Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des animaux/Chapitre IX

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CHAPITRE IX

VARIÉTÉS DANS LA GÉNÉRATION DES ANIMAUX

La matière qui sert à la nutrition et à la reproduction des animaux et des végétaux est donc la même : c’est une substance productive et universelle, composée de molécules organiques toujours existantes, toujours actives, dont la réunion produit les corps organisés. La nature travaille donc toujours sur le même fonds, et ce fonds est inépuisable ; mais les moyens qu’elle emploie pour le mettre en valeur sont différents les uns des autres, et les différences ou les convenances générales méritent que nous y fassions attention, d’autant plus que c’est de là que nous devons tirer les raisons des exceptions et des variétés particulières.

On peut dire en général que les grands animaux sont moins féconds que les petits ; la baleine, l’éléphant, le rhinocéros, le chameau, le bœuf, le cheval, l’homme, etc., ne produisent qu’un fœtus, et très rarement deux, tandis que les petits animaux, comme les rats, les harengs, les insectes, produisent un grand nombre de petits. Cette différence ne viendrait-elle pas de ce qu’il faut beaucoup plus de nourriture pour entretenir un grand corps que pour en nourrir un petit, et que, proportion gardée, il y a dans les grands animaux beaucoup moins de nourriture superflue qui puisse devenir semence, qu’il n’y en a dans les petits animaux ? Il est certain que les petits animaux mangent plus à proportion que les grands, mais il semble aussi que la multiplication prodigieuse des plus petits animaux, comme des abeilles, des mouches et des autres insectes, pourrait être attribuée à ce que ces petits animaux étant doués d’organes très fins et de membres très déliés, ils sont plus en état que les autres de choisir ce qu’il y a de plus substantiel et de plus organique dans les matières végétales ou animales dont ils tirent leur nourriture. Une abeille, qui ne vit que de la substance la plus pure des fleurs, reçoit certainement par cette nourriture beaucoup plus de molécules organiques, proportion gardée, qu’un cheval ne peut en recevoir par les parties grossières des végétaux, le foin et la paille, qui lui servent d’aliment : aussi le cheval ne produit-il qu’un fœtus, tandis que l’abeille en produit trente mille.

Les animaux ovipares sont, en général, plus petits que les vivipares ; ils produisent aussi beaucoup plus : le séjour que les fœtus font dans la matrice des vivipares s’oppose encore à la multiplication ; tandis que ce viscère est rempli et qu’il travaille à la nutrition du fœtus, il ne peut y avoir aucune nouvelle génération, au lieu que les ovipares qui produisent en même temps les matrices et les fœtus, et qui les laissent tomber en dehors, sont presque toujours en état de produire, et l’on sait qu’en empêchant une poule de couver et en la nourrissant largement on augmente considérablement le produit de sa ponte ; si les poules cessent de pondre lorsqu’elles couvent, c’est parce qu’elles ont cessé de manger, et que la crainte où elles paraissent être de laisser refroidir leurs œufs fait qu’elles ne les quittent qu’une fois par jour, et pour un très petit temps, pendant lequel elles prennent un peu de nourriture, qui peut-être ne va pas à la dixième partie de ce qu’elles en prennent dans les autres temps.

Les animaux qui ne produisent qu’un petit nombre de fœtus prennent la plus grande partie de leur accroissement, et même leur accroissement tout entier, avant que d’être en état d’engendrer ; au lieu que les animaux qui multiplient beaucoup engendrent avant même que leur corps ait pris la moitié ou même le quart de son accroissement. L’homme, le cheval, le bœuf, l’âne, le bouc, le bélier, ne sont capables d’engendrer que quand ils ont pris la plus grande partie de leur accroissement ; il en est de même des pigeons et des autres oiseaux qui ne produisent qu’un petit nombre d’œufs ; mais ceux qui en produisent un grand nombre, comme les coqs et les poules, les poissons, etc., engendrent bien plus tôt ; un coq est capable d’engendrer à l’âge de trois mois, et il n’a pas alors pris plus du tiers de son accroissement ; un poisson qui doit au bout de vingt ans peser trente livres engendre dès la première ou seconde année, et cependant il ne pèse peut-être pas alors une demi-livre.

Mais il y aurait des observations particulières à faire sur l’accroissement et la durée de la vie des poissons ; on peut reconnaître à peu près leur âge en examinant avec une loupe ou un microscope les couches annuelles dont sont composées leurs écailles, mais on ignore jusqu’où il peut s’étendre ; j’ai vu des carpes chez M. le comte de Maurepas dans les fossés de son château de Pontchartrain, qui ont au moins cent cinquante ans bien avérés, et elles m’ont paru aussi agiles et aussi vives que des carpes ordinaires. Je ne dirai pas avec Leeuwenhoek que les poissons sont immortels, ou du moins qu’ils ne peuvent mourir de vieillesse ; tout, ce me semble, doit périr avec le temps, tout ce qui a eu une origine, une naissance, un commencement, doit arriver à un but, à une mort, à une fin ; mais il est vrai que les poissons vivant dans un élément uniforme, et étant à l’abri des grandes vicissitudes et de toutes les injures de l’air, doivent se conserver plus longtemps dans le même état que les autres animaux ; et si ces vicissitudes de l’air sont, comme le prétend un grand philosophe[1], les principales causes de la destruction des êtres vivants, il est certain que les poissons étant de tous les animaux ceux qui y sont le moins exposés, ils doivent durer beaucoup plus longtemps que les autres ; mais ce qui doit contribuer encore plus à la longue durée de leur vie, c’est que leurs os sont d’une substance plus molle que ceux des autres animaux, et qu’ils ne se durcissent pas et ne changent presque point du tout avec l’âge ; les arêtes des poissons s’allongent, grossissent et prennent de l’accroissement sans prendre plus de solidité, du moins sensiblement, au lieu que les os des autres animaux, aussi bien que toutes les autres parties solides de leur corps, prennent toujours plus de dureté et de solidité ; et, enfin, lorsqu’elles sont absolument remplies et obstruées, le mouvement cesse et la mort suit. Dans les arêtes, au contraire, cette augmentation de solidité, cette réplétion, cette obstruction, qui est la cause de la mort naturelle[NdÉ 1], ne se trouve pas, ou du moins ne se fait que par degrés beaucoup plus lents et plus insensibles, et il faut peut-être beaucoup de temps pour que les poissons arrivent à la vieillesse.

Tous les animaux quadrupèdes et qui sont couverts de poils sont vivipares ; tous ceux qui sont couverts d’écailles sont ovipares ; les vivipares sont, comme nous l’avons dit, moins féconds que les ovipares : ne pourrait-on pas croire que dans les quadrupèdes ovipares il se fait une bien moindre déperdition de substance par la transpiration, que le tissu serré des écailles la retient, au lieu que dans les animaux couverts de poil cette transpiration est plus libre et plus abondante ? et n’est-ce pas en partie par cette surabondance de nourriture, qui ne peut être emportée par la transpiration, que ces animaux multiplient davantage, et qu’ils peuvent aussi se passer plus longtemps d’aliments que les autres ? Tous les oiseaux et tous les insectes qui volent sont ovipares, à l’exception de quelques espèces de mouches[2] qui produisent d’autres petites mouches vivantes ; ces mouches n’ont point d’ailes au moment de leur naissance ; on voit ces ailes pousser et grandir peu à peu à mesure que la mouche grossit, et elle ne commence à s’en servir que quand elle a pris son accroissement ; les poissons couverts d’écailles sont aussi tous ovipares ; les reptiles qui n’ont point de pieds, comme les couleuvres et les différentes espèces de serpents, sont aussi ovipares ; ils changent de peau, et cette peau est composée de petites écailles. La vipère ne fait qu’une légère exception à la règle générale, car elle n’est pas vraiment vivipare ; elle produit d’abord des œufs, et les petits sortent de ces œufs ; mais il est vrai que tout cela s’opère dans le corps de la mère, et qu’au lieu de jeter ses œufs au dehors, comme les autres animaux ovipares, elle les garde et les fait éclore en dedans : les salamandres, dans lesquelles on trouve des œufs, et en même temps des petits déjà formés, comme l’a observé M. de Maupertuis[3], feront une exception de la même espèce dans les animaux quadrupèdes ovipares.

La plus grande partie des animaux se perpétuent par la copulation ; cependant parmi les animaux qui ont des sexes il y en a beaucoup qui ne se joignent pas par une vraie copulation ; il semble que la plupart des oiseaux ne fassent que comprimer fortement la femelle, comme le coq, dont la verge, quoique double, est fort courte, les moineaux, les pigeons, etc. ; d’autres, à la vérité, comme l’autruche, le canard, l’oie, etc., ont un membre d’une grosseur considérable, et l’intromission n’est pas équivoque dans ces espèces : les poissons mâles s’approchent de la femelle dans le temps du frai ; il semble même qu’ils se frottent ventre contre ventre, car le mâle se retourne quelquefois sur le dos pour rencontrer le ventre de la femelle ; mais avec cela il n’y a aucune copulation, le membre nécessaire à cet acte n’existe pas, et lorsque les poissons mâles s’approchent de si près de la femelle, ce n’est que pour répandre la liqueur contenue dans leurs laites sur les œufs que la femelle laisse couler alors ; il semble que ce soient les œufs qui les attirent plutôt que la femelle, car si elle cesse de jeter des œufs le mâle l’abandonne et suit avec ardeur les œufs que le courant emporte, ou que le vent disperse ; on le voit passer et repasser cent fois dans tous les endroits où il y a des œufs : ce n’est sûrement pas pour l’amour de la mère qu’il se donne tous ces mouvements, il n’est pas à présumer qu’il la connaisse toujours, car on le voit répandre sa liqueur sur tous les œufs qu’il rencontre, et souvent avant que d’avoir rencontré la femelle.

Il y a donc des animaux qui ont des sexes et des parties propres à la copulation ; d’autres qui ont aussi des sexes et qui manquent des parties nécessaires à la copulation ; d’autres, comme les limaçons, ont des parties propres à la copulation et ont en même temps les deux sexes ; d’autres, comme les pucerons, n’ont point de sexe, sont également pères ou mères, et engendrent d’eux-mêmes et sans copulation, quoiqu’ils s’accouplent aussi quand il leur plaît, sans qu’on puisse savoir trop pourquoi, ou, pour mieux dire, sans qu’on puisse savoir si cet accouplement est une conjonction de sexes, puisqu’ils en paraissent tous également privés ou également pourvus ; à moins qu’on ne veuille supposer que la nature a voulu renfermer dans l’individu de cette petite bête plus de facultés pour la génération que dans aucune autre espèce d’animal, et qu’elle lui aura accordé non seulement la puissance de se reproduire tout seul, mais encore le moyen de pouvoir aussi se multiplier par la communication d’un autre individu[NdÉ 2].

Mais de quelque façon que la génération s’opère dans les différentes espèces d’animaux, il paraît que la nature la prépare par une nouvelle production dans le corps de l’animal : soit que cette production se manifeste au dehors, soit qu’elle reste cachée dans l’intérieur, elle précède toujours la génération, car, si l’on examine les ovaires des ovipares et les testicules des femelles vivipares, on reconnaîtra qu’avant l’imprégnation des unes et la fécondation des autres il arrive un changement considérable à ces parties, et qu’il se forme des productions nouvelles dans tous les animaux, lorsqu’ils arrivent au temps où ils doivent se multiplier. Les ovipares produisent des œufs qui d’abord sont attachés à l’ovaire, qui peu à peu grossissent et s’en détachent pour se revêtir ensuite, dans le canal qui les contient, du blanc, de leurs membranes et de la coquille. Cette production est une marque non équivoque de la fécondité de la femelle, marque qui la précède toujours, et sans laquelle la génération ne peut être opérée. De même, dans les femelles vivipares, il y a sur les testicules un ou plusieurs corps glanduleux qui croissent peu à peu au-dessous de la membrane qui enveloppe le testicule ; ces corps glanduleux grossissent, s’élèvent, percent, ou plutôt poussent et soulèvent la membrane qui leur est commune avec le testicule ; ils sortent à l’extérieur, et lorsqu’ils sont entièrement formés et que leur maturité est parfaite, il se fait à leur extrémité extérieure une petite fente ou plusieurs petites ouvertures par où ils laissent échapper la liqueur séminale, qui tombe ensuite dans la matrice : ces corps glanduleux sont, comme l’on voit, une nouvelle production qui précède la génération, et sans laquelle il n’y en aurait aucune.

Dans les mâles, il y a aussi une espèce de production nouvelle qui précède toujours la génération ; car dans les mâles des ovipares, il se forme peu à peu une grande quantité de liqueur qui remplit un réservoir très considérable, et quelquefois le réservoir même se forme tous les ans ; dans les poissons, la laite se forme de nouveau tous les ans, comme dans le calmar, ou bien d’une membrane sèche et ridée qu’elle était auparavant, elle devient une membrane épaisse et qui contient une liqueur abondante ; dans les oiseaux, les testicules se gonflent extraordinairement dans le temps qui précède celui de leurs amours, en sorte que leur grosseur devient, pour ainsi dire, monstrueuse, si on la compare à celle qu’ils ont ordinairement ; dans les mâles des vivipares, les testicules se gonflent aussi assez considérablement dans les espèces qui ont un temps de rut marqué ; et en général, dans toutes les espèces, il y a de plus un gonflement et une extension du membre génital, qui, quoiqu’elle soit passagère et extérieure au corps de l’animal, doit cependant être regardée comme une production nouvelle qui précède nécessairement toute génération.

Dans le corps de chaque animal, soit mâle, soit femelle, il se forme donc de nouvelles productions qui précèdent la génération ; ces productions nouvelles sont ordinairement des parties particulières, comme les œufs, les corps glanduleux, les laites, etc., et quand il n’y a pas de production réelle, il y a toujours un gonflement et une extension très considérables dans quelques-unes des parties qui servent à la génération ; mais dans d’autres espèces, non seulement cette production nouvelle se manifeste dans quelques parties du corps, mais même il semble que le corps entier se reproduise de nouveau avant que la génération puisse s’opérer : je veux parler des insectes et de leurs métamorphoses. Il me paraît que ce changement, cette espèce de transformation qui leur arrive n’est qu’une production nouvelle qui leur donne la puissance d’engendrer ; c’est au moyen de cette production que les organes de la génération se développent et se mettent en état de pouvoir agir, car l’accroissement de l’animal est pris en entier avant qu’il se transforme ; il cesse alors de prendre de la nourriture, et le corps sous cette première forme n’a aucun organe pour la génération, aucun moyen de transformer cette nourriture, dont ces animaux ont une quantité fort surabondante, en œufs et en liqueur séminale ; et dès lors cette quantité surabondante de nourriture, qui est plus grande dans les insectes que dans aucune autre espèce d’animal, se moule et se réunit tout entière, d’abord sous une forme qui dépend beaucoup de celle de l’animal même, et qui y ressemble en partie : la chenille devient papillon, parce que n’ayant aucun organe, aucun viscère capable de contenir le superflu de la nourriture, et ne pouvant par conséquent produire de petits êtres organisés semblables au grand, cette nourriture organique, toujours active, prend une autre forme en se joignant en total selon les combinaisons qui résultent de la figure de la chenille, et elle forme un papillon dont la figure répond en partie, et même pour la constitution essentielle, à celle de la chenille, mais dans lequel les organes de la génération sont développés et peuvent recevoir et transmettre les parties organiques de la nourriture qui forment les œufs et les individus de l’espèce, qui doivent, en un mot, opérer la génération ; et les individus qui proviennent du papillon ne doivent pas être des papillons, mais des chenilles, parce qu’en effet c’est la chenille qui a pris la nourriture, et que les parties organiques de cette nourriture se sont assimilées à la forme de la chenille et non pas à celle du papillon, qui n’est qu’une production accidentelle de cette même nourriture surabondante qui précède la production réelle des animaux de cette espèce, et qui n’est qu’un moyen que la nature emploie pour y arriver, comme lorsqu’elle produit les corps glanduleux ou les laites dans les autres espèces d’animaux ; mais cette idée au sujet de la métamorphose des insectes sera développée avec avantage, et soutenue de plusieurs preuves dans notre Histoire des insectes[NdÉ 3].

Lorsque la quantité surabondante de la nourriture organique n’est pas grande, comme dans l’homme et dans la plupart des gros animaux, la génération ne se fait que quand l’accroissement du corps de l’animal est pris, et cette génération se borne à la production d’un petit nombre d’individus ; lorsque cette quantité est plus abondante, comme dans l’espèce des coqs, dans plusieurs autres espèces d’oiseaux, et dans celle de tous les poissons ovipares, la génération se fait avant que le corps de l’animal ait pris son accroissement, et la production de cette génération s’étend à un grand nombre d’individus ; lorsque cette quantité de nourriture organique est encore plus surabondante, comme dans les insectes, elle produit d’abord un grand corps organisé qui retient la constitution intérieure et essentielle de l’animal, mais qui en diffère par plusieurs parties, comme le papillon diffère de la chenille ; et ensuite, après avoir produit d’abord cette nouvelle forme de corps, et développé sous cette forme les organes de la génération, cette génération se fait en très peu de temps, et sa production est un nombre prodigieux d’individus semblables à l’animal qui le premier a préparé cette nourriture organique dont sont composés les petits individus naissants ; enfin, lorsque la surabondance de la nourriture est encore plus grande, et qu’en même temps l’animal a les organes nécessaires à la génération, comme dans l’espèce des pucerons, elle produit d’abord une génération dans tous les individus, et ensuite une transformation, c’est-à-dire, un grand corps organisé, comme dans les autres insectes ; le puceron devient mouche, mais ce dernier corps organisé ne produit rien, parce qu’il n’est en effet que le superflu, ou plutôt le reste de la nourriture organique qui n’avait pas été employée à la production des petits pucerons.

Presque tous les animaux, à l’exception de l’homme, ont chaque année des temps marqués pour la génération : le printemps est pour les oiseaux la saison de leurs amours ; celle du frai des carpes et de plusieurs autres espèces de poissons est le temps de la plus grande chaleur de l’année, comme aux mois de juin et d’août ; celle du frai des brochets, des barbeaux et d’autres espèces de poissons, est au printemps ; les chats se cherchent au mois de janvier, au mois de mai et au mois de septembre ; les chevreuils au mois de décembre, les loups et les renards en janvier, les chevaux en été, les cerfs aux mois de septembre et d’octobre ; presque tous les insectes ne se joignent qu’en automne, etc. Les uns, comme ces derniers, semblent s’épuiser totalement par l’acte de la génération, et en effet ils meurent peu de temps après, comme l’on voit mourir au bout de quelques jours les papillons qui produisent les vers à soie ; d’autres ne s’épuisent pas jusqu’à l’extinction de la vie, mais ils deviennent, comme les cerfs, d’une maigreur extrême et d’une grande faiblesse, et il leur faut un temps considérable pour réparer la perte qu’ils ont faite de leur substance organique ; d’autres s’épuisent encore moins et sont en état d’engendrer plus souvent ; d’autres enfin, comme l’homme, ne s’épuisent point du tout, ou du moins sont en état de réparer promptement la perte qu’ils ont faite, et il sont aussi en tout temps en état d’engendrer ; cela dépend uniquement de la constitution particulière des organes de ces animaux : les grandes limites que la nature a mises dans la manière d’exister se trouvent toutes aussi étendues dans la manière de prendre et de digérer la nourriture, dans les moyens de la rendre ou de la garder, dans ceux de la séparer et d’en tirer les molécules organiques nécessaires à la reproduction ; et partout nous trouverons toujours que tout ce qui peut être est.

On doit dire la même chose du temps de la génération des femelles : les unes, comme les juments, portent le fœtus pendant onze à douze mois ; d’autres, comme les femmes, les vaches, les biches, pendant neuf mois ; d’autres, comme les renards, les louves, pendant cinq mois ; les chiennes pendant neuf semaines, les chattes pendant six, les lapins trente-un jours ; la plupart des oiseaux sortent de l’œuf au bout de vingt-un jours ; quelques-uns, comme les serins, éclosent au bout de treize ou quatorze jours, etc. La variété est ici tout aussi grande qu’en toute autre chose ; seulement il paraît que les plus gros animaux qui ne produisent qu’un petit nombre de fœtus sont ceux qui portent le plus longtemps ; ce qui confirme encore ce que nous avons dit, que la quantité de nourriture organique est à proportion moindre dans les gros que dans les petits animaux, car c’est du superflu de la nourriture de la mère que le fœtus tire celle qui est nécessaire à son accroissement et au développement de toutes ses parties ; et puisque ce développement demande beaucoup plus de temps dans les gros animaux que dans les petits, c’est une preuve que la quantité de matière qui y contribue n’est pas aussi abondante dans les premiers que dans les derniers.

Il y a donc une variété infinie dans les animaux pour le temps et la manière de porter, de s’accoupler et de produire, et cette même variété se trouve dans les causes mêmes de la génération ; car, quoique le principe général de toute production soit cette matière organique qui est commune à tout ce qui vit ou végète, la manière dont s’en fait la réunion doit avoir des combinaisons à l’infini, qui toutes peuvent devenir des sources de productions nouvelles : mes expériences démontrent assez clairement qu’il n’y a point de germes préexistants, et en même temps elles prouvent que la génération des animaux et des végétaux n’est pas univoque ; il y a peut-être autant d’êtres, soit vivants, soit végétants, qui se produisent par l’assemblage fortuit des molécules organiques qu’il y a d’animaux ou de végétaux qui peuvent se produire par une succession constante de génération ; c’est à la production de ces espèces d’êtres qu’on doit appliquer l’axiome des anciens : Corruptio unius, generatio alterius. La corruption, la décomposition des animaux et des végétaux produit une infinité de corps organisés vivants et végétants : quelques-uns, comme ceux de la laite du calmar, ne sont que des espèces de machines, mais des machines qui, quoique très simples, sont actives par elles-mêmes ; d’autres, comme les animaux spermatiques, sont des corps qui par leur mouvement semblent imiter les animaux ; d’autres imitent les végétaux par leur manière de croître et de s’étendre ; il y en a d’autres, comme ceux du blé ergoté, qu’on peut alternativement faire vivre et mourir aussi souvent qu’on le veut, et l’on ne sait à quoi les comparer ; il y en a d’autres, même en grande quantité, qui sont d’abord des espèces de végétaux, qui ensuite deviennent des espèces d’animaux, lesquels redeviennent à leur tour des végétaux, etc. Il y a grande apparence que plus on observera ce nouveau genre d’êtres organisés, et plus on y trouvera de variétés, toujours d’autant plus singulières pour nous qu’elles sont plus éloignées de nos yeux et de l’espèce des autres variétés que nous présente la nature.

Par exemple, l’ergot ou le blé ergoté, qui est produit par une espèce d’altération ou de décomposition de la substance organique du grain[NdÉ 4], est composé d’une infinité de filets ou de petits corps organisés, semblables par la figure à des anguilles ; pour les observer au microscope, il n’y a qu’à faire infuser le grain pendant dix à douze heures dans de l’eau et séparer les filets qui en composent la substance, on verra qu’ils ont un mouvement de flexion et de tortillement très marqué, et qu’ils ont en même temps un léger mouvement de progression qui imite en perfection celui d’une anguille qui se tortille ; lorsque l’eau vient à leur manquer, ils cessent de se mouvoir ; en y ajoutant de la nouvelle eau, leur mouvement recommence, et si on garde cette matière pendant plusieurs jours, pendant plusieurs mois, et même pendant plusieurs années, dans quelque temps qu’on la prenne pour l’observer on y verra les mêmes petites anguilles, dès qu’on la mêlera avec de l’eau, les mêmes filets en mouvement qu’on y aura vus la première fois ; en sorte qu’on peut agir avec ces petites machines aussi souvent et aussi longtemps qu’on le veut, sans les détruire et sans qu’elles perdent rien de leur force ou de leur activité. Ces petits corps seront, si l’on veut, des espèces de machines qui se mettent en mouvement dès qu’elles sont plongées dans un fluide. Ces filets s’ouvrent quelquefois comme les filaments de la semence et produisent des globules mouvants ; on pourrait donc croire qu’ils sont de la même nature, et qu’ils sont seulement plus fixes et plus solides que ces filaments.

Les anguilles, qui se forment dans la colle faite avec de la farine, n’ont pas d’autre origine que la réunion des molécules organiques de la partie la plus substantielle du grain ; les premières anguilles qui paraissent ne sont certainement pas produites par d’autres anguilles[NdÉ 5] ; cependant, quoiqu’elles n’aient pas été engendrées, elles ne laissent pas d’engendrer elles-mêmes d’autres anguilles vivantes ; on peut, en les coupant avec la pointe d’une lancette, voir les petites anguilles sortir de leur corps, et même en très grand nombre : il semble que le corps de l’animal ne soit qu’un fourreau ou un sac qui contient une multitude d’autres petits animaux, qui ne sont peut-être eux-mêmes que des fourreaux de la même espèce, dans lesquels, à mesure qu’ils grossissent, la matière organique s’assimile et prend la même forme d’anguilles.

Il faudrait un plus grand nombre d’observations que je n’en ai pour établir des classes et des genres entre ces êtres si singuliers et jusqu’à présent si peu connus ; il y en a qu’on pourrait regarder comme de vrais zoophytes qui végètent, et qui en même temps paraissent se tortiller, et qui meuvent quelques-unes de leurs parties comme les animaux les remuent ; il y en a qui paraissent d’abord être des animaux et qui se joignent ensuite pour former des espèces de végétaux : qu’on suive seulement avec un peu d’attention la décomposition d’un grain de froment dans l’eau, on y verra une partie de ce que je viens de dire. Je pourrais joindre d’autres exemples à ceux-ci, mais je ne les ai rapportés que pour faire remarquer la variété qui se trouve dans la génération prise généralement ; il y a certainement des êtres organisés que nous regardons comme des animaux, et qui cependant ne sont pas engendrés par des animaux de même espèce qu’eux, il y en a qui sont des espèces de machines ; il y a de ces machines dont l’action est limitée à un certain effet, et qui ne peuvent agir qu’une fois et pendant un certain temps, comme les vaisseaux laiteux du calmar ; il y en a d’autres qu’on peut faire agir aussi longtemps et aussi souvent qu’on le veut, comme celles du blé ergoté ; il y a des êtres végétaux qui produisent des corps animés, comme les filaments de la semence humaine, d’où sortent des globules actifs et qui se meuvent par leurs propres forces. Il y a dans la classe de ces êtres organisés qui ne sont produits que par la corruption, la fermentation, ou plutôt la décomposition des substances animales ou végétales ; il y a, dis-je, dans cette classe des corps organisés qui sont de vrais animaux qui peuvent produire leurs semblables, quoiqu’ils n’aient pas été produits eux-mêmes de cette façon. Les limites de ces variétés sont peut-être encore plus grandes que nous ne pouvons l’imaginer ; nous avons beau généraliser nos idées et faire des efforts pour réduire les effets de la nature à de certains points et ses productions à de certaines classes, il nous échappera toujours une infinité de nuances et même de degrés qui cependant existent dans l’ordre naturel des choses.


Notes de Buffon
  1. Le chancelier Bacon. Voyez son Traité de la Vie et de la Mort.
  2. Voyez Leeuwenhoek, t. IV, p. 91 et 92.
  3. Mémoires de l’Académie, année 1727, p. 32.
Notes de l’éditeur
  1. Buffon envisage la mort naturelle comme la conséquence d’une sorte d’augmentation de dureté des organes et des tissus, dureté qui serait due à l’accumulation de principes inorganiques. Cette opinion a été admise, depuis son époque, par plus d’un naturaliste.
  2. Les pucerons jouissent de deux modes distincts de reproduction : l’un sexuel, l’autre asexuel. À l’automne les mâles et les femelles s’accouplent, puis les femelles pondent des œufs qui restent en repos jusqu’au printemps suivant. Les pucerons qui sortent de ces œufs produisent, sans aucune fécondation, d’autres pucerons qui jouissent de la même propriété ; il peut se succéder ainsi, pendant l’été, sept, huit et même dix ou douze générations sans sexes, se reproduisant par une sorte de bourgeonnement interne. Puis survient à l’automne une génération composée de mâles et de femelles qui s’accouplent et dont les œufs passent l’hiver.
  3. Cette Histoire des insectes annoncée par Buffon n’a jamais été publiée.
  4. C’est un état particulier d’un Champignon.
  5. C’est une erreur ; les anguillules de la colle ne naissent pas spontanément.