Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire et théorie de la Terre/Preuves de la théorie de la Terre/Article XVIII

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ARTICLE XVIII

DE L’EFFET DES PLUIES, DES MARÉCAGES, DES BOIS SOUTERRAINS, DES EAUX SOUTERRAINES.



Nous avons dit que les pluies, et les eaux courantes qu’elles produisent, détachent continuellement du sommet et de la croupe des montagnes les sables, les terres, les graviers, etc., et qu’elles les entraînent dans les plaines, d’où les rivières et les fleuves en charrient une partie dans les plaines plus basses, et souvent jusqu’à la mer ; les plaines se remplissent donc successivement et s’élèvent peu à peu, et les montagnes diminuent tous les jours et s’abaissent continuellement, et dans plusieurs endroits on s’est aperçu de cet abaissement. Joseph Blancanus rapporte sur cela des faits qui étaient de notoriété publique dans son temps, et qui prouvent que les montagnes s’étaient abaissées au point que l’on voyait des villages et des châteaux de plusieurs endroits d’où on ne pouvait pas les voir autrefois. Dans la province de Darby, en Angleterre, le clocher du village Craih n’était pas visible en 1572 depuis une certaine montagne, à cause de la hauteur d’une autre montagne interposée, laquelle s’étend en Hopton et Wirksworth, et 80 ou 100 ans après on voyait ce clocher et même une partie de l’église. Le docteur Plot donne un exemple pareil d’une montagne entre Sibbertoft et Ashby, dans la province de Northampton. Les eaux entraînent non seulement les parties les plus légères des montagnes, comme la terre, le sable, le gravier et les petites pierres, mais elles roulent même de très gros rochers, ce qui en diminue considérablement la hauteur ; en général, plus les montagnes sont hautes et plus leur pente est raide, plus les rochers y sont coupés à pic. Les plus hautes montagnes du pays de Galles ont des rochers extrêmement droits et fort nus ; on voit les copeaux de ces rochers (si on peut se servir de ce nom) en gros monceaux à leurs pieds ; ce sont les gelées et les eaux qui les séparent et les entraînent. Ainsi ce ne sont pas seulement les montagnes de sable et de terre que les pluies rabaissent, mais, comme l’on voit, elles attaquent les rochers les plus durs, et en entraînent les fragments jusque dans les vallées. Il arriva dans la vallée de Nant-Phrancon, en 1685, qu’une partie d’un gros rocher qui ne portait que sur une base étroite, ayant été minée par les eaux, tomba et se rompit en plusieurs morceaux avec plus d’un millier d’autres pierres, dont la plus grosse fit en descendant une tranchée considérable jusque dans la plaine, où elle continua à cheminer dans une petite prairie, et traversa une petite rivière de l’autre côté de laquelle elle s’arrêta. C’est à de pareils accidents qu’on doit attribuer l’origine de toutes les grosses pierres que l’on trouve ordinairement çà et là dans les vallées voisines des montagnes. On doit se souvenir, à l’occasion de cette observation, de ce que nous avons dit dans l’article précédent, savoir, que ces rochers et ces grosses pierres dispersées sont bien plus communes dans les pays dont les montagnes sont de sable et de grès que dans ceux où elles sont de marbre et de glaise, parce que le sable qui sert de base au rocher est un fondement moins solide que la glaise.

Pour donner une idée de la quantité de terre que les pluies détachent des montagnes et qu’elles entraînent dans les vallées, nous pouvons citer un fait rapporté par le docteur Plot : il dit, dans son Histoire naturelle de Staffort, qu’on a trouvé dans la terre, à 18 pieds de profondeur, un grand nombre de pièces de monnaie frappées du temps d’Édouard IV, c’est-à-dire 200 ans auparavant, en sorte que ce terrain, qui est marécageux, s’est augmenté d’environ un pied en onze ans, ou d’un pouce et un douzième par an. On peut encore faire une observation semblable sur des arbres enterrés à 17 pieds de profondeur, au-dessous desquels on a trouvé des médailles de Jules César : ainsi les terres, amenées du dessus des montagnes dans les plaines par les eaux courantes, ne laissent pas d’augmenter très considérablement l’élévation du terrain des plaines.

Ces graviers, ces sables et ces terres que les eaux détachent des montagnes et qu’elles entraînent dans les plaines, y forment des couches qu’il ne faut pas confondre avec les couches anciennes et originaires de la terre. On doit mettre dans la classe de ces nouvelles couches, celles de tuf, de pierre molle, de gravier et de sable dont les grains sont lavés et arrondis ; on doit y rapporter aussi les couches de pierre qui se sont faites par une espèce de dépôt et d’incrustation : toutes ces couches ne doivent pas leur origine au mouvement et aux sédiments des eaux de la mer. On trouve dans ces tufs et dans ces pierres molles et imparfaites une infinité de végétaux, de feuilles d’arbres, de coquilles terrestres ou fluviatiles, de petits os d’animaux terrestres, et jamais de coquilles ni d’autres productions marines, ce qui prouve évidemment, aussi bien que leur peu de solidité, que ces couches se sont formées sur la surface de la terre sèche, et qu’elles sont bien plus nouvelles que les marbres et les autres pierres qui contiennent des coquilles, et qui se sont formées autrefois dans la mer. Les tufs et toutes ces pierres nouvelles paraissent avoir de la dureté et de la solidité lorsqu’on les tire ; mais, si on veut les employer, on trouve que l’air et les pluies les dissolvent bientôt ; leur substance est même si différente de la vraie pierre que, lorsqu’on les réduit en petites parties et qu’on en veut faire du sable, elles se convertissent bientôt en une espèce de terre et de boue ; les stalactites et les autres concrétions pierreuses, que M. de Tournefort prenait pour des marbres qui avaient végété, ne sont pas de vraies pierres, non plus que celles qui sont formées par des incrustations. Nous avons déjà fait voir que les tufs ne sont pas de l’ancienne formation, et qu’on ne doit pas les ranger dans la classe des pierres. Le tuf est une matière imparfaite, différente de la pierre et de la terre, et qui tire son origine de toutes deux par le moyen de l’eau des pluies, comme les incrustations pierreuses tirent la leur du dépôt des eaux de certaines fontaines : ainsi les couches de ces matières ne sont pas anciennes et n’ont pas été formées, comme les autres, par le sédiment des eaux de la mer ; les couches de tourbe doivent être aussi regardées comme des couches nouvelles qui ont été produites par l’entassement successif des arbres et des autres végétaux à demi pourris, et qui ne se sont conservés que parce qu’ils se sont trouvés dans des terres bitumineuses qui les ont empêchés de se corrompre en entier. On ne trouve dans toutes ces nouvelles couches de tuf, ou de pierre molle, ou de pierre formée par des dépôts, ou de tourbes, aucune production marine, mais on y trouve au contraire beaucoup de végétaux, d’os d’animaux terrestres, de coquilles fluviatiles et terrestres, comme on peut le voir dans les prairies de la province de Northampton, auprès d’Ashby, où l’on a trouvé un grand nombre de coquilles d’escargots, avec des plantes, des herbes et plusieurs coquilles fluviatiles, bien conservées à quelques pieds de profondeur sous terre, sans aucunes coquilles marines. (Voyez Trans. Phil. Abr., vol. IV, p. 271.) Les eaux qui roulent sur la surface de la terre, ont formé toutes ces nouvelles couches en changeant souvent de lit et en se répandant de tous côtés ; une partie de ces eaux pénètre à l’intérieur et coule à travers les fentes des rochers et des pierres ; et ce qui fait qu’on ne trouve point d’eau dans les pays élevés, non plus qu’au-dessus des collines, c’est parce que toutes les hauteurs de la terre sont ordinairement composées de pierres et de rochers, surtout vers le sommet. Il faut, pour trouver de l’eau, creuser dans la pierre et dans le rocher jusqu’à ce qu’on parvienne à la base, c’est-à-dire à la glaise ou à la terre ferme sur laquelle portent ces rochers, et on ne trouve point d’eau tant que l’épaisseur de pierre n’est pas percée jusqu’au-dessous, comme je l’ai observé dans plusieurs puits creusés dans les lieux élevés ; et lorsque la hauteur des rochers, c’est-à-dire l’épaisseur de la pierre qu’il faut percer est fort considérable, comme dans les hautes montagnes, où les rochers ont souvent plus de mille pieds d’élévation, il est impossible d’y faire des puits, et par conséquent d’avoir de l’eau. Il y a même de grandes étendues de terre où l’eau manque absolument, comme dans l’Arabie Pétrée, qui est un désert où il ne pleut jamais, où des sables brûlants couvrent toute la surface de la terre, où il n’y a presque point de terre végétale, où le peu de plantes qui s’y trouvent languissent ; les sources et les puits y sont si rares, que l’on n’en compte que cinq depuis le Caire jusqu’au mont Sinaï, encore l’eau en est-elle amère et saumâtre.

Lorsque les eaux qui sont à la surface de la terre ne peuvent trouver d’écoulement, elles forment des marais et des marécages. Les plus fameux marais de l’Europe sont ceux de Moscovie à la source du Tanaïs, ceux de Finlande, où sont les grands marais Savolax et Énasak ; il y en a aussi en Hollande, en Westphalie et dans plusieurs autres pays bas : en Asie, on a les marais de l’Euphrate, ceux de la Tartarie, le Palus Méotide ; cependant, en général, il y en a moins en Asie et en Afrique qu’en Europe, mais l’Amérique n’est, pour ainsi dire, qu’un marais continu dans toutes ses plaines. Cette grande quantité de marais est une preuve de la nouveauté du pays et du petit nombre des habitants, encore plus que du peu d’industrie.

Il y a de très grands marécages en Angleterre dans la province de Lincoln près de la mer, qui a perdu beaucoup de terrain d’un côté et en a gagné de l’autre. On trouve dans l’ancien terrain une grande quantité d’arbres qui y sont enterrés au-dessous du nouveau terrain amené par les eaux ; on en trouve de même en grande quantité en Écosse, à l’embouchure de la rivière Ness. Auprès de Bruges en Flandre, en fouillant à 40 ou 50 pieds de profondeur, on trouve une très grande quantité d’arbres aussi près les uns des autres que dans une forêt ; les troncs, les rameaux et les feuilles sont si bien conservés qu’on distingue aisément les différentes espèces d’arbres. Il y a 500 ans que cette terre, où l’on trouve des arbres, était une mer, et avant ce temps-là on n’a point de mémoire ni de tradition que jamais cette terre eût existé : cependant il est nécessaire que cela ait été ainsi dans le temps que ces arbres ont crû et végété ; ainsi le terrain, qui dans les temps les plus reculés était une terre ferme couverte de bois, a été ensuite couvert par les eaux de la mer, qui y ont amené 40 ou 50 pieds d’épaisseur de terre, et ensuite ces eaux se sont retirées. On a de même trouvé une grande quantité d’arbres souterrains à Youle dans la province d’York, à douze milles au-dessous de la ville, sur la rivière Humbert ; il y en a qui sont si gros qu’on s’en sert pour bâtir, et on assure, peut-être mal à propos, que ce bois est aussi durable et d’aussi bon servies que le chêne ; on en coupe en petites baguettes et en longs copeaux que l’on envoie vendre dans les villes voisines, et les gens s’en servent pour allumer leur pipe. Tous ces arbres paraissent rompus, et les troncs sont séparés de leurs racines, comme des arbres que la violence d’un ouragan ou d’une inondation aurait cassés et emportés ; ce bois ressemble beaucoup au sapin, il a la même odeur lorsqu’on le brûle, et fait des charbons de la même espèce. (Voyez Trans. phil. no 228.) Dans l’île de Man, on trouve dans un marais qui a six milles de long et trois milles de large, appelé Curragh, des arbres souterrains qui sont des sapins, et, quoiqu’ils soient à 18 ou 20 pieds de profondeur, ils sont cependant fermes sur leurs racines. (Voyez Ray’s Disc., page 232.) On en trouve ordinairement dans tous les grands marais, dans les fondrières et dans la plupart des endroits marécageux, dans les provinces de Sommerset, de Chester, de Lancastre, de Stafford. Il y a de certains endroits où l’on trouve des arbres sous terre qui ont été coupés, sciés, équarris et travaillés par les hommes : on y a même trouvé des cognées et des serpes, et entre Birmingham et Brumley, dans la province de Lincoln, il y a des collines élevées de sable fin et léger que les pluies et les vents emportent et transportent en laissant à sec et à découvert des racines de grands sapins, où l’impression de la cognée paraît encore aussi fraîche que si elle venait d’être faite. Ces collines se seront sans doute formées, comme les dunes, par des amas de sable que la mer a apporté et accumulé, et sur lesquels ces sapins auront pu croître ; ensuite ils auront été recouverts par d’autres sables qui y auront été amenés, comme les premiers, par des inondations ou par des vents violents. On trouve aussi une grande quantité de ces arbres souterrains dans les terres marécageuses de Hollande, dans la Frise et auprès de Groningue, et c’est de là que viennent les tourbes qu’on brûle dans tout le pays.

On trouve dans la terre une infinité d’arbres grands et petits de toute espèce, comme sapins, chênes, bouleaux, hêtres, ifs, aubépins, saules, frênes ; dans les marais de Lincoln, le long de la rivière d’Ouse, et dans la province d’York en Hatfield-Chace, ces arbres sont droits et plantés comme on les voit dans une forêt. Les chênes sont fort durs, et on en emploie dans les bâtiments, où ils durent fort longtemps[1] ; les frênes sont tendres et tombent en poussière, aussi bien que les saules ; on en trouve qui ont été équarris, d’autres sciés, d’autres percés, avec des cognées rompues, et des haches dont la forme ressemble à celle des couteaux de sacrifice. On y trouve aussi des noisettes, des glands et des cônes de sapins en grande quantité. Plusieurs autres endroits marécageux de l’Angleterre et de l’Irlande sont remplis de troncs d’arbres, aussi bien que les marais de France et de Suisse, de Savoie et d’Italie. (Voyez Trans. Phil. Abr., vol. IV, p. 218, etc.)

Dans la ville de Modène et à quatre milles aux environs, en quelque endroit qu’on fouille, lorsqu’on est parvenu à la profondeur de 63 pieds et qu’on a percé la terre à 5 pieds de profondeur de plus avec une tarière, l’eau jaillit avec une si grande force, que le puits se remplit en fort peu de temps presque jusqu’au-dessus ; cette eau coule continuellement et ne diminue ni n’augmente par la pluie ou par la sécheresse. Ce qu’il y a de remarquable dans ce terrain, c’est que lorsqu’on est parvenu à 14 pieds de profondeur, on trouve les décombrements et les ruines d’une ancienne ville, des rues pavées, des planchers, des maisons, différentes pièces de mosaïque ; après quoi on trouve une terre assez solide et qu’on croirait n’avoir jamais été remuée ; cependant au-dessous on trouve une terre humide et mêlée de végétaux, et à 26 pieds des arbres tout entiers, comme des noisetiers avec les noisettes dessus, et une grande quantité de branches et de feuilles d’arbres ; à 28 pieds on trouve une craie tendre mêlée de beaucoup de coquillages, et ce lit a 11 pieds d’épaisseur ; après quoi on retrouve encore des végétaux, des feuilles et des branches, et ainsi alternativement de la craie et une terre mêlée de végétaux jusqu’à la profondeur de 63 pieds, à laquelle profondeur est un lit de sable mêlé de petit gravier et de coquilles semblables à celles qu’on trouve sur les côtes de la mer d’Italie : ces lits successifs de terre marécageuse et de craie se trouvent toujours dans le même ordre, en quelque endroit qu’on fouille, et quelquefois la tarière trouve de gros troncs d’arbres qu’il faut percer, ce qui donne beaucoup de peine aux ouvriers ; on y trouve aussi des os, du charbon de terre, des cailloux et des morceaux de fer. Ramazzini, qui rapporte ces faits, croit que le golfe de Venise s’étendait autrefois jusqu’à Modène et au delà, et que, par la succession des temps, les rivières, et peut-être les inondations de la mer, ont formé successivement ce terrain.

Je ne m’étendrais pas davantage ici sur les variétés que présentent ces couches de nouvelle formation ; il suffit d’avoir montré qu’elles n’ont pas d’autres causes que les eaux courantes ou stagnantes qui sont à la surface de la terre, et qu’elles ne sont jamais aussi dures ni aussi solides que les couches anciennes qui se sont formées sous les eaux de la mer.





ADDITIONS

À L’ARTICLE QUI A POUR TITRE : DE L’EFFET DES PLUIES —
DES MARÉCAGES — DES BOIS SOUTERRAINS — DES EAUX SOUTERRAINES.



I. — Sur l’éboulement et l’emplacement de quelques terrains.

La rupture des cavernes et l’action des feux souterrains sont les principales causes des grands éboulements de la terre, mais souvent il s’en fait aussi par de plus petites causes ; la filtration des eaux, en délayant les argiles sur lesquelles portent les rochers de presque toutes les montagnes calcaires, a souvent fait pencher ces montagnes et causé des éboulements assez remarquables pour que nous devions en donner ici quelques exemples.

« En 1757, dit M. Perronet, une partie du terrain qui se trouve situé à mi-côte avant d’arriver au château de Croix-Fontaine, s’entr’ouvrit en nombre d’endroits et s’éboula successivement par parties ; le mur de terrasse qui retenait le pied de ces terres fut renversé, et on fut obligé de transporter plus loin le chemin qui était établi le long du mur… Ce terrain était porté sur une base de terre inclinée. » Ce savant et premier ingénieur de nos ponts et chaussées cite un autre accident de même espèce arrivé en 1733 à Pardines, près d’Issoire en Auvergne : le terrain, sur environ 400 toises de longueur et 300 toises de largeur, descendit sur une prairie assez éloignée, avec les maisons, les arbres et ce qui était dessus. Il ajoute que l’on voit quelquefois des parties considérables de terrains emportées, soit par des réservoirs supérieurs d’eau dont les digues viennent à se rompre, ou par une fonte subite de neiges. En 1757, au village de Guet, à dix lieues de Grenoble, sur la route de Briançon, tout le terrain, lequel est en pente, glissa et descendit en un instant vers le Drac, qui en est éloigné d’environ un tiers de lieue ; la terre se fendit dans le village, et la partie qui a glissé se trouve de 6, 8 et 9 pieds plus basse qu’elle n’était ; ce terrain était posé sur un rocher assez uni, et incliné à l’horizon d’environ 40 degrés[2].

Je puis ajouter à ces exemples un autre fait, dont j’ai eu tout le temps d’être témoin, et qui m’a même occasionné une dépense assez considérable. Le tertre isolé sur lequel sont situés la ville et le vieux château de Montbard est élevé de 140 pieds au-dessus de la rivière, et la côte la plus rapide est celle du nord-est : ce tertre est couronné de rochers calcaires dont les bancs pris ensemble ont 54 pieds d’épaisseur ; partout ils portent sur un massif de glaise, qui par conséquent a jusqu’à la rivière 66 pieds d’épaisseur ; mon jardin, environné de plusieurs terrasses, est situé sur le sommet de ce tertre ; une partie du mur, longue de 25 à 26 toises, de la dernière terrasse du côté du nord-est, où la pente est la plus rapide, a glissé tout d’une pièce en faisant refouler le terrain inférieur ; et il serait descendu jusqu’au niveau du terrain voisin de la rivière, si l’on n’eût pas prévenu son mouvement progressif en le démolissant : ce mur avait 7 pieds d’épaisseur, et il était fondé sur la glaise. Ce mouvement se fit très lentement ; je reconnus évidemment qu’il n’était occasionné que par le suintement des eaux ; toutes celles qui tombent sur la plate-forme du sommet de ce tertre pénètrent par les fentes des rochers jusqu’à 54 pieds sur le massif de glaise qui leur sert de base : on en est assuré par les deux puits qui sont sur la plate-forme et qui ont en effet 54 pieds de profondeur ; ils sont pratiqués du haut en bas dans les bancs calcaires. Toutes les eaux pluviales qui tombent sur cette plate-forme et sur les terrasses adjacentes se rassemblent donc sur le massif d’argile ou glaise auquel aboutissent les fentes perpendiculaires de ces rochers ; elles forment de petites sources en différents endroits, qui sont encore clairement indiquées par plusieurs puits, tous abondants et creusés au-dessous de la couronne des rochers : et dans tous les endroits où l’on tranche ce massif d’argile par des fossés, on voit l’eau suinter et venir d’en haut : il n’est donc pas étonnant que des murs, quelque solides qu’ils soient, glissent sur le premier banc de cette argile humide, s’ils ne sont pas fondés à plusieurs pieds au-dessous, comme je l’ai fait faire en les reconstruisant. Néanmoins la même chose est encore arrivée du côté du nord-ouest de ce tertre, où la pente est plus douce et sans sources apparentes : on avait tiré de l’argile à 12 ou 15 pieds de distance d’un gros mur épais de 11 pieds sur 35 de hauteur et 12 toises de longueur ; ce mur est construit de très bons matériaux, et il subsiste depuis plus de neuf cents ans ; cette tranchée où l’on tirait de l’argile, et qui ne descendait pas à plus de 4 à 5 pieds, a néanmoins fait faire un mouvement à cet énorme mur ; il penche d’environ 15 pouces sur sa hauteur perpendiculaire, et je n’ai pu le retenir et prévenir sa chute que par des piliers buttants de 7 à 8 pieds de saillie sur autant d’épaisseur, fondés à 14 pieds de profondeur.

De ces faits particuliers, j’ai tiré une conséquence générale dont aujourd’hui on ne fera pas autant de cas que l’on en aurait fait dans les siècles passés : c’est qu’il n’y a pas un château ou forteresse située sur des hauteurs, qu’on ne puisse aisément faire couler dans la plaine ou vallée, au moyen d’une simple tranchée de 10 ou 12 pieds de profondeur sur quelques toises de largeur, en pratiquant cette tranchée à une petite distance des derniers murs, et choisissant pour l’établir le côté où la pente est la plus rapide. Cette manière, dont les anciens ne se sont pas doutés, leur aurait épargné bien des béliers et d’autres machines de guerre, et aujourd’hui même on pourrait s’en servir avantageusement dans plusieurs cas ; je me suis convaincu par mes yeux, lorsque ces murs ont glissé, que si la tranchée qu’on a faite pour les reconstruire n’eût pas été promptement remplie de forte maçonnerie, les murs anciens et les deux tours qui subsistent encore en bon état depuis neuf cents ans, et dont l’une a 125 pieds de hauteur, auraient coulé dans le vallon avec les rochers sur lesquels ces tours et ces murs sont fondés ; et comme toutes nos collines composées de pierres calcaires portent généralement sur un fond d’argile, dont les premiers lits sont toujours plus ou moins humectés par les eaux qui filtrent dans les fentes des rochers et descendent jusqu’à ce premier lit d’argile, il me paraît certain qu’en éventant cette argile, c’est-à-dire en exposant à l’air par une tranchée ces premiers lits imbibés des eaux, la masse entière des rochers et du terrain qui porte sur ce massif d’argile coulerait en glissant sur le premier lit et descendrait jusque dans la tranchée en peu de jours, surtout dans un temps de pluie. Cette manière de démanteler une forteresse est bien plus simple que tout ce qu’on a pratiqué jusqu’ici, et l’expérience m’a démontré que le succès en est certain.


II. — Sur la tourbe.

On peut ajouter à ce que j’ai dit sur les tourbes les faits suivants :

Dans les châtellenies et subdélégations de Bergues-Saint-Winock, Furnes et Boubourg, on trouve de la tourbe à trois ou quatre pieds sous terre ; ordinairement ces lits de tourbes ont deux pieds d’épaisseur et sont composés de bois pourris, d’arbres même entiers, avec leurs branches et leurs feuilles dont on connaît l’espèce et particulièrement de coudriers, qu’on reconnaît à leurs noisettes encore existantes, entremêlés de différentes espèces de roseaux faisant corps ensemble.

D’où viennent ces lits de tourbes qui s’étendent depuis Bruges par tout le plat pays de la Flandre jusqu’à la rivière d’Aa, entre les dunes et les terres élevées des environs de Bergues, etc. ? Il faut que, dans les siècles reculés, lorsque la Flandre n’était qu’une vaste forêt, une inondation subite de la mer ait submergé tout le pays, et en se retirant ait déposé tous les arbres, bois et roseaux qu’elle avait déracinés et détruit dans cet espace de terrain, qui est le plus bas de la Flandre, et que cet événement soit arrivé vers le mois d’août ou septembre, puisqu’on trouve encore les feuilles aux arbres, ainsi que les noisettes aux coudriers. Cette inondation doit avoir été bien longtemps avant la conquête que fit Jules César de cette province, puisque les écrits des Romains, depuis cette époque, n’en ont pas fait mention[3].

Quelquefois on trouve des végétaux dans le sein de la terre, qui sont dans un état différent de celui de la tourbe ordinaire : par exemple au mont Ganelon, près de Compiègne, on voit d’un côté de la montagne les carrières de belles pierres et les huîtres fossiles dont nous avons parlé, et de l’autre côté de la montagne on trouve à mi-côte un lit de feuilles de toutes sortes d’arbres, et aussi des roseaux, des goémons, le tout mêlé ensemble et renfermé dans la vase ; lorsqu’on remue ces feuilles, on retrouve la même odeur de marécage qu’on respire sur le bord de la mer, et ces feuilles conservent cette odeur pendant plusieurs années. Au reste, elles ne sont point détruites ; on peut en reconnaître aisément les espèces : elles n’ont que de la sécheresse et sont liées faiblement les unes aux autres par la vase[4].

« On reconnaît, dit M. Guettard, deux espèces de tourbes : les unes sont composées de plantes marines, les autres de plantes terrestres ou qui viennent dans les prairies. On suppose que les premières ont été formées dans le temps que la mer recouvrait la partie de la terre qui est maintenant habitée ; on veut que les secondes se soient accumulées sur celles-ci. On imagine, suivant ce système, que les courants portaient dans des bas-fonds, formés par les montagnes qui étaient élevées dans la mer, les plantes marines qui se détachaient des rochers, et qui, ayant été ballottées par les flots, se déposaient dans des lieux profonds.

» Cette production de tourbes n’est certainement pas impossible ; la grande quantité de plantes qui croissent dans la mer paraît bien suffisante pour former ainsi des tourbes : les Hollandais même prétendent que la bonté des leurs ne vient que de ce qu’elles sont ainsi produites, et qu’elles sont pénétrées du bitume dont les eaux de la mer sont chargées…

» Les tourbières de Villeroy sont placées dans la vallée où coule la rivière d’Essonne ; la partie de cette vallée peut s’étendre depuis Roissy jusqu’à Escharcon… C’est même vers Roissy qu’on a commencé à tirer des tourbes ; mais celles que l’on fouille auprès d’Escharcon sont les meilleures…

» Les prairies où les tourbières sont ouvertes sont assez mauvaises ; elles sont remplies de joncs, de roseaux, des prêles et autres plantes qui croissent dans les mauvais prés ; on fouille ces prés jusqu’à la profondeur de 8 à 10 pieds… Après la couche qui forme actuellement le sol de la prairie est placé un lit de tourbe d’environ un pied ; il est rempli de plusieurs espèces de coquilles fluviatiles et terrestres.

» Ce banc de tourbe qui renferme les coquilles est communément terreux ; ceux qui le suivent sont à peu près de la même épaisseur, et d’autant meilleurs qu’ils sont plus profonds ; les tourbes qu’ils fournissent sont d’un brun noir, lardées de roseaux, de joncs, de cypéroïdes et autres plantes qui viennent dans les près ; on ne voit point de coquilles dans ces bancs…

» On a quelquefois rencontré dans la masse des tourbes des souches de saules et de peupliers, et quelques racines de ces arbres ou de quelques autres semblables ; on a découvert du côté d’Escharcon un chêne enseveli à neuf pieds de profondeur ; il était noir et presque pourri ; il s’est consommé à l’air ; un autre a été rencontré du côté de Roissy à la profondeur de deux pieds entre la terre et la tourbe. On a encore vu, près d’Escharcon, des bois de cerfs ; ils étaient enfouis jusqu’à trois ou quatre pieds…

» Il y a aussi des tourbes dans les environs d’Étampes, et peut-être aussi abondamment qu’auprès de Villeroy ; ces tourbes ne sont point mousseuses, ou le sont très peu ; leur couleur est d’un beau noir, elles ont de la pesanteur, elles brûlent bien au feu ordinaire, et il n’y a guère lieu de douter qu’on n’en pût faire de très bon charbon…

» Les tourbières des environs d’Étampes ne sont, pour ainsi dire, qu’une continuité de celles de Villeroy ; en un mot, toutes les prairies qui sont renfermées entre les gorges où la rivière d’Étampes coule sont probablement remplies de tourbe. On en doit, à ce que je crois, dire autant de celles qui sont arrosées par la rivière d’Essonne ; celles de ces prairies que j’ai parcourues m’ont fait voir les mêmes plantes que celles d’Étampes et de Villeroy »[5].

Au reste, selon l’auteur, il y a en France encore nombre d’endroits où l’on pourrait tirer de la tourbe comme à Bourneuille, à Croué, auprès de Beauvais, à Bruneval, aux environs de Péronne, dans le diocèse de Troyes en Champagne, etc. ; et cette matière combustible serait d’un grand secours, si l’on en faisait usage dans les endroits qui manquent de bois.

Il y a aussi des tourbes près de Vitry-le-François, dans des marais le long de la Marne ; ces tourbes sont bonnes et contiennent une grande quantité de cupules de gland : le marais de Saint-Gon, aux environs de Châlons, n’est aussi qu’une tourbière considérable que l’on sera obligé d’exploiter dans la suite, par la disette des bois[6].


III. — Sur les bois souterrains pétrifiés et charbonnifiés.

« Dans les terres du duc de Saxe-Cobourg, qui sont sur les frontières de la Franconie et de la Saxe, à quelques lieues de la ville de Cobourg même, on a trouvé à une petite profondeur des arbres entiers pétrifiés à un tel point de perfection, qu’en les travaillant on trouve que cela fait une pierre aussi belle et aussi dure que l’agate. Les princes de Saxe en ont donné quelques morceaux à M. Schœpflin, qui en a envoyé deux à M. de Buffon pour le Cabinet du Roi : on a fait de ces bois pétrifiés des vases et autres beaux ouvrages »[7].

On trouve aussi du bois qui n’a point changé de nature, à d’assez grandes profondeurs dans la terre. M. du Verny, officier d’artillerie, m’en a envoyé des échantillons, avec le détail suivant : « La ville de La Fère, où je suis actuellement en garnison, fait travailler, depuis le 15 du mois d’août de cette année 1753, à chercher de l’eau par le moyen de la tarière : lorsqu’on fut parvenu à 39 pieds au-dessous du sol, on trouva un lit de marne, que l’on a continué de percer jusqu’à 121 pieds ; ainsi, à 160 pieds de profondeur, on a trouvé, deux fois consécutives, la tarière remplie d’une marne mêlée d’une très grande quantité de fragments de bois, que tout le monde a reconnus pour être du chêne. Je vous en envoie deux échantillons : les jours suivants, on a trouvé toujours la même marne, mais moins mêlée de bois, et on en a trouvé jusqu’à la profondeur de 210 pieds, où l’on a cessé le travail »[8].

« On trouve, dit M. Justi, des morceaux de bois pétrifiés d’une prodigieuse grandeur, dans le pays de Cobourg, qui appartient à une branche de la maison de Saxe ; et dans les montagnes de Misnie, on a tiré de la terre des arbres entiers, qui étaient entièrement changés en une très belle agate. Le Cabinet impérial de Vienne renferme un grand nombre de pétrifications en ce genre. Un morceau destiné pour ce même Cabinet était d’une circonférence qui égalait celle d’un gros billot de boucherie : la partie qui avait été bois était changée en une très belle agate d’un gris noir ; et, au lieu de l’écorce, on voyait régner tout autour du tronc une bande d’une très belle agate blanche…

» L’empereur aujourd’hui régnant… a souhaité qu’on découvrît quelque moyen pour fixer l’âge des pétrifications… Il donna ordre à son ambassadeur à Constantinople de demander la permission de faire retirer du Danube un des piliers du pont de Trajan, qui est à quelques milles au-dessous de Belgrade : cette permission ayant été accordée, on retira un de ces piliers, que l’on présumait devoir être pétrifié par les eaux du Danube ; mais on reconnut que la pétrification était très peu avancée pour un espace de temps si considérable. Quoiqu’il se fût passé plus de seize siècles depuis que le pilier en question était dans le Danube, elle n’y avait pénétré tout au plus qu’à l’épaisseur de trois quarts de pouce, et même à quelque chose de moins : le reste du bois, peu différent de l’ordinaire, ne commençait qu’à se calciner.

« Si de ce fait seul on pouvait tirer une juste conséquence pour toutes les autres pétrifications, on en conclurait que la nature a eu besoin peut-être de cinquante mille ans pour changer en pierre des arbres de la grosseur de ceux qu’on a trouvés pétrifiés en différents endroits ; mais il peut fort bien arriver qu’en d’autres lieux le concours de plusieurs causes opère la pétrification plus promptement.

» On a vu à Vienne une bûche pétrifiée, qui était venue des montagnes Carpathes en Hongrie, sur laquelle paraissaient distinctement les hachures qui y avaient été faites avant sa pétrification ; et ces mêmes hachures étaient si peu altérées par le changement arrivé au bois, qu’on y remarquait qu’elles avaient été faites avec un tranchant qui avait une petite brèche…

» Au reste, il paraît que le bois pétrifié est beaucoup moins rare dans la nature qu’on ne le pense communément, et qu’en bien des endroits, il ne manque, pour le découvrir, que l’œil d’un naturaliste curieux. J’ai vu auprès de Mansfeld une grande quantité de bois de chêne pétrifié, dans un endroit où beaucoup de gens passent tous les jours, sans apercevoir ce phénomène. Il y avait des bûches entièrement pétrifiées, dans lesquelles on reconnaissait très distinctement les anneaux formés par la croissance annuelle du bois, l’écorce, l’endroit de la coupe, et toutes les marques du bois de chêne[9]. »

M. Clozier, qui a trouvé différentes pièces de bois pétrifié, sur les collines aux environs d’Étampes, et particulièrement sur celle de Saint-Symphorien, a jugé que ces différents morceaux de bois pouvaient provenir de quelques souches pétrifiées qui étaient dans ces montagnes : en conséquence, il a fait faire des fouilles sur la montagne de Saint-Symphorien, dans un endroit qu’on lui avait indiqué ; et, après avoir creusé la terre de plusieurs pieds, il vit d’abord une racine de bois pétrifiée, qui le conduisit à la souche d’un arbre de même nature.

Cette racine, depuis son commencement jusqu’au tronc où elle était attachée, avait au moins, dit-il, cinq pieds de longueur : il y en avait cinq autres qui y tenaient aussi, mais moins longues…

Les moyennes et petites racines n’ont pas été bien pétrifiées, ou du moins leur pétrification était si friable qu’elles sont restées dans le sable où était la souche, en une espèce de poussière ou de cendre. Il y a lieu de croire que, lorsque la pétrification s’est communiquée à ces racines, elles étaient presque pourries, et que les parties ligneuses qui les composaient, étant trop désunies par la pourriture, n’ont pu acquérir la solidité requise pour une vraie pétrification…

La souche porte, dans son plus gros, près de 6 pieds de circonférence ; à l’égard de sa hauteur, elle porte, dans sa partie la plus élevée, 2 pieds 8 à 10 pouces ; son poids est au moins de cinq à six cents livres. La souche, ainsi que les racines, ont conservé toutes les apparences du bois, comme écorce, aubier, bois dur, pourriture, trous de petits et gros vers, excréments de ces mêmes vers : toutes ces différentes parties pétrifiées, mais d’une pétrification moins dure et moins solide que le corps ligneux, qui était bien sain lorsqu’il a été saisi par les parties pétrifiantes. Ce corps ligneux est changé en un vrai caillou de différentes couleurs, rendant beaucoup de feu étant frappé avec le fer trempé, et sentant, après qu’il a été frappé ou frotté, une très forte odeur de soufre…

Ce tronc d’arbre pétrifié était couché presque horizontalement. Il était couvert de plus de quatre pieds de terre, et la grande racine était en dessus et n’était enfoncée que de deux pieds dans la terre[10].

M. l’abbé Mazéas, qui a découvert à un demi-mille de Rome, au delà de la porte du Peuple, une carrière de bois pétrifié, s’exprime dans les termes suivants :

« Cette carrière de bois pétrifié, dit-il, forme une suite de collines en face de Monte-Mario, située de l’autre côté du Tibre… : parmi ces morceaux de bois entassés les uns sur les autres d’une manière irrégulière, les uns sont simplement sous la forme d’une terre durcie, et ce sont ceux qui se trouvent dans un terrain léger, sec, et qui ne paraît nullement propre à la pourriture des végétaux ; les autres sont pétrifiés et ont la couleur, le brillant et la dureté de l’espèce de résine cuite, connue dans nos boutiques sous le nom de colophane ; ces bois pétrifiés se trouvent dans un terrain de même espèce que le précédent, mais plus humide ; les uns et les autres sont parfaitement bien conservés : tous se réduisent par la calcination en une véritable terre, aucun ne donnant de l’alun, soit en les traitant au feu, soit en les combinant avec l’acide vitriolique[11]. »

M. Dumonchau, docteur en médecine et très habile physicien à Douai, a bien voulu m’envoyer, pour le Cabinet du Roi, un morceau d’un arbre pétrifié, avec le détail historique suivant :

« La pièce de bois pétrifié que j’ai l’honneur de vous envoyer a été cassée à un tronc d’arbre trouvé à plus de 150 pieds de profondeur en terre… En creusant, l’année dernière (1754), un puits pour sonder du charbon, à Notre-Dame-au-bois, village situé entre Condé, Saint-Amand, Mortagne et Valenciennes, on a trouvé à environ 600 toises de l’Escaut, après avoir passé trois niveaux d’eau, d’abord 7 pieds de rochers ou de pierre dure que les charbonniers nomment en leur langage tourtia ; ensuite, étant parvenu à une terre marécageuse, on a rencontré, comme je viens de le dire, à 150 pieds de profondeur, un tronc d’arbre de deux pieds de diamètre, qui traversait le puits que l’on creusait, ce qui fit qu’on ne put pas en mesurer la longueur ; il était appuyé sur un gros grès, et bien des curieux voulant avoir de ce bois on en détacha plusieurs morceaux du tronc. La petite pièce que j’ai l’honneur de vous envoyer fut coupée d’un morceau qu’on donna à M. Laurent, savant mécanicien…

» Ce bois paraît plutôt charbonnifié que pétrifié ; comment un arbre se trouve-t-il si avant dans la terre ? est-ce que le terrain où on l’a trouvé a été jadis aussi bas ? Si cela est, comment ce terrain aurait-il pu augmenter ainsi de 150 pieds ? d’où serait venue toute cette terre ?

» Les sept pieds de tourtia que M. Laurent a observés, se trouvant répandus de même dans tous les autres puits à charbon de dix lieues à la ronde, sont donc une production postérieure à ce grand amas supposé de terre.

» Je vous laisse, Monsieur, la chose à décider ; vous vous êtes assez familiarisé avec la nature pour en comprendre les mystères les plus cachés : ainsi je ne doute pas que vous n’expliquiez ceci aisément[12]. »

M. Fougeroux de Bondaroy, de l’Académie royale des sciences, rapporte plusieurs faits sur les bois pétrifiés, dans un mémoire qui mérite des éloges, et dont voici l’extrait :

» Toutes les pierres fibreuses et qui ont quelque ressemblance avec le bois ne sont pas du bois pétrifié, mais il y en a beaucoup d’autres qu’on aurait tort de ne pas regarder comme telles, surtout si l’on y remarque l’organisation propre aux végétaux…

» On ne manque pas d’observations qui prouvent que le bois peut se convertir en pierre, au moins aussi aisément que plusieurs autres substances qui éprouvent incontestablement cette transmutation ; mais il n’est pas aisé d’expliquer comment elle se fait ; j’espère qu’on me permettra de hasarder sur cela quelques conjectures que je tâcherai d’appuyer sur des observations.

» On trouve des bois qui, étant, pour ainsi dire, à demi pétrifiés, s’éloignent peu de la pesanteur du bois ; ils se divisent aisément par feuillets ou même par filaments, comme certains bois pourris ; d’autres, plus pétrifiés, ont le poids, la dureté et l’opacité de la pierre de taille ; d’autres, dont la pétrification est encore plus parfaite, prennent le même poli que le marbre, pendant que d’autres acquièrent celui des belles agates orientales. J’ai un très beau morceau qui a été envoyé de la Martinique à M. Duhamel, qui est changé en une très belle sardoine ; enfin on en trouve de converti en ardoise. Dans ces morceaux, on en trouve qui ont tellement conservé l’organisation du bois qu’on y découvre avec la loupe tout ce qu’on pourrait voir dans un morceau de bois non pétrifié.

» Nous en avons trouvé qui sont encroûtés par une mine de fer sableuse, et d’autres sont pénétrés d’une substance qui, étant plus chargée de soufre et de vitriol, les rapproche de l’état de pyrites ; quelques-uns sont, pour ainsi dire, lardés par une mine de fer très pure, d’autres sont traversés par des veines d’agate très noire.

» On trouve des morceaux de bois dont une partie est convertie en pierre et l’autre en agate ; la partie qui n’est convertie qu’en pierre est tendre, tandis que l’autre a la dureté des pierres précieuses.

» Mais comment certains morceaux, quoique convertis en agate très dure, conservent-ils des caractères d’organisation très sensibles, les cercles concentriques, les insertions, l’extrémité des tuyaux destinés à porter la sève, la distinction de l’écorce, de l’aubier et du bois ? Si l’on imaginait que la substance végétale fut entièrement détruite, ils ne devraient représenter qu’une agate sans les caractères d’organisation dont nous parlons ; si, pour conserver cette apparence d’organisation, on voulait que le bois subsistât, et qu’il n’y eût que les pores qui fussent remplis par le suc pétrifiant, il semble que l’on pourrait extraire de l’agate les parties végétales : cependant je n’ai pu y parvenir en aucune manière. Je pense donc que les morceaux dont il s’agit ne contiennent aucune partie qui ait conservé la nature du bois ; et, pour rendre sensible mon idée, je prie qu’on se rappelle que, si on distille à la cornue un morceau de bois, le charbon qui restera après la distillation ne pèsera pas un sixième du poids du morceau de bois ; si on brûle le charbon, on n’en obtiendra qu’une très petite quantité de cendre, qui diminuera encore quand on en aura retiré les sels lixiviels.

» Cette petite quantité de cendre étant la partie vraiment fixe, l’analyse chimique dont je viens de tracer l’idée prouve assez bien que les parties fixes d’un morceau de bois sont réellement très peu de chose, et que la plus grande portion de matière qui constitue un morceau de bois est destructible et peut être enlevée peu à peu par l’eau, à mesure que le bois se pourrit…

» Maintenant, si l’on conçoit que la plus grande partie du bois est détruite, que le squelette ligneux qui reste est formé par une terre légère et perméable au suc pétrifiant, sa conversion en pierre, en agate, en sardoine, ne sera pas plus difficile à concevoir que celle d’une terre bolaire, crétacée, ou de toute autre nature : toute la différence consistera en ce que cette terre végétale ayant conservé une apparence d’organisation, le suc pétrifiant se moulera dans ses pores, s’introduira dans ses molécules terreuses, en conservant néanmoins le même caractère…[13] »

Voici encore quelques faits et quelques observations qu’on doit ajouter aux précédentes. En août 1773, à Montigni-sur-Braine, bailliage de Châlons, vicomté d’Auxonne, en creusant le puits de la cure, on a trouvé, à 33 pieds de profondeur, un arbre couché sur son flanc, dont on n’a pu découvrir l’espèce. Les terres supérieures ne paraissent pas avoir été touchées de main d’homme, d’autant que les lits semblent être intacts, car on trouve au-dessous du terrain un lit de terre glaise de 8 pieds, ensuite un lit de sable de 10 pieds, après cela un lit de terre grasse d’environ 6 à 7 pieds, ensuite un autre lit de terre grasse pierreuse de 4 à 5 pieds, ensuite un lit de sable noir de 3 pieds ; enfin l’arbre était dans la terre grasse. La rivière de Braine est au levant de cet endroit et n’en est éloignée que d’une portée de fusil : elle coule dans une prairie de 80 pieds plus basse que l’emplacement de la cure[14].

M. de Grignon m’a informé que, sur les bords de la Marne, près Saint-Dizier, l’on trouve un lit de bois pyriteux, dont on reconnaît l’organisation : ce lit de bois est situé sous un banc de grès qui est recouvert d’une couche de pyrites en gâteaux, surmontée d’un banc de pierre calcaire, et le lit de bois pyriteux porte sur une glaise noirâtre.

Il a aussi trouvé, dans les fouilles qu’il a faites pour la découverte de la ville souterraine de Châtelet, des instruments de fer qui avaient eu des manches de bois, et il a observé que ce bois était devenu une véritable mine de fer du genre des hématites : l’organisation du bois n’était pas détruite, mais il était cassant et d’un tissu aussi serré que celui de l’hématite dans toute son épaisseur. Ces instruments de fer à manche de bois avaient été enfouis dans la terre pendant seize ou dix-sept cents ans, et la conversion du bois en hématite s’est faite par la décomposition du fer, qui peu à peu a rempli tous les pores du bois.


IV. — Sur les ossements que l’on trouve quelquefois dans l’intérieur de la terre.

« Dans la paroisse de Haux, pays d’entre deux mers, à demi-lieue du port de Langoiran, une pointe de rocher haute de 11 pieds se détacha d’un coteau, qui avait auparavant 30 pieds de hauteur ; et par sa chute elle répandit dans le vallon une grande quantité d’ossements ou de fragments d’ossements d’animaux, quelques-uns pétrifiés. Il est indubitable qu’ils en sont, mais il est très difficile de déterminer à quels animaux ils appartiennent : le plus grand nombre sont des dents, quelques-unes peut-être de bœuf ou de cheval, mais la plupart trop grandes ou trop grosses pour en être, sans compter la différence de figure : il y a des os de cuisses ou de jambes et même un fragment de bois de cerf ou d’élan ; le tout était enveloppé de terre commune et enfermé entre deux lits de roche. Il faut nécessairement concevoir que des cadavres d’animaux ayant été jetés dans une roche creuse, et leurs chairs s’étant pourries, il s’est formé par-dessus cet amas une roche de 11 pieds de haut, ce qui a demandé une longue suite de siècles…

» MM. de l’Académie de Bordeaux, qui ont examiné toute cette matière en habiles physiciens…, ont trouvé qu’un grand nombre de fragments mis à un feu très vif sont devenus d’un beau bleu de turquoise ; que quelques petites parties en ont pris la consistance, et que, taillées par un lapidaire, elles en ont le poli… Il ne faut pas oublier que des os qui appartenaient visiblement à différents animaux ont également bien réussi à devenir turquoises[15].

» Le 28 janvier 1760, on trouva auprès de la ville d’Aix, en Provence, dit M. Guettard, à 160 toises au-dessus des bains des eaux minérales, des ossements renfermés dans un rocher de pierre grise à sa superficie ; cette pierre ne formait point de lits et n’était point feuilletée, c’était une masse continue et entière…

» Après avoir, par le moyen de la poudre, pénétré à 5 pieds de profondeur dans l’intérieur de cette pierre, on y trouva une grande quantité d’ossements humains de toutes les parties du corps, savoir, des mâchoires et leurs dents, des os du bras, de la cuisse, des jambes, des côtes, des rotules, et plusieurs autres mêlés confusément et dans le plus grand désordre. Les crânes entiers ou divisés en petites parties semblent y dominer.

» Outre ces ossements humains, on en a rencontré plusieurs autres par morceaux qu’on ne peut attribuer à l’homme ; ils sont dans certains endroits ramassés par pelotons ; ils sont épars dans d’autres…

» Lorsqu’on a creusé jusqu’à la profondeur de quatre pieds et demi, on a rencontré six têtes humaines dans une situation inclinée. De cinq de ces têtes, on a conservé l’occiput avec ses adhérences, à l’exception des os de la face : cet occiput était en partie incrusté dans la pierre, son intérieur en était rempli, et cette pierre en avait pris la forme. La sixième tête est dans son entier du côté de la face, qui n’a reçu aucune altération ; elle est large à proportion de sa longueur : on y distingue la forme des joues charnues ; les yeux sont fermés, assez longs, mais étroits ; le front est un peu large, le nez fort aplati, mais bien formé ; la ligne du milieu un peu marquée, la bouche bien faite et fermée, ayant la lèvre supérieure un peu forte, relativement à l’inférieure ; le menton est bien proportionné, et les muscles du total sont très articulés ; la couleur de cette tête est rougeâtre et ressemble assez bien aux têtes de tritons, imaginées par les peintres ; sa substance est semblable à celle de la pierre où elle a été trouvée ; elle n’est, à proprement parler, que le masque de la tête naturelle… »

La relation ci-dessus a été envoyée par M. le baron de Gaillard-Longjumeau à Mme de Boisjourdain, qui l’a fait ensuite parvenir à M. Guettard, avec quelques morceaux des ossements en question. On peut douter avec raison que ces prétendues têtes humaines soient réellement des têtes d’hommes. « Car tout ce qu’on voit dans cette carrière, dit M. de Longjumeau, annonce qu’elle s’est formée de débris de corps qui ont été brisés, et qui ont dû être ballottés et roulés dans les flots de la mer, dans le temps que ces os se sont amoncelés ; ces amas ne se faisant qu’à la longue, et n’étant surtout recouverts de matière pierreuse que successivement, on ne conçoit pas aisément comment il pourrait s’être formé un masque sur la face de ces têtes, les chairs n’étant pas longtemps à se corrompre, lors surtout que les corps sont ensevelis sous les eaux : on peut donc très raisonnablement croire que ces prétendues têtes humaines n’en sont réellement point… ; il y a même tout lieu de penser que les os qu’on croit appartenir à l’homme sont ceux des squelettes de poissons dont on a trouvé les dents, et dont quelques-unes étaient enclavées dans les mêmes quartiers de pierre qui renfermaient les os qu’on dit être humains.

» Il paraît que les amas d’os des environs d’Aix sont semblables à ceux que M. Borda a fait connaître depuis quelques années, et qu’il a trouvés près de Dax, en Gascogne. Les dents qu’on a découvertes à Aix paraissent, par la description qu’on en donne, être semblables à celles qui ont été trouvées à Dax, et dont une mâchoire inférieure était encore garnie : on ne peut douter que cette mâchoire ne soit celle d’un gros poisson… Je pense donc que les os de la carrière d’Aix sont semblables à ceux qui ont été découverts à Dax…, et que ces ossements, quels qu’ils soient, doivent être rapportés à des squelettes de poissons plutôt qu’à des squelettes humains.

» Une des têtes en question avait environ sept pouces et demi de longueur, sur trois de largeur et quelques lignes de plus ; sa forme est celle d’un globe allongé, aplati à sa base, plus gros à l’extrémité postérieure qu’à l’extrémité antérieure, divisé suivant sa largeur, et de haut en bas, par sept ou huit bandes larges, depuis sept jusqu’à douze lignes : chaque bande est elle-même divisée en deux parties égales par un léger sillon ; elles s’étendent depuis la base jusqu’au sommet dans cet endroit, celles d’un côté sont séparées de celles du côté opposé, par un autre sillon plus profond, et qui s’élargit insensiblement depuis la partie antérieure jusqu’à la partie postérieure.

» À cette description, on ne peut reconnaître le noyau d’une tête humaine ; les os de la tête de l’homme ne sont pas divisés en bandes, comme l’est le corps dont il s’agit : une tête humaine est composée de quatre os principaux, dont on ne retrouve pas la forme dans le noyau dont on a donné la description ; elle n’a pas intérieurement une crête qui s’étende longitudinalement depuis sa partie antérieure jusqu’à sa partie postérieure, qui la divise en deux parties égales, et qui ait pu former le sillon sur la partie supérieure du noyau pierreux.

» Ces considérations me font penser que ce corps est plutôt celui d’une nautile que celui d’une tête humaine. En effet, il y a des nautiles qui sont séparés en bandes ou boucliers, comme ce noyau : ils ont un canal ou siphon qui règne dans la longueur de leur courbure, qui les sépare en deux et qui en aura formé le sillon pierreux, etc.[16] »

Je suis très persuadé, ainsi que M. le baron de Longjumeau, que ces prétendues têtes n’ont jamais appartenu à des hommes, mais à des animaux du genre des phoques, des loutres marines et des grands lions marins et ours marins. Ce n’est pas seulement à Aix ou à Dax que l’on trouve sur les rochers et dans les cavernes des têtes et des ossements de ces animaux : S. A. le prince Margrave d’Anspach, actuellement régnant, et qui joint au goût des belles connaissances la plus grande affabilité, a eu la bonté de me donner, pour le Cabinet du Roi, une collection d’ossements tirés des cavernes de Gaillenrente, dans son margraviat de Bareith. M. Daubenton a comparé ces os avec ceux de l’ours commun : ils en diffèrent en ce qu’ils sont beaucoup plus grands ; la tête et les dents sont plus longues et plus grosses, et le museau plus allongé et plus renflé que dans nos plus grands ours. Il y a aussi dans cette collection, dont ce noble prince a bien voulu me gratifier, une petite tête que ses naturalistes avaient désignée sous le nom de tête du petit phoca de M. de Buffon ; mais comme l’on ne connaît pas assez la forme et la structure des têtes de lions marins, d’ours marins et de tous les grands et petits phoques, nous croyons devoir encore suspendre notre jugement sur les animaux auxquels ces ossements fossiles ont appartenu.




Notes de Buffon.
  1. Je doute beaucoup de la vérité de ce fait : tous les arbres qu’on tire de la terre, au moins tous ceux que j’ai vus, soit chênes, soit autres, perdent, en se desséchant, toute la solidité qu’ils paraissent avoir d’abord, et ne doivent jamais être employés dans les bâtiments.
  2. Histoire de l’Académie des sciences, année 1769, p. 233 et suiv.
  3. Mémoire pour la subdélégation de Dunkerque, relativement à l’histoire naturelle de ce canton.
  4. Lettre de M. Leschevin à M. de Buffon : Compiègne, 8 août 1772. C’est la seconde fois, et ce ne sera pas la dernière, que j’aurai occasion de citer M. Leschevin, chef des bureaux de la Maison du Roi, qui, par son goût pour l’histoire naturelle et par amitié pour moi, m’a facilité des correspondances et procuré des observations et des morceaux rares pour l’augmentation du Cabinet du Roi.
  5. Mémoires de l’Académie des sciences, année 1761, p. 380 jusqu’à 397.
  6. Note communiquée à M. de Buffon par M. Grignon, le 6 août 1777.
  7. Lettre de M. Schœpflin, Strasbourg, 24 septembre 1746.
  8. Lettre de M. Bresse du Verny. La Fère, 14 novembre 1753.
  9. Journal étranger, mois d’octobre 1756, p. 160 et suiv.
  10. Mémoires des Savants étrangers, t. II, p. 598 jusqu’à 604.
  11. Mémoires des Savants étrangers, t. V, p. 388.
  12. Lettre de M. Dumonchau à M. de Buffon. Douai, 29 janvier 1755.
  13. Mémoires de l’Académie des sciences, année 1759, p. 431 jusqu’à 452.
  14. Lettre de Mme la comtesse de Clermont-Montoison à M. de Buffon.
  15. Histoire de l’Académie des sciences, année 1719, p. 24.
  16. Mémoires de l’Académie des sciences, année 1760, p. 209 jusqu’à 218.