant, pour calculer la quantité d’eau que l’océan reçoit des rivières, prenons quelque grand fleuve dont la vitesse et la quantité d’eau nous soient connues, le Pô, par exemple, qui passe en Lombardie et qui arrose un pays de 380 milles de longueur, suivant Riccioli ; sa largeur, avant qu’il se divise en plusieurs bouches pour tomber dans la mer, est de 100 perches de Bologne, ou de 1 000 pieds, et sa profondeur de 10 pieds ; sa vitesse est telle, qu’il parcourt quatre milles dans une heure, ainsi le Pô fournit à la mer 200 000 perches cubiques d’eau en une heure, ou 4 800 000 dans un jour ; mais un mille cubique contient 125 000 000 perches cubiques, ainsi il faut vingt-six jours pour qu’il porte à la mer un mille cubique d’eau ; reste maintenant à déterminer la proportion qu’il y a entre la rivière du Pô et toutes les rivières de la terre prises ensemble, ce qu’il est impossible de faire exactement ; mais, pour la savoir à peu près, supposons que la quantité d’eau que la mer reçoit par les grandes rivières dans tous les pays soit proportionnelle à l’étendue et à la surface de ces pays, et que, par conséquent, le pays arrosé par le Pô et par les rivières qui y tombent soit à la surface de toute la terre sèche en même proportion que le Pô est à toutes les rivières de la terre. Or, par les cartes les plus exactes le Pô, depuis sa source jusqu’à son embouchure, traverse un pays de 380 milles de longueur, et les rivières qui y tombent de chaque côté viennent de sources et de rivières qui sont à environ 60 milles de distance du Pô ; ainsi ce fleuve, et les rivières qu’il reçoit, arrosent un pays de 380 milles de long et de 120 milles de large, ce qui fait 45 600 milles carrés : mais la surface de toute la terre sèche est de 85 490 506 milles carrés ; par conséquent, la quantité d’eau que toutes les rivières portent à la mer sera 1 874 fois plus grande que la quantité que le Pô lui fournit ; mais comme vingt-six rivières comme le Pô fournissent un mille cubique d’eau à la mer par jour, il s’ensuit que dans l’espace d’un an 1 874 rivières comme le Pô fourniront à la mer 26 308 milles cubiques d’eau, et que, dans l’espace de 812 ans, toutes ces rivières fourniraient à la mer 21 372 626 milles cubiques d’eau, c’est-à-dire autant qu’il y en a dans l’océan, et que par conséquent il ne faudrait que 812 ans pour le remplir. (Voyez J. Keill, Examinat. of Burnet’s Theory. London, 1734, p. 126 et suiv.)

Il résulte de ce calcul que la quantité d’eau que l’évaporation enlève de la surface de la mer, que les vents transportent sur la terre, et qui produit tous les ruisseaux et tous les fleuves, est d’environ 245 lignes, ou de 20 à 21 pouces par an, ou d’environ les deux tiers d’une ligne par jour ; ceci est une très petite évaporation, quand même on la doublerait ou triplerait, afin de tenir compte de l’eau qui retombe sur la mer et qui n’est pas transportée sur la terre. (Voyez, sur ce sujet, l’écrit de Halley dans les Trans. philos., no 192, où il fait voir évidemment et par le calcul que les vapeurs qui s’élèvent au-dessus de la mer et que les vents transportent sur la terre sont suffisantes pour former toutes les rivières et entretenir toutes les eaux qui sont à la surface de la terre.)

Après le Nil, le Jourdain est le fleuve le plus considérable qui soit dans le Levant, et même dans la Barbarie ; il fournit à la mer Morte environ six millions de tonnes d’eau par jour : toute cette eau, et au delà, est enlevée par l’évaporation ; car, en comptant, suivant le calcul de Halley, 6 914 tonnes d’eau qui se réduit en vapeurs sur chaque mille superficiel, on trouve que la mer Morte, qui a 72 milles de long sur 18 milles de large, doit perdre tous les jours par l’évaporation près de neuf millions de tonnes d’eau, c’est-à-dire non seulement toute l’eau qu’elle reçoit du Jourdain, mais encore celle des petites rivières qui y arrivent des montagnes de Moab et d’ailleurs ; par conséquent, elle ne communique avec aucune autre mer par des canaux souterrains. (Voyez les Voyages de Shaw, vol. II, p. 71.)

Les fleuves les plus rapides de tous sont le Tigre, l’Indus, le Danube, l’Yrtisch en Sibérie, le Malmistra en Cilicie, etc. (Voyez Varenii Geograph., p. 178) ; mais, comme nous l’avons dit au commencement de cet article, la mesure de la vitesse des eaux d’un fleuve dépend de deux causes : la première est la pente, et la seconde le poids et la quantité d’eau ; en examinant sur le globe quels sont les fleuves qui ont le plus de pente, on trouvera que le Danube en a beaucoup moins que le Pô, le Rhin et le Rhône, puisque, tirant quelques-unes de ses sources des mêmes montagnes, le Danube a un cours beaucoup plus long qu’aucun de ces trois autres fleuves, et qu’il tombe dans la mer Noire, qui est plus élevée que la Méditerranée, et peut-être plus que l’Océan.

Tous les grands fleuves reçoivent beaucoup d’autres rivières dans toute l’étendue de leur cours : on a compté, par exemple, que le Danube reçoit plus de deux cents, tant ruisseaux que rivières ; mais, en ne comptant que les rivières assez considérables que les fleuves reçoivent, on trouvera que le Danube en reçoit trente ou trente et une, le Volga en reçoit trente-deux ou trente-trois, le Don cinq ou six, le Niéper dix-neuf ou vingt, la Duine onze ou douze ; et de même, en Asie, le Hoanho reçoit trente-quatre ou trente-cinq rivières, le Jénisca en reçoit plus de soixante, l’Oby tout autant, le fleuve Amour environ quarante, le Kian ou fleuve de Nankin en reçoit environ trente, le Gange plus de vingt, l’Euphrate dix ou onze, etc. En Afrique, le Sénégal reçoit plus de vingt rivières ; le Nil ne reçoit aucune rivière qu’à plus de cinq cents lieues de son embouchure ; la dernière qui y tombe est le Moraba, et de cet endroit jusqu’à sa source il reçoit environ douze ou treize rivières ; en Amérique, le fleuve des Amazones en reçoit plus de soixante, et toutes fort considérables ; le fleuve Saint-Laurent environ quarante, en comptant celles qui tombent dans les lacs ; le fleuve Mississipi plus de quarante, le fleuve de la Plata plus de cinquante, etc.

Il y a sur la surface de la terre des contrées élevées qui paraissent être des points de partage marqués par la nature pour la distribution des eaux. Les environs du mont Saint-Gothard sont un de ces points en Europe ; un autre point est le pays situé entre les provinces de Belozera et de Vologda en Moscovie, d’où descendent des rivières dont les unes vont à la mer Blanche, d’autres à la mer Noire, et d’autres à la mer Caspienne ; en Asie, le pays des Tartares Mogols, d’où il coule des rivières dont les unes vont se rendre dans la mer Tranquille ou mer de la Nouvelle-Zemble, d’autres au golfe Linchidolin, d’autres à la mer de Corée, d’autres à celle de la Chine, et de même le Petit-Thibet, dont les eaux coulent vers la mer de la Chine, vers le golfe de Bengale, vers le golfe de Cambaïe et vers le lac Aral ; en Amérique, la province de Quito, qui fournit des eaux à la mer du Sud, à la mer du Nord et au golfe du Mexique.

Il y a dans l’ancien continent environ quatre cent trente fleuves qui tombent immédiatement dans l’Océan ou dans la Méditerranée et la mer Noire, et dans le nouveau continent on ne connaît guère que cent quatre-vingts fleuves qui tombent immédiatement dans la mer ; au reste, je n’ai compris dans ce nombre que des rivières grandes au moins comme l’est la Somme en Picardie.

Toutes ces rivières transportent à la mer avec leurs eaux une grande quantité de parties minérales et salines qu’elles ont enlevées des différents terrains par où elles ont passé. Les particules de sel qui, comme l’on sait, se dissolvent aisément, arrivent à la mer avec les eaux des fleuves. Quelques physiciens, et entre autres Halley, ont prétendu que la salure de la mer ne provenait que des sels de la terre que les fleuves y transportent ; d’autres ont dit que la salure de la mer était aussi ancienne que la mer même, et que ce sel n’avait été créé que pour l’empêcher de se corrompre ; mais on peut croire que l’eau de la mer est préservée de la corruption par l’agitation des vents et par celle du flux et reflux, autant que par le sel qu’elle contient ; car, quand on la garde dans un tonneau, elle se corrompt au bout de quelques jours, et Boyle rapporte qu’un navigateur, pris par un calme qui dura treize jours, trouva la mer si infectée au bout de ce temps que, si le calme n’eût cessé, la plus grande partie de son équipage aurait péri. (Vol. III, p. 222.) L’eau de la mer est aussi mêlée d’une huile bitumineuse, qui lui donne un goût désagréable et qui la rend très malsaine. La quantité de sel que l’eau de la mer contient est d’environ une quarantième partie, et la mer est à peu près également salée partout, au-dessus comme au fond, également sous la ligne et au cap de Bonne-Espérance, quoiqu’il y ait quelques endroits, comme à la côte de Mozambique, où elle est plus salée qu’ailleurs. (Voyez Boyle, vol. III, p. 217.) On prétend aussi qu’elle est moins salée dans la zone arctique ; cela peut venir de la grande quantité de neige et des grands fleuves qui tombent dans ces mers, et de ce que la chaleur du soleil n’y produit que peu d’évaporation, en comparaison de l’évaporation qui se fait dans les climats chauds.

Quoi qu’il en soit, je crois que les vraies causes de la salure de la mer sont non seulement les bancs de sel qui ont pu se trouver au fond de la mer et le long des côtes, mais encore les sels mêmes de la terre que les fleuves y transportent continuellement, et que Halley a eu quelque raison de présumer qu’au commencement du monde la mer n’était que peu ou point salée, qu’elle l’est devenue par degrés et à mesure que les fleuves y ont amené des sels ; que cette salure augmente peut-être tous les jours et augmentera toujours de plus en plus, et par conséquent il a pu conclure qu’en faisant des expériences pour reconnaître la quantité de sel dont l’eau d’un fleuve est chargée lorsqu’elle arrive à la mer, et qu’en supputant la quantité d’eau que tous les fleuves y portent, on viendrait à connaître l’ancienneté du monde par le degré de la salure de la mer.

Les plongeurs et les pêcheurs de perles assurent, au rapport de Boyle, que plus on descend dans la mer, plus l’eau est froide ; que le froid est même si grand à une profondeur considérable, qu’ils ne peuvent le souffrir, et que c’est par cette raison qu’ils ne demeurent pas aussi longtemps sous l’eau, lorsqu’ils descendent à une profondeur un peu grande, que quand ils ne descendent qu’à une petite profondeur. Il me paraît que le poids de l’eau pourrait en être la cause aussi bien que le froid, si on descendait à une grande profondeur, comme trois ou quatre cents brasses ; mais, à la vérité, les plongeurs ne descendent jamais à plus de cent pieds ou environ. Le même auteur rapporte que dans un voyage aux Indes orientales, au delà de la ligne, à environ 35 degrés de latitude sud, on laissa tomber une sonde à quatre cents brasses de profondeur, et qu’ayant retiré cette sonde, qui était de plomb et qui pesait environ 30 à 35 livres, elle était devenue si froide, qu’il semblait toucher un morceau de glace. On sait aussi que les voyageurs, pour rafraîchir leur vin, descendent les bouteilles à plusieurs brasses de profondeur dans la mer, et plus on les descend, plus le vin est frais.

Tous ces faits pourraient faire présumer que l’eau de la mer est plus salée au fond qu’à la surface ; cependant on a des témoignages contraires, fondés sur des expériences qu’on a faites pour tirer dans des vases, qu’on ne débouchait qu’à une certaine profondeur, de l’eau de la mer, laquelle ne s’est pas trouvée plus salée que celle de la surface ; il y a même des endroits où l’eau de la surface étant salée, l’eau du fond se trouve douce, et cela doit arriver dans tous les lieux où il y a des fontaines et des sources qui sortent au fond de la mer, comme auprès de Goa, à Ormuz, et même dans la mer de Naples, où il y a des sources chaudes dans le fond.

Il y a d’autres endroits où l’on a remarqué des sources bitumineuses et des couches de bitume au fond de la mer, et sur la terre il y a une grande quantité de ces sources qui portent le bitume mêlé avec l’eau dans la mer. À la Barbade, il y a une source de bitume pur qui coule des rochers jusqu’à la mer ; le sel et le bitume sont donc les matières dominantes dans l’eau de la mer ; mais elle est encore mêlée de beaucoup d’autres matières, car le goût de l’eau n’est pas le même dans toutes les parties de l’océan ; d’ailleurs l’agitation et la chaleur du soleil altèrent le goût naturel que devrait avoir l’eau de la mer, et les couleurs différentes des différentes mers, et des mêmes mers en différents temps, prouvent que l’eau de la mer contient des matières de bien des espèces, soit qu’elle les détache de son propre fond, soit qu’elles y soient amenées par les fleuves.

Presque tous les pays arrosés par de grands fleuves sont sujets à des inondations périodiques, surtout les pays bas et voisins de leur embouchure, et les fleuves qui tirent leurs sources de fort loin sont ceux qui débordent le plus régulièrement. Tout le monde a entendu parler des inondations du Nil : il conserve dans un grand espace, et fort loin dans la mer, la douceur et la blancheur de ses eaux. Strabon et les autres anciens auteurs ont écrit qu’il avait sept embouchures, mais aujourd’hui il n’en reste que deux qui soient navigables ; il y a un troisième canal qui descend à Alexandrie pour remplir les citernes, et un quatrième canal qui est encore plus petit ; comme on a négligé depuis fort longtemps de nettoyer les canaux, ils se sont comblés : les anciens employaient à ce travail un grand nombre d’ouvriers et de soldats ; et tous les ans, après l’inondation, l’on enlevait le limon et le sable qui étaient dans les canaux ; ce fleuve en charrie une très grande quantité. La cause du débordement du Nil vient des pluies qui tombent en Éthiopie : elles commencent au mois d’avril, et ne finissent qu’au mois de septembre ; pendant les trois premiers mois, les jours sont sereins et beaux ; mais, dès que le soleil se couche, il pleut jusqu’à ce qu’il se lève, ce qui est accompagné ordinairement de tonnerres et d’éclairs. L’inondation ne commence en Égypte que vers le 17 juin ; elle augmente ordinairement pendant quarante jours, et diminue pendant tout autant de temps ; tout le plat pays de l’Égypte est inondé. Mais ce débordement est bien moins considérable aujourd’hui qu’il ne l’était autrefois, car Hérodote nous dit que le Nil était cent jours à croître et autant à décroître ; si le fait est vrai, on ne peut guère en attribuer la cause qu’à l’élévation du terrain que le limon des eaux a haussé peu à peu, et à la diminution de la hauteur des montagnes de l’intérieur de l’Afrique dont il tire sa source : il est assez naturel d’imaginer que ces montagnes ont diminué, parce que les pluies abondantes, qui tombent dans ces climats pendant la moitié de l’année, entraînent les sables et les terres du dessus des montagnes dans les vallons, d’où les torrents les charrient dans le canal du Nil, qui en emporte une bonne partie en Égypte, où il les dépose dans ses débordements.

Le Nil n’est pas le seul fleuve dont les inondations soient périodiques et annuelles : on a appelé la rivière de Pégu le Nil indien, parce que ses débordements se font tous les ans régulièrement ; il inonde ce pays à plus de trente lieues de ses bords, et il laisse, comme le Nil, un limon qui fertilise si fort la terre, que les pâturages y deviennent excellents pour le bétail, et que le riz y vient en si grande abondance qu’on en charge tous les ans un grand nombre de vaisseaux, sans que le pays en manque. (Voyez Voyages d’Ovington, t. II, p. 290.) Le Niger, ou ce qui revient au même, la partie supérieure du Sénégal, déborde aussi comme le Nil, et l’inondation, qui couvre tout le plat pays de la Nigritie, commence à peu près dans le même temps que celle du Nil, vers le 15 juin ; elle augmente aussi pendant quarante jours. Le fleuve de la Plata au Brésil déborde aussi tous les ans, et dans le même temps que le Nil ; le Gange, l’Indus, l’Euphrate et quelques autres débordent aussi tous les ans ; mais tous les autres fleuves n’ont pas des débordements périodiques, et, quand il arrive des inondations, c’est un effet de plusieurs causes qui se combinent pour fournir une plus grande quantité d’eau qu’à l’ordinaire et pour retarder en même temps la vitesse du fleuve.

Nous avons dit que, dans presque tous les fleuves, la pente de leur lit va toujours en diminuant jusqu’à leur embouchure d’une manière assez insensible ; mais il y en a dont la pente est très brusque dans certains endroits, ce qui forme ce qu’on appelle une cataracte, qui n’est autre chose qu’une chute d’eau plus vive que le courant ordinaire du fleuve. Le Rhin, par exemple, a deux cataractes, l’une à Bilefeld et l’autre auprès de Schaffhouse ; le Nil en a plusieurs, et entre autres deux qui sont très violentes et qui tombent de fort haut entre deux montagnes ; la rivière Vologda en Moscovie a aussi deux cataractes auprès de Ladoga ; le Zaïré, fleuve de Congo, commence par une forte cataracte qui tombe du haut d’une montagne ; mais la plus fameuse cataracte est celle de la rivière Niagara en Canada ; elle tombe de cent cinquante-six pieds de hauteur perpendiculaire comme un torrent prodigieux, et elle a plus d’un quart de lieue de largeur ; la brume ou le brouillard que l’eau fait en tombant se voit de cinq lieues et s’élève jusqu’aux nues ; il s’y forme un très bel arc-en-ciel lorsque le soleil donne dessus. Au-dessous de cette cataracte, il y a des tournoiements d’eau si terribles, qu’on ne peut y naviguer jusqu’à six milles de distance, et au-dessus de la cataracte la rivière est beaucoup plus étroite qu’elle ne l’est dans les terres supérieures. (Voyez Transact. philosoph. abr., vol. VI, part. 2, pag. 119.) Voici la description qu’en donne le Père Charlevoix :

« Mon premier soin fut de visiter la plus belle cascade qui soit peut-être dans la nature ; mais je reconnus d’abord que le baron de La Hontan s’était trompé sur sa hauteur et sur sa figure, de manière à faire juger qu’il ne l’avait point vue.

» Il est certain que si on mesure sa hauteur par les trois montagnes qu’il faut franchir d’abord, il n’y a pas beaucoup à rabattre des six cents pieds que lui donne la carte de M. Delisle, qui, sans doute, n’a avancé ce paradoxe que sur la foi du baron de La Hontan et du P. Hennepin. Mais, après que je fus arrivé au sommet de la troisième montagne, j’observai que dans l’espace de trois lieues que je fis ensuite jusqu’à cette chute d’eau, quoiqu’il faille quelquefois monter, il faut encore plus descendre, et c’est à quoi ces voyageurs paraissent n’avoir pas fait assez d’attention. Comme on ne peut approcher la cascade que de côté, ni la voir que de profil, il n’est pas aisé d’en mesurer la hauteur avec les instruments : on a voulu le faire avec une longue corde attachée à une longue perche, et, après avoir souvent réitéré cette manière, on n’a trouvé que cent quinze ou cent vingt pieds de profondeur ; mais il n’est pas possible de s’assurer si la perche n’a pas été arrêtée par quelque rocher qui avançait ; car, quoiqu’on l’eût toujours retirée mouillée aussi bien qu’un bout de la corde à quoi elle était attachée, cela ne prouve rien, puisque l’eau qui se précipite de la montagne rejaillit fort haut en écumant ; pour moi, après l’avoir considérée de tous les endroits d’où on peut l’examiner à son aise, j’estime qu’on ne saurait lui donner moins de cent quarante ou cent cinquante pieds.

» Quant à sa figure, elle est en fer à cheval, et elle a environ quatre cents pas de circonférence ; mais précisément dans son milieu elle est partagée en deux par une île fort étroite et d’un demi-quart de lieue de long, qui y aboutit. Il est vrai que ces deux parties ne tardent pas à se rejoindre ; celle qui était de mon côté, et qu’on ne voyait que de profil, a plusieurs pointes qui avancent ; mais celle que je découvrais en face me parut fort unie. Le baron de La Hontan y ajoute un torrent qui vient de l’ouest ; il faut que dans la fonte des neiges les eaux sauvages viennent se décharger là par quelque ravine, etc. » (Tome III, page 332, etc.)

Il y a une autre cataracte à trois lieues d’Albanie, dans la province de la Nouvelle-York, qui a environ cinquante pieds de hauteur perpendiculaire, et de cette chute d’eau il s’élève aussi un brouillard dans lequel on aperçoit un léger arc-en-ciel qui change de place à mesure qu’on s’en éloigne ou qu’on s’en approche. (Voyez Trans. phil. abr., vol. VI, part. 2, page 119.)

En général, dans tous les pays où le nombre d’hommes n’est pas assez considérable pour former des sociétés policées, les terrains sont plus irréguliers et le lit des fleuves plus étendu, moins égal et rempli de cataractes. Il a fallu des siècles pour rendre le Rhône et la Loire navigables ; c’est en contenant les eaux, en les dirigeant et en nettoyant le fond des fleuves, qu’on leur donne un cours assuré ; dans toutes les terres où il y a peu d’habitants, la nature est brute et quelquefois difforme.

Il y a des fleuves qui se perdent dans les sables, d’autres qui semblent se précipiter dans les entrailles de la terre ; le Guadalquivir en Espagne, la rivière de Gottemburg en Suède, et le Rhin même, se perdent dans la terre. On assure que, dans la partie occidentale de l’île Saint-Domingue, il y a une montagne d’une hauteur considérable, au pied de laquelle sont plusieurs cavernes où les rivières et les ruisseaux se précipitent avec tant de bruit qu’on l’entend de sept ou huit lieues. (Voyez Varenii Geograph. general., page 43.)

Au reste, le nombre de ces fleuves qui se perdent dans le sein de la terre est fort petit, et il n’y a pas d’apparence que ces eaux descendent bien bas dans l’intérieur du globe ; il est plus vraisemblable qu’elles se perdent, comme celles du Rhin, en se divisant dans les sables, ce qui est fort ordinaire aux petites rivières qui arrosent les terrains secs et sablonneux ; on en a plusieurs exemples en Afrique, en Perse, en Arabie, etc. Les fleuves du Nord transportent dans les mers une prodigieuse quantité de glaçons qui, venant à s’accumuler, forment ces masses énormes de glace si funestes aux voyageurs ; un des endroits de la mer Glaciale où elles sont le plus abondantes est le détroit de Waigats, qui est gelé en entier pendant la plus grande partie de l’année ; ces glaces sont formées des glaçons que le fleuve Oby transporte presque continuellement ; elles s’attachent le long des côtes et s’élèvent à une hauteur considérable des deux côtés du détroit ; le milieu du détroit est l’endroit qui gèle le dernier, et où la glace est le moins élevée ; lorsque le vent cesse de venir du nord et qu’il souffle dans la direction du détroit, la glace commence à fondre et à se rompre dans le milieu ; ensuite il s’en détache des côtes de grandes masses qui voyagent dans la haute mer. Le vent, qui pendant tout l’hiver vient du nord et passe sur les terres gelées de la Nouvelle-Zemble, rend le pays arrosé par l’Oby et toute la Sibérie si froids, qu’à Tobolsk même, qui est au 57e degré, il n’y a point d’arbres fruitiers, tandis qu’en Suède, à Stockholm, et même à de plus hautes latitudes, on a des arbres fruitiers et des légumes ; cette différence ne vient pas, comme on l’a cru, de ce que la mer de Laponie est moins froide que celle du détroit, ou de ce que la terre de la Nouvelle-Zemble l’est plus que celle de la Laponie, mais uniquement de ce que la mer Baltique et le golfe de Bothnie adoucissent un peu la rigueur des vents du nord, au lieu qu’en Sibérie il n’y a rien qui puisse tempérer l’activité du froid. Ce que je dis ici est fondé sur de bonnes observations ; il ne fait jamais aussi froid sur les côtes de la mer que dans l’intérieur des terres ; il y a des plantes qui passent l’hiver en plein air à Londres, et qu’on ne peut conserver à Paris ; et la Sibérie, qui fait un vaste continent où la mer n’entre pas, est par cette raison plus froide que la Suède, qui est environnée de la mer presque de tous côtés.

Le pays du monde le plus froid est le Spitzberg ; c’est une terre au 78e degré de latitude, toute formée de petites montagnes aiguës ; ces montagnes sont composées de gravier et de certaines pierres plates, semblables à de petites pierres d’ardoises grises, entassées les unes sur les autres. Ces collines se forment, disent les voyageurs, de ces petites pierres et de ces graviers que les vents amoncellent ; elles croissent à vue d’œil, et les matelots en découvrent tous les ans de nouvelles : on ne trouve dans ce pays que des rennes, qui paissent une petite herbe fort courte et de la mousse. Au-dessus de ces petites montagnes, et à plus d’une lieue de la mer, on a trouvé un mât qui avait une poulie attachée à un de ses bouts, ce qui a fait penser que la mer passait autrefois sur ces montagnes, et que ce pays est formé nouvellement ; il est inhabité et inhabitable ; le terrain qui forme ces petites montagnes n’a aucune liaison, et il en sort une vapeur si froide et si pénétrante, qu’on est gelé pour peu qu’on y demeure.

Les vaisseaux qui vont au Spitzberg pour la pêche de la baleine y arrivent au mois de juillet et en partent vers le 15 d’août, les glaces empêcheraient d’entrer dans cette mer avant ce temps, et d’en sortir après ; on y trouve des morceaux prodigieux de glaces épaisses de 60, 70 et 80 brasses. Il y a des endroits où il semble que la mer soit glacée jusqu’au fond ; ces glaces, qui sont si élevées au-dessus du niveau de la mer, sont claires et luisantes comme du verre. (Voyez le Recueil des voyages du Nord, t. Ier, p. 154.)

Il y a aussi beaucoup de glaces dans les mers du nord de l’Amérique, comme dans la baie de l’Ascension, dans les détroits de Hudson, de Cumberland, de Davis, de Frobisher, etc. Robert Lade nous assure que les montagnes de Frisland sont entièrement couvertes de neige, et toutes les côtes de glace, comme d’un boulevard qui ne permet pas d’en approcher : « Il est, dit-il, fort remarquable que dans cette mer on trouve des îles de glace de plus d’une demi-lieue de tour, extrêmement élevées, et qui ont 70 ou 80 brasses de profondeur dans la mer ; cette glace, qui est douce, est peut-être formée dans les détroits des terres voisines, etc. Ces îles, ou montagnes de glace, sont si mobiles, que dans des temps orageux elles suivent la course d’un vaisseau comme si elles étaient entraînées dans le même sillon ; il y en a de si grosses, que leur superficie au-dessus de l’eau surpasse l’extrémité des mâts des plus gros navires, etc. » (Voyez la traduction des Voyages de Lade, par M. l’abbé Prévôt, t. II, p. 305 et suiv.)

On trouve, dans le Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la Compagnie des Indes de Hollande, un petit journal historique au sujet des glaces de la Nouvelle-Zemble dont voici l’extrait : « Au cap de Troost, le temps fut si embrumé qu’il fallut amarrer le vaisseau à un banc de glace qui avait 36 brasses de profondeur dans l’eau, et environ 16 brasses au-dessus, si bien qu’il y avait 52 brasses d’épaisseur…

» Le 10 d’août, les glaces s’étant séparées, les glaçons commencèrent à flotter, et alors on remarqua que le gros banc de glace auquel le vaisseau avait été amarré touchait au fond, parce que tous les autres passaient au long et le heurtaient sans l’ébranler ; on craignit donc de demeurer pris dans les glaces, et on tâcha de sortir de ce parage, quoiqu’en passant on trouvât déjà l’eau prise, le vaisseau faisant craquer la glace bien loin autour de lui ; enfin on aborda un autre banc, où l’on porta vite l’ancre de touée, et l’on s’y amarra jusqu’au soir.

» Après le repas, pendant le premier quart, les glaces commencèrent à se rompre avec un bruit si terrible qu’il n’est pas possible de l’exprimer. Le vaisseau avait le cap au courant qui charriait les glaçons, si bien qu’il fallut filer du câble pour se retirer ; on compta plus de quatre cents gros bancs de glace, qui enfonçaient de dix brasses dans l’eau et paraissaient de la hauteur de deux brasses au-dessus.

» Ensuite on amarra le vaisseau à un autre banc qui enfonçait de six grandes brasses, et l’on y mouilla en croupière. Dès qu’on y fut établi, on vit encore un autre banc peu éloigné de cet endroit-là, dont le haut s’élevait en pointe, tout de même que la pointe d’un clocher, et il touchait le fond de la mer ; on s’avança vers ce banc, et l’on trouva qu’il avait vingt brasses de haut dans l’eau, et à peu près douze brasses au-dessus.

» Le 11 août, on nagea encore vers un autre banc qui avait dix-huit brasses de profondeur et dix brasses au-dessus de l’eau…

» Le 21, les Hollandais entrèrent assez avant dans le port des glaces, et y demeurèrent à l’ancre pendant la nuit ; le lendemain matin, ils se retirèrent et allèrent amarrer leur bâtiment à un banc de glace sur lequel ils montèrent et dont ils admirèrent la figure comme une chose très singulière ; ce banc était couvert de terre sur le haut, et on y trouva près de quarante œufs ; la couleur n’en était pas non plus comme celle de la glace, elle était d’un bleu céleste. Ceux qui étaient là raisonnèrent beaucoup sur cet objet : les uns disaient que c’était un effet de la glace, et les autres soutenaient que c’était une terre gelée. Quoi qu’il en fût, ce banc était extrêmement haut : il avait environ dix-huit brasses sous l’eau et dix brasses au-dessus. » (Troisième voyage des Hollandais par le Nord, t. Ier, p. 46, etc.)

Wafer rapporte que près de la Terre-de-Feu il a rencontré plusieurs glaces flottantes très élevées, qu’il prit d’abord pour des îles. Quelques-unes, dit-il, paraissaient avoir une lieue ou deux de long, et la plus grosse de toutes lui parut avoir quatre ou cinq cents pieds de haut. (Voyez le Voyage de Wafer, imprimé à la suite de ceux de Dampier, t. IV, p. 304.)

Toutes ces glaces, comme je l’ai dit dans l’article vi, viennent des fleuves qui les transportent dans la mer ; celles de la mer de la Nouvelle-Zemble et du détroit de Waigats viennent de l’Oby, et peut-être du Jénisca et des autres grands fleuves de la Sibérie et de la Tartarie ; celles du détroit de Hudson viennent de la baie de l’Ascension, où tombent plusieurs fleuves du nord de l’Amérique ; celles de la Terre-de-Feu viennent du continent austral, et, s’il y en a moins sur les côtes de la Laponie septentrionale que sur celles de la Sibérie et au détroit de Waigats, quoique la Laponie septentrionale soit plus près du pôle, c’est que toutes les rivières de la Laponie tombent dans le golfe de Bothnie et qu’aucune ne va dans la mer du Nord : elles peuvent aussi se former dans les détroits où les marées s’élèvent beaucoup plus haut qu’en pleine mer, et où par conséquent les glaçons qui sont à la surface peuvent s’amonceler et former ces bancs de glace qui ont quelques brasses de hauteur ; mais, pour celles qui ont quatre ou cinq cents pieds de hauteur, il me paraît qu’elles ne peuvent se former ailleurs que contre des côtes élevées, et j’imagine que, dans le temps de la fonte des neiges qui couvrent le dessus de ces côtes, il en découle des eaux qui, tombant sur des glaces, se glacent elles-mêmes de nouveau, et augmentent ainsi le volume des premières jusqu’à cette hauteur de quatre ou cinq cents pieds ; qu’ensuite, dans un été plus chaud, par l’action des vents et par l’agitation de la mer, et peut-être même par leur propre poids, ces glaces collées contre les côtes se détachent et voyagent ensuite dans la mer au gré du vent, et qu’elles peuvent arriver jusque dans les climats tempérés avant que d’être entièrement fondues.





ADDITIONS

À L’ARTICLE QUI A POUR TITRE : DES FLEUVES.



I. — Observations qu’il faut ajouter à celles que j’ai données sur la théorie des eaux courantes.

Au sujet de la théorie des eaux courantes, je vais ajouter une observation nouvelle, que j’ai faite depuis que j’ai établi des usines, où la différente vitesse de l’eau peut se reconnaître assez exactement. Sur neuf roues qui composent le mouvement de ces usines, dont les unes reçoivent leur impulsion par une colonne d’eau de deux ou trois pieds, et les autres de cinq à six pieds de hauteur, j’ai été assez surpris d’abord de voir que toutes ces roues tournaient plus vite la nuit que le jour, et que la différence était d’autant plus grande que la colonne d’eau était plus haute et plus large. Par exemple, si l’eau a six pieds de chute, c’est-à-dire si le bief près de la vanne a six pieds de hauteur d’eau et que l’ouverture de la vanne ait deux pieds de hauteur, la roue tournera, pendant la nuit, d’un dixième et quelquefois d’un neuvième plus vite que pendant le jour ; et s’il y a moins de hauteur d’eau, la différence entre la vitesse pendant la nuit et pendant le jour sera moindre, mais toujours assez sensible pour être reconnue. Je me suis assuré de ce fait en mettant des marques blanches sur les roues, et en comptant avec une montre à secondes le nombre de leurs révolutions dans un même temps, soit la nuit, soit le jour, et j’ai constamment trouvé, par un très grand nombre d’observations, que le temps de la plus grande vitesse des roues était l’heure la plus froide de la nuit, et qu’au contraire celui de la moindre vitesse était le moment de la plus grande chaleur du jour : ensuite, j’ai de même reconnu que la vitesse de toutes les roues est généralement plus grande en hiver qu’en été. Ces faits, qui n’ont été remarqués par aucun physicien, sont importants dans la pratique. La théorie en est bien simple : cette augmentation de vitesse dépend uniquement de la densité de l’eau, laquelle augmente par le froid et diminue par le chaud ; et comme il ne peut passer que le même volume par la vanne, il se trouve que ce volume d’eau, plus dense pendant la nuit et en hiver qu’il ne l’est pendant le jour ou en été, agit avec plus de masse sur la roue, et lui communique par conséquent une plus grande quantité de mouvement. Ainsi, toutes choses étant égales d’ailleurs, on aura moins de perte à faire chômer ces usines à l’eau pendant la chaleur du jour, et à les faire travailler pendant la nuit. J’ai vu, dans mes forges, que cela ne laissait pas d’influer d’un douzième sur le produit de la fabrication du fer.

Une seconde observation, c’est que de deux roues, l’une plus voisine que l’autre du bief, mais du reste parfaitement égales, et toutes deux mues par une égale quantité d’eau qui passe par des vannes égales, celle des roues qui est la plus voisine du bief tourne toujours plus vite que l’autre, qui en est plus éloignée, et à laquelle l’eau ne peut arriver qu’après avoir parcouru un certain espace dans le courant particulier qui aboutit à cette roue. On sent bien que le frottement de l’eau contre les parois de ce canal doit en diminuer la vitesse, mais cela seul ne suffit pas pour rendre raison de la différence considérable qui se trouve entre le mouvement de ces deux roues : elle provient, en premier lieu, de ce que l’eau contenue dans ce canal cesse d’être pressée latéralement, comme elle l’est en effet lorsqu’elle entre par la vanne du bief et qu’elle frappe immédiatement les aubes de la roue ; secondement, cette inégalité de vitesse, qui se mesure sur la distance du bief à ces roues, vient encore de ce que l’eau qui sort d’une vanne n’est pas une colonne qui ait les dimensions de la vanne ; car l’eau forme dans son passage un cône irrégulier, d’autant plus déprimé sur les côtés, que la masse d’eau dans le bief a plus de largeur. Si les aubes de la roue sont très près de la vanne, l’eau s’y applique presque à la hauteur de l’ouverture de la vanne ; mais si la roue est plus éloignée du bief, l’eau s’abaisse dans le coursier et ne frappe plus les aubes de la roue à la même hauteur ni avec autant de vitesse que dans le premier cas ; et ces deux causes réunies produisent cette diminution de vitesse dans les roues qui sont éloignées du bief.


II. — Sur la salure de la mer.

Au sujet de la salure de la mer, il y a deux opinions, qui toutes deux sont fondées et en partie vraies : Halley attribue la salure de la mer uniquement aux sels de la terre que les fleuves y transportent, et pense même qu’on peut reconnaître l’ancienneté du monde par le degré de cette salure des eaux de la mer. Leibniz croit, au contraire, que le globe de la terre ayant été liquéfié par le feu, les sels et les autres parties empyreumatiques ont produit avec les vapeurs aqueuses une eau lixivielle et salée, et que par conséquent la mer avait son degré de salure dès le commencement. Les opinions de ces deux grands physiciens, quoique opposées, doivent être réunies, et peuvent même s’accorder avec la mienne. Il est en effet très probable que l’action du feu, combinée avec celle de l’eau, a fait la dissolution de toutes les matières salines qui se sont trouvées à la surface de la terre dès le commencement, et que par conséquent le premier degré de salure de la mer provient de la cause indiquée par Leibniz ; mais cela n’empêche pas que la seconde cause, désignée par Halley, n’ait aussi très considérablement influé sur le degré de la salure actuelle de la mer, qui ne peut manquer d’aller toujours en augmentant, parce qu’en effet les fleuves ne cessent de transporter à la mer une grande quantité de sels fixes, que l’évaporation ne peut enlever : ils restent donc mêlés avec la masse des eaux qui, dans la mer, se trouvent généralement d’autant plus salées, qu’elles sont plus éloignées de l’embouchure des fleuves, et que la chaleur du climat y produit une plus grande évaporation. La preuve que cette seconde cause y fait peut-être autant et plus que la première, c’est que tous les lacs dont il sort des fleuves ne sont point salés, tandis que presque tous ceux qui reçoivent des fleuves, sans qu’ils en sortent, sont imprégnés de sel. La mer Caspienne, le lac Aral, la mer Morte, etc., ne doivent leur salure qu’aux sels que les fleuves y transportent, et que l’évaporation ne peut enlever.


III. — Sur les cataractes perpendiculaires.

J’ai dit que la cataracte de la rivière de Niagara au Canada était la plus fameuse, et qu’elle tombait de 156 pieds de hauteur perpendiculaire. J’ai depuis été informé[3] qu’il se trouve en Europe une cataracte qui tombe de 300 pieds de hauteur : c’est celle de Terni, petite ville sur la route de Rome à Bologne. Elle est formée par la rivière de Vélino, qui prend sa source dans les montagnes de l’Abruzze. Après avoir passé par Riette, ville frontière du royaume de Naples, elle se jette dans le lac de Luco, qui parait entretenu par des sources abondantes, car elle en sort plus forte qu’elle n’y est entrée, et va jusqu’au pied de la montagne del-Marmore, d’où elle se précipite par un saut perpendiculaire de 300 pieds ; elle tombe comme dans un abîme, d’où elle s’échappe avec une espèce de fureur. La rapidité de sa chute brise ses eaux avec tant d’effort contre les rochers et sur le fond de cet abîme qu’il s’en élève une vapeur humide, sur laquelle les rayons du soleil forment des arcs-en-ciel qui sont très variés ; et lorsque le vent du midi souffle et rassemble ce brouillard contre la montagne, au lieu de plusieurs petits arcs-en-ciel, on n’en voit plus qu’un seul qui couronne toute la cascade.




Notes de Buffon.
  1. M. Fabry
  2. C’est faute d’avoir fait ces réflexions que M. Kuhn dit que la source du Danube est au moins de deux milles d’Allemagne plus élevée que son embouchure ; que la mer Méditerranée est de 6 3/4 milles d’Allemagne plus basse que les sources du Nil ; que la mer Atlantique est plus basse d’un demi-mille que la Méditerranée, etc., ce qui est absolument contraire à la vérité ; au reste le principe faux dont M. Kuhn tire toutes ces conséquences n’est pas la seule erreur qui se trouve dans cette pièce sur l’origine des fontaines, qui a remporté le prix de l’Académie de Bordeaux en 1741.
  3. Note communiquée à M. de Buffon par M. Fresnaye, conseiller au conseil supérieur de Saint-Domingue.
Notes de l’éditeur.
  1. C’est une erreur ; le Niger est tout à fait indépendant du Sénégal.