Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Introduction/3

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Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome Ip. 147-273).



III

L’ÉVOLUTION DE LA TERRE D’APRÈS LES IDÉES MODERNES.


Avant de rechercher si les époques admises par Buffon dans l’histoire de l’évolution de la terre sont bien celles que la science moderne doit admettre, nous devons nous demander si, réellement, la terre offre des traces manifestes d’une semblable évolution ; puis nous devrons, dans le cas d’une réponse affirmative, étudier les agents qui ont déterminé cette évolution, qui ont provoqué les transformations subies par notre globe.

Les preuves de l’évolution de la terre. La réponse à la première question n’est pas douteuse. Elle a été formulée par Buffon aussi nettement qu’elle pourrait l’être aujourd’hui. La présence de débris d’animaux et de végétaux marins dans des lieux que la mer n’occupe plus depuis des milliers de siècles, l’alternance, en une foule de points du globe, de couches manifestement déposées par la mer avec d’autres qui portent tous les caractères de sédiments d’eau douce, les cassures, les déplacements qu’un grand nombre de couches ont subis depuis l’époque de leur dépôt, les affaissements et les soulèvements du sol que l’homme lui-même a pu constater depuis les périodes historiques et qu’il est en mesure d’observer aujourd’hui même, les tremblements de terre, les éruptions volcaniques, le nombre immense des volcans éteints distribués sur toute la surface du globe, et une foule d’autres phénomènes de même ordre témoignent, d’une façon irrécusable, des transformations que la terre a subies.

Nous pouvons donc, sans hésitation, nous livrer à la recherche des causes productrices de ces transformations et étudier leur mode d’action.

Causes des transformations subies par la surface du sol. Buffon est le premier qui ait exposé scientifiquement la nature des causes qui ont déterminé les nombreuses transformations subies par la surface de notre globe. On doit, avec lui, les distinguer en deux classes : celles qui ont le feu pour agent et celles qui ont été produites par l’eau ou, comme l’on dit aujourd’hui : les causes ignées et les causes aqueuses. Buffon est également le premier qui ait déterminé la façon dont ces causes agissent, et il a eu l’honneur de formuler la théorie qui, après bien des luttes ardentes, a fini par triompher sous le nom de « théorie des causes actuelles ». Buffon n’en traça que les traits principaux, mais il le fit en homme de génie, par la seule puissance d’un esprit synthétique, auquel un petit nombre de faits révèlent l’enchaînement et la cause de toute une série de phénomènes, dont un grand nombre ne trouveront que plus tard leur explication particulière.

Déluge et cataclysmes niés par Buffon. Tous les prédécesseurs de Buffon avaient cherché dans des révolutions subites, dans des cataclysmes généraux et formidables, la raison des modifications dont la terre porte des traces trop nombreuses pour qu’il soit possible de les nier. Ceux qu’enchaînaient les croyances religieuses mettaient tout sur le compte du déluge. D’autres invoquaient l’action malfaisante des astres, et particulièrement des comètes[1]. Buffon nie toutes ces révolutions, tous ces cataclysmes ; il tente d’expliquer par des actions lentes toutes les transformations subies par notre globe. Buffon et les causes lentes, actuelles. C’est d’abord le refroidissement graduel pendant lequel la terre se contracte, puis la séparation des parties solides de l’eau et de l’air, puis la condensation de la vapeur d’eau répandue dans l’atmosphère, son dépôt à la surface de la terre sous la forme d’un océan universel et la dissolution des matières solides qui se précipitent de nouveau. Comme cet océan est soumis au flux et au reflux que détermine l’influence de la lune, comme il est parcouru par des courants qui résultent des différences de température des divers points de sa masse, l’eau entraîne les matériaux qu’elle a dissous tantôt dans un point, tantôt dans un autre ; elle édifie les montagnes et creuse les vallées ; elle baisse ensuite graduellement de niveau, laissant à découvert les sommets des montagnes, puis leurs bases et les continents ; elle s’évapore dans l’atmosphère devenue moins riche en vapeur, puis retombe en pluie sur tous les continents, décapite lentement les montagnes, s’épanche en torrents, en ruisseaux, en fleuves, use lentement les roches et les terres en y creusant les lits dans lesquels elle roule, déborde souvent et envahit les plaines plus basses que ses rives, déracine les arbres et les rochers, entraîne tous les matériaux qu’elle a détachés, vers la mer où elle les dépose, forme ainsi de nouvelles terres à l’embouchure des fleuves, tandis que, de son côté, la mer use les rivages qui limitent la marche envahissante de ses flots pour combler ses vallées, élargir quelques points de ses rives et refaire en un lieu les terres qu’elle a détruites en un autre. En tout cela, rien de brusque, ni de violent, aucun phénomène insolite et, pour ainsi dire, miraculeux, mais des faits en apparence insignifiants et semblables à ceux qui se produisent tous les jours sous nos yeux.

« Je ne parle point, dit-il[2], de ces causes éloignées qu’on prévoit moins qu’on ne les devine, de ces secousses de la nature dont le moindre effet serait la catastrophe du monde : le choc ou l’approche d’une comète, l’absence de la lune, la présence d’une nouvelle planète, etc., sont des suppositions sur lesquelles il est aisé de donner carrière à son imagination ; de pareilles causes produisent tout ce qu’on veut, et d’une seule de ces hypothèses on va tirer mille romans physiques que leurs auteurs appelleront Théorie de la terre. Comme historien, nous nous refusons à ces vaines spéculations, elles roulent sur des possibilités qui, pour se réduire à l’acte, supposent un bouleversement de l’univers, dans lequel notre globe, comme un point de matière abandonnée, échappe à nos yeux et n’est plus un objet digne de nos regards ; pour les fixer il faut le prendre tel qu’il est, en bien observer toutes les parties, et par des inductions conclure du présent au passé ; d’ailleurs des causes dont l’effet est rare, violent et subit ne doivent pas nous toucher, elles ne se trouvent pas dans la marche ordinaire de la nature, mais des effets qui arrivent tous les jours, des mouvements qui se succèdent et se renouvellent sans interruption, des opérations constantes et toujours réitérées, ce sont là nos causes et nos raisons. »

Fort bien accueillie d’abord par quelques hommes du plus grand mérite, parmi lesquels il me suffira de citer l’illustre Lamarck, cette façon d’expliquer les transformations subies par notre globe, ne tarda pas à être vivement combattue. Sans parler des savants de second ordre, ni des personnages intéressés à la trouver fausse, qui firent effort pour la renverser, elle eut dans Cuvier, au commencement de ce siècle, un adversaire plus redoutable encore par sa haute position que par sa grande valeur scientifique[3].

Cuvier et les révolutions brusques. Observateur très sagace et très laborieux, mais esprit timide et peu généralisateur, analyste et non synthétiste, Cuvier vécut aux antipodes intellectuelles de Buffon. Il s’était adonné de bonne heure à l’étude de l’anatomie comparée et n’avait pas tardé à concevoir le désir d’édifier une classification des animaux qui fût de nature à rivaliser avec celle de Linné. En lui écrivant de venir à Paris, Mertrud[4] lui avait dit : « Venez jouer parmi nous le rôle d’un Linné. » C’est, en effet, à ce rôle qu’il prétend.

Buffon s’était efforcé de mettre en relief les affinités qui rapprochent tous les organismes vivants ; il avait, comme nous le verrons plus tard, posé les bases de la magnifique doctrine, aujourd’hui certifiée par des milliers de faits, qui montre tous les êtres dérivant les uns des autres ; en même temps que lui et plus tard, Lamarck avait accumulé les preuves en faveur de cette doctrine et en avait précisé les détails. Geoffroy Saint-Hilaire devait bientôt lui donner de nouvelles forces et lui imprimer un mouvement en avant qui n’a fait depuis lors que s’accélérer. Cuvier passa trente-cinq ans de sa vie à contrarier, à ralentir ce mouvement, dont il aurait renversé la direction, si la vérité n’était pas plus forte que les hommes les plus puissants.

L’enchaînement de l’œuvre et des idées de Cuvier est facile à voir. Il découvre que l’on peut assez aisément diviser tout le règne animal en quatre grands groupes qu’il nomme « embranchements » : les vertébrés, les mollusques, les articulés, les zoophytes. Il ne tarde pas, exagérant l’importance des différences qu’il a saisies, à considérer chacun de ces groupes comme indépendant de tous les autres, comme isolé par « une sorte de circonvallation[5] », et enfin, comme ayant une origine distincte ou, pour parler son langage et mieux exprimer sa pensée, comme ayant été l’objet « d’une création spéciale. » Il est confirmé dans cette pensée par la constatation déjà faite par Buffon que les espèces actuelles diffèrent des espèces fossiles ; mais, généralisant les découvertes faites dans cette direction, il nie d’une façon absolue qu’aucune espèce fossile ressemble à une espèce actuelle ; les fossiles sont tous pour lui des espèces détruites. De là découle tout son système des révolutions du globe. Il raille Buffon, et Lamarck, et Hutton, et Playfair, et Marschall, et tous ceux qui pensent avec Buffon que des causes lentes et actuelles ont pu transformer le globe et les organismes qui le peuplent. Ce qu’il admet, ce sont des révolutions brusques et violentes, qui ont détruit tout ce qui existait au moment où elles se sont produites dans les lieux qui les ont ressenties. Il ne paraît pas, en effet, croire à des révolutions générales, totales, mais plutôt à des révolutions partielles, nombreuses et subites.

Le débat entre les partisans des causes actuelles et ceux des révolutions a été vif ; il n’est même pas encore entièrement terminé. Le lecteur me saura donc gré de mettre sous ses yeux les pièces les plus importantes du procès. Je donne d’abord la parole à Cuvier, pour lui permettre d’exposer lui-même ses idées. « Examinons, dit-il[6], ce qui se passe aujourd’hui sur le globe, analysons les causes qui agissent encore à sa surface et déterminons l’étendue possible de leurs effets. C’est une partie de l’histoire de la terre d’autant plus importante que l’on a cru longtemps pouvoir expliquer, par ces causes actuelles, les révolutions antérieures, comme on explique aisément, dans l’histoire politique, les événements passés, quand on connaît bien les passions et les intrigues de nos jours. Mais nous allons voir que malheureusement il n’en est pas ainsi dans l’histoire physique : le fil des opérations est rompu, la marche de la nature est changée, et aucun des agents qu’elle emploie aujourd’hui ne lui aurait suffi pour produire ses anciens ouvrages. » Nous reviendrons plus bas sur les preuves que Cuvier croit trouver dans les faits ; nous examinerons ces faits avec toute l’attention qu’ils méritent ; pour le moment, je me borne à dégager de l’œuvre de Cuvier l’expression de sa théorie. Il dit encore[7] : « Lorsque je soutiens que les bancs pierreux contiennent les os de plusieurs genres, et les couches meubles ceux de plusieurs espèces qui n’existent plus, je ne prétends pas qu’il ait fallu une création nouvelle pour produire les espèces aujourd’hui existantes ; je dis seulement qu’elles n’existaient pas dans les lieux où on les voit à présent et qu’elles ont dû y venir d’ailleurs. » Indépendamment des nombreuses et subites révolutions partielles qui se seraient produites à des époques très reculées de l’histoire de notre globe, Cuvier en admet une dernière, récente et beaucoup plus étendue. « Je pense, dit-il, que s’il y a quelque chose de constaté en géologie, c’est que la surface de notre globe a été victime d’une grande et subite révolution, dont la date ne peut remonter beaucoup au delà de cinq ou six mille ans, que cette révolution a enfoui et fait disparaître les pays qu’habitaient auparavant les hommes et les espèces d’animaux aujourd’hui les plus connus ; qu’elle a, au contraire, mis à sec le fond de la dernière mer, et en a formé les pays aujourd’hui habités ; que c’est depuis cette révolution que le petit nombre des individus épargnés par elle, se sont répandus et propagés sur les terrains nouvellement mis à sec, et par conséquent que c’est depuis cette époque seulement que nos sociétés ont repris une marche progressive, qu’elles ont formé des établissements, élevé des monuments, recueilli des faits naturels et combiné des systèmes scientifiques.

» Mais ces pays aujourd’hui habités, et que la dernière révolution a mis à sec, avaient déjà été habités auparavant, sinon par des hommes, du moins par des animaux terrestres ; par conséquent, une révolution précédente, au moins, les avait mis sous les eaux ; et, si l’on peut en juger par les différents ordres d’animaux dont on y trouve des dépouilles, ils avaient peut-être subi jusqu’à deux ou trois irruptions de la mer. »

Rapprochons ces citations et tirons-en la substance de la théorie de Cuvier : La terre a été l’objet de révolutions subites, nombreuses, plus ou moins générales, produites par des causes totalement différentes de celles qui agissent de nos jours ; chaque révolution a détruit toutes les espèces qui vivaient dans le lieu où elle s’est produite ; des espèces nouvelles venues d’ailleurs ont ultérieurement remplacé les anciennes, enfin, ces révolutions ont consisté dans un envahissement brusque des continents par les eaux de la mer ou, au contraire, dans un retrait non moins brusque des eaux qui mettait à sec les continents. Je dois ajouter, en passant, que Cuvier croyait à la fixité absolue des espèces. Mais je laisse de côté ce point que j’aurai à traiter plus tard avec toute l’attention dont il est digne.

Connaissant la théorie des révolutions de Cuvier, nous devons examiner les preuves sur lesquelles il l’appuie.

Le nombre en est peu considérable ; leur importance est encore moindre. La richesse de certaines couches de terrains en coquilles fossiles est la première preuve que Cuvier invoque en faveur de ses révolutions. Il déduit, avec raison, de la présence de ces coquilles, que la mer a occupé les lieux dans lesquels on les trouve. C’est précisément la conclusion à laquelle était parvenu Buffon. Il tire sa deuxième preuve de l’inclinaison de certaines couches coquillières, particulièrement des couches situées dans le voisinage des montagnes. Il insiste sur le fait indéniable que, dans ces points, les couches riches en coquilles marines sont redressées contre les flancs des montagnes, et, parfois, surmontées de couches horizontales, également riches en fossiles marins, d’où il conclut, encore avec raison, que « la mer, avant de former les couches horizontales, en avait formé d’autres, que des causes quelconques avaient brisées, redressées, bouleversées de mille manières. » C’est à cela que se réduisent les preuves qu’il invoque en faveur des révolutions elles-mêmes.

Il reste à démontrer qu’elles ont été nombreuses et subites. En faveur du grand nombre des révolutions, il invoque le fait, méconnu par Buffon, de l’alternance de couches riches en fossiles terrestres ou d’eau douce avec des couches qui ne contiennent que des fossiles marins ; et cet autre fait que, même dans les couches marines, les fossiles varient d’une couche à l’autre,« quoiqu’il y ait, dit-il[8], quelques retours d’espèces à de petites distances ; il est vrai de dire, en général, que les coquilles des couches anciennes ont des formes qui leur sont propres ; qu’elles disparaissent graduellement pour ne plus se montrer dans les couches récentes, encore moins dans les mers actuelles, où l’on ne découvre jamais leurs analogues d’espèce, où plusieurs de leurs genres eux-mêmes ne se retrouvent pas ; que les coquilles des couches récentes, au contraire, ressemblent, pour le genre, à celles qui vivent dans nos mers, et que dans les dernières et les plus meubles de ces couches, et dans certains dépôts récents et limités, il y a quelques espèces que l’œil le plus exercé ne pourrait distinguer de celles que nourrissent les côtes voisines. »

Il restait à démontrer que les révolutions ont été subites. Comme c’est ce dernier caractère qui est le plus important, au point de vue de la théorie de Cuvier, c’est celui qui devait être appuyé du plus grand nombre de preuves et des preuves les plus solides. Il est cependant loin d’en être ainsi. Afin de ne pas être accusé d’atténuer l’importance des arguments, je laisse la parole à Cuvier lui-même. Après avoir parlé de l’existence des révolutions et de leur nombre, il ajoute un alinéa qui a pour titre : « Preuves que ces révolutions ont été subites » et que je reproduis intégralement[9] : « Mais, ce qu’il est aussi bien important de remarquer, ces irruptions, ces retraites répétées n’ont point toutes été lentes, ne se sont point toutes faites par degrés. Au contraire, la plupart des catastrophes qui les ont amenées ont été subites ; et cela est surtout facile à prouver pour la dernière de ces catastrophes ; pour celle qui, par un double mouvement, a inondé et ensuite remis à sec nos continents actuels, ou du moins une grande partie du sol qui les forme aujourd’hui. Elle a laissé encore, dans les pays du Nord, des cadavres de grands quadrupèdes que la glace a saisis, et qui se sont conservés jusqu’à nos jours avec leur peau, leurs poils et leur chair. S’ils n’eussent été gelés aussitôt que tués, la putréfaction les aurait décomposés. Et, d’un autre côté, cette gelée éternelle n’occupait pas auparavant les lieux où ils ont été saisis ; car ils n’auraient pas pu vivre sous une pareille température. C’est donc le même instant qui a fait périr les animaux, et qui a rendu glacial le pays qu’ils habitaient. Cet événement a été subit, instantané, sans aucune gradation, et ce qui est si clairement démontré pour cette dernière catastrophe ne l’est guère moins pour celles qui l’ont précédée. Les déchirements, les redressements, les renversements des couches plus anciennes ne laissent pas douter que des causes subites et violentes ne les aient mises en l’état où nous les voyons ; et même la force des mouvements qu’éprouva la masse des eaux est encore attestée par les amas de débris et de cailloux roulés qui s’interposent en beaucoup d’endroits entre les couches solides. La vie a donc souvent été troublée sur cette terre par des événements effroyables. Des êtres vivants sans nombre ont été victimes de ces catastrophes : les uns, habitants de la terre sèche, se sont vus engloutis par des déluges ; les autres, qui peuplaient le sein des eaux, ont été mis à sec avec le fond des mers subitement relevé ; leurs races mêmes ont fini pour jamais et ne laissent dans le monde que quelques débris à peine reconnaissables pour le naturaliste. Telles sont les conséquences où conduisent nécessairement les objets que nous rencontrons à chaque pas, que nous pouvons vérifier à chaque instant, presque dans tous les pays. Ces grands et terribles événements sont clairement empreints partout pour l’œil qui sait lire l’histoire dans leurs monuments. »

Remarquons d’abord que dans ce passage, le plus important de tous, au point de vue de la théorie des révolutions, Cuvier semble ne pas considérer toutes les révolutions comme également subites. Il dit que « ces irruptions, ces retraites, n’ont point toutes été lentes », comme s’il admettait que quelques-unes l’ont été ; il dit un peu plus bas que « la plupart des catastrophes ont été subites », comme s’il craignait qu’on lui en montrât de manifestement lentes.

Quant aux arguments qu’il invoque en faveur de la soudaineté de celles qu’il considère comme « subites », ils sont d’une bien maigre valeur : c’est la présence dans les glaces du Nord d’éléphants encore recouverts de leur chair, de leur peau et de leurs poils ; ce sont « les déchirements, les redressements, les renversements » des couches anciennes ; ce sont enfin « les amas de débris et de cailloux roulés qui s’interposent en beaucoup d’endroits entre les couches solides. »

Nous examinerons la valeur de ces divers faits au point de vue de la théorie des révolutions. Mais, auparavant, je tiens à parler de l’aide puissant que trouva la théorie des révolutions dans l’un des géologues les plus distingués de ce siècle, Élie de Beaumont[10].

Élie de Beaumont et les soulèvements brusques des montagnes. Cet illustre savant admettait : en premier lieu, que les chaînes de montagnes se sont soulevées brusquement ; en second lieu, que chaque soulèvement a été accompagné d’un changement également brusque dans les formations sédimentaires voisines, changement caractérisé par une différence considérable des types organiques ; en troisième lieu, que toutes les chaînes de montagnes soulevées par une même révolution brusque ont une direction constante et sont parallèles les unes aux autres, même lorsqu’elles sont situées dans des contrées très écartées. M. de Beaumont pense, d’ailleurs, comme Cuvier, que l’histoire de la terre se compose de longues périodes de calme interrompues par des révolutions subites : « L’histoire de la terre, dit-il[11], présente, d’une part, de longues périodes de repos comparatif, pendant lesquelles le dépôt de la matière sédimentaire s’est opéré d’une manière aussi régulière que continue ; et, de l’autre, de courtes périodes de violents paroxysmes, pendant lesquelles la continuité de cette action a été interrompue. » C’est pendant les périodes de paroxysmes que se sont produits les soulèvements brusques des montagnes et les phénomènes concomitants indiqués plus haut.

Pour expliquer ses révolutions, Élie de Beaumont admet que la croûte terrestre solide n’a pas une épaisseur de plus de 58 kilomètres et que par suite de son refroidissement graduel, le noyau central et en fusion qu’elle recouvre, diminue sans cesse de volume en se séparant de la croûte solide. Celle-ci ne s’affaisse pas graduellement de manière à toujours s’adapter au noyau, mais elle reste, pendant de longues périodes géologiques, séparée du noyau central ; puis, tout à coup, elle fléchit et s’affaisse en certains points, tandis que d’autres se relèvent. Ce sont ces derniers qui produisent les montagnes.

Le seul argument qu’Élie de Beaumont invoque à l’appui de sa théorie est le suivant : l’examen attentif de la plupart des montagnes montre que sur leurs flancs reposent des couches de deux sortes, les unes fortement relevées, s’élevant parfois jusqu’au sommet de la montagne, les autres horizontales, déposées sur les premières. Comme les unes et les autres offrent tous les caractères de dépôts sédimentaires, c’est-à-dire de dépôts abandonnés en couches horizontales par les eaux, il faut admettre que les premières ont été redressées, après leur formation, par le soulèvement de la montagne, et que les secondes n’ont été déposées qu’après le relèvement des premières. Élie de Beaumont, poussant plus loin les déductions, croit pouvoir affirmer que le soulèvement de la montagne s’est fait brusquement, à une époque intermédiaire au dépôt des deux séries de couches, époque qu’il regarde comme n’ayant pu être que de très courte durée.

Arguments contre les soulèvements brusques. Lyell relève avec raison le vice de ce raisonnement. Il admet bien qu’on doit considérer le soulèvement comme postérieur à la formation des couches redressées qu’on trouve sur le flanc de la montagne, et comme antérieur au dépôt des couches horizontales, mais il fait remarquer qu’il a pu s’écouler entre ces deux formations un laps de temps extrêmement long, et que les fossiles de la couche redressée ont pu vivre dans l’océan voisin non seulement pendant toute la période du redressement, mais encore pendant que les couches horizontales se déposaient. Rien donc ne prouve que le soulèvement d’une chaîne de montagnes ait causé la disparition des animaux qui vivaient pendant la période antérieure au soulèvement. Prenons un exemple : M. de Beaumont a établi d’une manière à peu près certaine que le dernier soulèvement des Pyrénées, celui qui a donné à cette chaîne de montagnes son relief actuel, s’est produit après le dépôt des couches crétacées qui se trouvent à l’état de redressement sur le flanc de cette chaîne, et avant le dépôt des couches tertiaires qu’on trouve dans le même lieu à l’état de strates horizontales. A-t-il le droit d’en conclure que le soulèvement des Pyrénées a marqué la fin brusque de la période crétacée, la destruction de tous les organismes de cette période et l’avènement de la période tertiaire ? Enfin, a-t-il le droit de conclure à la contemporanéité absolue d’une autre chaîne qui offrirait, comme les Pyrénées, du crétacé redressé et du tertiaire horizontal ? Évidemment non. Il existe du crétacé ailleurs que dans les Pyrénées et il est bien démontré que le dépôt des couches crétacées a pu cesser dans un point du globe, tandis qu’il continuait dans l’autre. « En raisonnant rigoureusement, dit Lyell[12], l’auteur ne saurait exclure les périodes crétacées ou tertiaires de la durée possible de l’intervalle pendant lequel l’exhaussement a pu se produire : car, d’une part, il n’est pas présumable que le mouvement de soulèvement ait eu lieu après la fin de la période crétacée, et tout ce que l’on peut dire, c’est qu’il s’est manifesté après le dépôt de certaines couches de cette période. D’autre part, bien que l’événement ait eu véritablement lieu avant la formation de toutes les couches tertiaires qui se trouvent actuellement à la base des Pyrénées, il ne s’en suit nullement qu’il ait précédé toute l’époque tertiaire. » À l’appui de ce raisonnement, Lyell invoque un fait qui en met en relief la valeur et l’importance : c’est celui des montagnes de la Sicile, qui ont 600 à 900 mètres de haut et dont le sommet est formé d’un calcaire dans lequel on trouve un grand nombre de coquilles fossiles appartenant à des espèces qui vivent encore de nos jours dans la Méditerranée. Il n’est pas douteux cependant que ces montagnes ont été soulevées à une époque déjà très reculée. L’existence dans la Méditerranée, d’espèces vivantes semblables aux fossiles qu’on trouve au sommet des montagnes de la Sicile, témoigne bien que le soulèvement de ces montagnes n’a pas le moins du monde entraîné la destruction des espèces qui vivaient au moment où il s’est produit. Elle témoigne aussi de la lenteur avec laquelle le soulèvement a dû se faire, puisque ce dernier n’a pas déterminé dans le milieu de modification assez forte et assez brusque pour détruire les animaux.

« Pareillement, dit Lyell[13], la craie des Pyrénées a pu, à quelque époque reculée, être soulevée à une hauteur de plusieurs centaines de mètres, tandis que les espèces que l’on trouve à l’état fossile, dans cette même craie, continuaient à figurer dans la faune de l’océan voisin. En un mot, on ne peut pas supposer que l’origine d’une nouvelle chaîne de montagnes ait mis fin à la période crétacée, et qu’elle ait servi de prélude à un nouvel ordre de choses dans la création animée. » Et le savant géologue anglais conclut[14] : « D’où il suit que tous les faits géologiques fournis par M. de Beaumont peuvent être vrais et incontestables, sans qu’il soit pourtant le moins du monde légitime d’en conclure la simultanéité ou la non-simultanéité du soulèvement de certaines chaînes de montagnes ; » ajoutons, sans qu’il soit davantage légitime d’en conclure que le soulèvement a été brusque et qu’il a déterminé la destruction de tous les organismes vivants au moment où il s’est produit.

J’ai insisté sur ces faits parce qu’ils sont les seuls qui aient pu être invoqués avec quelque apparence de raison en faveur de la théorie des révolutions du globe imaginée par Cuvier. Quant aux arguments de ce dernier, que j’ai cités plus haut, il suffira de quelques mots pour en montrer le peu de valeur.

Le plus important de tous est représenté par « les déchirements, les redressements, les renversements des couches anciennes[15]. » Après ce que nous venons de dire, il serait inutile d’insister sur ces faits. Je ne veux pas, cependant, les laisser passer sans montrer que, pour expliquer leur production, il n’est nullement nécessaire d’avoir recours à des révolutions violentes et subites. Si lentement que s’effectue le soulèvement d’une montagne, il est bien évident qu’il doit déterminer le redressement des couches au niveau desquelles il se produit ; les plissements, les renversements de couches étant des phénomènes de même ordre que le redressement, attribués par tous les géologues aux mêmes causes, il est bien évident encore qu’ils pourront être produits tout aussi bien par des soulèvements ou des abaissements très lents que par des soulèvements ou des abaissements brusques et violents. N’est-il pas évident encore qu’on peut expliquer la présence « des amas de débris et de cailloux roulés qui s’interposent en beaucoup d’endroits entre les couches solides », sans avoir recours à des révolutions violentes. Les torrents, les fleuves, les glaciers, les vagues de la mer transportent tous les jours des « amas de débris et de cailloux roulés », et les accumulent au-dessus de couches solides, où ils sont plus tard recouverts par d’autres couches destinées à devenir solides. Qu’une plage soit tour à tour abandonnée et recouverte par les eaux de la mer, transformée en haut fond, puis de nouveau en rivage, et elle offrira nécessairement une alternance de couches solides « de débris et de cailloux roulés » qui aura pu être déterminée par des abaissements ou des relèvements successifs du sol aussi lents qu’on voudra les imaginer. Ce deuxième argument n’a donc aucune valeur.

C’est à peine si je crois utile de relever le troisième. De ce que l’on a trouvé dans les glaces des régions polaires des cadavres de grands quadrupèdes, dont la peau et même la chair étaient parfaitement conservées, Cuvier en conclut que l’événement qui les a fait périr a dû être subit, et que cet événement est une révolution du globe. Il faudrait cependant distinguer entre un événement qui enlise brusquement un animal dans de l’eau en voie de congélation et une révolution qui bouleverse la surface du globe. Qu’un bœuf ou un éléphant essaie de traverser un fleuve qui se congèle, il sera tué par le froid, enveloppé par la glace, entraîné par elle vers le Nord, où de nouveaux glaçons se formeront autour de lui ; et s’il parvient à une latitude où la glace ne fond jamais, on pourra, quelques milliers de siècles plus tard, le retrouver aussi intact qu’il l’était le premier jour.

Cuvier fait observer, il est vrai, que l’éléphant étant un animal des régions chaudes, on ne saurait expliquer sa présence dans la glace que par une transformation tellement subite du climat, que les éléphants ont été tués par un froid survenu brusquement et enveloppés par les premières glaces produites. « C’est le même instant, dit-il, qui a fait périr les animaux et qui a rendu glacial le pays qu’ils habitaient. » À cela il faut répondre que la présence de poils épais sur la peau de certains des grands mammifères trouvés dans les glaces du Nord, indique qu’ils ont vécu dans ces contrées à une époque où elles avaient déjà une température froide. Il suffirait aussi d’admettre que leurs cadavres ont été entraînés par les glaces des fleuves.

Un autre fait a été invoqué en faveur de l’existence, dans les temps anciens, de révolutions brusques et violentes, c’est la présence de rochers souvent très volumineux à des distances parfois énormes des lieux dans lesquels existent des roches semblables, et d’où par conséquent ils ont dû être arrachés. Les partisans des révolutions demandent comment on pourrait expliquer le transport de ces blocs dits erratiques, si l’on n’admet pas qu’ils ont été soulevés et entraînés par des secousses violentes ou par l’irruption non moins violente de grandes masses d’eau. La réponse a été faite à cette question par les observations modernes. Il est aujourd’hui démontré avec la plus rigoureuse exactitude que tous les blocs erratiques ont été entraînés par les glaces. Nous reviendrons plus bas sur cette question.

Aucun des arguments invoqués en faveur de révolutions brusques et violentes dont notre globe aurait été le théâtre ne présente la valeur qui leur a été attribuée par leurs auteurs. On pourrait en ajouter quelques autres, en apparence plus probants. On pourrait, par exemple, invoquer à l’appui de ces révolutions, l’apparition et la disparition brusques de certaines îles dont l’histoire a conservé le souvenir. Parmi les plus importants de ces phénomènes, rappelons l’éruption, au centre du bassin limité par la grande île de Santorin, des petites îles Kaïmenis, qui eut lieu avant et après notre ère. Pline rapporte qu’en l’année 168 avant Jésus-Christ, on vit apparaître l’île « vieille Kaïmeni » ou Hiera (île sacrée) ; en 19 après Jésus-Christ, apparut une autre île (Thia, la divine), qui bientôt fut réunie à la première, dont elle n’était distante que de 250 pas. En 726, la vieille Kaïmeni acquit des dimensions plus grandes ; en 1427, elle s’agrandit encore ; en 1573, une nouvelle île apparut, la Micra-Kaïmeni ou petite île brûlée. En 1650, de violentes perturbations survinrent à peu de distance de Santorin, et il s’éleva un haut fond à 5 600 mètres au nord-est de Théra. De 1707 à 1709, apparut une nouvelle île (Nea Kaïmeni) entre les deux Kaïmenis déjà existantes. Enfin, en février 1866, une nouvelle éruption fut accompagnée de l’apparition d’une nouvelle petite île, à laquelle on a donné le nom d’Aphroessa. En étudiant avec attention l’histoire de l’île de Santorin ou celle des petites îles dont nous venons de parler, on s’assure aisément que les îles principales (Théra, la plus grande, et Therasia plus petite) dont la forme est celle d’un cercle ouvert à l’ouest, représentent le pourtour d’un cône volcanique, au centre duquel les îles Kaïmenis, Aphroessa, etc., constituent des cônes secondaires. L’ensemble des îles Santorin ne représente donc pas un soulèvement semblable à celui de montagnes véritables, mais un simple volcan. Il existe, en effet, cette différence entre les montagnes et les volcans, que les montagnes sont produites par un soulèvement des couches qui composaient antérieurement le sol, là où elles se produisent, tandis que les volcans sont, pour ainsi dire, de simples cheminées par lesquelles sortent des matières en fusion qui se déposent sur les terrains préexistants, sans modifier la disposition primitive de ces terrains. « On avait d’abord admis, avec de Buch et A. de Humboldt, que l’activité volcanique déterminait un soulèvement central des roches qui se trouvaient au voisinage du foyer de l’éruption, de manière que les couches de débris, de tufs, de cendres, qui reposaient d’abord horizontalement sur les couches sédimentaires voisines, devaient leur disposition inclinée autour de la cheminée d’éruption à la force d’expansion des produits éruptifs, surtout des gaz. Mais, dans ce cas, les roches sédimentaires formant le substratum des matières volcaniques auraient dû, nécessairement, prendre part au soulèvement, et c’est ce que l’observation n’a pas démontré. On a vu, au contraire, que la position des roches sur lesquelles reposent les cônes d’éruption n’était nullement influencée par les phénomènes volcaniques. Les quartzites et schistes de la région de Laach, comme les quartzites et schistes du mont Élie à Santorin ont entièrement conservé leur situation primitive, malgré les nombreuses éruptions volcaniques qui les ont traversés[16]. »

On ne peut donc établir aucune analogie entre la formation brusque des îles produites par des éruptions volcaniques et le soulèvement des montagnes. Or, toutes les îles dont l’apparition subite ou la disparition ont été consignées dans l’histoire ne sont que des cônes volcaniques analogues à ceux de Santorin. Cela s’applique notamment à l’île Graham, qui fit son apparition en 1831, dans la Méditerranée, entre la côte sud-ouest de la Sicile et la côte d’Afrique. Son émersion fut précédée de secousses de tremblements de terre, d’éruption de fumées, de vapeurs et de scories, et elle affecta très exactement la forme d’un sommet de cratère, de même qu’elle en avait la structure ; après avoir acquis, dans l’espace d’un mois environ, une circonférence de près de 5 000 mètres, elle disparut peu à peu, détruite par les vagues ; deux mois plus tard elle n’avait plus que 700 mètres de circonférence, et bientôt elle ne forma plus qu’un récif sous-marin. Elle n’était composée que de lave et de scories rejetées par un volcan. Cette histoire est, à peu de chose près, celle de l’île Nyoè (île nouvelle), qui, en 1783, fit son apparition dans le voisinage de l’Islande, et disparut l’année suivante, détruite par les vagues.

Des considérations analogues s’appliquent à tous les phénomènes qui ont accompagné la production des éruptions volcaniques célèbres. Parmi ces faits, je pourrais rappeler l’apparition de Monte-Nuovo, près de Pouzzole, en 1538, la formation des cônes secondaires de l’Etna, l’ensevelissement de Pompéi, d’Herculanum et d’un grand nombre d’autres villes ou villages sous les laves ou les cendres rejetées par les volcans et les désordres considérables occasionnés par les tremblements de terre. Tous ces phénomènes se produisent, il est vrai, très brusquement, et peuvent déterminer de grands ravages, mais ils n’ont rien de commun avec les soulèvements des chaînes de montagnes ou les grands affaissements de continents, dont la surface de la terre porte les traces indélébiles. Ils déterminent la destruction d’un certain nombre d’hommes et d’ouvrages humains, d’animaux et de végétaux ; des villages, des villes peuvent être couverts par les déjections des volcans ; des surfaces énormes de champs peuvent être ainsi stérilisées ; mais, tout cela est local, ne ressemble en rien aux révolutions imaginées par Cuvier et de Beaumont, révolutions qui auraient fait disparaître d’un seul coup un nombre immense, non pas d’individus, mais d’espèces et même de genres et de familles d’animaux et de végétaux. Ces révolutions effroyables, parmi les phénomènes qui se produisent sous nos yeux, aucun ne peut nous en donner une idée, et nous sommes obligés, pour les concevoir, de faire des efforts d’imagination aussi grands qu’inutiles.

Causes actuelles. Il est, en effet, facile de s’assurer que si aucun fait ne démontre l’existence de ces révolutions, tous ceux qu’il nous est actuellement permis d’observer concordent pour nous faire croire que les transformations, même les plus considérables, subies par notre globe, ont pu être déterminées par les causes qui agissent de nos jours. Nous avons, plus haut, divisé ces causes en deux groupes : celui des causes ignées et celui des causes aqueuses. Nous allons les étudier successivement en commençant par les premières.

Causes ignées actuelles. Nous avons déjà eu l’occasion, à propos des volcans et de la formation des montagnes, de parler de l’action actuelle des causes ignées. Nous n’aurons que peu de chose à ajouter ici. Il est impossible de méconnaître l’importance de ces causes dans les transformations locales que subissent, de nos jours, certaines portions de la surface de notre globe. Dans le nouveau monde, la vaste région des Andes ; dans l’ancien, les contrées volcaniques de l’Europe et de l’Asie sont chaque jour le théâtre de quelque bouleversement produit par les éruptions volcaniques ou les tremblements de terre.

Quoique ces phénomènes n’aient rien de commun, ainsi que je l’ai fait remarquer plus haut, avec les révolutions de Cuvier et d’Élie de Beaumont, ils n’en ont pas moins une action sérieuse sur les contours extérieurs de notre globe et peuvent, en se répétant, les modifier beaucoup. À la suite de certains tremblements de terre, on a vu la mer envahir des régions qui avaient été jusqu’alors à l’abri de ses atteintes, ou, au contraire, se retirer de localités qu’elle recouvrait depuis de nombreux siècles. Parmi les faits de cet ordre les plus significatifs, citons celui dont le delta de l’Indus a été le théâtre en 1819. Un tremblement de terre, qui eut lieu le 16 juin de cette année, se fit sentir sur un espace de plus de 1 600 kilomètres autour de la ville de Bhooj qui fut démolie en totalité ; on le ressentit à Calcutta et à Pondichéry ; le canal oriental de l’Indus, qui sépare la province de Kotch de celle du Sinde et qui n’était pas navigable, n’ayant que 0m,30 de profondeur à la basse mer et 1m,80 à la haute mer, acquit tout à coup une profondeur de 5m,40 aux basses eaux ; toute la région voisine fut transformée en une lagune ou mer intérieure de 5 180 kilomètres carrés, tandis qu’à 8 kilomètres du village de Sindree, la plaine se soulevait en un grand monticule auquel les habitants stupéfaits donnèrent le nom de Ullah Bund (monticule de Dieu), et subissait autour de ce dernier un exhaussement général sensible sur une surface de plus de 25 000 mètres. En 1826, le bras oriental de l’Indus, recevant tout à coup une quantité d’eau infiniment supérieure à celle qu’il offrait d’habitude, se frayait un passage à travers la région soulevée, coupait en deux l’Ullah Bund, situé sur son trajet, et se taillait, dans ce monticule, un lit qui atteignit bientôt plus de 40 mètres de large et plus de 5 mètres de profondeur. En 1826 et 1827, des phénomènes analogues se produisirent dans la Nouvelle-Zélande. Une petite crique, connue sous le nom de Jail, très fréquentée des baleiniers à cause de sa profondeur et de la facilité qu’elle offrait à l’abordage, eut son sol soulevé au point qu’elle fut entièrement convertie en terre ferme. Au Chili, en 1837, à la suite d’un tremblement de terre qui détruisit la ville de Valdivia, on constata, près de l’île Lemus, dans l’archipel des Chonos, un exhaussement de 2m,40 du sol de la mer. Dans le même pays, en 1835, un tremblement de terre, dont les secousses furent ressenties sur un espace ayant 1 600 kilomètres de large, entre Copiapo et Chiloé, et 800 kilomètres de large entre Mendoza et Juan-Fernandez, et qui détruisit plusieurs villes, la terre ferme fut élevée de 1m,20 à 1m,50 dans l’île de Santa-Maria ; à Tubal, l’exhaussement fut de 1m,80. Quelques mois plus tard, on put constater que le sol s’était de nouveau abaissé, mais il ne reprit pas son ancien niveau. À d’autres époques rapprochées de nous, en 1822, par exemple, un exhaussement analogue accompagna, dans le même pays, des tremblements de terre plus ou moins forts. Le plus fort de ces exhaussements et aussi le plus étendu est celui de 1822. Tout l’espace qui s’étend entre le pied des Andes et la mer se souleva. Sur la côte, l’exhaussement fut estimé de 0m,60 à 1m,20 ; à deux kilomètres, il fut, dit-on, de plus de 2 mètres ; on estima que le soulèvement s’était produit sur un espace de près de 3 000 kilomètres carrés.

« Il importe de considérer, dit Lyell, à qui j’emprunte ces faits[17], quelle énorme quantité de changements cette seule convulsion dut occasionner ; si réellement l’étendue du pays soulevé fut de 298 989 kilomètres carrés, étendue précisément égale à celle de la moitié de la France, on aura cinq sixièmes de l’espace que comprend la Grande-Bretagne unie à l’Irlande. Si l’on suppose qu’en moyenne l’élévation n’a été que de 0m,90, on trouve que la masse de roche, ainsi ajoutée au continent d’Amérique, ou, en d’autres termes, que la masse qui, avant le tremblement de terre, était au-dessous du niveau des eaux, et qui, après, s’est trouvée d’une manière permanente au-dessus, doit avoir présenté un volume de 237 573 476 kilomètres carrés ; ce qui suffirait pour former une montagne conique de 3 200 mètres de hauteur (à peu près celle de l’Etna), et ayant environ 52 800 mètres de circonférence à sa base. On peut estimer la pesanteur spécifique moyenne de la roche à 2,655, moyenne assez exacte et fort commode dans de telles évaluations, parce qu’à ce taux le yard cube (0mc,7645) pèse 2 tonneaux. Or, si l’on admet que la grande pyramide d’Égypte, considérée comme une masse pleine, pèse, suivant une estimation qui a été déjà donnée, 6 millions de tonneaux, on arrive à cette conséquence que la quantité de roche ajoutée au continent par le tremblement de terre du Chili a surpassé 100 000 pyramides. Mais on ne doit pas perdre de vue que le poids de la roche dont il est ici question ne formait qu’une partie insignifiante de la résistance totale que les forces volcaniques avaient à surmonter. L’épaisseur de la roche comprise entre la surface du sol, au Chili, et les foyers souterrains de l’action volcanique peut bien être de plusieurs kilomètres ou de plusieurs lieues. Supposons que cette épaisseur soit seulement de 3 200 mètres, alors le volume de la masse qui s’est déplacée et élevée de 0m,90 sera encore de 832 000 kilomètres cubes, et, par conséquent, son poids excédera celui de 363 millions de pyramides. »

Je me suis étendu sur ces faits et j’ai tenu à exposer les considérations qu’ils ont provoquées de la part de l’illustre géologue anglais parce que plus que tous les autres qu’on pourrait invoquer, ils paraissent susceptibles de fournir un argument favorable à la théorie de Cuvier sur les révolutions du globe. Les partisans de cette théorie n’auraient-ils pas le droit de supposer que si, à notre époque, de pareils soulèvements brusques peuvent se produire, il a dû y en avoir de bien plus intenses aux âges reculés de la terre, alors que la croûte solide du globe avait une moindre épaisseur ? C’est, en effet, une argumentation qui a été produite, mais on remarquera qu’elle repose tout entière sur une série d’hypothèses dont il faudrait, au préalable, démontrer l’exactitude. Il faut admettre, en premier lieu, que la terre s’est refroidie de la périphérie au centre, ce qui n’est nullement démontré d’une manière rigoureuse ; en second lieu, partant de cette première hypothèse, il faudrait prouver que les grands soulèvements de montagnes se sont tous produits à l’époque où la croûte terrestre était encore assez mince pour permettre des exhaussements brusques de plusieurs centaines ou même de milliers de mètres, car des soulèvements moindres, si rapprochés qu’on les suppose, n’auraient pu déterminer les destructions brusques d’espèces entières d’animaux et de plantes que Cuvier et ses partisans mettent sur le compte de leurs révolutions. Or, cette deuxième supposition est contredite par tous les faits connus. On sait d’une manière positive que la plupart des grandes chaînes de montagnes n’ont commencé à se soulever qu’à une époque relativement récente, alors que la portion superficielle de notre globe offrait la solidité qu’elle présente aujourd’hui.

Il me paraît donc impossible de voir dans les soulèvements brusques, mais relativement très faibles dont nous avons parlé plus haut, un argument en faveur de la théorie des révolutions. J’y vois au contraire une preuve de la fausseté de cette théorie et un argument à l’appui de celle des causes actuelles. Rien n’empêche de supposer, par exemple, que la région des Andes ait été, depuis une époque extrêmement reculée, le siège de soulèvements faibles, semblables à ceux dont nous avons parlé, se renouvelant cinq, six, dix fois peut-être par siècle. En s’ajoutant les unes aux autres, ces modifications, en apparence insignifiantes, apportées au relief de notre globe, finissent nécessairement par changer ce relief, au point de le rendre méconnaissable et de remplacer une série de plaines par une chaîne de montagnes. Pour expliquer ces exhaussements faibles, mais très nombreux et se produisant pendant une très longue période de temps dans un même point du globe, il n’est pas nécessaire de supposer que la terre est liquide au centre, il suffit d’admettre l’existence de cavités pleines de liquides en fusion dans les régions où ils se produisent. Le grand nombre des foyers volcaniques qui existent dans les Andes, leur voisinage de la mer, les éruptions et les tremblements de terre fréquents dans toute cette région, permettent d’affirmer qu’il existe le long de la côte américaine du Pacifique, au-dessous de la chaîne des Andes, une série de cavités pleines de matières en fusion, communiquant avec la mer et se trouvant par suite en de bonnes conditions pour produire les exhaussements dont nous avons parlé.

La certitude où nous sommes aujourd’hui, d’après tous les faits connus, que les grandes chaînes de montagnes ont toutes été produites en plusieurs fois, apporte un témoignage important en faveur de cette manière de voir. D’autres faits encore la corroborent.

Exhaussements, affaissements lents et insensibles du sol. Parmi eux, je dois citer en première ligne les exhaussements insensibles qui se produisent de nos jours en certains points du globe. Il est aujourd’hui démontré qu’au niveau du cap Nord, le sol s’élève insensiblement d’environ 1m,50 par siècle. Un peu plus au sud, l’exhaussement séculaire n’est que de 30 centimètres ; plus bas encore, à la hauteur de Stockholm, il n’est que de 76 millimètres. En admettant que ces divers points continuent à s’élever dans les mêmes proportions, le cap Nord se serait, au bout de mille siècles, élevé de 1 500 mètres et formerait une véritable montagne par rapport à Stockholm qui ne serait élevé que de 76 mètres. Or, mille siècles dans l’histoire de la terre ont moins de valeur que mille secondes dans la vie d’un homme. Tandis que certains points de la surface de notre globe s’exhaussent lentement ou par soubresauts brusques, d’autres points subissent des affaissements de même nature. Boussingault[18] a émis l’idée que certaines montagnes des Andes ont diminué de hauteur à une époque récente. Un grand nombre d’îles du Pacifique subissent de nos jours un abaissement graduel, mis en évidence par la façon dont se forment les bancs de coraux qui les environnent. Dans certaines régions du Groenland le même fait est non moins manifeste.

Il est nécessaire de faire remarquer qu’un exhaussement aussi lent peut fort bien se produire sans déterminer une altération notable dans la faune ou la flore des régions qui le subissent. Les faits actuels en témoignent. Il existe en Norvège des plaines ayant une hauteur de 210 mètres dans lesquelles on trouve des coquilles fossiles appartenant à des espèces qui vivent actuellement dans les mers voisines. En Sicile, des montagnes de 600 mètres de haut présentent sur leur sommet des coquilles fossiles d’espèces actuelles. Or, ces plaines de la Norvège et ces montagnes de la Sicile datent d’une époque séparée de nous, sans aucun doute, par plusieurs milliers d’années et peut-être de siècles.

Mode d’action des causes ignées actuelles. Tous les phénomènes d’exhaussement et d’abaissement du sol que nous venons de citer sont évidemment produits par les causes ignées. Il nous reste à examiner la façon dont ces dernières agissent. Je ne reviendrai pas ici sur la question du feu central. Nous avons déjà vu plus haut que tous les phénomènes ayant la chaleur pour cause peuvent être expliqués sans qu’il soit nécessaire d’admettre que le centre de la terre est en fusion ou même à une température très élevée. Il suffit pour cela de supposer que des foyers locaux de chaleur existent en certains points du globe, et nous savons qu’on peut expliquer leur existence par des phénomènes physiques et chimiques semblables à ceux qui se passent tous les jours sous nos yeux. Nous avons déjà dit comment ces foyers agissent pour déterminer les éruptions volcaniques et les tremblements de terre. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que leur action est la même dans les phénomènes de soulèvements brusques dont nous avons cité plus haut des exemples ; nous avons vu, en effet, que ces soulèvements s’étaient toujours produits en même temps que des tremblements de terre très violents. La portion de la croûte terrestre située au-dessus des foyers souterrains se trouve soulevée par la force d’expansion des gaz et des vapeurs lorsque ces derniers ne trouvent pas une issue par la bouche des volcans. Si, plus tard, les gaz fortement dilatés qui ont déterminé le soulèvement parviennent à s’échapper, la région qui avait été soulevée s’affaisse plus ou moins rapidement. Nous avons signalé ce phénomène dans plusieurs localités. Les régions montagneuses étant toujours riches en volcans, il est permis, d’après ce que nous venons de dire, de supposer que la plupart des chaînes de montagnes ont été produites par le procédé que nous venons d’indiquer. Ce qui tend encore à le démontrer, c’est que la structure de la plupart des grandes chaînes et la disposition des terrains dans leur voisinage témoignent que l’exhaussement s’est fait en plusieurs fois, des périodes de statu quo souvent très longues alternant avec des périodes d’exhaussement.

Quant aux soulèvements lents et continus dont nous avons cité quelques exemples on peut les expliquer d’autres façons. Il est permis de les attribuer à la dilatation. Certaines régions du globe se dilatent sous l’influence d’un échauffement graduel et chaque jour plus intense, échauffement déterminé lui-même par des phénomènes électriques ou chimiques. Si la masse qui s’échauffe est formée de substances diverses et inégalement dilatables, le soulèvement sera lui-même inégal, plus marqué dans les points situés au-dessus des matières les plus dilatables, moins fort dans ceux qui correspondent aux substances qui se dilatent le moins. C’est ainsi qu’on pourra expliquer pourquoi l’exhaussement est de 1m,50 par siècle au pôle nord, tandis que plus au sud, à Stockholm, il n’est que de 76 millimètres.

On peut encore expliquer les exhaussements graduels et lents d’une autre façon. Nous aurons à dire, plus bas, avec quelle facilité les eaux de la surface du sol pénètrent à travers les roches même les plus dures et s’infiltrent dans le sol à des profondeurs considérables. Lorsque ces eaux ou les vapeurs qui s’en dégagent sont riches en matières minérales dissoutes, elles en abandonnent une grande partie dans les interstices des roches qu’elles traversent ; celles-ci augmentent ainsi graduellement de volume, et soulèvent les terrains situés au-dessus d’elles.

Les abaissements brusques ou graduels dont il a été question plus haut trouvent une facile explication dans des phénomènes analogues à ceux qui produisent les soulèvements. Nous avons dit déjà que si l’abaissement se fait d’un coup, il peut être attribué à l’affaissement des voûtes des cavités volcaniques dont une partie du contenu a pu se faire jour au dehors. C’est à cette cause qu’on pourrait attribuer l’abaissement de certaines montagnes des Andes, admis par les géologues : car il n’est plus douteux pour personne qu’il existe au-dessous de cette immense chaîne un ou plusieurs foyers volcaniques d’une étendue proportionnelle à celle des montagnes. Les abaissements lents et graduels peuvent être mis sur le compte du retrait que subissent des matières d’abord surchauffées en se refroidissant. Ils peuvent être produits encore par la fusion lente de roches primitivement solides ; en se fondant, ces roches diminuent de volume et celles qui les surmontent s’affaissent.

On voit que, si tous les faits signalés plus haut plaident contre la théorie des révolutions brusques et considérables, il est au contraire facile d’expliquer par les actions ignées actuelles tous les phénomènes qui ont pu déterminer les transformations subies antérieurement par la surface de notre globe.

Parmi les transformations de la surface du globe déterminées par les causes ignées, nous devons, avant d’abandonner ce sujet, parler de celles que les matières rejetées par les volcans déterminent dans les roches avec lesquelles elles se trouvent en contact. Ces transformations font partie de la grande classe de phénomènes cosmiques qu’on désigne par l’épithète de métamorphiques.

Actions métamorphiques produites par les éruptions volcaniques. L’étude comparée des roches a fait depuis longtemps concevoir l’idée qu’un grand nombre d’entre elles ont été transformées, au point de vue physique et même chimique, depuis le jour où elles ont été déposées. On a été, par exemple, conduit à penser que les calcaires cristallins avaient été primitivement amorphes, que les calcaires dolomitiques, c’est-à-dire très riches en carbonate de magnésie, avaient jadis contenu autant sinon plus de carbonate de chaux que de carbonate de magnésie. On a supposé encore que les gneiss cristallins actuels n’offraient pas cet état à l’époque où ils se sont déposés. Ayant admis, pour des motifs d’une valeur indiscutable, l’existence de ces transformations de roches, il a fallu en chercher la cause. La première explication qui ait été fournie est la suivante : on a supposé que toutes les roches métamorphisées l’avaient été par la chaleur centrale de la terre, aidée de la pression exercée par les roches sus-jacentes. Les parties les plus profondes de ces roches, disait-on, ont été fondues, tandis que les parties plus superficielles ont seulement été cristallisées. On a admis encore qu’une partie des roches métamorphisées l’avait été par le contact de roches éruptives les ayant traversées ; qu’un jet de trachite fondu traverse une couche calcaire amorphe et il la transformera en calcaire cristallin. On a ajouté à l’action de la chaleur centrale ou des roches en fusion celle de la vapeur d’eau ou de l’eau chauffée à une haute température. Quelques géologues, comme nous le verrons plus bas, ont attribué le métamorphisme à l’eau seule. La vérité, ainsi que nous aurons l’occasion de le rappeler, est que toutes ces actions ont dû agir, soit séparément, soit concurremment, pour produire les nombreux phénomènes de métamorphisme dont un grand nombre de roches ont été et sont encore l’objet. Notons simplement, en ce qui concerne les causes ignées, qu’elles provoquent encore de nos jours des phénomènes métamorphiques tout aussi importants que ceux du passé.

Buffon n’attachait pas une très grande importance aux causes ignées actuelles, dont il n’ignorait cependant ni l’énergie ni la fréquente intervention dans les phénomènes dont notre globe est le théâtre. C’est parce qu’il les a trop négligées qu’il n’a pas compris la façon dont se forment les montagnes. Le rôle principal des causes ignées est, en effet, de produire des inégalités à la surface de la terre, tandis que les causes aqueuses ont surtout, comme nous le montrerons plus bas, le rôle de niveler les inégalités créées par les premières. La seule action importante que Buffon attribue aux causes ignées est celle qui consiste à avoir produit la charpente des grandes chaînes de montagne, et il limite cette action à la période de la consolidation du globe.

Causes aqueuses de transformation de la surface du globe. Si les modifications produites par les causes ignées ne sont pas favorables à la théorie des révolutions brusques, celles que déterminent les causes aqueuses, dont il nous reste à parler, le sont encore beaucoup moins. Ces causes sont cependant assez énergiques pour produire des effets extrêmement importants. Nous nous bornerons à citer ceux qui offrent le plus d’intérêt, au point de vue de la question débattue ici, c’est-à-dire ceux qui pourraient être invoqués avec quelque apparence de raison en faveur de la doctrine des révolutions brusques.

L’eau exerce à la surface du globe l’action modificatrice indiquée plus haut, de deux façons différentes : en détruisant ou en reconstruisant.

Action destructive de l’eau. Parmi les actions destructives, nous devons rappeler, en premier lieu, celles qui sont accomplies directement par les pluies. Nous avons à peine besoin d’insister sur leur importance. Il n’y a pas un seul de nos lecteurs qui n’ait été témoin des ravages que les pluies sont capables de produire, quand elles tombent avec une grande intensité ou quand elles sont de longue durée. Dans les régions montagneuses surtout, où les pluies sont particulièrement abondantes[19], et dans les contrées voisines de l’équateur, où il tombe beaucoup plus d’eau que vers les pôles, la pluie fait souvent de grands ravages, détruisant les moissons et entraînant parfois le sol lui-même sur une étendue et jusqu’à une profondeur considérables. Dans les régions montagneuses intertropicales, il n’est pas rare de voir la pluie tomber avec une telle violence que les racines des arbres sont déchaussées par l’eau qui dévale en vastes nappes des sommets des montagnes, en entraînant la terre et les rochers.

Action des pluies. Le savant botaniste anglais Hooker, dont les travaux sur l’Inde ont une grande valeur, a noté la violence des pluies qui s’abattent sur les flancs des monts Sikkins. Les vents chauds qui soufflent au-dessus de la baie du Bengale s’y chargent de vapeur d’eau, puis ils vont se briser sur les monts Sikkins, où ils subissent un refroidissement tel que leurs vapeurs se condensent et tombent en grandes masses, en produisant des dénudations et des éboulements qui s’étendent parfois à une surface de 1 000 ou 1 200 mètres. « Nuit et jour, dit-il[20], on entend le craquement des arbres qui tombent et le fracas des cailloux qui s’entrechoquent violemment dans le lit des torrents. Ainsi usés par les frottements, les fragments rocheux détachés des collines se convertissent, pour une partie, en sable et en limon fin, et c’est bien plutôt à cette tourbe qu’à la désagrégation de l’argile très divisée des plaines inférieures d’alluvions que le Gange aux eaux troubles, durant son inondation, emprunte la plus grande quantité des sédiments qu’il charrie. »

Parmi les exemples remarquables de l’action produite par les pluies, tous les géologues se plaisent à citer les piliers de terre coiffés de pierres de Botzen, dans le Tyrol. Les vallées de l’Eisack et de l’Adige offrent, en ce point, un nombre très considérable de piliers de limon durci, à forme irrégulièrement pyramidale, coiffés chacun d’une, deux, ou d’un petit nombre de pierres, et s’élevant à une hauteur de 6, 10, 20 et même 30 mètres. Le limon qui les compose provient de la décomposition du porphyre rouge qui forme la masse principale des montagnes voisines. Ce limon porphyrique s’est d’abord accumulé en couche très épaisse dans les vallées, puis la pluie l’a dissout et entraîné, ne respectant que les points protégés par les pierres qui constituent aujourd’hui les piliers. Des piliers semblables existent dans le Valais suisse, à Stalden, dans la vallée de la Visp-bach, près d’Useigne, sur la Borgne, entre Sion et Evolena. Il en existe encore dans la plupart des vallées qui communiquent avec celle du Rhône, dans le voisinage du lac de Genève.

Est-il nécessaire de rappeler les ravins, parfois si profonds, creusés par les pluies ? Dans nos pays tempérés, ils ne présentent jamais une très grande étendue ; il en est autrement dans les pays où des pluies violentes et se répétant chaque jour, pendant des mois entiers, alternent avec une période de sécheresse de plusieurs mois. Pendant celle-ci, les terrains argileux se fendillent sous l’influence de la chaleur solaire ; puis, à l’époque des pluies, l’eau s’accumule dans les crevasses, en détrempe les parois qui se détachent, en creuse l’extrémité inférieure et ne tarde pas à les transformer en ravins larges, profonds et souvent d’une grande longueur.

Actions des cours d’eau. À l’action destructive produite directement par les pluies s’ajoute celle des ruisseaux, des torrents, des rivières et des fleuves. Sans insister beaucoup sur les faits de cet ordre, il me paraît utile de rappeler leur importance. Il suffit de parcourir une région montagneuse quelconque pour avoir une idée des transformations que les cours d’eau font subir, avec l’aide du temps, à la surface de la terre. On ne tarde pas à s’assurer que toutes les vallées et les vallons qui séparent les sommets ont été creusés par l’eau tombant de ces derniers. Beaucoup ont ensuite été comblés en partie, puis creusés de nouveau.

D’énormes quantités de roches et de terres sont ainsi, chaque jour, enlevées aux flancs des montagnes et charriées dans les rivières qui roulent à leurs pieds. Des coupées gigantesques ont été pratiquées par certains fleuves à travers les collines ou les montagnes qui se trouvent sur le trajet de leur cours et qui, jadis, les arrêtaient dans leur marche vers la mer. C’est le Danube qui a creusé les célèbres Portes de Fer ; c’est, sans nul doute, le Rhin qui a creusé la vaste plaine où il trace ses sinuosités entre le rempart des Vosges et celui de la forêt Noire. Le Niagara creuse encore chaque jour la portion de son lit située entre sa chute célèbre et le lac Érié ; un jour même, peut-être, le point de sa chute sera, par rétrogradation, porté au niveau du point par lequel il sort du lac Érié, et la masse immense d’eau que contient ce dernier pourra s’épancher librement dans les plaines, les inonder et les transformer en un lac immense. Mais, quoique les chutes ne soient qu’à 26 kilomètres du lac Érié, il est permis de croire qu’il faudra au fleuve un très grand nombre de siècles pour rétrograder jusqu’au lac. On calcule, en effet, que l’usure et le déplacement en arrière des roches au niveau desquelles se produit la chute n’est que de 30 centimètres par an. Si l’on suppose, avec la majorité des géologues, que les chutes du Niagara se trouvaient, jadis, à la hauteur de Queenstown, c’est-à-dire à 11 kilomètres plus bas qu’aujourd’hui, il leur aurait fallu trente-cinq mille ans pour rétrograder jusqu’au point où elles se trouvent de nos jours ; et il leur faudrait plus de quatre-vingt-trois mille ans pour rétrograder jusqu’au lac Erié, en admettant que la nature du terrain ne déterminât pas un abaissement de la hauteur des chutes qui diminuerait beaucoup l’action destructive de l’eau.

Action destructive des inondations. Il me paraît inutile de parler des ravages parfois si considérables faits par les inondations. L’eau, acquérant alors une puissance infiniment supérieure à celle qu’elle a normalement, peut renverser des masses énormes de roches, creuser de nouveaux lits de torrents et de rivières et bouleverser de grandes étendues de terrain. Les inondations les plus redoutables sont celles qui succèdent à une obstruction momentanée du cours d’un torrent ou d’une rivière, ainsi que cela arrive fréquemment dans les pays de montagnes. Les glaces accumulent alors habituellement des rochers en travers du cours d’une rivière ou d’un torrent, et y forment une barrière derrière laquelle s’entassent des neiges et de l’eau glacée. Quand arrive le dégel, la barrière fond et la masse d’eau accumulée derrière elle se précipite sur les flancs de la montagne avec une rapidité vertigineuse et une force proportionnée à son volume. Les phénomènes de cet ordre jouent un grand rôle dans le creusement du lit des rivières et des fleuves. C’est à une succession d’inondations plus ou moins violentes qu’il faut, d’après certains géologues, attribuer la majeure partie des actions destructives produites par les cours d’eau. En 1826, près de Tivoli, pendant une inondation, l’Anio mina, dans l’espace de quelques heures, une haute falaise et élargit son lit d’une quinzaine de mètres. Il est bien évident que des actions violentes de cette nature, se reproduisant à des intervalles de quelques années, hâtent beaucoup le travail de destruction des rivières et rendent fort difficile le calcul du temps qui a pu être nécessaire à un fleuve pour creuser son lit. Les obstacles momentanés apportés au cours d’une rivière ont pour effet non seulement d’augmenter, dans de très fortes proportions, la vitesse et l’intensité du courant, mais encore de lui faire transporter des masses solides, arbres, rochers, pierres, cailloux, qui agissent puissamment sur les berges, les usent, les minent et les renversent.

Un autre phénomène accélère également beaucoup l’action destructive normale des cours d’eau : je veux parler de l’action que les eaux provenant d’un affluent exercent sur les berges de la rivière principale. Il est établi par de nombreuses observations que le lit d’une rivière, au-dessous du point où elle reçoit un affluent, est moindre que les lits des deux cours d’eau réunis ; il en résulte une augmentation de vitesse de l’eau au-dessous de chaque embouchure d’affluent et, par suite, une action plus énergique sur les berges.

Sinuosités des fleuves. Rappelons que le cours des rivières et des fleuves est toujours plus ou moins sinueux. Cela est dû à ce que les terrains dans lesquels les rivières tracent leurs cours ne sont jamais absolument homogènes ; certains points cèdent plus facilement que d’autres et se creusent en anses arrondies qui repoussent l’eau dans une direction opposée ; une nouvelle anse se creuse un peu plus loin, et le cours de la rivière se trouve décrire une série de sinuosités plus ou moins profondes dont les angles rentrants correspondent toujours aux angles saillants. Nous avons vu plus haut que, frappé de ce fait et le rapprochant de la correspondance des angles des chaînes de montagnes qui bordent les vallées étroites, Buffon en avait déduit que les vallées des chaînes de montagnes étaient l’œuvre des courants marins. Nous reviendrons plus bas sur cette opinion.

Opinion de Buffon sur les causes actuelles aqueuses. Tous ces faits montrent combien Buffon avait raison d’attribuer à l’eau de la pluie et des fleuves une action considérable dans les transformations subies par la surface du globe. Certes, ces actions n’auraient pas suffi pour déterminer les changements profonds dont la terre porte les traces ; mais une bonne part de ces derniers peut être mise sur leur compte.

« Ce qui, dit Buffon[21], produit les changements les plus grands et les plus généraux sur la surface de la terre, ce sont les eaux du ciel, les fleuves, les rivières et les torrents. Leur première origine vient des vapeurs que le soleil élève au-dessus de la surface des mers, et que les vents transportent dans tous les climats de la terre ; ces vapeurs, soutenues dans les airs et poussées au gré du vent, s’attachent aux sommets des montagnes qu’elles rencontrent, et s’y accumulent en si grande quantité, qu’elles y forment continuellement des nuages et retombent incessamment en forme de pluie, de rosée, de brouillard ou de neige. Toutes ces eaux sont d’abord descendues dans les plaines, sans tenir de route fixe, mais peu à peu elles ont creusé leur lit, et cherchant par leur pente naturelle les endroits les plus bas de la montagne et les terrains les plus faciles à diviser ou à pénétrer, elles ont entraîné les terres et les sables, elles ont formé des ravines profondes en coulant avec rapidité dans les plaines, elles se sont ouvert des chemins jusqu’à la mer, qui reçoit autant d’eau par ses bords qu’elle en perd par l’évaporation[22], et de même que les canaux et les ravines que les fleuves ont creusés ont des sinuosités et des contours dont les angles sont correspondants entre eux, en sorte que l’un des bords formant un angle saillant dans les terres, le bord opposé fait toujours un angle rentrant, les montagnes et les collines qu’on doit regarder comme le bord des vallées qui les séparent ont aussi des sinuosités correspondantes de la même façon ; ce qui semble démontrer que les vallées ont été les canaux des courants de la mer, qui les ont creusés peu à peu et de la même manière que les fleuves ont creusé leur lit dans les terres. »

Après avoir parlé de l’action destructive des pluies et des cours d’eau, nous devons dire quelques mots de celle des glaciers et de celle des glaces de mer ou de rivière.

Actions des glaciers et des glaces. Il faut avoir soin de ne confondre les glaciers ni avec les neiges qui recouvrent le sommet des montagnes d’un manteau pour ainsi dire éternel, ni avec les glaces flottantes des mers polaires.

Les glaciers peuvent être définis des ruisseaux, des rivières et des lacs en grande partie congelés. Ils sont formés par l’eau provenant de la fusion des neiges qui recouvrent les hauts sommets, eau qui s’écoule dans les ravins, les vallons et les vallées des montagnes, se congèle et se durcit sous l’influence de la pression des neiges qui tombent sur sa surface et finit par former de gigantesques fleuves solidifiés, dont la plupart ont, en Suisse, une longueur de 20 à 50 kilomètres et peuvent acquérir, dans les vallées les plus ouvertes, une longueur de 3 à 5 kilomètres sur une épaisseur de 150 à 180 mètres. La surface de ces masses énormes de glace et la neige qui les recouvre fondent en partie pendant le jour ; l’eau qui provient de cette fusion coule dans des rigoles, où elle se congèle de nouveau pendant la nuit, ou filtre à travers les fissures et les pores du glacier jusqu’au-dessous de ce dernier, en entraînant du limon et des graviers, puis s’échappe dans le bas du glacier, en cascades rapides, sous des voûtes superbes de glace. La glace qui forme ces rivières solides n’est pas immobile ; elle glisse lentement sur son lit et se résout, au niveau de son extrémité inférieure, en un torrent liquide qui descend dans les plaines. La marche des glaciers suisses n’est que de 15 à 17 centimètres par douze heures ; Lyell calcule qu’un bloc de pierre emprisonné dans la glace et provenant de l’extrémité supérieure d’un glacier de 32 kilomètres de long mettrait cent cinquante ans pour atteindre l’extrémité inférieure. La marche est un peu plus rapide au centre que sur les côtés, comme celle des rivières ; elle est également plus rapide vers le milieu du glacier qu’à ses extrémités. Comme le lit du glacier n’offre pas la même longueur dans toute son étendue, comme il présente, au contraire, des parties larges alternant avec des cols étroits, on voit, au niveau de ces derniers, la glace se rompre en blocs qui s’entassent les uns sur les autres, en formant des figures aussi variées que fantastiques, rendues plus bizarres encore par la neige qui s’accumule dans leurs anfractuosités, arrondit leurs arêtes et pend de leurs corniches en voiles déchiquetés.

Sur le dos du glacier s’étendent toujours une ou plusieurs longues arêtes saillantes, formées de pierres, de blocs de rochers et de graviers, désignées sous le nom de moraine médiane. De chaque côté, ses flancs sont également bordés de pierres, de graviers, de rochers formant des moraines latérales. D’autres blocs de pierre sont incrustés dans la glace elle-même, qui entraîne tous les débris de son lit et des roches voisines pour les laisser tomber dans le torrent, dans lequel se résout son extrémité inférieure ; « effet comparable, dit Lyell, à celui qu’offrirait une file interminable de soldats qui, se dirigeant vers une brèche, y tomberaient morts aussitôt leur arrivée. » Enfin, les pierres incrustées dans la face inférieure et sur les faces latérales du glacier frottent contre les roches qui tapissent les parois de son lit, les usent, les rayent, les arrondissent et les creusent de sillons parallèles, caractéristiques, qui permettront plus tard au géologue de distinguer entre mille autres formes de roches celles qui ont été rayées par un glacier et les blocs qu’il a transportés, blocs auxquels on a donné le nom de blocs erratiques.

Plusieurs théories ont été proposées pour expliquer la régularité de la marche des glaciers. Forbes supposait que la glace est un corps plastique, susceptible, quand elle était soumise à la pression, de se mouler sur les corps avec lesquels sa surface se trouve en contact, comme le font les corps visqueux ; de telle sorte qu’un glacier pourrait s’élargir, se rétrécir, tout en continuant à avancer, en se moulant sur les parois qui le limitent, comme le ferait un sirop très épais. Cette manière de voir a été généralement adoptée jusqu’à ce que Tyndall eût objecté que, si la glace était susceptible de se courber, de se rétrécir, de changer de forme sous l’influence de la pression, elle était, au contraire, incapable de se laisser étirer et étendre comme les substances visqueuses auxquelles on l’avait comparée. Tyndall rejeta donc l’hypothèse de Forbes et il chercha dans une propriété de la glace signalée par Faraday en 1850, sous le nom de regélation, l’explication de la régularité des mouvements des glaciers. Faraday avait constaté que quand on met en contact deux morceaux de glace à la température de zéro, c’est-à-dire dont la surface commence à fondre, la fusion s’arrête immédiatement et les deux morceaux de glace se trouvent soudés par la congélation des points de contact. Ce phénomène se produit même quand on tient les morceaux de glace en contact dans de l’eau chaude pendant une demi-minute. Il observa aussi que, si l’on soumet un grand nombre de morceaux de glace à la presse hydraulique, ils se soudent tous les uns aux autres en un seul bloc auquel on peut faire prendre toutes les formes possibles. Tyndall, appliquant ces faits aux glaciers, conclut : « Il est donc aisé de comprendre comment une substance ainsi douée peut passer, en se comprimant, à travers les gorges des Alpes, s’infléchir de manière à s’ajuster aux sinuosités des vallées, se prêter au mouvement inégal de ses diverses parties, sans, pour cela, présenter aucune trace sensible de viscosité. » Cette opinion est, aujourd’hui, généralement admise par les géologues.

Quant à l’explication des moraines latérales et médianes, elle ne souffre aucune difficulté. Les moraines latérales sont formées par les pierres, les fragments de roches, les graviers, etc., que la glace arrache aux parois du glacier et qu’elle entraîne avec elle. Les moraines médianes sont formées par les moraines latérales de deux glaciers qui convergent l’un vers l’autre, se rencontrent et s’unissent en un seul. Au niveau du point de fusion des deux glaciers, la moraine latérale gauche de l’un se confond avec la moraine latérale droite de l’autre pour former la moraine médiane du glacier unique formé par la réunion des deux glaciers primitifs.

Dans les régions voisines des pôles, les glaciers descendent jusqu’à la mer, y plongent d’abord en suivant le fond, puis sont brisés et divisés en blocs énormes de glace qui flottent à la surface de la mer et qui peuvent atteindre jusqu’à 100 mètres de hauteur au-dessus de son niveau. C’est ce que l’on nomme les montagnes de glace ou icebergs. Ces icebergs transportent souvent des blocs énormes de roches fort loin des terres. On a rencontré des blocs erratiques enchaînés par des îles de glace à près de 200 kilomètres de toute terre. Lorsque la glace fond, ces blocs se déposent sur le sol de la mer. Les îles de glace s’enfonçant beaucoup dans l’eau exercent souvent une action destructive très prononcée sur les roches sous-marines ; elles les déracinent et bouleversent les terrains du voisinage.

Les glaciers sont intéressants au point de vue géologique par les blocs erratiques qu’ils entraînent et déposent sur leur parcours, et par l’usure des roches qu’ils déterminent. C’est à l’aide de ces deux phénomènes qu’on a pu déterminer l’existence, l’étendue et la direction des glaciers anciens, de ceux, par exemple, qui ont occupé pendant la période tertiaire tout le nord de l’Europe et de l’Amérique et dont nous aurons ultérieurement à parler.

Les rivières et les fleuves des régions septentrionales charrient comme la mer des masses de glace de grandes dimensions, dans lesquels sont fréquemment enchâssés des blocs erratiques. Ces blocs, entraînés vers la mer par le courant des fleuves, peuvent flotter à sa surface pendant un laps de temps encore fort long et être transportés à de grandes distances de l’embouchure du fleuve d’où ils viennent. La côte du Salvador, entre le 50e et le 60e degré de latitude, est remarquable par la grande quantité de blocs erratiques qu’elle présente.

Les blocs de pierre ainsi transportés par la glace ne viennent pas toujours des rives des fleuves. Souvent ils y ont été apportés par des glaciers ; d’autrefois ils viennent du fond même des torrents ou des rivières. Lorsque l’eau se congèle jusqu’au fond du lit de la rivière, elle enchâsse les roches qui fond saillie ; plus tard, quand la fonte commence à se faire, quand la glace se divise en blocs, ces derniers tendent, en vertu de leur moindre densité, à gagner la surface du fleuve ; alors, ils arrachent et soulèvent les pierres enchâssées dans leur masse.

Un phénomène analogue a été observé dans la Baltique. Des pierres fort grosses y sont fréquemment prises par les glaces dans le fond de la mer et transportées plus ou moins loin.

Eau décomposée dans le sol. Il ne faudrait pas croire que toute l’eau des pluies soit transportée vers la mer par les ruisseaux, les torrents, les rivières et les fleuves. C’est à tort que Buffon, dans le passage cité plus haut[23], écrit : « La mer reçoit autant d’eau par ses bords qu’elle en perd par l’évaporation. » Il est, au contraire, bien certain qu’une partie de l’eau qui tombe sur le sol sous forme de pluie et qui provient de la vapeur d’eau enlevée par le soleil à la mer et aux fleuves ne revient jamais ni à la mer ni aux fleuves.

Une partie de l’eau des pluies ne fait, pour ainsi dire, que laver la surface du sol, et se rend tout de suite dans les cours d’eau voisins. Une autre partie beaucoup plus importante pénètre dans le sol par des fissures et des fentes, ou en filtrant à travers les roches, et ne reparaît à la surface qu’après s’être chargée de matières empruntées aux roches souterraines. Enfin, il est permis de croire qu’une troisième portion de l’eau tombée sur le sol à l’état de pluie est décomposée dans le sol et ne reparaît plus à la surface sous sa forme primitive.

Pénétration de l’eau dans le sol. Nous venons de dire que l’eau des pluies pénètre dans les profondeurs du sol soit par des pentes et des fissures, soit par filtration. Les fentes et les fissures destinées à lui donner passage sont extrêmement nombreuses. Tout le monde connaît l’effet produit à la surface des terrains argileux par la chaleur du soleil ; le sol se fendille, se crevasse ; des fentes de plusieurs centimètres de large et d’un demi-mètre ou même d’un mètre de profondeur s’y forment par le retrait de la terre, privée de l’eau dont elle était imbibée. Qu’une pluie survienne, chacune de ces crevasses et de ces fentes se comporte comme une bouche béante et boit l’eau bienfaisante. Indépendamment des fentes superficielles, il en existe d’autres beaucoup plus larges et plus profondes dans tous les terrains connus, entre les rochers de granit comme dans les strates les plus régulières des carrières de marbre, de calcaire ou d’ardoise. Lorsqu’elles sont perpendiculaires à la direction des couches, on doit les considérer comme produites par la dessiccation de ces dernières. « Il est visible, dit Buffon[24], que ces fentes ont été produites par le dessèchement des matières qui composent les couches horizontales ; de quelque manière que ce dessèchement soit arrivé, il a dû produire des fentes perpendiculaires ; les matières qui composent ces couches n’ont pas pu diminuer de volume sans se fendre de distance en distance dans une direction perpendiculaire à ces mêmes couches. » Les lits des rivières, des lacs et de la mer présentent en beaucoup de points des fentes de cette sorte. Nous avons eu l’occasion, en parlant des volcans, de citer celles qui font communiquer les foyers volcaniques avec la mer, les lacs ou les rivières du voisinage. C’est à elles qu’il faut attribuer la mise à sec de certaines rivières en des points déterminés, tandis qu’au-dessus et au-dessous on trouve encore de l’eau.

Canaux souterrains. Indépendamment de ces fentes, dont un grand nombre doivent pénétrer à des profondeurs considérables, il existe dans le sol de véritables canaux souterrains. H. de Thury a signalé un fait curieux qui témoigne de l’existence de ces canaux. Dans un puits artésien que l’on perforait à Saint-Ouen, la sonde, parvenue à une profondeur de 45 mètres, s’enfonça tout à coup de 30 centimètres, et une grande quantité d’eau jaillit du puits. Il est manifeste qu’on avait rencontré un véritable canal plein d’eau, creusé dans les roches dures. Ces canaux communiquent souvent avec la surface non seulement par des fentes étroites, mais par des ouvertures de dimensions relativement considérables. Les faits suivants en témoignent. En Algérie, on a vu souvent l’eau des puits artésiens amener à la surface des poissons longs de 10 et 15 centimètres, appartenant à des espèces de cyprins, qui vivent dans des étangs ou des lacs, situés à 50 ou 60 kilomètres du point où l’on creusait le puits. Des coquilles, des débris de plantes provenant, sans nul doute, des mêmes étangs ou lacs, étaient également amenés à la surface par l’eau des puits. En 1830, le savant zoologiste Dujardin eut l’occasion d’observer des mollusques, des racines et des graines provenant d’un puits artésien qui avait 109 mètres de profondeur. L’état des graines et des racines indiquait que ces organes végétaux avaient dû séjourner plus de trois à quatre mois dans le sol. Dujardin conclut de l’examen des espèces auxquelles appartenaient les végétaux et les animaux, qu’ils devaient provenir des vallées de l’Auvergne et du Vivarais, c’est-à-dire d’une distance de 240 à 250 kilomètres.

Ces faits prouvent d’une manière indubitable l’existence, dans la profondeur du sol de véritables canaux communiquant, au moins par l’une de leurs extrémités, avec le lit des lacs, des étangs, des rivières et de la mer.

Fleuves qui se perdent dans le sol. Ce n’est pas tout. « Il y a, dit Buffon[25], des fleuves qui se perdent dans qui se perdent les sables, d’autres qui semblent se précipiter dans les entrailles de la terre ; le Guadalquivir en Espagne, la rivière de Gottemburg en Suède, et le Rhin même, se perdent dans la terre. On assure que dans la partie occidentale de l’île de Saint-Domingue, il y a une montagne d’une hauteur considérable, au pied de laquelle sont plusieurs cavernes où les rivières et les ruisseaux se précipitent avec tant de bruit, qu’on l’entend de sept ou huit lieues. (Voyez Varenii Geograph. general., p. 43.)

» Au reste, le nombre de ces fleuves qui se perdent dans le sein de la terre est fort petit, et il n’y a pas d’apparence que ces eaux descendent bien bas dans l’intérieur du globe ; il est plus vraisemblable qu’elles se perdent, comme celles du Rhin, en se divisant dans les sables, ce qui est fort ordinaire aux petites rivières qui arrosent les terrains secs et sablonneux ; on en a plusieurs exemples en Afrique, en Perse, en Arabie, etc. »

Origine des fentes et des canaux souterrains. Les fissures, les fentes et les canaux souterrains dont nous venons de parler n’ont certainement pas tous la même origine. Les fentes perpendiculaires sont très probablement dues, ainsi que l’indiquait Buffon, à la dessiccation et à la contraction consécutive des roches. Mais la dessiccation peut être produite, soit par la chaleur solaire, soit par la chaleur intérieure du globe. La chaleur du soleil n’agit qu’à la surface du sol. Quant aux fentes situées plus profondément, il faut probablement les attribuer à une contraction des roches déterminée par la chaleur des foyers volcaniques, ou, si l’on admet l’existence d’un noyau terrestre incandescent, à la chaleur énorme de ce noyau. Certaines fentes doivent être attribuées au glissement des couches les unes sur les autres, phénomène qui accompagne presque toujours l’exhaussement ou l’affaissement du sol. Quant aux canaux souterrains, une partie doit avoir été creusée par les eaux qui circulent au-dessous de la surface, soit que les eaux aient dissout la roche à travers laquelle elles filtrent, soit qu’elles l’aient désagrégée au point de pouvoir entraîner ses fragments ; une autre partie est due, sans doute, à la dislocation des roches par les feux intérieurs. C’est par ce dernier procédé que se sont formées la plupart des cavernes naturelles, cavernes dont quelques-unes paraissent pénétrer très profondément dans le sol. « La terre, dit Buffon[26], ayant subi de grands changements à sa surface, on trouve, même à des profondeurs considérables, des trous, des cavernes, des ruisseaux souterrains et des endroits vides qui se communiquent quelquefois par des fentes et des boyaux. Il y a deux espèces de cavernes : les premières sont celles qui sont produites par l’action des feux souterrains et des volcans ; l’action du feu soulève, ébranle et jette au loin les matières supérieures, et en même temps elle divise, fend et dérange celles qui sont à côté, et produit ainsi des cavernes, des grottes, des trous et des anfractuosités ; mais cela ne se trouve ordinairement qu’aux environs des hautes montagnes où sont les volcans ; et ces espèces de cavernes, produites par l’action du feu, sont plus rares que les cavernes de la seconde espèce, qui sont produites par les eaux. Nous avons vu que les différentes couches, qui composent le globe à sa surface, sont toutes interrompues par des fentes perpendiculaires dont nous expliquerons l’origine dans la suite. Les eaux des pluies et des vapeurs, en descendant par ces fentes perpendiculaires, se rassemblent sur la glaise et forment des sources et des ruisseaux ; elles cherchent, par leur mouvement naturel, toutes les petites cavités et les petits vides, et elles tendent toujours à couler et à s’ouvrir des routes, jusqu’à ce qu’elles trouvent une issue ; elles entraînent en même temps les sables, les terres, les graviers et les autres matières qu’elles peuvent diviser, et peu à peu elles se font des chemins ; elles forment dans l’intérieur de la terre des espèces de petites tranchées ou de canaux qui leur servent de lit ; elles sortent enfin, soit à la surface de la terre, soit dans la mer, en forme de fontaines : les matières qu’elles entraînent laissent des vides dont l’étendue peut être fort considérable, et ces vides forment des grottes et des cavernes dont l’origine est, comme l’on voit, bien différente de celle des cavernes produites par les tremblements de terre. »

Cavernes et grottes souterraines. Un grand nombre de cavernes sont manifestement formées par l’action désagrégeante ou dissolvante de l’eau, et surtout par cette dernière. On sait, par exemple, que les cavernes sont très nombreuses dans les localités riches en calcaire ou en gypse, dans lesquelles les eaux des sources tiennent en dissolution une grande quantité de sulfate ou de carbonate de chaux. Tout le monde a entendu parler des grottes d’Adelsberg, dans la Carniole, de Castleton, dans le Derbyshire, de Baumann et de Biel, dans le Harz, toutes régions très riches en calcaire et en sources contenant beaucoup de carbonate de chaux ; on cite également partout les grottes de Nuggendorf, dans la dolomie jurassique, de Mansfeld, dans le gypse, etc.

Dans certaines localités, ces grottes souterraines s’effondrent en produisant des tremblements de terre, des plissements et des bouleversements de couches. C’est à des effondrements de grottes profondes qu’on attribue généralement le tremblement de terre qui eut lieu dans la vallée du Visp, en Valais, en août 1855 ; la durée du tremblement de terre fut de plus d’un mois ; il y eut des maisons renversées, des roches fendues et déplacées. Le pays de Karst, qui est miné de grottes et de canaux souterrains formés par les eaux, est souvent troublé par des tremblements de terre. Les lacs de Sperensberg, dans le Brandebourg, de Segeberg, en Holstein, ont été formés par des effondrements de terrains calcaires. Dans le pays d’Eisleben, on trouve des bouleversements considérables de couches qui ne peuvent être attribués qu’à des effondrements de même nature.

Sources.
Substances dissoutes par l’eau et ramenée à la surface du sol.
L’action de l’eau n’est pas bornée à ce que nous venons de dire. Elle dissout encore un grand nombre de substances que les sources ramènent ensuite à la surface du globe. Toutes les substances qui entrent dans la composition de notre globe sont suffisamment poreuses pour que l’eau puisse les traverser. Il n’est pas jusqu’aux granits, aux gneiss, aux trachites, qui ne puissent être traversés par l’eau, et même, ainsi que nous le verrons plus bas, désagrégés et détruits par elle. Certaines substances cependant, sans avoir une grande dureté, ne se laissent que difficilement traverser par l’eau. Parmi elles, nous devons citer au premier rang les argiles, parce qu’elles jouent un rôle prépondérant dans la formation des sources. Tant que l’eau qui pénètre dans le sol par filtration ne rencontre que des roches calcaires ou des sables qui sont facilement perméables, elle continue à descendre, en vertu de la pesanteur ; mais vient-elle à rencontrer un lit d’argile, elle est arrêtée dans sa marche descendante. Si l’argile est surmontée d’un lit de sable ou de gravier, l’eau se répand dans ce dernier et forme des nappes d’une étendue égale à la surface de la couche d’argile sous-jacente. L’épaisseur de la nappe augmentant sans cesse, sous l’influence des pluies et par l’infiltration de l’eau des fleuves, des rivières et des ruisseaux, l’eau tend à remonter vers la surface. Comme la couche d’argile n’est jamais parfaitement horizontale, tandis que la surface de la nappe d’eau a une tendance invincible à le devenir, si une fissure ou une fente, même très minime, se présente, l’eau y monte jusqu’à ce qu’elle ait atteint le niveau de la plus grande altitude de la nappe, comme elle se comporterait dans un système de vases communicants. Supposons, par exemple, qu’une couche d’argile s’étale au-dessous de la cuvette dans laquelle Paris est bâti et au-dessus des buttes de Montmartre. Toute l’eau qui s’infiltre dans le sol étant arrêtée par l’argile, formera au-dessus de cette dernière une nappe étendue à la fois sur les hauteurs de Montmartre et dans la cuvette de Paris ; mais le niveau de cette nappe étant beaucoup plus bas dans le dernier point que dans le premier, l’eau aura une tendance invincible à monter à la surface du sol de la cuvette ; elle y apparaîtra, en effet, par toutes les fissures du sol, en formant autant de sources qu’elle rencontrera de fissures, et l’abondance de ces sources sera d’autant plus grande qu’une plus grande quantité d’eau pénétrera par filtration à travers les couches perméables du terrain. C’est ainsi que s’explique la grande quantité et la violence des sources que présentent les régions montagneuses dans lesquelles les pluies sont très abondantes. Il faut aussi remarquer que, dans les montagnes, les sources se trouvent fréquemment au sommet des premières éminences de la chaîne ; cela tient, d’une part, à ce que ces éminences sont le siège de pluies fréquentes, et, d’autre part, à ce qu’ayant été dénudées par les pluies, tandis que les vallées étaient graduellement comblées, elles possèdent une grande quantité de fissures par lesquelles l’eau des nappes sous-jacentes s’échappe aisément, tandis qu’elle trouve mille difficultés à le faire dans le fond des vallées, où la nappe est située beaucoup plus profondément. Le comblement des vallées et la profondeur des nappes aqueuses qui s’étalent au-dessous d’elles expliquent encore pourquoi, dans la plupart des cas, les puits qu’on y creuse présentent des alternatives de plénitude et de sécheresse presque absolue. Dans la petite vallée située entre les coteaux de Montmorency et ceux d’Écouen, vallée arrosée par le ru du Rhône, on trouve le sable de Fontainebleau à 1 mètre au-dessous de la surface. Ce sable est imprégné d’eau ; à certains moments, l’on ne peut le creuser de 1 mètre sans être arrêté par l’eau qui s’accumule dans le puits. On pourrait croire, d’après cela, que les puits n’exigent qu’une faible profondeur. Il n’en est rien cependant ; pour avoir de l’eau d’une façon constante, il faut descendre à 20 et 25 mètres de profondeur, c’est-à-dire jusqu’à la surface de l’argile sous-jacente au sable. On trouve à cette profondeur une nappe d’eau qui a normalement 1 ou 2 mètres d’épaisseur. Mais, à de certaines époques, après de grandes pluies, les puits se remplissent tout à coup au point de déborder. Cela dure pendant quelques heures, puis tout rentre dans l’ordre. Afin d’éviter ces accidents, on est obligé de ménager dans les parois des puits des issues permettant à l’eau de se répandre dans la couche sableuse.

Un caractère important distingue donc les réservoirs souterrains des ruisseaux et des rivières de la surface ; tandis, que dans ces derniers, l’eau coule toujours de haut en bas, dans les premières, elle peut aussi bien monter que descendre, parce qu’elle se comporte comme dans des vases communicants et aussi parce qu’elle est sollicitée par la capillarité dans des directions très variées.

En cheminant à travers le sol, l’eau désagrège et dissout un très grand nombre de matières. Son action destructive est encore facilitée par l’air et l’acide carbonique qu’elle tient en dissolution, et aussi par la température élevée qu’elle atteint dans toutes les régions où elle se trouve en contact avec des foyers volcaniques. Il est, en effet, important de remarquer que c’est seulement au voisinage des volcans actifs ou éteints que l’on trouve des sources chaudes. Ce fait vient bien à l’appui de l’opinion des géologues qui nient l’existence d’un noyau incandescent et qui admettent seulement la présence, dans divers points du globe, de foyers caloriques produits par des actions électriques ou chimiques. Il semble que, s’il existait un noyau central incandescent, on devrait trouver partout des sources chaudes, car partout il existe des sources, c’est-à-dire des jets d’eau provenant de nappes situées à de grandes profondeurs. Quoi qu’il en soit, l’élévation de la température des sources thermales s’explique facilement par le fait que les eaux venues de la surface s’enfoncent dans le sol jusqu’au voisinage de foyers de chaleur, puis remontent à la surface par les procédés que nous avons indiqués plus haut.

On ne peut que difficilement se faire une idée des destructions opérées par l’eau dans l’intérieur du sol. Ces phénomènes ont cependant une importance capitale ; ils méritent d’autant plus d’attirer notre attention qu’ils sont de nature à faire comprendre, mieux peut-être que tous les autres, le rôle des causes actuelles dans les transformations de la surface de notre globe.

Ainsi que je l’ai rappelé plus haut, il n’y a pas une seule des substances entrant dans la composition de la terre qui ne puisse être dissociée, dissoute ou transformée par l’eau qui pénètre dans le sol chargée d’air et d’acide carbonique. Le carbonate de chaux, qui forme les immenses bancs de calcaire des divers terrains, est insoluble dans l’eau pure, mais il se dissout aisément dans l’eau chargée d’acide carbonique. Il en est de même du carbonate de magnésie qui forme les strates dolomitiques si fréquemment associées au calcaire. Les schistes, les argiles, les gneiss, les granits eux-mêmes, sont lentement dissociés par l’eau, et peuvent même être entièrement décomposés si l’eau qui les pénètre est riche en acide carbonique. Il est facile de voir en Auvergne cet état particulier du granit qui a été désigné sous le nom de « carie ». La roche conserve sa forme et son aspect ordinaires, mais on la désagrège entre les doigts avec la plus grande facilité. Dans les plaines du Pô, à Vérone, à Parme, à Villafranca, on rencontre à chaque pas des galets arrondis de gneiss tellement modifiés par l’eau et l’acide carbonique qu’on les brise en morceaux par le plus faible choc.

Qui ne sait que l’argile blanche et fine avec laquelle on fabrique les belles porcelaines, et que l’on connaît sous le nom de kaolin, n’est qu’un produit de décomposition du granit, du gneiss, du porphyre. Dans les variétés peu estimées de cette argile, dans celles, par exemple, que l’on peut observer dans la vallée des Roches, près de Plombières, on trouve encore de gros cristaux de quartz et des paillettes de mica qui n’ont pas encore été décomposés. Dans la même région il existe, à peu de distance d’une carrière de kaolin en exploitation, des couches de granit en voie de décomposition, mais offrant une certaine dureté et possédant tous ses éléments dans un état qui permet de les distinguer avec la plus grande facilité. Les basaltes eux-mêmes, dont l’origine volcanique est indéniable, sont attaqués par l’eau qui les désagrège pour former l’argile et la wacke dites basaltiques.

Quant à la somme de matières dissoutes par l’eau dans l’intérieur du sol et ramenées à la surface, elle est véritablement énorme. On sait fort bien qu’il n’y a pas une seule source dont l’eau soit tout à fait pure. Celle-ci contient toujours une proportion variable de matières minérales en dissolution, matières parmi lesquelles dominent le carbonate de chaux et de magnésie, le sulfate de magnésie, le chlorure de sodium, etc. Toutes ces substances ont été prises par l’eau dans le sol, car l’eau des pluies, au moment où elle tombe à la surface de la terre, ne contient en dissolution que de l’air et de l’acide carbonique ; elle ne renferme aucun sel soluble. Pour avoir une idée de la quantité de matière que l’eau enlève au sol, il suffit de se rappeler que la salure de la mer est due au sel alcalin, et particulièrement au chlorure de sodium et au chlorure de magnésium qui lui sont apportés par les eaux des fleuves et que celles-ci ont pris dans le sol. Dans quelques localités, par exemple, près de Clermont, en Auvergne, il existe des ruisseaux si riches en carbonate de chaux qu’on les utilise à la production de pétrifications et d’incrustations calcaires. Il suffit pour cela de faire tomber l’eau en nappes minces ; elle perd au contact de l’air une portion de son acide carbonique et dépose à la surface des objets qu’on lui présente une couche de carbonate de chaux. L’une des sources de la ville de Clermont a déjà formé de la sorte une butte longue de 72 mètres, haute à son extrémité de 4m,50 et large de 3m,60. Les environs de Rome sont classiques pour les dépôts de calcaire connus sous le nom de « travertins », formés par des sources qui tiennent en dissolution d’énormes quantités de carbonate de chaux emprunté aux couches calcaires des Apennins. L’eau qui alimente les bains de San Filippo tombe dans un étang au fond duquel s’est déposée en vingt ans une couche de carbonate de chaux ayant 9 mètres d’épaisseur. D’après Lyell, en quatre mois, les mêmes sources produisent une couche de pierre dure épaisse de 30 centimètres. L’une des sources séléniteuses de Visp, dans le Valais, enlève chaque année à l’intérieur de la terre plus de 200 mètres cubes de sulfate de chaux. Des fleuves, comme le Rhin et le Danube, qui contiennent 1/8000 de substances minérales dissoutes conduiraient à la mer, en huit mille ans, une masse de ces substances égale à celle de l’eau qu’ils y déversent chaque année. On voit par là qu’elle est l’importance du rôle destructif de l’eau qui circule dans l’intérieur de notre globe.

Action métamorphique de l’eau dans le sol. Nous devons ajouter que, d’après certains géologues, l’eau, même froide, qui circule dans l’intérieur du globe jouerait un rôle chimique tellement considérable qu’il faudrait mettre sur son compte une grande partie des transformations des roches connues sous le nom de métamorphiques. L’eau, en traversant les roches les plus superficielles, perdrait son oxygène et son acide carbonique et se chargerait de substances en dissolution qu’elle porterait au contact des roches situées plus profondément ; celles-ci seraient transformées sous l’influence de décompositions et de compositions chimiques provoquées par les substances dissoutes dans l’eau. L’eau, par exemple, apportant des silicates calcaires et alcalins au contact d’autres silicates situés plus profondément, il se formerait par combinaison des silicates plus complexes, cristallins. On a objecté, à cette manière de voir, le temps énorme qu’elle exige pour produire le métamorphisme des roches. Cependant, en admettant qu’elle ne puisse pas être appliquée à tous les cas, il est indéniable qu’elle suffit pour expliquer un certain nombre d’actions métamorphiques. Il est démontré, par exemple, que les roches contenant de l’augite, du mica, du hornblende, du grenat, de la diallage, etc., c’est-à-dire des silicates de magnésie hydratés, se transforment en serpentine, — qui est un silicate moins altérable par les agents atmosphériques —, sous l’influence de l’eau chargée d’acide carbonique et de sulfate, de carbonate ou de chlorure de magnésie. On sait également que les calcaires magnésiens, c’est-à-dire contenant à la fois de la magnésie et de la chaux, sont facilement transformés, par les eaux chargées d’acide carbonique, en dolomie ou calcaire presque uniquement formé de carbonate de magnésie. Nous avons déjà parlé des nombreux phénomènes chimiques que l’eau chargée d’oxygène et d’acide carbonique est capable de déterminer dans la profondeur du sol, nous n’y reviendrons pas ici.

Il n’est pas douteux que les eaux jouissant d’une température élevée, ou transformées en vapeur par les foyers caloriques de l’intérieur de la terre, jouent un rôle considérable dans les transformations de roches qui se produisent au sein de notre globe. Leur température élevée favorise beaucoup les actions de dissociation et de dissolution dont nous avons parlé plus haut, et leur fait acquérir par suite une puissance de décomposition qu’elles n’ont pas à l’état normal. Des expériences de M. Daubrée ont mis hors de doute l’action puissante que l’eau surchauffée peut exercer et exerce, sans aucun doute, sur les roches avec lesquelles elle se trouve en contact. De l’eau pure, chauffée à 3000° R., transforme des fragments d’obsidienne en trachite cristallin, et des fragments de verre en une masse semblable à du kaolin, formée en majeure partie de cristaux de quartz et d’aiguilles de wollastonite. Des transformations analogues se produisent sous nos yeux dans la nature. Les eaux minérales et chaudes de Plombières, qui sont riches en silicates d’alcalis, ont déposé dans les vieux conduits des bains romains du calcaire spathique, du spath-fluor, de l’aragonite, de l’hyalithe, etc. ; elles ont changé le kaolin en cristaux de feldspath, etc.

Je crois inutile d’insister sur ces phénomènes, dont l’importance est suffisamment indiquée par ce que nous venons d’en dire, et qui devront d’ailleurs attirer, plus tard, de nouveau notre attention, lorsque nous étudierons les phases d’évolution de notre globe.

Action destructive de la mer. Pour achever l’histoire des actions destructives de l’eau, il nous reste, à parler de celle de la mer. Personne n’ignore que les eaux de la mer sont sans cesse en mouvement, qu’elles s’élèvent et s’abaissent alternativement le long des côtes, phénomène qui a reçu les noms de flux et reflux, et qu’il existe dans tous les points des mers des courants qui entraînent les eaux dans des directions déterminées, ordinairement constantes en un même point.

Le mouvement du flux et du reflux se fait alternativement en sens contraire dans chaque point du globe, mais il ne se produit pas partout en en même temps et il est facile de constater qu’il se dirige de l’orient vers l’occident. Dès les temps les plus reculés, on a constaté les relations qui existent entre ces mouvements et la position de la terre par rapport à la lune. On n’a pas eu de peine à voir que le flux se produit, en chaque lieu de nos rivages, toutes les fois que la lune est au-dessus ou au-dessous du méridien de ce lieu, tandis que le reflux arrive lorsque la lune est aussi éloignée que possible du méridien, c’est-à-dire quand elle est à l’horizon, soit au moment de son coucher, soit au moment de son lever. On a aussi remarqué, depuis les temps les plus reculés, que le flux et le reflux atteignent leur maximum d’intensité au moment des pleines lunes et des nouvelles lunes, et qu’il est encore plus intense en automne et au printemps que dans les deux autres saisons.

Cause des marées. De ces observations, il était naturel de conclure que le flux et le reflux sont déterminés par la lune. C’est en effet l’opinion qui a été émise par les savants les plus anciens ; c’est celle encore qui a été consolidée par toutes les observations de la science moderne. Puisque mon objet principal est d’analyser l’œuvre de Buffon, je ne puis mieux faire que de lui laisser la parole pour l’exposition de cette théorie : Action de la lune. « La lune, dit-il[27], agit sur la terre par une force que les uns appellent attraction, et les autres pesanteur ; cette force d’attraction ou de pesanteur pénètre le globe de la terre dans toutes les parties de sa masse, elle est exactement proportionnelle à la quantité de matière, et en même temps elle décroît comme le carré de la distance augmente : cela posé, examinons ce qui doit arriver en supposant la lune au méridien d’une plage de la mer. La surface des eaux, étant immédiatement sous la lune, est alors plus près de cet astre que toutes les autres parties du globe, soit de la terre, soit de la mer : dès lors cette partie de la mer doit s’élever vers la lune en formant une éminence dont le sommet correspond au centre de cet astre. Pour que cette éminence puisse se former, il est nécessaire que les eaux, tant de la surface environnante que du fond de cette partie de la mer, y contribuent, ce qu’elles font en effet, à proportion de la proximité où elles sont de l’astre qui exerce cette action dans la raison inverse du carré de la distance : ainsi la surface de cette partie de la mer s’élevant la première, les eaux de la surface des parties voisines s’élèveront aussi, mais à une moindre hauteur, et les eaux du fond de toutes ces parties éprouveront le même effet et s’élèveront par la même cause ; en sorte que toute cette partie de la mer devenant plus haute et formant une éminence, il est nécessaire que les eaux de la surface et du fond des parties éloignées, et sur lesquelles cette force d’attraction n’agit pas, viennent avec précipitation pour remplacer les eaux qui se sont élevées ; c’est là ce qui produit le flux, qui est plus ou moins sensible sur les différentes côtes, et qui, comme l’on voit, agite la mer non seulement à sa surface, mais jusqu’aux plus grandes profondeurs. Le reflux arrive ensuite par la pente naturelle des eaux ; lorsque l’astre a passé et qu’il n’exerce plus sa force, l’eau, qui s’était élevée par l’action de cette puissance étrangère, reprend son niveau et regagne les rivages et les lieux qu’elle avait été forcée d’abandonner ; ensuite, lorsque la lune passe au méridien de l’antipode du lieu où nous avons supposé qu’elle a d’abord élevé les eaux, le même effet arrive ; les eaux, dans cet instant où la lune est absente et la plus éloignée, s’élèvent sensiblement, autant que dans le temps où elle est présente et la plus voisine de cette partie de la mer : dans le premier cas, les eaux s’élèvent parce qu’elles sont plus près de l’astre que toutes les autres parties du globe ; et dans le second cas, c’est par la raison contraire : elles ne s’élèvent que parce qu’elles en sont plus éloignées que toutes les autres parties du globe, et l’on voit bien que cela doit produire le même effet ; car alors les eaux de cette partie, étant moins attirées que tout le reste du globe, elles s’éloigneront nécessairement du reste du globe et formeront une éminence dont le sommet répondra au point de la moindre action, c’est-à-dire au point du ciel directement opposé à celui où se trouve la lune, ou, ce qui revient au même, au point où elle était treize heures auparavant, lorsqu’elle avait élevé les eaux la première fois ; car lorsqu’elle est parvenue à l’horizon, le reflux étant arrivé, la mer est alors dans son état naturel, et les eaux sont en équilibre et de niveau ; mais quand la lune est au méridien opposé, cet équilibre ne peut plus subsister, puisque les eaux de la partie opposée à la lune étant à la plus grande distance où elles puissent être de cet astre, elles sont moins attirées que le reste du globe, qui, étant intermédiaire, se trouve être plus voisin de la lune, et, dès lors, leur pesanteur relative, qui les tient toujours en équilibre et de niveau, les pousse vers le point opposé à la lune pour que cet équilibre se conserve. Ainsi, dans les deux cas, lorsque la lune est au méridien d’un lieu ou au méridien opposé, les eaux doivent s’élever à très peu près de la même quantité, et par conséquent s’abaisser et refluer aussi de la même quantité, lorsque la lune est à l’horizon, à son coucher ou à son lever. On voit bien qu’un mouvement, dont la cause et l’effet sont tels que nous venons de l’expliquer, ébranle nécessairement la masse entière des mers, et la remue dans toute son étendue et dans toute sa profondeur ; et, si ce mouvement paraît insensible dans les hautes mers et lorsqu’on est éloigné des terres, il n’en est cependant pas moins réel ; le fond et la surface sont remués à peu près également, et même les eaux du fond, que les vents ne peuvent agiter comme celles de la surface, éprouvent bien plus régulièrement que celles de la surface cette action, et elles ont un mouvement plus réglé et qui est toujours alternativement dirigé de la même façon.

» De ce mouvement alternatif de flux et de reflux il résulte, comme nous l’avons dit, un mouvement continuel de la mer de l’orient vers l’occident, parce que l’astre, qui produit l’intumescence des eaux, va lui-même d’orient en occident, et qu’agissant successivement dans cette direction, les eaux suivent le mouvement de l’astre dans la même direction. Les marées sont plus fortes et elles font hausser et baisser les eaux bien plus considérablement dans la zone torride entre les tropiques, que dans le reste de l’océan ; elles sont aussi beaucoup plus sensibles dans les lieux qui s’étendent d’orient en occident, dans les golfes qui sont longs et étroits, et sur les côtes où il y a des îles et des promontoires. »

Action du soleil. La lune n’est pas le seul astre qui agisse sur nos eaux pour déterminer les marées. Le soleil joint son action à celle de notre satellite, mais son très grand éloignement ne lui permet d’exercer, malgré son énorme masse, qu’une action relativement faible ; on estime, en effet, que la lune est pour les deux tiers dans la production des marées, tandis que le soleil n’y est que pour un tiers. Au moment des pleines lunes et des nouvelles lunes, l’action du soleil et celle de la lune s’exerçant en même temps sur les mêmes points du globe, les marées atteignent forcément leur plus grande hauteur, tandis qu’elles présentent leur minimum d’intensité au moment des quadratures, parce qu’alors le soleil et la lune exercent leur action dans des directions formant entre elles un angle droit.

Le mouvement des marées peut être accéléré ou ralenti par les vents. Lorsque le vent pousse les flots dans la même direction que le flux, l’eau s’élève sur les côtes à une hauteur beaucoup plus considérable que celle que lui ferait atteindre le flux seul ; elle se précipite alors sur les obstacles qui lui sont opposés avec une violence d’autant plus grande que le vent est plus fort. Lorsque, au contraire, le vent souffle dans une direction opposée à celle du flux, la force de celui-ci est très sensiblement diminuée.

Une autre cause rend les marées beaucoup plus fortes qu’elles ne le seraient sous l’action seule de la lune et du soleil. On a calculé qu’au niveau de l’équateur l’action de la lune élève la surface de la mer de 0m,50 seulement ; en y ajoutant l’action du soleil, on obtient une élévation de 0m,74. Or, ce chiffre est très inférieur à celui qui représente l’élévation de la mer dans un grand nombre d’autres points du globe. Tandis qu’à Sainte-Hélène les marées dépassent rarement 0m,90, elles sont, à l’entrée de la Tamise, de 5m,40 ; à Boston et à Deeps, elles sont de 6m,60 à 7m,20 ; à l’embouchure du canal de Bristol, elles atteignent 10m,80 ; à King-Road, près de Bristol, elles sont de 12m,60. À Chepstow, petit port situé sur la Wye, rivière qui se jette dans les terrains de la Saverne, elles s’élèvent jusqu’à 15 et même 21 mètres ou 21m, 90. En général, elles sont beaucoup plus fortes dans les détroits, les estuaires et les parties concaves des côtes qu’au niveau des parties saillantes des continents. Dans beaucoup de cas, ces élévations considérables des marées sont dues à l’action des courants ; mais, d’une façon générale, on peut les attribuer à la vitesse acquise de l’eau. Pour nous rendre compte de ce fait, envisageons un point déterminé de l’Océan. Au moment où la lune passe au méridien de ce point, elle attire fortement l’eau des régions voisines ; celles-ci se précipitent avec une vitesse calculable vers le point où la lune exerce le maximum de son influence ; grâce à la vitesse ainsi acquise, les eaux ne s’arrêtent pas dans leur mouvement lorsque la surface s’est mise en équilibre ; elles continuent, au contraire, à se mouvoir dans les directions où elles sont attirées jusqu’à ce que leur vitesse soit détruite par les frottements contre le fond de la mer ou par la pesanteur. S’il se trouve dans ce voisinage une côte à pente douce, elles s’avancent sur elle à une grande distance ; si la côte est à pic, elles s’élèvent contre elle et la frappent avec une grande violence. On peut expliquer ainsi, par la vitesse acquise, non seulement les élévations considérables des marées dont nous avons parlé plus haut et les coups terribles que la mer frappe contre les côtes qui font obstacle à sa marche, mais encore la persistance de l’élévation des eaux après le passage de la lune au méridien. On sait, en effet, que, surtout au moment des syzygies, la mer continue à monter après que la lune a dépassé le méridien. Cette persistance du mouvement ascensionnel après le passage de la lune au méridien est due à la vitesse acquise par la mer. Quant à la hauteur qu’atteignent les marées dans les détroits, les estuaires et toutes les parties des côtes qui offrent des concavités, elle s’explique par ce fait que l’eau, chassée dans ces points par le flux, y rencontrant des obstacles latéraux à sa marche, s’élève nécessairement le long de ces obstacles, de même que l’eau d’un lac s’écoulant par un canal étroit s’élève davantage dans ce dernier que dans le lit du lac.

Avant de parler des actions destructives exercées par les marées sur les côtes de nos continents, il est nécessaire de dire un mot des courants et de leurs causes, parce qu’ils agissent de la même façon que les marées.

Courants marins. Buffon attribuait la production de la plupart des courants au flux et au reflux et leur direction aux inégalités du fond de la mer. Après avoir parlé des inégalités du fond de la mer, il ajoute[28] : « C’est à ces inégalités du fond de la mer qu’on doit attribuer l’origine des courants ; car on sent bien que, si le fond de l’Océan était égal et de niveau, il n’y aurait dans la mer d’autre courant que le mouvement général d’orient en occident, et quelques autres mouvements qui auraient pour cause l’action des vents et qui en suivraient la direction ; mais une preuve certaine que la plupart des courants sont produits par le flux et le reflux, et dirigés par les inégalités du fond de la mer, c’est qu’ils suivent régulièrement les marées et qu’ils changent de direction à chaque flux et à chaque reflux. »

Un peu plus loin, poursuivant la même idée, il dit[29] : « Ainsi on ne peut pas douter que le flux et le reflux ne produisent des courants dont la direction suit toujours celle des collines ou des montagnes opposées entre lesquelles ils coulent. Les courants qui sont produits par les vents suivent aussi la direction de ces mêmes collines qui sont cachées sous l’eau, car ils ne sont presque jamais opposés directement au vent qui les produit, non plus que ceux qui ont le flux et le reflux pour cause ne suivent pas pour cela la même direction.

» Pour donner une idée nette de la production des courants, nous observerons d’abord qu’il y en a dans toutes les mers, que les uns sont plus rapides et les autres plus lents, qu’il y en a de fort étendus, tant en longueur qu’en largeur, et d’autres qui sont plus courts et plus étroits ; que la même cause, soit le vent, soit le flux et le reflux, qui produit ces courants, leur donne à chacun une vitesse et une direction souvent très différentes ; qu’un vent de nord, par exemple, qui devrait donner aux eaux un mouvement général vers le sud, dans toute l’étendue de la mer où il exerce son action, produit au contraire un grand nombre de courants séparés les uns des autres et bien différents en étendue et en direction ; quelques-uns vont droit au sud, d’autres au sud-est, d’autres au sud-ouest ; les uns sont fort rapides, d’autres sont lents ; il y en a de plus et moins forts, de plus et moins larges, de plus et moins étendus, et cela dans une variété de combinaisons si grande, qu’on ne peut leur trouver rien de commun que la cause qui les produit ; et lorsqu’un vent contraire succède, comme cela arrive souvent dans toutes les mers, et régulièrement dans l’océan Indien, tous ces courants prennent une direction opposée à la première, et suivent en sens contraire les mêmes routes et le même cours, en sorte que ceux qui allaient au sud vont au nord, ceux qui coulaient vers le sud-est vont au nord-ouest, etc., et ils ont la même étendue en longueur et en largeur, la même vitesse, etc., et leur cours au milieu des autres eaux de la mer se fait précisément de la même façon qu’il se ferait sur la terre entre deux rivages opposés et voisins, comme on le voit aux Maldives et entre toutes les îles de la mer des Indes, où les courants vont comme les vents pendant six mois dans une direction, et pendant six autres mois dans la direction opposée : on a fait la même remarque sur les courants qui sont entre les bancs de sable et entre les hauts-fonds ; et en général tous les courants, soit qu’ils aient pour cause le mouvement du flux et du reflux, ou l’action des vents, ont chacun constamment la même étendue, la même largeur et la même direction dans tout leur cours, et ils sont très différents les uns des autres en longueur, en largeur, en rapidité et en direction, ce qui ne peut venir que des inégalités des collines, des montagnes et des vallées qui sont au fond de la mer, comme l’on voit qu’entre deux îles le courant suit la direction des côtes aussi bien qu’entre les bancs de sable, les écueils et les hauts-fonds. On doit donc regarder les collines et les montagnes du fond de la mer comme les bords qui contiennent et qui dirigent les courants, et dès lors un courant est un fleuve dont la largeur est déterminée par celle de la vallée dans laquelle il coule, dont la rapidité dépend de la force qui le produit, combinée avec le plus ou moins de largeur de l’intervalle par où il doit passer, et enfin dont la direction est tracée par la position des collines et des inégalités entre lesquelles il doit prendre son cours. »

C’est à ces courants ou, pour me servir de son expression fort juste, à ces « fleuves » de la mer que Buffon attribue la formation des vallées de nos chaînes de montagnes.

Le lecteur n’a pas oublié ce que nous avons dit plus haut au sujet de la façon dont Buffon expliquait la formation des montagnes : il supposait que toutes les montagnes et les collines qui hérissent notre globe avaient été formées par l’œuvre des mers, par dépôts de sédiments entraînés par les courants. Il suppose que les courants ont ensuite creusé les montagnes comme un ruisseau creuse le sol de la prairie dans laquelle il rampe, en y décrivant des sinuosités. C’est ainsi qu’il explique le fait indéniable de l’emboîtement des angles des montagnes de chaque côté des vallées étroites. « On voit, dit-il[30], en jetant les yeux sur les ruisseaux, les rivières et toutes les eaux courantes, que les bords qui les contiennent forment toujours des angles alternativement opposés ; de sorte que, quand un fleuve fait un coude, l’un des bords du fleuve forme d’un côté une avance ou un angle rentrant dans les terres, et l’autre bord forme au contraire une pointe ou un angle saillant hors des terres, et que dans toutes les sinuosités de leur cours cette correspondance des angles alternativement opposés se trouve toujours ; elle est en effet fondée sur les lois du mouvement des eaux et l’égalité de l’action des fluides, et il nous serait facile de démontrer la cause de cet effet, mais il nous suffit ici qu’il soit général et universellement reconnu, et que tout le monde puisse s’assurer par ses yeux que toutes les fois que le bord d’une rivière fait une avance dans les terres, que je suppose à main gauche, l’autre bord fait au contraire une avance hors des terres à main droite.

» Dès lors les courants de la mer, qu’on doit regarder comme de grands fleuves ou des eaux courantes, sujettes aux mêmes lois que les fleuves de la terre, formeront de même dans l’étendue de leur cours plusieurs sinuosités dont les avances ou les angles seront rentrants d’un côté et saillants de l’autre côté ; et, comme les bords de ces courants sont les collines et les montagnes qui se trouvent au-dessous ou au-dessus de la surface des eaux, ils auront donné à ces éminences cette même forme qu’on remarque aux bords des fleuves : ainsi on ne doit pas s’étonner que nos collines et nos montagnes, qui ont été autrefois couvertes des eaux de la mer et qui ont été formées par le sédiment des eaux, aient pris par le mouvement des courants cette figure régulière, et que tous les angles en soient alternativement opposés ; elles ont été les bords des courants ou des fleuves de la mer, elles ont donc nécessairement pris une figure et des directions semblables à celles des bords des fleuves de la terre, et par conséquent toutes les fois que le bord à main gauche aura formé un angle rentrant, le bord à main droite aura formé un angle saillant, comme nous l’observons dans toutes les collines opposées. »

Ainsi que l’avons dit déjà plus haut, l’opinion de Buffon est en grande partie erronée. Il parait certain que la majeure partie des vallées de nos montagnes ont été creusées non pendant qu’elles étaient encore au-dessous des mers, mais après leur soulèvement.

Les découvertes faites par la science depuis l’époque de Buffon ont également renversé sa théorie des courants et nous ont révélé les véritables causes productrices de ces fleuves marins. Le savant qui a fait le premier la lumière sur cette question est un Anglais, le major Rennel.

Il divisait les courants marins en deux grandes classes : les courants d’impulsion (drift-currents) et les courants torrentiels (stream-currents). Il attribuait les premiers à l’action du vent poussant les eaux de la mer dans une direction déterminée et constante pendant une certaine période de temps ; mais si ces eaux viennent à rencontrer un obstacle, par exemple une côte ou un autre courant de direction différente ou un fleuve, elles se trouvent arrêtées dans leur marche, se détournent de leur route primitive et vont dans une direction nouvelle, en prenant le nom de courants torrentiels.

Ces deux sortes de courants ne sont pas les seules que l’on connaisse. Il existe encore des courants formés par l’eau douce des rivières. Dans la plupart des cas, l’eau des fleuves ne tarde pas à se confondre avec celle de la mer, et à une petite distance de l’embouchure des fleuves, on ne trouve plus d’indications de leur existence. Quelques fleuves se comportent différemment. Celui des Amazones, par exemple, se prolonge dans l’Atlantique à une distance considérable. D’après le général Sabine, à une distance de 480 kilomètres de son embouchure, on trouve encore des eaux distinctes de celles de l’Océan, presque entièrement douces, prolongeant la direction du fleuve et ayant une vitesse de 4 800 mètres à l’heure. D’après Rennel, la rivière Plate est encore distincte dans l’Océan, à 960 kilomètres de son embouchure ; elle forme en ce point une sorte de fleuve marin, ayant une vitesse de 1 600 mètres à l’heure et une largeur de 1 280 mètres. Indépendamment de l’importance que peuvent avoir par eux-mêmes de pareils courants, ils doivent encore jouer un rôle considérable, en déterminant la dérivation des courants marins avec lesquels ils sont susceptibles de se rencontrer.

L’évaporation qui se fait à la surface des mers détermine la production d’une quatrième classe de courants. C’est à cette cause qu’il faut attribuer notamment les courants qui se dirigent de l’Atlantique dans la Méditerranée. Dans le détroit de Gibraltar, ils sont au nombre de trois, l’un médian, les deux autres latéraux. On sait que la Méditerranée n’a pour ainsi dire pas de marées ; on ne constate des mouvements de flux et de reflux un peu sensibles que dans quelques points de cette mer ; dans le détroit de Messine, la mer monte de 60 à 65 centimètres ; à Naples, elle monte de 30 à 32 centimètres ; à Venise, elle paraît pouvoir s’élever de plus de 1 mètre ; dans les golfes de la côte septentrionale de l’Afrique, elle s’élève de 1m,52 ; mais dans la plupart des autres points, les marées ne sont que difficilement observables. Il en résulte que l’Atlantique verse dans la Méditerranée une quantité d’eau beaucoup plus considérable que celle qui passe de la deuxième de ces mers dans la première. On doit en conclure que l’excédent de l’eau apportée par les courants venus de l’Atlantique s’évapore à la surface de la Méditerranée. Cette évaporation est d’ailleurs rendue très prompte et très abondante par les vents secs venus d’Afrique et par la chaleur. C’est très probablement à elle qu’on doit attribuer la constance et la rapidité des courants qui traversent le détroit de Gibraltar, beaucoup plus qu’à la différence de niveau des deux mers, car cette différence est à peine sensible, si même elle existe. Il est bien probable que l’évaporation joue un rôle semblable dans la production des courants que l’on constate à l’entrée de la plupart des golfes ou des mers qui pénètrent profondément dans les terres, courants presque toujours dirigés de la haute mer vers le fond de ces golfes.

Une cinquième classe comprend les courants produits par la différence de température des diverses mers. C’est à cette classe qu’appartient le célèbre courant connu sous le nom de Gulf-Stream. On sait qu’il prend naissance dans le golfe du Mexique. De ce point il se dirige vers le nord-est, par le détroit de la Floride, et atteint le banc de Terre-Neuve, où il se divise en deux branches : l’une qui revient vers les tropiques en limitant une surface elliptique calme et couverte d’algues, connue sous le nom de mer des sargasses et qui ensuite passe près des îles Açores et remonte jusqu’au golfe de Biscaye ; l’autre, qui se porte vers le nord de l’Europe, passe entre la Grande-Bretagne et l’Islande, suit les côtes de la Norvège, puis va, par le détroit de Davis, vers la côte de l’Amérique du Nord qu’il descend jusqu’au niveau de l’Amérique du Sud où il se perd. La largeur de ce courant est très considérable ; au niveau du cap Floride, elle est de 40 kilomètres ; sous le 40e degré de latitude, elle est de 205 kilomètres. En ce dernier point, sa profondeur est de 30 mètres. Sa vitesse est très grande ; dans le détroit de Bahama, elle est de 4 800 à 6 400 mètres à l’heure. De Terre-Neuve aux Açores, il parcourt 3 000 milles géographiques en soixante-dix-huit jours. Sa température est de 30 degrés dans le golfe du Mexique ; en vue des sables de Hook, sous le 40° 30′ de latitude, elle est de 26°,67 centigrades. À la hauteur de Terre-Neuve, sa température est encore supérieure de plus de 4 degrés centigrades à celle de l’eau voisine. La quantité de chaleur apportée par le Gulf-Stream dans l’Atlantique est tellement considérable que, d’après Forbes, elle suffirait pour élever la température de l’atmosphère qui recouvre la Grande-Bretagne et la France du point de congélation de l’eau à la température d’un jour d’été. Le Gulf-Stream doit donc exercer une influence considérable sur la température moyenne de tous les continents au voisinage desquels il passe. C’est à lui notamment qu’on attribue la douceur du climat de toutes les côtes du nord-ouest de la France.

Au-dessous du courant d’eau chaude dont nous venons de parler, il existe un courant d’eau froide dirigé exactement en sens contraire, c’est-à-dire du nord au sud, prenant naissance dans les régions polaires de l’Atlantique. La manière dont se forment ces courants est très simple. L’eau très chaude du golfe du Mexique, tend naturellement à se répandre au-dessus de l’eau plus froide, et par conséquent plus dense, des mers voisines, comme l’huile versée dans un point limité d’un verre d’eau, tend à recouvrir toute la surface de l’eau. Quant aux courants d’eau froide qui viennent du nord, ils s’expliquent par le fait que l’eau de la surface parvenue à 4 degrés centigrades, se trouvant plus dense s’enfonce et se répand au-dessous de l’eau plus froide exposée au contact glacial des vents qui soufflent du nord.

Je ne veux pas insister davantage sur ces phénomènes. Il me suffira de rappeler que, grâce aux marées, aux courants et aux vents, les eaux de la mer sont dans un état incessant de mouvement non seulement à la surface, mais jusque dans les plus grandes profondeurs. Le sol des mers est ainsi sans cesse agité, tandis que les côtes des continents sont doucement léchées ou violemment heurtées par les vagues. Il en résulte nécessairement l’usure de certaines côtes dont les matériaux transportés en d’autres points y forment des dépôts destinés à augmenter la surface des continents.

Usure des côtes. Quelques exemples suffisent pour mettre en lumière l’importance de l’action destructive de la mer, la seule dont nous ayons à nous occuper en ce moment. Le voyageur le moins attentif n’a qu’à jeter un coup d’œil sur les falaises qui bordent notre pays le long de la Manche et du Pas-de-Calais pour acquérir la preuve irrécusable des dégâts terribles que fait la mer en ces régions. On voit, au moment des grandes marées et pendant les tempêtes, d’énormes blocs de terre ou de rochers se détacher des falaises sous le choc de vagues gigantesques. De Boulogne au cap Gris-Nez, par exemple, toute la partie de la côte qui est formée de falaises est bordée d’immenses blocs de roches arrondies, tombées de la falaise, dans laquelle des blocs semblables ont déjà été à demi découverts par le choc des vagues. Au niveau du cap Gris-Nez, les blocs de roches s’avancent dans la mer à plusieurs centaines de mètres et y forment des écueils sur lesquels, chaque année, plusieurs navires se brisent. Deux ou trois forts qui jadis étaient sur la côte en sont aujourd’hui séparés par une plage large de plusieurs centaines de mètres que la mer recouvre à chaque marée. Plus bas, sur la côte de Bretagne, le mont Saint-Michel, aujourd’hui séparé de la terre, avec laquelle il communiquait autrefois, témoigne d’une destruction semblable de nos côtes par les eaux de la mer. Si l’on remonte vers le nord, on trouve sur les côtes de la Hollande des traces manifestes d’une action plus violente encore et probablement plus rapide ; la Hollande tout entière ne tarderait pas à être submergée sans les digues qui l’entourent. Du côté opposé, les îles Shetland sont en voie manifeste de destruction et ne tarderont probablement pas à disparaître en totalité sous les coups de la mer qui en use, ronge et brise les roches les unes après les autres. La côte du Yorkshire subit une destruction constatable d’année en année ; sur une longueur de 57 600 mètres, la destruction est de 2m,25 par an, c’est-à-dire environ 13 hectares de terrain. Dans le Norfolk, entre Cromer et Mundesley, la falaise recule de 4m,20 par an. Il me paraît inutile d’insister davantage. Ces faits sont assez connus de tout le monde et assez facilement constatables pour qu’on me dispense d’en énumérer un plus grand nombre.

Ils mettent bien en relief la puissance considérable de la mer envisagée comme agent destructeur ; ils permettent d’affirmer que, sous ses efforts incessants, les continents les plus élevés et les plus résistants sont destinés à disparaître lambeau par lambeau, comme ont disparu déjà un nombre considérable de terres dont les eaux recouvrent aujourd’hui la surface. Il est à peu près certain, par exemple, qu’à une époque relativement peu éloignée la Grande-Bretagne et la France étaient en relation directe par le Pas-de-Calais, de même que jadis la France ou, tout au moins, l’Italie et l’Afrique communiquaient par des terres que recouvrent aujourd’hui les eaux de la Méditerranée. Ces terres ont-elles été simplement détruites par la mer qui battait leurs côtes, ou bien se sont elles affaissées, tandis que d’autres points des continents, comme la région pyrénéenne et celle des Alpes, s’élevaient, ou bien encore leur submersion a-t-elle été déterminée par l’action combinée de ces deux agents ? Il est à peu près impossible de répondre à ces questions d’une manière positive.

Si nous ajoutons toutes les causes dans lesquelles l’eau joue le rôle d’agent destructeur à celles où le feu exerce la même action, nous pouvons facilement expliquer tous les phénomènes de destruction dont le globe a été le théâtre. Or, ces causes agissent encore de nos jours ; nous pouvons en constater les effets et en calculer la valeur. Elles rendent donc inutiles les révolutions brusques de Cuvier.

Ayant étudié le rôle destructeur de l’eau, nous devons, comme nous l’avons fait pour le feu, étudier son rôle réparateur ou édificateur.

Action édificatrice
et réparatrice de l’eau.
L’action réparatrice de l’eau a été signalée de tous temps par les savants qui se sont occupés des phénomènes physiques dont notre globe est le théâtre. Il n’est donc pas étonnant que Buffon lui ait attribué une grande importance. Nous devons même ajouter immédiatement qu’il l’a beaucoup trop exagéré. Nous avons dit déjà qu’il considérait sinon la totalité, du moins la majeure partie de la masse des montagnes comme due à des dépôts de matières entraînées par les eaux ; il assignait la même origine à toutes les couches de terrains qui forment la surface de notre globe.

Opinion de Buffon. « On ne peut douter, dit-il[31], que les eaux de la mer n’aient séjourné sur la surface de la terre que nous habitons, et que par conséquent cette même surface de notre continent n’ait été pendant quelque temps le fond d’une mer, dans laquelle tout se passait comme tout se passe actuellement dans la mer d’aujourd’hui : d’ailleurs les couches des différentes matières qui composent la terre étant, comme nous l’avons remarqué, posées parallèlement et de niveau, il est clair que cette position est l’ouvrage des eaux qui ont amassé et accumulé peu à peu ces matières et leur ont donné la même situation que l’eau prend toujours elle-même, c’est-à-dire cette situation horizontale que nous observons presque partout ; car, dans les plaines, les couches sont exactement horizontales, et il n’y a que dans les montagnes où elles soient inclinées, comme ayant été formées par des sédiments déposés sur une base inclinée, c’est-à-dire sur un terrain penchant : or, je dis que ces couches ont été formées peu à peu, et non pas tout d’un coup, par quelque révolution que ce soit, parce que nous trouvons souvent des couches de matière plus pesante posées sur des couches de matière beaucoup plus légère, ce qui ne pourrait être, si, comme le veulent quelques auteurs, toutes ces matières dissoutes et mêlées en même temps dans l’eau se fussent ensuite précipitées au fond de cet élément, parce qu’alors elles eussent produit une tout autre composition que celle qui existe ; les matières les plus pesantes seraient descendues les premières et au plus bas, et chacune se serait arrangée suivant sa gravité spécifique, dans un ordre relatif à leur pesanteur particulière, et nous ne trouverions pas des rochers massifs sur des arènes légères, non plus que des charbons de terre sous des argiles, des glaises sous des marbres, et des métaux sur des sables.

» Une chose à laquelle nous devons encore faire attention, et qui confirme ce que nous venons de dire sur la formation des couches par le mouvement et par le sédiment des eaux, c’est que toutes les autres causes de révolution ou de changement sur le globe ne peuvent produire les mêmes effets. Les montagnes les plus élevées sont composées de couches parallèles, tout de même que les plaines les plus basses, et par conséquent on ne peut pas attribuer l’origine et la formation des montagnes à des secousses, à des tremblements de terre, non plus qu’à des volcans ; et nous avons des preuves que s’il se forme quelquefois de petites éminences par ces mouvements convulsifs de la terre, ces éminences ne sont pas composées de couches parallèles, que les matières de ces éminences n’ont intérieurement aucune liaison, aucune position régulière, et qu’enfin ces petites collines formées par les volcans ne présentent aux yeux que le désordre d’un tas de matières rejetées confusément ; mais cette espèce d’organisation de la terre que nous découvrons partout, cette situation horizontale et parallèle des couches, ne peuvent venir que d’une cause constante et d’un mouvement réglé et toujours dirigé de la même façon. »

Je ne veux pas revenir ici sur ce qui a été dit plus haut au sujet des erreurs commises par Buffon relativement à la disposition des couches et à la formation des montagnes. Je me borne à faire remarquer avec qu’elle admirable netteté il formule l’idée de la formation de toutes les couches terrestres observables, au moyen du dépôt de sédiments entraînés par les eaux ou abandonnés par elles au fond du lit des mers. Il n’ignore pas cependant que certaines couches de notre globe ont une origine différente et ont été déposées non par la mer, mais par les ruisseaux, les rivières et les fleuves après l’émergement des continents.

« Il faut excepter, dit-il[32], à certains égards, les couches de sable ou de gravier entraînées du sommet des montagnes par la pente des eaux ; ces veines de sable se trouvent quelquefois dans les plaines, où elles s’étendent même assez considérablement ; elles sont ordinairement posées sous la première couche de terre labourable, et dans les lieux plats elles sont de niveau, comme les couches plus anciennes et plus intérieures ; mais au pied et sur la croupe des montagnes, ces couches de sable sont fort inclinées, et elles suivent le penchant de la hauteur sur laquelle elles ont coulé : les rivières et les ruisseaux ont formé ces couches, et en changeant souvent de lit dans les plaines, ils ont entraîné et déposé partout ces sables et ces graviers. Un petit ruisseau coulant des hauteurs voisines suffit, avec le temps, pour étendre une couche de sable et de gravier sur toute la superficie d’un vallon, quelque spacieux qu’il soit, et j’ai souvent observé, dans une campagne environnée de collines, dont la base est de glaise aussi bien que la première couche de la plaine, qu’au-dessus d’un ruisseau qui y coule, la glaise se trouve immédiatement sous la terre labourable, et qu’au-dessous du ruisseau il y a une épaisseur d’environ un pied de sable sur la glaise, qui s’étend à une distance considérable. Ces couches, produites par les rivières et par les autres eaux courantes, ne sont pas de l’ancienne formation : elles se reconnaissent aisément à la différence de leur épaisseur, qui varie et n’est pas la même partout, comme celle des couches anciennes, à leurs interruptions fréquentes, et enfin à la matière même qu’il est aisé de juger et qu’on reconnaît avoir été lavée, roulée et arrondie. On peut dire la même chose des couches de tourbes et de végétaux pourris qui se trouvent au-dessous de la première couche de terre dans les terrains marécageux ; ces couches ne sont pas anciennes, et elles ont été produites par l’entassement successif des arbres et des plantes, qui peu à peu ont comblé ces marais. Il en est encore de même de ces couches limoneuses que l’inondation des fleuves a produites dans différents pays ; donc tous ces terrains ont été nouvellement formés par les eaux courantes ou stagnantes, et ils ne suivent pas la pente égale ou le niveau aussi exactement que les couches anciennement produites par le mouvement régulier des ondes de la mer. Dans les couches que les rivières ont formées, on trouve des coquilles fluviatiles, mais il y en a peu de marines, et le peu qu’on y trouve est brisé, déplacé, isolé, au lieu que dans les couches anciennes, les coquilles marines se trouvent en quantité. »

Dans les suppléments à la Théorie de la terre, il s’efforce de réunir tous les faits qui lui paraissent de nature à confirmer, d’une part, la formation des couches de notre globe par dépôts aqueux sous-marins, et, d’autre part, à montrer l’action puissante exercée par l’eau à la surface des continents. Parlant des débordements périodiques du Nil, il dit[33] : « Ce débordement est bien moins considérable aujourd’hui qu’il ne l’était autrefois, car Hérodote nous dit que le Nil était cent jours à croître et autant à décroître ; si le fait est vrai, on ne peut guère en attribuer la cause qu’à l’élévation du terrain, que le limon des eaux a haussé peu à peu, et à la diminution de la hauteur des montagnes de l’intérieur de l’Afrique, dont il tire sa source : il est assez naturel d’imaginer que ces montagnes ont diminué, parce que les pluies abondantes, qui tombent dans ces climats pendant la moitié de l’année, entraînent les sables et les terres du dessus des montagnes dans les vallons, d’où les torrents les charrient dans le canal du Nil, qui en emporte une grande partie en Égypte, où il les dépose dans ses débordements. »

Dans un autre supplément, il écrit[34] : « Il y a un nombre infini d’îles nouvelles produites par les limons, les sables et les terres que les eaux des fleuves ou de la mer entraînent et transportent en différents endroits. À l’embouchure de toutes les rivières, il se forme des amas de terre et des bancs de sable dont l’étendue devient souvent assez considérable pour former des îles d’une grandeur médiocre. La mer, en se retirant et en s’éloignant de certaines côtes, laisse à découvert les parties les plus élevées du fond, ce qui forme autant d’îles nouvelles ; et de même, en s’étendant sur certaines plages, elle en couvre les parties les plus basses, et laisse paraître les plus élevées qu’elle n’a pu surmonter, ce qui fait encore autant d’îles ; et on remarque, en conséquence, qu’il y a fort peu d’îles dans le milieu des mers, et qu’elles sont presque toutes dans le voisinage des continents où la mer les a formées, soit en s’éloignant, soit en s’approchant de ces différentes contrées. »

Ailleurs[35], il parle de l’action des pluies et des couches qu’elles servent à former : « L’intérieur des montagnes est principalement composé de pierres et de rochers dont les différents lits sont parallèles ; on trouve souvent entre les lits horizontaux de petites couches d’une matière moins dure que la pierre, et les fentes perpendiculaires sont remplies de sable, de cristaux, de minéraux, de métaux, etc. Ces dernières matières sont d’une formation plus nouvelle que celle des lits horizontaux, dans lesquels on trouve des coquilles marines. Les pluies ont peu à peu détaché les sables et les terres du dessus des montagnes, et elles ont laissé à découvert les pierres et les autres matières solides, dans lesquelles on distingue aisément les couches horizontales et les fentes perpendiculaires ; dans les plaines, au contraire, les eaux des pluies et les fleuves ayant amené une quantité considérable de sable, de terre, de gravier et d’autres matières divisées, il s’en est formé des couches de tuf, pierre molle et fondante, de sable et de gravier arrondi, de terre mêlée de végétaux ; ces couches ne contiennent point de coquilles marines, ou du moins n’en contiennent que des fragments, qui ont été détachés des montagnes avec les graviers et les terres : il faut distinguer avec soin ces nouvelles couches des anciennes, où l’on trouve presque toujours un grand nombre de coquilles entières et posées dans leur situation naturelle. »

Plus loin encore[36], il insiste sur le rôle des pluies dans la formation des couches les plus superficielles du sol : « Nous avons dit que les pluies, et les eaux courantes qu’elles produisent, détachent continuellement du sommet et de la croupe des montagnes les sables, les terres, les graviers, etc., et qu’elles les entraînent dans les plaines, d’où les rivières et les fleuves en charrient une partie dans les plaines plus basses, et souvent jusqu’à la mer ; les plaines se remplissent donc successivement et s’élèvent peu à peu, et les montagnes diminuent tous les jours et s’abaissent continuellement, et dans plusieurs endroits on s’est aperçu de cet abaissement. Joseph Blancanus rapporte sur cela des faits qui étaient de notoriété publique dans son temps, et qui prouvent que les montagnes s’étaient abaissées au point que l’on voyait des villages et des châteaux de plusieurs endroits d’où on ne pouvait pas les voir autrefois. Dans la province de Darby, en Angleterre, le clocher du village Craih n’était pas visible en 1572 depuis une certaine montagne, à cause de la hauteur d’une autre montagne interposée, laquelle s’étend en Hopton et Wirksworth, et quatre-vingts ou cent ans après, on voyait ce clocher et même une partie de l’église. Le docteur Plot donne un exemple pareil d’une montagne entre Sibbertoft et Ashby, dans la province de Northampton. Les eaux entraînent non seulement les parties les plus légères des montagnes, comme la terre, le sable, le gravier et les petites pierres, mais elles roulent même de très gros rochers, ce qui en diminue considérablement la hauteur. En général, plus les montagnes sont hautes et plus leur pente est raide, plus les rochers y sont coupés à pic. Les plus hautes montagnes du pays de Galles ont des rochers extrêmement droits et fort nus ; on voit les copeaux de ces rochers (si on peut se servir de ce nom) en gros monceaux à leurs pieds ; ce sont les gelées et les eaux qui les séparent et les entraînent. Ainsi, ce ne sont pas seulement les montagnes de sable et de terre que les pluies rabaissent, mais, comme l’on voit, elles attaquent les rochers les plus durs, et en entraînent les fragments jusque dans les vallées. Il arriva dans la vallée de Nant-Phrancon, en 1685, qu’une partie d’un gros rocher qui ne portait que sur une base étroite, ayant été minée par les eaux, tomba et se rompit en plusieurs morceaux avec plus d’un millier d’autres pierres, dont la plus grosse fit en descendant une tranchée considérable jusque dans la plaine, où elle continua à cheminer dans une petite prairie et traversa une petite rivière, de l’autre côté de laquelle elle s’arrêta. C’est à de pareils accidents qu’on doit attribuer l’origine de toutes les grosses pierres que l’on trouve ordinairement çà et là dans le voisinage des montagnes. On doit se souvenir, à l’occasion de cette observation, de ce que nous avons dit dans l’article précédent, savoir : que ces rochers et ces grosses pierres dispersées sont bien plus communs dans les pays dont les montagnes sont de sable et de grès que dans ceux où elles sont de marbre et de glaise, parce que le sable qui sert de base au rocher est un fondement moins solide que la glaise.

» Pour donner une idée de la quantité de terre que les pluies détachent des montagnes et qu’elles entraînent dans les vallées, nous pouvons citer un fait rapporté par le docteur Plot : il dit, dans son Histoire naturelle de Staffort, qu’on a trouvé dans la terre, à 18 pieds de profondeur, un grand nombre de pièces de monnaie frappées du temps d’Édouard IV, c’est-à-dire deux cents ans auparavant, en sorte que ce terrain, qui est marécageux, s’est augmenté d’environ 1 pied en onze ans, ou de 1 pouce et un douzième par an. On peut encore faire une observation semblable sur des arbres enterrés à 17 pieds de profondeur, au-dessous desquels on a trouvé des médailles de Jules César : ainsi les terres, amenées du dessus des montagnes dans les plaines par les eaux courantes, ne laissent pas d’augmenter très considérablement l’élévation du terrain des plaines.

» Ces graviers, ces sables et ces terres que les eaux détachent des montagnes et qu’elles entraînent dans les plaines y forment des couches qu’il ne faut pas confondre avec les couches anciennes et originaires de la terre. On doit mettre dans la classe de ces nouvelles couches celles de tuf, de pierre molle, de gravier et de sable dont les grains sont lavés et arrondis ; on doit y rapporter aussi les couches de pierre qui se sont faites par une espèce de dépôt et d’incrustation : toutes ces couches ne doivent pas leur origine au mouvement et aux sédiments des eaux de la mer. On trouve dans ces tufs et dans ces pierres molles et imparfaites une infinité de végétaux, de feuilles d’arbres, de coquilles terrestres ou fluviatiles, de petits os d’animaux terrestres, et jamais de coquilles ni d’autres productions marines, ce qui prouve évidemment, aussi bien que leur peu de solidité, que ces couches se sont formées sur la surface de la terre sèche, et qu’elles sont bien plus nouvelles que les marbres et les autres pierres qui contiennent des coquilles, et qui se sont formées autrefois dans la mer. Les tufs et toutes ces pierres nouvelles paraissent avoir de la dureté et de la solidité lorsqu’on les tire ; mais, si on veut les employer, on trouve que l’air et les pluies les dissolvent bientôt ; leur substance est même si différente de la vraie pierre que, lorsqu’on les réduit en petites parties et qu’on en veut faire du sable, elles se convertissent bientôt en une espèce de terre et de boue ; les stalactites et les autres concrétions pierreuses, que M. de Tournefort prenait pour des marbres qui avaient végété, ne sont pas de vraies pierres, non plus que celles qui sont formées par des incrustations. Nous avons déjà fait voir que les tufs ne sont pas de l’ancienne formation, et qu’on ne doit pas les ranger dans la classe des pierres. Le tuf est une matière imparfaite, différente de la pierre et de la terre, et qui tire son origine de toutes deux par le moyen de l’eau des pluies, comme les incrustations pierreuses tirent la leur du dépôt des eaux de certaines fontaines : ainsi les couches de ces matières ne sont pas anciennes et n’ont pas été formées, comme les autres, par le sédiment des eaux de la mer ; les couches de tourbe doivent être aussi regardées comme des couches nouvelles qui ont été produites par l’entassement successif des arbres et des autres végétaux à demi pourris, et qui ne se sont conservés que parce qu’ils se sont trouvés dans des terres bitumineuses qui les ont empêchés de se corrompre en entier. On ne trouve dans toutes ces nouvelles couches de tuf, ou de pierre molle, ou de pierre formée par des dépôts, ou de tourbes, aucune production marine, mais on y trouve au contraire beaucoup de végétaux, d’os d’animaux terrestres, de coquilles fluviatiles et terrestres, comme on peut le voir dans les prairies de la province de Northampton, auprès d’Ashby, où l’on a trouvé un grand nombre de coquilles d’escargots, avec des plantes, des herbes et plusieurs coquilles fluviatiles, bien conservées, à quelques pieds de profondeur sous terre, sans aucunes coquilles marines. (Voyez Trans. Phil. Abr., vol. IV, p. 271.) Les eaux qui roulent sur la surface de la terre ont formé toutes ces nouvelles couches en changeant souvent de lit et en se répandant de tous côtés ; une partie de ces eaux pénètre à l’intérieur et coule à travers les fentes des rochers et des pierres ; et ce qui fait qu’on ne trouve point d’eau dans les pays élevés, non plus qu’au-dessus des collines, c’est parce que toutes les hauteurs de la terre sont ordinairement composées de pierres et de rochers, surtout vers le sommet. Il faut, pour trouver de l’eau, creuser dans la pierre et dans le rocher jusqu’à ce qu’on parvienne à la base, c’est-à-dire à la glaise ou à la terre ferme sur laquelle portent ces rochers, et on ne trouve point d’eau tant que l’épaisseur de la pierre n’est pas percée jusqu’au-dessous, comme je l’ai observé dans plusieurs puits creusés dans les lieux élevés ; et lorsque la hauteur des rochers, c’est-à-dire l’épaisseur de la pierre qu’il faut percer est fort considérable, comme dans les hautes montagnes, où les rochers ont souvent plus de 1 000 pieds d’élévation, il est impossible d’y faire des puits, et par conséquent d’avoir de l’eau. Il y a même de grandes étendues de terre où l’eau manque absolument, comme dans l’Arabie Pétrée, qui est un désert où il ne pleut jamais, où des sables brûlants couvrent toute la surface de la terre, où il n’y a presque point de terre, végétale, où le peu de plantes qui s’y trouvent languissent ; les sources et les puits y sont si rares, que l’on n’en compte que cinq depuis le Caire jusqu’au mont Sinaï, encore l’eau est-elle amère et saumâtre. »

L’action réparatrice de la mer ne lui paraît pas moins importante que celle des fleuves et des pluies. « Il est vraisemblable, dit-il[37], que la mer peut former de nouveaux terrains en y apportant les sables, la terre, la vase, etc. » Et il cite un grand nombre de faits qui confirment cette assertion.

Plus loin, il dit encore : « La mer peut former des collines et élever des montagnes de plusieurs façons différentes, d’abord par des transports de terre, de vase, de coquilles d’un lieu à un autre, soit par son mouvement naturel de flux et de reflux, soit par l’agitation des eaux causée par les vents ; en second lieu par des sédiments des parties impalpables qu’elle aura détachées des côtes et de son fond, et qu’elle pourra transporter et déposer à des distances considérables, et enfin par des sables, des coquilles, de la vase et des terres que les vents de mer poussent souvent contre les côtes, ce qui produit des dunes et des collines que les eaux abandonnent peu à peu, et qui deviennent des parties du continent. Nous en avons un exemple dans nos dunes de Flandre et dans celles de Hollande, qui ne sont que des collines composées de sable et de coquilles que les vents de mer ont poussées vers la terre. »

Puis, il résume de la façon suivante son opinion sur l’action exercée par l’eau dans les modifications subies par la surface de notre globe[38] : « Les mouvements de la mer sont donc les principales causes des changements qui sont arrivés et qui arrivent sur la surface du globe ; mais cette cause n’est pas unique ; il y en a beaucoup d’autres moins considérables qui contribuent à ces changements les eaux courantes, les fleuves, les ruisseaux, la fonte des neiges, les torrents, les gelées, etc., ont changé considérablement la surface de la terre ; les pluies ont diminué la hauteur des montagnes, les rivières et les ruisseaux ont élevé les plaines, les fleuves ont rempli la mer à leur embouchure, la fonte des neiges et les torrents ont creusé des ravines dans les gorges et dans les vallons, les gelées ont fait fendre les rochers et les ont détachés des montagnes. Nous pourrions citer une infinité d’exemples des différents changements que toutes ces causes ont occasionnés. »

Plus loin[39], il ajoute : « Il est inutile de donner un plus grand nombre d’exemples des altérations qui arrivent sur la terre ; le feu, l’air et l’eau y produisent des changements continuels, et qui deviennent très considérables avec le temps : non seulement il y a des causes générales dont les effets sont périodiques et réglés, par lesquels la mer prend successivement la place de la terre et abandonne la sienne, mais il y a une grande quantité de causes particulières qui contribuent à ces changements et qui produisent des bouleversements, des inondations, des affaissements, et la surface de la terre, qui est ce que nous connaissons de plus solide, est sujette, comme tout le reste de la nature, à des vicissitudes perpétuelles. »

Enfin, il résume de la façon suivante toute cette partie de son œuvre[40] : « Il paraît certain, par les preuves que nous avons données (art. vii et viii), que les continents terrestres ont été autrefois couverts par les eaux de la mer ; il paraît tout aussi certain (art. xii) que le flux et le reflux et les autres mouvements des eaux détachent continuellement des côtes et du fond de la mer des matières de toute espèce, et des coquilles qui se déposent ensuite quelque part et tombent au fond de l’eau comme des sédiments, et que c’est là l’origine des couches parallèles et horizontales qu’on trouve partout. Il paraît (art. ix) que les inégalités du globe n’ont pas d’autre cause que celle du mouvement des eaux de la mer, et que les montagnes ont été produites par l’amas successif et l’entassement des sédiments dont nous parlons, qui ont formé les différents lits dont elles sont composées. Il est évident que les courants qui ont suivi d’abord la direction de ces inégalités leur ont donné ensuite à toutes la figure qu’elles conservent encore aujourd’hui (art. xiii), c’est-à-dire cette correspondance alternative des angles saillants toujours opposés aux angles rentrants. Il paraît de même (art. viii et xviii) que la plus grande partie des matières que la mer a détachées de son fond et de ses côtes étaient en poussière lorsqu’elles se sont précipitées en forme de sédiments, et que cette poussière impalpable a rempli l’intérieur des coquilles absolument et parfaitement, lorsque ces matières se sont trouvées ou de la nature même des coquilles, ou d’une autre nature analogue. Il est certain (art. xvii) que les couches horizontales qui ont été produites successivement par le sédiment des eaux, et qui étaient d’abord dans un état de mollesse, ont acquis de la dureté à mesure qu’elles se sont desséchées, et que ce desséchement a produit des fentes perpendiculaires qui traversent les couches horizontales.

» Il n’est pas possible de douter, après avoir vu les faits qui sont rapportés dans les articles x, xi, xiv, xv, xvi, xvii, xviii et xix, qu’il ne soit arrivé une infinité de révolutions, de bouleversements, de changements particuliers et d’altérations sur la surface de la terre, tant par le mouvement naturel des eaux de la mer que par l’action des pluies, des gelées, des eaux courantes, des vents, des feux souterrains, des tremblements de terre, des inondations, etc., et que par conséquent la mer n’ait pu prendre successivement la place de la terre, surtout dans les premiers temps après la création où les matières terrestres étaient beaucoup plus molles qu’elles ne le sont aujourd’hui. Il faut cependant avouer que nous ne pouvons juger que très imparfaitement de la succession des révolutions naturelles ; que nous jugeons encore moins de la suite des accidents, des changements et des altérations ; que le défaut des monuments historiques nous prive de la connaissance des faits : il nous manque de l’expérience et du temps ; nous ne faisons pas réflexion que ce temps qui nous manque ne manque point à la nature ; nous voulons rapporter à l’instant de notre existence les siècles passés et les âges à venir, sans considérer que cet instant, la vie humaine, étendue même autant qu’elle peut l’être par l’histoire, n’est qu’un point dans la durée, un seul fait dans l’histoire des faits de Dieu. »

Si j’ai tant insisté sur l’opinion de Buffon relativement à l’action réparatrice ou, pour mieux dire, édificatrice des eaux, c’est qu’elle contient en germe presque toute la science géologique.

Ainsi que nous l’avons fait pour les causes ignées, nous devons d’abord étudier les actions édificatrices de l’eau qu’il est possible de constater de nos jours ; puis nous rechercherons si, à l’aide de ces actions, il est possible d’expliquer les phénomènes géologiques anciens.

Action édificatrice et réparatrice actuelle de l’eau. L’eau accomplit chaque jour sous nos yeux un nombre considérable d’actions réparatrices ou édificatrices. Chaque jour, tandis qu’elle mine la surface et les bords des continents, elle abandonne dans le fond des mers ou des fleuves, dans les plaines et dans les vallées et sur les côtes, des matériaux destinés soit à agrandir les continents actuels, soit à construire des îles et des continents nouveaux. Nous avons déjà cité plus haut quelques-uns de ces faits empruntés à l’œuvre de Buffon ; nous nous bornerons à en ajouter un petit nombre choisis parmi les plus importants et les mieux contrôlés.

En étudiant l’action destructive de l’eau, nous avons parlé des roches qu’elle dissout soit à la surface, soit dans les profondeurs du sol. L’eau se charge ainsi de matériaux dont elle abandonne une partie dans les profondeurs de la terre, mais dont elle ramène une autre partie à la surface.

On sait que, après avoir circulé dans ou entre les roches souterraines, l’eau remonte à la surface sous la forme de sources froides ou chaudes. L’observation la plus élémentaire permet de s’assurer que l’eau de ces sources contient toujours une quantité plus ou moins considérable de matières minérales en dissolution ; une partie de ces dernières est entraînée dans les ruisseaux, les rivières et les fleuves où elle se confond avec les substances de même nature prises à la surface du sol par les pluies ou par les eaux courantes, et va se déposer sur les bords ou dans le fond de la mer ; nous en reparlerons plus tard. Une autre partie se dépose sur place, dans le voisinage des sources ; celle-ci est de beaucoup la moins importante, mais elle n’en offre pas moins un grand intérêt, parce qu’elle nous permet de nous rendre compte de la façon dont se sont produites un certain nombre de roches d’origine aqueuse.

Carbonate de chaux déposé par l’eau. J’ai déjà dit plus haut quelques mots des dépôts de carbonate de chaux qui se font autour de certaines sources de l’Auvergne, de la campagne de Rome, etc. J’ai cité les sources de Clermont-Ferrand qui jaillissent de la colline sur laquelle est bâtie la ville et qui sont si riches en carbonate de chaux qu’on les utilise à faire des pétrifications bien connues dans le commerce sous le nom de pétrifications de Sainte-Allyre. J’ai rappelé aussi que l’une de ces sources a déjà déposé une butte de travertin, ou calcaire curiformé, longue de 72 mètres, haute de 4m,50 à l’extrémité et large de 3m,60. Encore dans le département du Puy-de-Dôme, à Chaluzet près de Pont-Gibaud, une autre source, issue d’une roche gneissique, au pied d’un cône volcanique, et à 32 kilomètres de toute roche calcaire, dépose du carbonate de chaux qui offre tous les caractères du calcaire oolithique, c’est-à-dire qu’il est formé de granulations arrondies, ayant le volume d’un grain de millet à celui d’un petit pois, et disposées en couches concentriques autour d’un petit corps étranger, comme un grain de sable ou un fragment de coquille, toutes ces granulations étant unies les unes aux autres par un ciment calcaire homogène. En Italie, dans les Apennins, la vallée d’Esta est bien connue pour les couches de calcaire blanc déposées par les sources sur les flancs des collines où elles se présentent en coulées répondant aux ruisseaux qui les ont déposées. À San-Vignone, les sources ont déposé une couche de travertin qui a plus de 800 mètres de long. La campagne de Rome est très riche en travertins de même nature, également formés par des sources dont l’eau contient un excès de carbonate de chaux. Le travertin de Tivoli est remarquable par l’aspect sphéroïdal des masses calcaires qui le composent. Tous ces faits témoignent de la quantité considérable de carbonate de chaux que l’eau chargée d’acide carbonique dissout dans les profondeurs du sol ; ils nous permettent ainsi de nous rendre compte de la façon dont se sont formées les masses énormes de calcaire qui entrent dans la composition des couches superficielles de notre globe.

Sulfate de chaux déposé par l’eau. Certaines sources déposent de grandes quantités de sulfate de chaux ; je me borne à citer ici les sources classiques, à cet égard, d’Aix en Savoie et de l’Islande. L’eau se charge d’acide sulfureux dans les parties profondes du sol ; puis elle traverse des calcaires que l’acide sulfureux transforme, au contact de l’oxygène, en sulfate de chaux ; l’eau dissout alors le sulfate de chaux, et l’entraîne à la surface de la terre. Rappelons encore qu’un grand nombre de sources chaudes tiennent en dissolution de la silice qu’elles déposent en se refroidissant à la surface du sol. Dans les Açores, l’île de Saint-Michel est célèbre par les sources chaudes et très riches en silice du val de Fumas. Les sources sortent de roches volcaniques et déposent d’énormes quantités de silice dont l’aspect rappelle celui de l’opale. Plus célèbres encore sont les sources chaudes et siliceuses de l’Islande, connues sous le nom de geysers. Elles jaillissent du sol en jets qui s’élèvent à plusieurs mètres de haut et qui retombent dans des bassins tapissés d’une couche épaisse de silice ayant l’apparence de l’opale. La précipitation de la silice tenue en dissolution par l’eau de ces sources serait due, d’après Faraday, non seulement au refroidissement de l’eau dont la température est, à la sortie, de plus de 80 degrés centigrades, mais encore à ce que la dissolution de la silice serait favorisée par la présence dans les eaux d’une assez forte proportion de soude ; au contact de l’atmosphère, la soude se combinerait avec l’acide carbonique de l’air et la propriété dissolvante de l’eau vis-à-vis de la silice serait diminuée au point que la silice ne pourrait plus être maintenue en dissolution.

Sédiments déposés par les fleuves. Quelque importants que soient les dépôts formés par les eaux des sources, ils le sont infiniment moins que ceux dont on peut observer la formation le long des fleuves et surtout à leurs embouchures. Nous avons déjà insisté plus haut sur l’énorme quantité de matériaux de toute sorte, que les pluies, les torrents, les ruisseaux, les rivières et les fleuves arrachent à la surface du sol, et qu’ils entraînent, soit à l’état de dissolution, soit à l’état de suspension dans l’eau. Les rivières et les fleuves reçoivent encore un grand nombre de matières en dissolution qui leur sont apportées par les sources et qu’ils portent à la mer. Ce n’est, en effet, qu’une très minime partie des sels tenus en dissolution par les sources froides ou chaudes, qui sont déposées sur le trajet du cours de ces sources ; la majeure partie reste en dissolution et gagne la mer. Cela est vrai pour le carbonate de chaux et de magnésie, pour les sels de fer, pour les silicates, pour le chlorure de sodium, etc. Ces sels déversés en énorme quantité dans les mers par les eaux des fleuves, donnent à la mer la saveur salée qui est si caractéristique de ses eaux. Certaines sources sont presque saturées de chlorure de sodium qu’elles entraînent à la mer ; parmi les plus célèbres, je citerai celles de Cheshire, de Northwich, de Lancashire et de Worcestershire, en Angleterre, qui jaillissent de terrains riches en dépôts de sel gemme. Ces sels se déposent dans le fond des mers, surtout dans celui des mers intérieures. On sait, par exemple, que l’eau de la mer Baltique est plus salée et plus dense dans le fond qu’à la surface. Dans le fond de la mer Morte et dans celui du grand lac Salé de l’Amérique du Nord, il existe des dépôts de sel marin.

Le carbonate de chaux puisé par l’eau des sources dans la profondeur du sol est aussi en majeure partie entraîné dans les fleuves, sur le lit desquels il se dépose. À propos de cette substance, on a soulevé une question de la plus haute importance dont il est nécessaire que nous parlions ici. Quelques naturalistes anciens ont émis l’idée que tout le carbonate de chaux qu’on trouve à la surface de la terre a été fabriqué par les animaux ou les végétaux, surtout par les premiers. D’après cette manière de voir, les organismes vivants opéreraient eux-mêmes la combinaison soit de l’acide carbonique et de l’oxyde de calcium, soit du carbone, de l’oxygène et de l’oxyde de calcium, de laquelle résulte le carbonate de chaux. C’est l’idée que Linné formulait dans l’aphorisme suivant : Non a petrefactis.

D’après le Dr Mac-Culloch[41], les terrains primaires, qui étaient pauvres en animaux à coquilles, renferment beaucoup moins de calcaire que les terrains secondaires, et la quantité de calcaire irait sans cesse en augmentant à mesure qu’on envisage les âges de la terre plus rapprochés de nous.

Carbonate de chaux produit et déposé par les animaux. L’observation de Mac-Culloch est confirmée par tout ce que nous savons de la structure des différents terrains. Partout, la présence du carbonate de chaux paraît être liée à celle des animaux ; et alors même que les tests de ces derniers font défaut, on est tenté d’admettre que les calcaires ont été produits par eux.

Mais la question est de savoir si le carbonate de chaux est produit par les animaux de toutes pièces, à l’aide d’éléments chimiques plus simples puisés dans la nature, ou s’il est pris tout formé par ces êtres dans l’eau, qui, elle-même, l’emprunterait au sol, dans lequel des quantités nouvelles se produiraient sans cesse par combinaison chimique. S’il est vrai, comme l’admet Mac-Culloch et comme l’observation semble le démontrer, que la quantité absolue de ce corps augmente sans cesse à mesure que la terre vieillit, il faut bien admettre qu’il s’en forme chaque jour, par combinaison chimique, des quantités nouvelles. Où se produit cette combinaison ? Est-ce dans le sol ? est-ce dans les tissus des organismes vivants ? Telle est la question qu’il s’agit de résoudre. Ce qui tendrait à faire croire que c’est la première hypothèse qui est vraie, c’est que l’on ne voit pas d’animal ou de végétal fabriquer du carbonate de chaux dans un milieu qui n’en renferme pas. Une poule élevée dans une basse-cour où elle ne peut pas trouver du carbonate de chaux pond des œufs sans coquille calcaire. On remarque, d’autre part, que les points des lacs et des étangs dans lesquels on trouve le plus de coquillages d’eau douce et où se forment des couches de marne coquillière correspondent toujours aux points par lesquels jaillissent des sources riches en carbonate de chaux. Il est donc permis de supposer, quoique cela ne soit pas absolument démontré par des observations précises, que les animaux et les végétaux ne fabriquent pas eux-mêmes le carbonate de chaux qui si souvent incruste leurs enveloppes ou leurs tissus, mais qu’ils l’empruntent au sol ou à l’eau. Une grande partie du carbonate de chaux que l’on trouve dans l’eau à l’état de dissolution provient manifestement du sol. L’eau chargée d’acide carbonique qui pénètre dans le sol transforme le carbonate en bicarbonate, qui est soluble, et le ramène sous cet état à la surface ; le carbonate de chaux du sol provient, au moins en grande partie, des tests des animaux des âges antérieurs ; il y aurait donc simplement changements successifs de bicarbonate soluble en carbonate insoluble, et de carbonate insoluble en bicarbonate soluble. Se forme-t-il directement dans le sol du carbonate ou du bicarbonate ? La quantité absolue de l’un ou de l’autre augmente-t-elle chaque jour ou est-elle constante ? On comprend combien il est difficile de répondre à cette question d’une manière positive ; cependant, rien n’empêche d’admettre que l’oxygène de l’air se combine ou se soit jadis combiné, dans la profondeur du sol, avec le calcium, que nulle part on ne trouve aujourd’hui à l’état de pureté, pour former un oxyde de calcium ; celui étant très avide d’eau a dû s’emparer, aussitôt après sa formation, de celle qui s’est trouvée à son contact pour former de la chaux ; celle-ci, à son tour, ne manque jamais dans le sol de l’acide carbonique nécessaire à la production de carbonate ou de bicarbonate de chaux. Rien n’empêche donc de supposer que le carbonate de chaux a précédé sur la terre l’apparition des animaux.

Quelle que soit la solution de cette intéressante et difficile question, le carbonate de chaux est l’un des corps qui jouent le plus grand rôle dans les actions réparatrices et édificatrices de l’eau, soit que l’eau l’abandonne directement dans le fond des mers, soit que les animaux le prennent à l’eau pour en former des coquilles qui tombent, après leur mort, dans le fond des eaux douces ou salées.

Avec le chlorure de sodium et le carbonate de chaux, l’eau tient souvent en dissolution du carbonate de magnésie, qu’elle abandonne en couches souvent très épaisses, ordinairement associé au carbonate de chaux. D’autres corps se trouvent plus souvent à l’état de suspension que de dissolution dans l’eau des ruisseaux, des rivières et des fleuves : telles sont les argiles, les sables, les graviers, etc.

Formation des alluvions. Les fleuves, lors des débordements qui succèdent aux grandes pluies, abandonnent une grande quantité de ces substances dans les vallées et les plaines où ils serpentent, et forment ainsi des alluvions dont l’importance est parfois très grande. J’ai à peine besoin de citer, à ce propos, le Nil, le Sénégal, le Niger, qui, chaque année, déversent dans les plaines d’énormes quantités de sédiments.

Formation d’alluvions dans les lacs. Des dépôts semblables se forment dans le fond de presque tous les lacs. On sait qu’elle importance ont les sédiments déposés par le Rhône dans le lac de Genève. L’étendue du lac sur laquelle se forment les dépôts de matériaux arrachés par le Rhône et ses affluents aux montagnes n’a pas moins de 3 200 mètres de long ; d’après les calculs les mieux faits, on peut admettre que l’épaisseur des dépôts effectués depuis huit siècles seulement n’est pas moindre de 180 à 270 mètres. La ville de Port-Valais, qui est aujourd’hui située à 2 500 mètres du lac, était, il y a seulement huit siècles, située sur ses rives. L’espace de terre qui la sépare du lac a-été comblé par le Rhône depuis huit cents ans. Si l’on réfléchit que le Rhône à sa sortie du lac de Genève est très limpide, tandis qu’à son entrée il est chargée de limon, on ne pourra pas se dispenser d’admettre que tôt ou tard, les choses étant livrées à elles-mêmes, il finira par combler le lac de Genève, comme il est manifeste que lui-même et ses affluents ont déjà comblé une série de bassins situés le long de leur trajet, au-dessus du lac de Genève. Parmi les exemples de lacs comblés lentement par les matériaux que leur apportent des rivières, nous devons encore citer le lac le plus vaste du monde, celui que les géologues ont désigné sous le nom de lac Supérieur, dans le Canada. Les cours d’eau qui l’alimentent sont au nombre de plusieurs centaines ; ils y charrient une énorme quantité de blocs de roches granitiques et trappéennes, de sable, de gravier, dont la plus grande partie se dépose sur le fond du lac. Malgré son étendue, qui est presque égale à la surface de l’Angleterre, et sa profondeur, qui atteint jusqu’à 400 mètres, ce vaste bassin d’eau douce est fatalement condamné à être comblé dans un avenir plus ou moins éloigné. Déjà son fond est tapissé d’une couche épaisse de limon argileux contenant des coquilles d’espèces actuelles et ressemblant à tous les égards à celui qui forme le fond des bassins lacustres de l’époque tertiaire qu’on trouve dans le centre de la France.

Formation d’alluvions dans la mer et dans les fleuves. On peut rapprocher de ces phénomènes, ceux qui sont en voie de se produire dans quelques mers intérieures, comme l’Adriatique, la Méditerranée, etc. Les deltas du Pô et de l’Adige sont des exemples classiques d’actions édificatrices de l’eau. On compte par centaines les étangs, les lacs, les marais, qui ont été remplis par leurs sédiments depuis les époques historiques. Ces deux fleuves comblent leurs lits avec tant de rapidité et ont une tendance si grande à en changer qu’on a été contraint de les endiguer dans des rives artificielles. Mais les lits que leur ont fait les hommes s’envasent avec encore plus de rapidité que les lits naturels, parce que les eaux ne débordant plus, ne peuvent pas rejeter dans les plaines les sédiments qu’elles transportent ; il faut donc sans cesse élever les rives à mesure que le fond du fleuve s’élève. À Ferrare, le niveau actuel du Pô est plus élevé que le toit des maisons. Cependant, la majeure partie des sédiments de ces fleuves et de leurs affluents est transportée dans l’Adriatique, où ils se déposent en formant un vaste delta qui gagne chaque année davantage sur la mer. On admet que de 1600 à 1804 l’empiétement des terres du delta du Pô sur l’Adriatique a été de 70 mètres par an. Entre 1200 et 1600, époque à laquelle l’endiguement du fleuve n’existait pas, ou n’était que très faible, l’empiétement n’était, paraît-il, que de 25 mètres par an. Il est bien évident que, en continuant à agir de la sorte, les fleuves dont nous parlons doivent, au bout d’un temps déterminé, extrêmement long, il est vrai, finir par combler en partie la mer Adriatique. Ne sait-on pas que Ravenne, aujourd’hui situé à 6 400 mètres des côtes, était autrefois port de mer ? Spissa, qui jadis était située à l’embouchure de l’un des grands bras du Pô, se trouvait déjà éloignée de la mer de près de 18 kilomètres, au commencement de notre ère. Il importe de remarquer que l’envahissement de l’Adriatique par les sédiments terrestres aurait marché beaucoup plus vite encore sans l’affaissement que subit son fond, affaissement que l’on évalue à 1m,50 depuis l’époque des Romains.

Ce que nous venons de dire du Pô et de l’Adige, par rapport à l’Adriatique, pourrait être dit du Rhône et de la Méditerranée. Sans cesse le delta du Rhône gagne sur la Méditerranée par le dépôt de sédiments que ce fleuve et ses affluents enlèvent aux terrains qu’ils traversent depuis le lac de Genève. Notre-Dame des Ports, qui, en 898, était assise sur les bords de la mer, en est maintenant à plus de 8 kilomètres. Tandis que le Rhône tend à combler la Méditerranée au nord, le Nil accomplit la même besogne au sud, une foule de petites rivières la font à l’est et à l’ouest, si bien que graduellement les côtes gagnent sur la mer, au point de transformer des îles en terre ferme, et de faire des villes continentales avec des ports autrefois fiers de leur importance maritime. Certes, il faudra des millions et des millions de siècles pour que les sables, les graviers, les calcaires, etc., empruntés aux continents par les fleuves qui se déversent dans la Méditerranée arrivent à combler cette immense mer intérieure ; mais le temps ne leur faisant pas défaut, ces fleuves atteindront tour à tour leur but si, comme cela paraît certain, des courants sous-marins n’enlèvent pas, pour les transporter dans l’Atlantique, les dépôts qu’ils abandonnent au niveau de leurs embouchures. Toutes les mers intérieures, la mer Caspienne, qui n’est en réalité qu’un grand lac, la mer Noire, la mer Baltique, etc., nous paraissent ainsi condamnées à disparaître un jour, pour faire place à la terre, comme ont disparu les vastes mers intérieures qui, à l’époque tertiaire, couvraient la majeure partie de l’Europe. Ce changement s’effectuera sans secousses, sans révolutions violentes, par le seul effet des pluies, des sources, des ruisseaux, des torrents, des rivières et des fleuves qui sillonnent la surface de nos continents.

Faut-il insister sur les phénomènes de même ordre qui se passent à l’embouchure des fleuves qui se jettent dans les grands océans ? Qui ne sait que la plupart des grands fleuves, le Mississipi, le Saint-Laurent, le Niger, le Sénégal, les fleuves Rouge et Jaune, déversent dans les océans des quantités prodigieuses de matériaux que les courants charrient d’un point à un autre, les accumulant en collines, entre lesquelles ils creusent des vallées ?

Résumé de l’action de l’eau. Tandis que les mers se comblent, les montagnes sont dénudées par l’eau des pluies, les plaines sont creusées par les fleuves, les continents sont en butte, sur tous les points de leur surface, à des tentatives incessantes de destruction. « Ne sait-on pas, dit éloquemment Buffon[42], que les montagnes s’abaissent continuellement par les pluies qui en détachent les terres et les entraînent dans les vallées ? Ne sait-on pas que les ruisseaux roulent les terres des plaines et des montagnes dans les fleuves, qui portent à leur tour cette terre superflue dans la mer ? Ainsi peu à peu le fond des mers se remplit, la surface des continents s’abaisse et se met de niveau, et il ne faut que du temps pour que la mer prenne successivement la place de la terre. »

Plus loin[43], il ajoute : « Nous voyons sous nos yeux d’assez grands changements de terres en eau et d’eau en terres, pour être assurés que ces changements se sont faits, se font et se feront ; en sorte qu’avec le temps les golfes deviendront des continents, les isthmes seront un jour des détroits, les marais deviendront des terres arides, et les sommets de nos montagnes les écueils de la mer. »

Plus loin[44], il résume en un mot toute la théorie des causes actuelles aqueuses : « Ainsi, l’eau ne travaille point en grand dans l’intérieur de la terre, mais elle y fait bien de l’ouvrage en petit. »

Un simple coup d’œil jeté sur les phénomènes terrestres qui ont eu, dans les temps reculés, l’eau pour agent producteur, permet de s’assurer qu’il n’y a pas un seul de ces phénomènes qui n’ait pu être produit par cet « ouvrage en petit » dont parle Buffon.

Division des roches. Nous avons dit plus haut que toutes les matières minérales qui forment la partie observable de notre globe peuvent être divisées, au point de vue du procédé suivant lequel elles ont été formées, en deux classes : les unes d’origine ignée, c’est-à-dire ayant été projetées, dans un état de fusion plus ou moins complète, par les foyers souterrains ; les autres d’origine aqueuse, c’est-à-dire déposées par les eaux. On a réuni les premières sous la dénomination de roches éruptives, et les secondes sous celle de roches sédimentaires.

Formation des roches sédimentaires. D’après ce qui a été dit plus haut des roches éruptives, il est aisé de se rendre compte de l’importance relativement beaucoup plus grande qu’ont les roches sédimentaires. C’est par elles, c’est par les rapports de position qu’elles affectent entre elles et avec les roches éruptives que l’on a pu établir l’histoire des transformations subies par la surface de la terre ; elles sont les monuments dressés par les âges passés pour conserver le souvenir des hauts faits de la nature.

Au point de vue de la structure et de la composition, en négligeant pour le moment leur origine et leur mode de formation, toutes les roches sédimentaires observables à la surface de la terre rentrent dans les deux grandes catégories suivantes : dans les unes, c’est la silice qui domine, elles sont fusibles ou, selon l’expression très heureuse de Buffon, vitrifiables ; les autres ont pour base la chaux, la magnésie ou la soude, elles sont calcinables.

Dans la première catégorie figurent les sables, les grès, les argiles et les schistes argileux, les tufs et les conglomérats.

Riches sédimentaires à base de silice. Disons un mot de chacune de ces roches. Les sables se présentent en couches plus ou moins épaisses, friables et dissociables en grains siliceux tout sédimentaires à fait semblables à ceux des sables qui couvrent actuellement nos plages. On y trouve habituellement des coquilles intactes, ou roulées, ou brisées en fragments à angles et bords arrondis. Tous les caractères de ces sables indiquent qu’ils ont eu une origine semblable à celle des sables actuels. Or, d’après ce que nous avons dit plus haut, ces derniers proviennent de roches siliceuses qui ont été brisées en fragments d’abord anguleux, emportés par les eaux, roulés, arrondis, brisés par des frottements et des chocs incessants, charriés de ruisseaux en ruisseaux, de rivières en rivières, portés à la mer qui les roule sur ses plages, les broie, les use et finalement les dépose sur ses bords.

N’est-il pas naturel de conclure de la similitude des caractères à la communauté d’origine ? Et ne devons-nous pas supposer que là où nous trouvons les sables anciens avec des débris de coquilles roulées, il y a eu jadis le rivage d’une mer semblable aux nôtres, agitée comme les nôtres par les marées, les courants et les vents, recevant comme les nôtres des galets, des graviers et des sables déjà roulés par les fleuves et destinés à l’être encore par les vagues jusqu’à ce que des dépôts nouveaux, en se formant au-dessus des premières assises, leur donnent un repos que la pioche de l’homme troublera seul désormais.

Des sables anciens on passe facilement aux grès. La moindre observation des diverses sortes les plus communes de grès suffit pour rendre manifeste leur origine, et pour amener la conviction que les grès ne sont pas autre chose que des sables à grains fins fortement adhérents en une masse compacte et dure. Il n’est pas rare de rencontrer, dans les sables de Fontainebleau, des blocs de grès dont la surface tendre et sablonneuse se laisse dissocier par l’ongle, sans efforts, en grains tout à fait semblables au sable du voisinage, tandis que le centre est très dur, brillant et compact. Est-il nécessaire pour expliquer la formation de ces grès d’admettre des causes mystérieuses, des révolutions, des secousses violentes ? Pas le moins du monde ; il suffit d’admettre qu’une eau riche en une substance minérale précipitable s’est déposée entre les grains de sable et les a unis en une masse destinée à devenir d’autant plus dure et compacte qu’elle subira ultérieurement une pression plus grande ou qu’elle s’imbibera davantage du ciment cohésif. Tantôt ce dernier sera un sel de silice, tantôt ce sera du carbonate de chaux ou de magnésie, de l’oxyde ou de l’hydrate de fer unis à de l’argile ou à du calcaire, etc.

Les brèches ne sont pas autre chose que des fragments anguleux de roches siliceuses, unis par un ciment calcaire ou magnésien. Les conglomérats sont des galets roulés unis par un ciment de même nature.

Rien de plus facile que de comprendre la façon dont ces roches se sont formées sur les bords des rivages couverts de galets et amenés par des eaux riches en sels calcaires. Une foule de plages offrent actuellement des conglomérats en voie de formation, absolument semblables à ceux que l’on trouve en si grande abondance dans les Alpes et le Jura.

Est-il plus difficile d’expliquer par des causes actuelles la formation des rognons de silex que l’on trouve dans les carrières à plâtre ? N’est-il pas naturel d’admettre qu’ils ont été produits par le dépôt, dans des cavités de la roche calcaire, de silice entraînée par les eaux qui filtrent à travers les couches superficielles de notre globe ?

On peut non moins aisément se rendre compte de la façon dont se sont formés les argiles et les schistes argileux. Les roches siliceuses que l’eau entraîne se fragmentent souvent en débris encore plus petits que les sables les plus fins, en une sorte de poussière presque impalpable qui se sépare du sable en vertu de sa densité, se précipite en couches minces, durcit et forme, suivant les caractères de disposition et de solidité qu’elle présente, les roches que l’on connaît sous les noms de Lehm, d’argile, de schistes argileux, etc., roches qui varient non seulement par la structure, mais encore par la nature des poussières qui les forment et par celle des ciments qui s’y infiltrent.

Quelques roches siliceuses ont été déposées dans les eaux douces ; citons la meulière des environs de Paris, que tout le monde connaît, et qui se trouve sur le sommet des plateaux de Montmorency, de Meudon, etc. La formation de ces roches est facile à expliquer par le dépôt de la silice contenue dans les eaux de sources qui, sans doute, jaillissaient autrefois dans les points où l’on trouve la meulière. Ces sources étaient-elles chaudes comme les geysers d’Islande ? C’est peu probable, étant donné qu’on trouve dans la meulière une grande quantité de fruits de characées et de coquilles de mollusques qui vivent dans les eaux froides. Il paraît plus rationnel d’admettre que la meulière provient d’un calcaire siliceux déposé dans une eau riche en acide carbonique ; le carbonate de chaux de ce calcaire a été dissout tandis que la silice s’est précipitée.

Citons encore, dans la catégorie des roches vitrifiables sédimentaires, les gneiss, dont la majorité ne sont que des granits dissous par l’eau, puis déposés en couches souvent stratifiées.

Origine des éléments des roches sédimentaires siliceuses. D’où proviennent les éléments de toutes ces roches ? Avec Buffon, tous les géologues modernes sont d’accord pour en chercher la source dans les matériaux qui ont constitué la surface primitive du globe, matériaux d’abord incandescents, puis refroidis par le rayonnement de la terre dans l’espace, ou bien fondus dans les foyers souterrains et projetés à la surface par une poussée de dedans en dehors. Exposés à l’action incessante de l’eau, ils ont été dissociés, dissous, charriés par l’eau, puis déposés dans le fond des fleuves, des lacs ou des mers où ils se sont agrégés en masses solides. Leur histoire n’a pas toujours été terminée par ce premier dépôt. Un très grand nombre de ces roches ont dû être amenées à la surface de la terre par le soulèvement des lits des mers, reprises par l’eau des pluies et des torrents, redissociées, redissoutes, agitées et transportées, puis de nouveau déposées par l’eau. Il n’est donc pas étonnant qu’un grand nombre de ces roches ne contiennent plus que de rares débris d’animaux. Mais leur formation n’exige aucun autre phénomène que ceux auxquels nous assistons tous les jours.

Il me paraît important, dans cette étude, de faire remarquer que la théorie générale de la formation de ces roches a été formulée avec la plus grande netteté, il y a plus de cent ans, par Buffon. « Je conçois, dit-il[45], que la terre, dans le premier état, était un globe, ou plutôt un sphéroïde de matière vitrifiée, de verre, si l’on veut, très compacte, couvert d’une croûte légère et friable, formée par les scories de la matière en fusion, d’une véritable pierre ponce : le mouvement et l’agitation des eaux et de l’air brisèrent bientôt et réduisirent en poussière cette croûte de verre spongieuse, cette pierre ponce qui était à la surface ; de là les sables qui, en s’unissant, produisent ensuite les grès et le roc vif, ou, ce qui est la même chose, les cailloux en grande masse, qui doivent, aussi bien que les cailloux en petite masse, leur dureté, leur couleur ou leur transparence et la variété de leurs accidents, aux différents degrés de pureté et à la finesse du grain des sables qui sont entrés dans leur composition.

» Ces mêmes sables, dont les parties constituantes s’unissent par le moyen du feu, s’assimilent et deviennent un corps dur très dense, et d’autant plus transparent que le sable est plus homogène ; exposés au contraire longtemps à l’air, se décomposant par la désunion et l’exfoliation de petites lames dont ils sont formés, ils commencent à devenir terre, et c’est ainsi qu’ils ont pu former les glaises et les argiles. Cette poussière, tantôt d’un jaune brillant, tantôt semblable à des paillettes d’argent dont on se sert pour sécher l’écriture, n’est autre chose qu’un sable très pur, en quelque façon pourri, presque réduit en ses principes, et qui tend à une décomposition complète ; avec le temps, ces paillettes se seraient atténuées et divisées au point qu’elles n’auraient plus eu assez d’épaisseur et de surface pour réfléchir la lumière, et elles auraient acquis toutes les propriétés des glaises : qu’on regarde au grand jour un morceau d’argile, on y apercevra une grande quantité de ces paillettes talqueuses, qui n’ont pas encore entièrement perdu leur forme. Le sable peut donc, avec le temps, produire l’argile, et celle-ci, en se divisant, acquiert de même les propriétés d’un véritable limon, matière vitrifiable comme l’argile et qui est du même genre.

» Cette théorie est conforme à ce qui se passe tous les jours sous nos yeux : qu’on lave du sable sortant de sa minière, l’eau se chargera d’une assez grande quantité de terre noire, ductile, grasse, de véritable argile. Dans les villes où les rues sont pavées de grès, les boues sont toujours noires et très grasses, et desséchées elles forment une terre de la même nature que l’argile. Qu’on détrempe et qu’on lave de même de l’argile prise dans un terrain où il n’y a ni grès ni cailloux, il se précipitera toujours au fond de l’eau une assez grande quantité de sable vitrifiable. »

Sans entrer dans d’autres détails sur cette question, sans passer en revue toutes les roches et tous les minéraux « vitrifiables » qui présentent les caractères de dépôts aqueux, je me borne à ajouter qu’il n’en est pas un seul auquel on ne puisse appliquer les considérations que nous venons d’émettre relativement aux sables, aux argiles, aux schistes, etc. Tous les minéraux de cet ordre ont une origine première ignée. Tous ont été jadis soumis à l’action du feu, tous ont été incandescents, fondus, tous proviennent, soit de la première couche solide du globe, soit de couches ultérieurement modifiées par le feu, mais tous ont subi l’action ultérieure de l’eau, ont été dissous, dissociés, puis déposés par elle dans le lit ou sur les berges des fleuves, dans le fond ou sur le rivage des mers. Quant au petit nombre de minéraux d’origine ignée que nous avons signalés dans un paragraphe précédent, comme n’ayant subi encore aucune transformation, il est permis d’affirmer qu’ils n’échapperont pas au sort de leurs congénères. Nous avons déjà montré qu’un grand nombre de granits, de basaltes, de trachites, sont chaque jour attaqués par l’eau ; il en est de même de toutes les roches d’origine ignée qui entrent dans la composition de la surface de notre globe, de toutes celles qui sont exposées à l’action de l’eau froide ou chaude, pure ou chargée de gaz atmosphériques.

Formation des roches sédimentaires à base terreuse. Dans la deuxième grande catégorie de roches sédimentaires, ce sont les métaux terreux (sodium, calcium, magnésium), qui forment la base des minéraux. Dans cette catégorie rentrent le sel gemme, les calcaires, la dolomite, le gypse, le quartz cristallisé, etc. Les phénomènes actuels décrits plus haut mettent bien en relief la façon dont ces roches ont été formées. Le sel gemme s’est autrefois déposé dans le fond des mers intérieures ou des lacs salés, Sel gemme. comme il le fait aujourd’hui dans la mer Morte et dans le grand lac Salé de l’Amérique du Nord. L’observation démontre que dans un vase à large surface rempli d’eau salée, l’évaporation ne tarde pas à rendre la proportion de sel plus grande dans les couches superficielles ; ces couches, étant devenues plus denses, tombent dans le fond ; le même fait se reproduisant sans discontinuité, la salure est toujours plus grande dans le fond du vase qu’à la superficie ; et dès que les couches profondes du liquide sont saturées de sel, celui-ci se dépose. Les mêmes phénomènes se produisent manifestement dans toutes les mers intérieures, dans celles surtout qui reçoivent des ruisseaux riches en chlorure de sodium, sans avoir de canaux de déversement, comme c’est le cas pour la mer Morte. Dans le fond de ces mers, il se forme d’une façon presque continue un dépôt de sel. La mer Morte fournit un excellent exemple de ce fait. Le Jourdain, qui est son unique affluent, lui apporte une eau très riche en chlorure de sodium et de magnésium (52 parties de chlorure de magnésium et 25 parties de chlorure de sodium pour 100 000 parties d’eau), tandis qu’aucun cours d’eau ne sort de cette mer, dont le niveau ne se maintient que par évaporation. Le degré de salure de la mer Morte augmente donc sans cesse, et sans cesse aussi les couches profondes de ses eaux déposent leur excédent de sels dans le lit de la mer.

L’expérience indique un autre phénomène qui ne manque pas non plus d’intérêt. On a constaté que quand l’eau d’un vase à large surface contient à la fois du chlorure de sodium et du sulfate de chaux, celui-ci se dépose le premier. Cela explique pourquoi dans presque toutes les mines de sel gemme on trouve au-dessous des couches de chlorure de sodium des couches plus ou moins épaisses de gypse et d’anhydrite. Quand l’eau contient non seulement du sulfate de chaux et du chlorure de sodium, mais aussi du chlorure de magnésium, le sulfate de chaux se dépose le premier, le chlorure de sodium se dépose ensuite, tandis que le chlorure de magnésium persiste à l’état de solution. Ajoutons que sa présence en certaines proportions diminue le pouvoir dissolvant de l’eau par rapport au chlorure de sodium, de telle sorte que le dépôt de ce dernier s’effectue plus facilement que quand il est seul. La mer Morte nous présente en grand cette expérience ; le sulfate de chaux s’est déposé le premier, puis le chlorure de sodium a commencé à se déposer, et son dépôt continue à se faire, quoique sa proportion ne s’élève qu’à 8 ou 15 p. 100, parce que le chlorure de magnésium, maintenu à l’état de dissolution, augmente sans cesse.

Des phénomènes semblables se passent dans les lacs Elton et Bodgo, situés entre l’Oural et le Volga, lacs qui sont alimentés par des cours d’eau issus du mont Tschaptschatschi, qui contient de riches mines de sel gemme. Les ruisseaux qui sortent de cette montagne contiennent une forte proportion de chlorures de sodium, de potassium, de magnésium et de sulfate de chaux. Pendant l’été, ils roulent, en outre, une assez forte proportion de boue. De là résulte le dépôt entre les lits de sel gemme de couches minimes de boue dont chacune répond à une période estivale.

Les mines de sel gemme offrant toutes une constitution analogue à celle que présentent les dépôts dont nous venons de parler, il est naturel de penser qu’elles se sont formées par les mêmes procédés, que chaque mine répond au fond d’une ancienne mer intérieure, semblable à la mer Morte, ou de lacs salés, analogues aux lacs Elton et Bogdo. En d’autres termes, les couches de sel gemme contenues dans les continents actuels se sont formées sous l’influence des causes lentes qui agissent encore de nos jours. De même que de nos jours on ne voit pas de dépôts de sel se former au fond des mers ouvertes qui reçoivent assez d’eau pour que la perte subie par l’évaporation soit largement compensée et pour que le degré de saturation par le chlorure de sodium ne soit jamais atteint, de même aussi on ne trouve aucune mine de sel gemme dans le bassin des mers anciennes qui offrent le caractère de mers ouvertes.

Origine du chlorure de sodium. Une question reste à résoudre, celle de savoir d’où vient le chlorure de sodium que les sources amènent à la surface du sol. La plus grande partie provient manifestement des dépôts de sel gemme qui existent dans les terrains voisins ; mais on doit admettre qu’une autre partie se forme par combinaison chimique, ou, du moins, qu’il s’en est autrefois produit de cette manière une énorme quantité. On sait, par exemple, que les silicates d’alcalis agissent sur les sulfates de chaux et de magnésie et sur le chlorure de magnésium et de calcium pour former, d’un côté, des silicates de chaux et de magnésie, de l’autre, des sulfates d’alcalis et du chlorure de potassium ou de sodium. D’autres réactions chimiques sont encore susceptibles de donner naissance à du chlorure de sodium qui est ensuite dissout par les eaux souterraines et amené à la surface. Il y a donc non seulement circulation du chlorure de sodium alternativement dissout et déposé, mais formation incessante de nouvelles quantités de ce corps.

Gypse. Ce que nous avons dit plus haut au sujet du procédé par lequel se dépose actuellement le sulfate de chaux dans les mers intérieures et dans les lacs nous dispense de parler longuement des sédiments de gypse et d’anhydrite qui existent en si grande quantité dans nos continents. Ajoutons seulement que le sulfate de chaux se dépose avec encore plus de facilité que le sel gemme, et nous aurons une explication suffisante de son abondance dans les terrains sédimentaires, sans qu’il soit nécessaire de recourir à des révolutions d’aucune sorte. La grande quantité d’acide sulfureux qui est émise par les volcans et les solfatares permet de penser qu’il se forme sans cesse dans les profondeurs du sol de nouvelles quantités de sulfate de chaux. On sait, en outre, que le sulfate de magnésie et le chlorure de magnésium décomposent le silicate de chaux pour donner naissance à du sulfate de chaux et à du chlorure de calcium. D’autres réactions encore se produisent, sans aucun doute, dont le résultat est la formation du sulfate de chaux. Celui-ci est entraîné à la surface par l’eau souterraine, porté dans les fleuves et les lacs, puis déposé en couches sédimentaires, repris par les eaux souterraines, etc. Carrières de gypse et mines de sel gemme sont donc le produit de causes qui agissent de la même façon aujourd’hui qu’aux époques les plus reculées de l’histoire de la terre, et probablement avec la même intensité.

Il me serait facile, passant en revue successivement toutes les roches sédimentaires analogues par leur composition chimique à celles dont je viens de parler, de montrer que toutes ont été formées par des procédés actuellement observables ; mais les détails de cette étude m’entraîneraient hors du cadre dans lequel il est nécessaire que je me renferme. Je me bornerai à parler encore des roches calcaires, parce que des questions du plus haut intérêt se rattachent à leur histoire, et parce que cette histoire me servira de transition vers celle de certaines productions animales et végétales.

Roches calcaires.
Leurs origines.
Buffon avait admirablement compris l’importance des substances calcaires au double point de vue de l’histoire de la terre et de celle des organismes vivants. « La formation des pierres calcaires, dit-il[46], est l’un des plus grands ouvrages de la nature : quelque brute que nous en paraisse la matière, il est aisé d’y reconnaître une forme d’organisation actuelle et des traces d’une organisation antérieure bien plus complète dans les parties dont cette matière est originairement composée. Ces pierres ont, en effet, été primitivement formées du détriment des coquilles, des madrépores, des coraux et de toutes les autres substances qui ont servi d’enveloppe ou de domicile à ces animaux infiniment nombreux, qui sont pourvus des organes nécessaires pour cette production de matière pierreuse ; je dis que le nombre de ces animaux est immense, infini, car l’imagination même serait épouvantée de leur quantité si nos yeux ne nous en assuraient pas en nous démontrant leurs débris réunis en grandes masses, et formant des collines, des montagnes et des terrains de plusieurs lieues d’étendue. Quelle prodigieuse pullulation ne doit-on pas supposer dans tous les animaux de ce genre ! Quel nombre d’espèces ne faut-il pas compter, tant dans les coquillages et crustacés actuellement existants, que pour ceux dont les espèces ne subsistent plus et qui sont encore de beaucoup plus nombreux ! Enfin, combien de temps et quel nombre de siècles n’est-on pas forcé d’admettre pour l’existence successive des unes et des autres ! Rien ne peut satisfaire notre jugement à cet égard, si nous n’admettons pas une grande antériorité de temps pour la naissance des coquillages[47] avant tous les autres animaux, et une multiplication non interrompue de ces mêmes coquillages pendant plusieurs centaines de siècles, car toutes les pierres et craies disposées et déposées en couches horizontales par les eaux de la mer ne sont, en effet, formées que de ces coquilles ou de leurs débris réduits en poudre, et il n’existe aucun autre agent, aucune autre puissance particulière dans la nature qui puisse produire la matière calcaire, dont nous devons par conséquent rapporter la première origine à ces êtres organisés. »

Buffon considérait, on le voit, tous les terrains calcaires comme formés par les débris des tests d’animaux. Il suffit de se rapporter à ce qui a été dit plus haut sur ce sujet pour se convaincre qu’il n’était pas tout à fait dans le vrai ; nous avons vu que quelques formations de carbonate de chaux, comme les travertins de la campagne de Rome, ont été déposées directement par les eaux. Mais ces cas sont rares, et la plupart des calcaires peuvent être considérés comme d’origine animale. Les animaux puisent dans le sol ou dans l’eau le bicarbonate de chaux dissout ; ils éliminent une partie de l’acide carbonique et déposent, dans leurs tissus ou à la surface de leurs téguments, du carbonate de chaux insoluble.

Principales formations calcaires. Un coup d’œil jeté sur les principales formations calcaires de notre globe ne sera pas inutile. Buffon admettait trois sortes de formations calcaires auxquelles il attribuait des âges différents. « Dans les amas immenses de cette matière toute composée des débris des animaux à coquilles, nous devons d’abord, dit-il[48], distinguer les grandes couches, qui sont d’ancienne formation, et en séparer celles qui, ne s’étant formées que des détriments des premières, sont à la vérité d’une même nature, mais d’une date de formation postérieure ; et l’on reconnaîtra toujours leurs différences par des indices faciles à saisir. Dans toutes les pierres d’ancienne formation, il y a toujours des coquilles ou des impressions de coquilles et de crustacés très évidentes, au lieu que, dans celles de formation moderne, il n’y a nul vestige, nulle figure de coquilles : ces carrières de pierres parasites, formées du détriment des premières, gisent ordinairement au pied ou à quelque distance des montagnes et des collines, dont les anciens bancs ont été attaqués dans leur contour par l’action de la gelée et de l’humidité ; les eaux ont ensuite entraîné et déposé dans les lieux plus bas toutes les poudres et les graviers détachés des bancs supérieurs, et ces débris stratifiés les uns sur les autres par le transport et le sédiment des eaux ont formé ces lits de pierres nouvelles où l’on ne remarque aucune impression de coquilles, quoique ces pierres de seconde formation soient, comme la pierre ancienne, entièrement composées de substance coquilleuse.

» Et dans ces pierres de formation secondaire, on peut encore en distinguer de plusieurs dates différentes, et plus ou moins modernes ou récentes : toutes celles, par exemple, qui contiennent des coquilles fluviatiles, comme on en voit dans la pierre qui se tire derrière l’Hôpital général à Paris, ont été formées par des eaux vives et courantes longtemps après que la mer a laissé notre continent à découvert ; et néanmoins, la plupart des autres, dans lesquelles on ne trouve aucune de ces coquilles fluviatiles, sont encore plus récentes. Voilà donc trois dates de formation bien distinctes : la première et plus ancienne est celle de la formation des pierres dans lesquelles on voit des coquilles ou des impressions de coquilles marines, et ces anciennes pierres ne présentent jamais des impressions de coquilles terrestres ou fluviatiles ; la seconde formation est celle de ces pierres mêlées de petites vis et limaçons fluviatiles ou terrestres ; et la troisième sera celle des pierres qui, ne contenant aucunes coquilles marines ou terrestres, n’ont été formées que des détriments et des débris réduits en poussière des unes ou des autres. »

Ces considérations sont, en partie, justes. Il importe de distinguer les formations calcaires marines des formations d’eau douce, et toutes les deux des formations ultérieures dues à la dissociation ou à la dissolution des deux premières, par l’eau qui va déposer ailleurs du carbonate de chaux amorphe. Mais il faut ajouter que chaque âge de la terre a vu se produire un ou plusieurs grands dépôts de roches calcaires. Dès le premier âge géologique connu, dans les formations laurentiennes, on trouve un calcaire cristallin s’intercalant au gneiss en couches de 3 à 400 mètres d’épaisseur, et se faisant remarquer par sa richesse en minéraux accessoires (grenat, épidote, zircon, tourmaline, etc.). Dans beaucoup de localités, il est dolomitique et passe même, dans certains points, à la dolomie véritable. C’est dans le calcaire cristallin des formations laurentiennes du Canada, de l’Écosse et de la Bavière que l’on a trouvé les concrétions connues sous le nom d’Eozoon canadense, considérées par beaucoup de paléontologistes comme un foraminifère et comme le fossile le plus ancien que nous connaissions.

Dans les séries huroniennes du premier âge, on trouve encore des masses puissantes de calcaires plus ou moins cristallins, blancs, gris ou rouges, souvent dolomitiques. Près de la limite inférieure de la série huronienne du Michigan, on trouve un groupe de calcaires dolomitiques atteignant 600 à 1 000 mètres d’épaisseur, très nettement stratifiés et alternant, en certains points, avec de minces lits de quartzite. Il est permis de supposer que tous les calcaires des formations archaïques sont d’origine animale et que la structure plus ou moins cristalline qu’ils présentent n’est due qu’aux transformations qu’ils ont subies depuis cette époque reculée. Quoique les formations archaïques ne présentent qu’un petit nombre de fossiles (l’Eozoon canadense dans les formations laurentiennes, quelques graptolithes, de très rares débris de crinoïdes et un petit nombre de fucoïdes dans les formations huroniennes), ces fossiles appartiennent à des espèces animales et végétales suffisamment élevées, pour qu’on soit obligé d’admettre que le règne animal et le règne végétal dataient déjà de plusieurs milliers et même de plusieurs millions de siècles. Si nous ne retrouvons plus les traces de ces organismes dans les terrains de la période archaïque et particulièrement dans les calcaires, si ces derniers s’y présentent à nous avec un aspect cristallin, il faut donc l’attribuer, sans nul doute, à ce que les fossiles ont été détruits et à ce que le calcaire a été transformé soit par l’eau, soit par la chaleur, soit par les deux simultanément ou consécutivement. Cette double action est d’autant plus certaine que la période archaïque a été manifestement marquée par un grand nombre de bouleversements de la surface du sol, d’affaissements et de soulèvements, d’éruptions volcaniques, etc., tous phénomènes qui exercent une action métamorphique considérable sur les terrains qui en sont le siège.

S’il est permis de croire que tous les calcaires de la période archaïque ont été fabriqués par les animaux, quoiqu’ils n’en contiennent plus que de rares traces, cette conclusion s’impose d’elle-même, en ce qui concerne les calcaires de la période paléozoïque, pendant laquelle les animaux aquatiques, notamment les animaux à coquilles calcaires, prirent un développement extrêmement considérable. La seule formation silurienne, c’est-à-dire la plus inférieure de la période paléozoïque, comprend 151 protozoaires, 507 cœlentérés, 500 échinodermes, 1 611 trilobites, 1 650 brachiopodes, 895 gastéropodes, etc. Et ce qui prouve que l’évolution des animaux était déjà fort avancée, c’est qu’on rencontre dans la formation silurienne un grand nombre d’invertébrés supérieurs (par exemple 1 454 céphalopodes, 154 annélides, 318 crustacés entomostracés, et 37 poissons). Les calcaires se retrouvent, du reste, en assez grande quantité dans chacune des formations paléozoïques : moins abondants dans les formations siluriennes, ils augmentent d’importance dans la formation dévonienne, et surtout dans la formation carbonifère et dans la formation permienne qui représente la dernière phase de ce deuxième âge du globe.

La façon dont se produisent les couches calcaires est rendue très manifeste pendant les périodes carbonifère et dévonienne de l’âge paléozoïque. Dans les régions où les terrains de ces périodes sont aussi développés que possible, on trouve, tout à fait à la base, du calcaire contenant des fossiles marins, manifestement déposé sur le sol de mers profondes. Puis le sol de ces mers s’est soulevé et il s’est déposé au-dessus du calcaire, auquel on donne le nom de calcaire carbonifère, des couches de conglomérats et de grès qui ont tous les caractères des formations actuelles des rivages. La période d’émersion ayant été suivie d’une période de statu quo relatif très longue, interrompue par des affaissements et des soulèvements alternatifs peu importants, il s’est déposé au-dessus des grès de rivage des couches de végétaux, morts sur place ou apportés par les fleuves, couches qui se sont transformées ultérieurement en houille et dans lesquelles on trouve des plantes et des animaux terrestres ou de marécages. Un nouvel affaissement plus considérable s’étant alors produit, il s’y est formé, au-dessus des couches de houille, des dépôts de grès et de conglomérats de rivages ; puis, l’affaissement ayant continué à se faire, une mer profonde s’étant de nouveau formée sur le même point, on retrouve des couches de calcaires avec fossiles marins (calcaire du Dyas, Zechstein). Le calcaire, on le voit, ne s’est formé, dans les deux cas, que sur le sol des mers profondes, ou, pour mieux dire, dans les deux cas, sa formation indique l’existence de mers profondes ; son alternance avec des couches de rivages et des couches de marécages ou de forêts révèle un soulèvement et un nouvel affaissement consécutif d’une même région du globe pendant l’âge paléozoïque. Remarquons, en outre, que tout le calcaire de l’âge paléozoïque, comme celui de l’âge archaïque, est un produit d’animaux marins.

Le calcaire abonde dans les formations de l’âge mézozoïque, c’est-à-dire dans les périodes triasique, jurassique et crétacée. Dans la formation triasique, il est situé au-dessus des grès bigarrés ; il forme d’abord la majeure partie du terrain désigné sous le nom de Muschelkalk et contient les premiers crustacés macroures, ce qui indique son origine marine ; il offre du gypse et du sel gemme. Dans le Reuss, qui est postérieur au Muschelkalck, il n’est que peu représenté. Le rhétien, qui forme l’étage le plus vieux du trias, est représenté par des dolomies importantes, finement grenues et par le calcaire de Dachstein, qui est pur, compact, de couleur sombre et porte tous les caractères de couches déposées dans des mers profondes. Dans beaucoup de points, le calcaire du trias a été transformé en marbre blanc, parfois grossièrement cristallin, par des éruptions volcaniques, c’est-à-dire par l’action combinée de la chaleur et de la vapeur d’eau. Dans le jurassique, le calcaire abonde à tel point, sous la forme oolithique, c’est-à-dire contenant des nodules arrondies plus ou moins volumineux, qu’on considère ces oolithes comme le trait caractéristique des terrains jurassiques. Toutes ces formations présentent le caractère de dépôts ininterrompus sur le fond de mers très calmes. Le calcaire des formations crétacées se présente surtout sous la forme de craie et revêt également les caractères de dépôts marins.

Les calcaires de la période tertiaire, dont le plus ancien est le calcaire grossier de Paris, riche en nummulites, présentent encore les caractères de formations marines. Ils se déposent dans le fond des mers tertiaires. Dans la période oligocène apparaissent pour la première fois des calcaires formés dans l’eau douce. Dans le bassin de la Seine, on trouve d’abord une couche de calcaire d’eau douce, riche en gypse et contenant des planorbes et des paludines, puis des couches marines sableuses et une couche supérieure de calcaire (calcaire de la Beauce), d’eau douce, riche en planorbes, en lymnées, en paludines. Enfin, dans les formations miocènes inférieures, apparaissent des calcaires contenant des fossiles terrestres, notamment un grand nombre d’helix et de pupa.

Rôle des causes actuelles dans la formation des calcaires. Est-il nécessaire, pour expliquer la formation de ces masses immenses de calcaire, d’invoquer des révolutions violentes ? Pas le moins du monde. Elles se sont produites lentement, comme se forment aujourd’hui les sédiments de même nature dans le fond de nos mers, de nos lacs et de nos étangs. Les eaux qui circulent dans les profondeurs du sol étant riches en acide carbonique y transforment le carbonate de chaux en bicarbonate soluble qu’elles amènent à la surface et que les animaux et les végétaux transforment de nouveau en carbonate insoluble avec lequel ils construisent leurs tests calcaires ; ceux-ci se déposent après la mort des animaux dans le fond des mers, des étangs, des fleuves, y sont cimentés par du carbonate de chaux provenant directement de l’eau et contribuent à former de nouveaux sédiments calcaires. Parfois, même, de la silice se dépose dans les tests calcaires, en masses solides ; les tests sont ensuite dissous par l’eau riche en acide carbonique, et il ne reste que la silice sous forme de sable ou d’argile. Les faits suivants donnent une excellente idée de ces transformations.

« À l’époque actuelle, dit Huxley[49] dans le golfe du Mexique, au delà du banc d’Agulhas et dans d’autres points, à de faibles profondeurs (100 à 300 brasses), les tests des foraminifères subissent une métamorphose remarquable. Leurs chambres se remplissent d’un silicate vert d’alumine et de fer, qui pénètre jusque dans les tubes les plus fins, et prend une empreinte presque indestructible de leurs cavités. La matière calcaire qui forme le test des foraminifères est alors dissoute lentement, tandis que l’empreinte subsiste, constituant un sable noir, fin, qui, lorsqu’on l’écrase, donne une poussière verdâtre connue sous le nom de sable vert. Les recherches faites à bord du Challenger ont, en outre, montré que de grandes surfaces des océans Atlantique et Pacifique, au-dessus desquelles la mer offre une profondeur excédant 2 400 brasses, — surfaces ayant parfois plusieurs milliers de mille carrés d’étendue, — offrent un fond couvert, non par une ooze à globigérines, mais par une argile rouge, formée de silicate de fer et d’alumine. On ne trouve dans cette argile aucune trace de globigérines ou d’autres organismes calcaires ; mais, dans les points où l’eau est moins profonde, les globigérines se montrent à l’état de fragments qui deviennent de plus en plus complets à mesure que la profondeur diminue et se rapproche de 2 400 pieds, ou devient encore moindre. Cependant, les globigérines et d’autres foraminifères abondent au-dessus de ces surfaces comme ailleurs, et leurs tests doivent tomber au fond ; mais on ne sait pas encore, d’une manière satisfaisante, comment ils disparaissent, ni quelle relation existe entre eux et l’argile rouge. On a émis l’opinion que les coquilles sont dissoutes et que l’argile rouge représente simplement le résidu insoluble qui persiste après que la partie calcaire du squelette a disparu. Dans ce cas, l’argile rouge, de même que l’ooze à globigérines, la vase siliceuse et le sable vert seraient des produils indirects de l’action de la vie.

» Les agents métamorphiques, agissant ensuite sur l’argile, peuvent la transformer en schiste, et tous les minéraux fondamentaux qui entrent dans la composition des roches peuvent ainsi avoir été produits par des organismes vivants, quoiqu’on ne puisse, dans leur état ultime, y découvrir aucune trace de ces derniers. »

Îles de coraux.
Leur formation.
Pour terminer l’histoire si intéressante des formations calcaires, je dois dire quelques mots des îles de coraux, au sujet desquelles Darwin a fait de si curieuses observations. Le corail rouge et les coraux blancs, qui seuls nous intéressent ici, sont les squelettes d’animaux appartenant au groupe des cœlentérés qui vivent sur le fond des mers chaudes. Dans la Méditerranée, on pêche une grande quantité de corail rouge, mais les coraux blancs ne se trouvent guère que dans les mers intertropicales et même pas dans toutes. L’océan Pacifique est de toutes les grandes mers, celle qui en contient le plus ; certains groupes d’îles de la mer Pacifique, entièrement formées, du moins à la surface, de squelettes de coraux, ont près de 2 000 kilomètres de long. Citons : la chaîne des récifs et des îles connue sous le nom de Maldives, au sud-ouest du Malabar, qui a une largeur moyenne de 8 kilomètres, et une longueur de 470 milles géographiques ; au nord-ouest de l’Australie, il existe une rangée de récifs longue de plus de 1 600 kilomètres et large de 32 à 112 kilomètres ; sur la côte orientale de la Nouvelle-Hollande, on a signalé un récif de coraux, long de près de 600 kilomètres, ininterrompu sur une étendue de 560 kilomètres. Il existe encore un grand nombre de coraux dans la mer des Antilles, dans le golfe Persique et dans le golfe Arabique. On ne trouve que rarement des coraux au delà du 32e degré de latitude nord ou sud ; cependant, les îles Bermudes et quelques autres points baignés par le Gulf-Stream en présentent une assez grande quantité. Ajoutons ce fait important découvert par Darwin que, quoiqu’on ait trouvé des coraux à des profondeurs de plus de 100 mètres, il est rare qu’ils vivent à plus de 36 mètres au-dessous de la surface. Nous verrons que c’est ce fait qui a mis sur la voie de la découverte de la façon dont se développent les îles de coraux.

Ces îles affectent une forme à peu près constante. Elles se présentent presque toujours sous l’aspect d’un plateau peu élevé au-dessus de la mer, à bords abrupts, souvent couverts de végétation, et limitant une lagune circulaire qui occupe presque toute la surface de l’île. Dans un point de la côte annulaire qui entoure la lagune centrale, il existe presque toujours une sorte de canal très profond, faisant communiquer la lagune avec la haute mer. Au pied des rivages de l’île, la mer a toujours une profondeur très considérable : 100, 150, 200 brasses et même davantage. Jusqu’à une profondeur de 30 à 36 mètres au-dessous du niveau des marées, le rivage abrupt de ces îles est tapissé de coraux vivants ; au niveau des marées, la plage et les falaises sont formées de squelettes calcaires de coraux plus ou moins altérés et recouverts d’un sable calcaire blanc. Le fond de la lagune centrale est ordinairement tapissé de coraux vivants ; ces derniers ne manquent que dans les points où des ruisseaux et des rivières d’eau douce débouchent dans la lagune. Le sol de la partie annulaire et habitable de l’île, est formé, comme celui des rivages et de la lagune, de calcaire blanc, souvent compact, portant plus ou moins la trace de son origine. On donne généralement à ces îles de coraux le nom d’atolls. D’autres formations de coraux se présentent sous des aspects différents. Ce sont des îles ordinairement coniques, entourées d’une ceinture de coraux formant un récif continu et immédiatement en contact avec l’île ; on a donné à ces récifs le nom de récifs en bordures. Leur bord extérieur, celui qui est exposé aux vagues du large, est toujours plus relevé sur le bord adhérent à l’île, et à ses pieds on trouve des profondeurs considérables. Une troisième sorte de formations coralliaires, désignées sous le nom de récifs en barrières ou en digues, se présente sous l’aspect d’une rangée de récifs situés à une certaine distance de l’île et séparés de cette dernière par une mer circulaire, calme, peuplée de coraux, dans laquelle on pénètre par un ou plusieurs points au niveau desquels la ceinture de récifs coralliaires est interrompue.

On considérait autrefois toutes les îles formées de coraux ou entourées de récifs de coraux comme des cônes volcaniques anciens ; les lagunes des atolls répondaient, dans cette opinion, au cratère du volcan, tandis que la ceinture des récifs coralliaires était considérée comme s’étant développée sur le bord du cratère. Cette manière de voir n’a pas résisté aux observations de Darwin, et l’on admet aujourd’hui, que la plupart des îles de coraux, notamment tous les atolls et toutes les îles entourées de récifs en bordures, sont des terres en voie d’affaissement. Les coraux ne pouvant pas vivre au-dessous de 36 à 40 mètres de profondeur, ils meurent successivement à mesure que la terre s’enfonce, tandis que de nouvelles couches se forment sans cesse à la surface des anciennes. Tant que la terre sur laquelle ils se sont d’abord posés domine au-dessus du niveau de la mer, les coraux ne forment que des récifs autour du sommet terrestre central ; mais lorsque ce dernier disparaît sous l’eau, les coraux le recouvrent entièrement et forment des atolls, à lagune centrale, parce qu’ils ont une tendance manifeste à se développer beaucoup plus dans les points battus par la mer, c’est-à-dire à la périphérie ; celle-ci s’élève donc pour former la ceinture annulaire des atolls, tandis que le centre reste plus bas et forme la lagune. Dans quelques îles, on peut constater la disparition de cette dernière, soit que les coraux vivants aient fini par la combler, soit qu’elle ait été remplie par les débris de coraux morts et par le sable calcaire que la mer rejette sur le rivage.

Indépendamment des arguments tirés de la manière de vivre des coraux et notamment de ce fait qu’ils meurent au-dessous de 36 à 40 mètres, de la structure des atolls et des autres îles à coraux, de la profondeur des mers qui les entourent, etc., certains faits d’observation directe démontrent l’exactitude de la théorie de l’affaissement. C’est ainsi que, dans l’un des groupes des îles Maldives, le lieutenant Prentice, trouva un récif couvert de coraux vivants, ne s’élevant pas au-dessus de la mer, dans un point où existait, quelques années auparavant, un îlot couvert d’herbes et de cocotiers.

Les coraux ne pouvant vivre qu’au-dessous du niveau des marées, il paraît difficile d’expliquer la formation des atolls, dont la partie aérienne, élevée parfois de 10 à 15 mètres au-dessus du niveau de la mer, est entièrement formée de squelettes de coraux. Le fait est expliqué de la façon suivante par Chamisso[50] : « Quand le récif est d’une hauteur telle qu’il se trouve presque à sec au moment de la basse mer, les coraux abandonnent leurs travaux. Au-dessus de cette ligne, on observe une masse pierreuse continue, composée de coquilles de mollusques et d’échinites avec leurs pointes brisées, et des fragments de coraux, cimentés par un sable calcaire provenant de la pulvérisation des coquilles. Il arrive souvent que la chaleur du soleil pénètre cette masse de pierre quand elle est sèche, et y occasionne des fentes en plusieurs endroits ; alors les vagues ont assez de force pour diviser des blocs de coraux qui ont souvent jusqu’à 1m,80 de long sur 0m,90 et 1m,20 d’épaisseur, et pour les lancer sur les récifs, ce qui finit par en élever tellement la crête que la haute mer ne la recouvre, à la marée montante, que pendant quelques saisons de l’année. Le sable calcaire n’éprouve ensuite aucun dérangement, et offre aux graines d’arbres et de plantes que les vagues y amènent un sol sur lequel ces végétaux croissent assez rapidement pour ombrager bientôt sa surface éblouissante de blancheur. Les troncs d’arbres entiers qui sont transportés par les rivières, d’autres pays et d’autres îles, y trouvent enfin un point d’arrêt après leur longue course, et, avec eux, s’introduisent de petits animaux, tels que des insectes et des lézards, qui deviennent les premiers habitants de ces récifs. Même avant que les arbres soient assez touffus pour former un bois, les oiseaux de mer y construisent leurs nids, les oiseaux de terre égarés viennent y chercher un refuge dans les buissons ; et, plus tard enfin, lorsque la transformation est depuis longtemps accomplie, l’homme paraît et bâtit sa hutte sur le sol devenu fertile. »

Il ne faudrait pas croire que les îles de coraux soient formées seulement des squelettes des animaux qui les construisent. Il est, au contraire, indispensable de mettre en relief ce fait que le calcaire qui les constitue est souvent compact et n’offre plus en beaucoup de ses points aucune trace des squelettes des coraux. Cela tient à ce que ces squelettes sont souvent détruits par d’autres animaux, brisés par la mer, réduits en sable calcaire, et même dissous par l’eau riche en acide carbonique qui frappe sans cesse contre les récifs. Le sable calcaire ainsi formé se précipite ensuite sur les rivages de l’île et dans les lagunes, et il est cimenté par le carbonate de chaux qui a été dissous, puis de nouveau précipité.

Ce fait est d’un intérêt de premier ordre au point de vue de l’histoire géologique de notre globe. Ayant constaté par l’observation directe que du calcaire manifestement produit par les coraux, comme celui des atolls du Pacifique, peut n’offrir que très peu ou pas du tout de traces de ces organismes, ne sommes-nous pas autorisés à penser que certaines formations calcaires anciennes offrant des caractères semblables ont une origine analogue ? N’est-il pas, notamment, permis de croire que les couches de calcaire des Alpes, couches qui ont parfois de 500 à 800 et même 900 mètres d’épaisseur, ont été formées comme celles des atolls.

Ces faits nous donnent une idée de l’importance énorme du rôle joué par les animaux dans la formation de notre globe. Tout le calcaire avec lequel les coraux bâtissent leurs squelettes, tout celui qui servait jadis aux ammonites pour la construction de leurs coquilles, dont quelques-unes ont plus d’un mètre de diamètre, tout celui que les innombrables mollusques des mers anciennes et modernes utilisent à l’édification de leurs demeures aux formes indéfiniment variées, tout ce calcaire, dis-je, est pris dans l’eau par les organismes qui s’en servent ; il est ensuite remanié, dissocié, dissous, puis utilisé de nouveau, tandis que de nouvelles quantités se forment sans aucun doute dans l’intérieur du sol par les procédés que nous avons indiqués plus haut. Au rôle si important joue par les coraux dans la formation des couches sédimentaires et calcaires de notre globe, nous pourrions ajouter celui d’un grand nombre d’autres organismes, tels que certaines plantes (corallines, etc.), les mollusques gastéropodes à coquilles calcaires, les échinodermes dont les piquants calcaires forment presque exclusivement certains dépôts anciens, les annélides qui vivent dans des tubes calcaires, etc. Mais ce serait entrer dans des détails déplacés ici. Je ne veux dire qu’un mot d’organismes beaucoup plus infimes et qui, cependant, sont peut-être à l’heure actuelle, comme ils l’ont été dans le passé, les agents les plus puissants de la formation des roches calcaires : je parle des foraminifères, organismes microscopiques du groupe des protozoaires. C’est par milliards qu’ils déposent dans certaines mers leurs squelettes calcaires. Entre l’Irlande, Terre-Neuve et les Açores, le sol de l’Atlantique contient 85 p. 100 de squelettes de ces minuscules organiques. Parmi les calcaires anciens, celui des environs de Paris en est presque entièrement formé, sans parler de celui qui ayant été dissous ou dissocié ne porte plus la trace de ses producteurs.

Dépôts siliceux d’origine animale. Le calcaire n’est pas la seule substance utilisée par les organismes vivants, déposée par eux à la surface du globe et contribuant à former les roches sédimentaires. Un grand nombre d’animaux et de végétaux accumulent dans leurs tissus ou à la surface de leur corps des quantités considérables de silice. Sans parler des végétaux dont les troncs en contiennent toujours une certaine proportion, je dois citer ici la silice avec laquelle les radiolaires fabriquent leurs élégants squelettes et celle qui forme les valves des diatomées. Les radiolaires et les diatomées ne sont, il est vrai, que des organismes microscopiques, mais ils vivent en si grande quantité dans certaines eaux qu’ils y peuvent former des dépôts considérables de leurs squelettes. On sait, par exemple, qu’au delà du 60e degré de latitude le fond de l’Atlantique est entièrement tapissé de squelettes siliceux de radiolaires, tandis qu’entre le 60e degré nord et sud, ce sont les squelettes calcaires des foraminifères qui forment le lit de la mer. La plupart des roches auxquelles on donne le nom de tripoli sont formées de squelettes siliceux de diatomées.

Tourbières et houille. Nous pourrions encore, pour montrer l’importance du rôle joué par les organismes vivants dans la formation des terrains sédimentaires, parler de la formation des tourbières et des houillères, décrire la décomposition lente des mousses, des herbes, des arbres, qui ont produit ces puissantes et utiles formations ; mais ces détails seraient peut-être déplacés ici et auraient le grave inconvénient d’augmenter outre mesure la longueur de cette étude.

Les roches sédimentaires sont dues aux causes actuelles. Les faits que je viens d’exposer démontrent d’une manière bien irréfutable l’exactitude de la proposition qu’il s’agissait d’établir, à savoir qu’à l’aide des phénomènes qu’il nous est permis d’observer actuellement à la surface du globe nous pouvons expliquer la formation de toutes les roches sédimentaires qui ont été déposées dans les temps anciens. En d’autres termes, ils prouvent d’une manière irréfutable que les « causes actuelles aqueuses » permettent d’expliquer la formation de tous les terrains sédimentaires, de même que les « causes actuelles ignées » fournissent une suffisante explication de la formation des roches volcaniques. Je ne veux plus ajouter que quelques mots relativement à cette importante question.

Métamorphisme des roches sédimentaires. Nous avons insisté déjà, dans plusieurs points des pages précédentes, sur les transformations que certains sédiments sont susceptibles de subir après leur dépôt. Dans toutes les transformations dont nous avons parlé, les actions chimiques seules intervenaient ; il en est d’autres plus localisées, mais également importantes, qui se produisent chaque jour et qui ont pour cause la chaleur terrestre. Toutes les fois que des roches en fusion traversent des roches sédimentaires ou volcaniques plus anciennes, elles y déterminent des modifications plus ou moins profondes. Je me bornerai à en citer quelques-unes pour donner une idée de leur nature.

On croyait autrefois que toute roche éruptive traversant une roche sédimentaire devait déterminer dans cette dernière, parle seul fait de sa température élevée, des transformations importantes. L’observation a montré que ce métamorphisme, désigné sous le nom de métamorphisme de contact, est beaucoup plus rare qu’on ne l’avait d’abord supposé. Cependant, on en trouve des cas incontestables : on cite des marnes, des argiles et des grès qui ont été fondus et vitrifiés sur les parois de la fente par laquelle des basaltes en fusion ont été projetés au dehors. Au Puy-de-Dôme, on voit du granit dont le feldspath a été fondu et le mica calciné au contact du basalte, etc. Les actions métamorphiques de beaucoup les plus énergiques et les plus fréquentes sont celles qu’exerce la vapeur d’eau surchauffée rejetée avec les matières fondues. La vapeur d’eau pénètre profondément dans les roches poreuses avec lesquelles elle se trouve en rapport, modifie leur état physique, et dépose entre leurs molécules les substances qu’elle tient en dissolution. Dans les Pyrénées, les Alpes, la Scandinavie, on trouve fréquemment des calcaires qui non seulement ont été changés en marnes par l’eau surchauffée, mais qui encore ont été imprégnés de minéraux étrangers, tels que des silicates calcaires. Si l’on songe que la terre contient soit un grand foyer central de chaleur, soit un grand nombre de foyers locaux distribués à peu de distance de sa surface et capables de recevoir de l’eau par filtration, on comprendra quelle importance doivent avoir les actions métamorphiques dans le voisinage de tous les foyers de chaleur. Les roches y sont modifiées dans leur structure physique et dans leur composition chimique, au point de changer entièrement de nature. À la surface de notre globe, ces actions sont, en fait, moins importantes que les actions chimiques dont nous avons déjà parlé plus haut ; il est cependant nécessaire d’en tenir compte, quand on veut établir l’âge d’une roche ou son mode de formation.

Lente disparition des animaux et des végétaux. La lenteur excessive avec laquelle la plupart des espèces animales et végétales disparaissent est un des arguments les plus puissants qu’il soit permis d’invoquer en faveur de la théorie des causes actuelles et contre celle des révolutions. C’est seulement dans quelques îles de peu d’étendue, ou bien dans des régions où l’homme a fait sentir son influence qu’on peut constater la disparition rapide de certaines espèces terrestres, animales ou végétales. Le castor, par exemple, disparaît rapidement de l’Europe ; il en serait ainsi de toutes les espèces d’animaux auxquelles l’homme fait la chasse, si les gouvernements européens ne prenaient pas des mesures pour assurer leur conservation. On peut en dire autant des poissons, des écrevisses, qui peuplent nos étangs et nos rivières. Mais là où la nature est livrée à elle-même, et surtout dans la mer, dont les conditions de température sont relativement peu variables, les espèces animales et végétales ont une durée extrêmement considérable. Un très grand nombre d’espèces modernes se montrent déjà dans les roches qui composent les terrains tertiaires. Certaines d’entre elles même remontent beaucoup plus haut. En examinant la faune et la flore des diverses époques géologiques, on s’assure rapidement qu’un grand nombre d’espèces existent à la fois dans deux époques successives, ou, si l’on veut, ont persisté pendant toute la durée de deux périodes, c’est-à-dire pendant un laps de temps tellement considérable que notre imagination peut à peine le concevoir. Or, pendant cette longue durée des espèces, dans une même localité, bien des soulèvements et des affaissements successifs se sont manifestement produits.

Ce fait, joint à tous les précédents, met bien en évidence l’erreur dans laquelle tombait Cuvier en admettant les révolutions brusques de la surface du globe, révolutions qui auraient été accompagnées de la destruction de toutes les espèces animales et végétales existant dans le lieu où elles se seraient produites. Tous, au contraire, sont favorables à la théorie des causes actuelles qu’admettait Buffon, et à laquelle se sont ralliés, de nos jours, tous les géologues, en dépit des efforts de l’école de Cuvier.

Buffon
est le fondateur de la théorie des causes actuelles.
Parmi les titres de gloire de Buffon, celui-là est, sans contredit, l’un des plus beaux, qui consiste à avoir ouvert la voie dans laquelle la géologie était destinée à se lancer, et dont il ne lui sera plus possible de s’écarter.

Après avoir étudié les causes qui ont déterminé les transformations multiples subies par la surface de notre globe depuis sa consolidation, il est nécessaire de passer en revue les transformations elles-mêmes et d’établir les époques auxquelles elles ont eu lieu ; en un mot, il faudrait écrire l’histoire de l’évolution de la terre.

Les phases de l’évolution de la terre. C’est ce qu’avait tenté de faire Buffon dans les Époques de la nature. Mais il faut bien dire que cette partie de son œuvre est la plus faible de toutes. L’histoire géologique de la terre n’a été sérieusement étudiée que depuis le commencement de notre siècle. Buffon et ses prédécesseurs n’ont fait qu’indiquer les monuments dont il faudrait faire usage dans ce travail et les titres auxquels il faudrait avoir recours ; quant à l’histoire même de la terre, ils en ont à peine entrevu les dates principales et les événements les plus saillants.

Époques de Buffon. Buffon distingue les deux sortes de roches qui entrent dans la composition du globe ; mais incapable d’apprécier leur âge relatif, il tire de cette distinction une première erreur : « On voit, dit-il, que le temps de la formation des matières vitrescibles est bien plus reculé que celui de la composition des substances calcaires. » Cette erreur va le conduire à admettre que toutes les montagnes, que tous les terrains dans lesquels on trouve des « matières vitrescibles » datent de l’époque où la terre était en fusion. La vérité aujourd’hui reconnue est qu’il n’y a peut-être pas, à l’heure actuelle, dans les parties observables de notre globe, une seule roche qui date de cette époque primitive. « Il est aujourd’hui bien prouvé, dit le savant géologue Lyell, que les granits des différentes régions ne sont pas tous de la même date, et qu’il est à peu près impossible de démontrer qu’une quelconque de ces roches soit aussi ancienne que les débris organiques du fossile le plus ancien connu. On admet aussi maintenant que le gneiss et les autres strates cristallins sont des dépôts sédimentaires qui ont subi l’action métamorphique, et que presque toutes ces formations, comme on peut le démontrer, sont postérieures à l’Eozoon canadense, fossile récemment découvert[51]. »

En attribuant le même âge à toutes les roches « vitrescibles », en faisant remonter la formation du squelette de toutes les montagnes à la période de fusion de la terre, Buffon se privait de l’un des éléments les plus nécessaires à l’établissement des dates principales de l’histoire de notre planète. Il commit une autre grave erreur en admettant que toutes les roches sédimentaires ont des couches régulièrement parallèles, tandis que, comme nous avons eu l’occasion de le dire plus haut, un grand nombre d’entre elles ont été plissées, rendues plus ou moins obliques, redressées et même retournées par des soulèvements locaux postérieurs à leur formation. Les rapports des couches redressées avec les couches horizontales qui souvent les recouvrent ont précisément fourni aux géologues les moyens de déterminer les dates des soulèvements des montagnes et des collines. Privé de la notion des rapports dont je viens de parler, Buffon se trouvait dans l’impossibilité de découvrir ces dates. Un troisième élément plus indispensable encore lui faisait défaut. Il avait justement apprécié la valeur des fossiles comme monuments historiques, mais il ne sut en tirer qu’un très mince profit, parce qu’il n’eut pas l’idée d’attribuer des dates différentes à l’apparition des diverses espèces animales et végétales dont il trouvait les restes dans le sol. Cette lacune est l’une de celles qu’on aurait le moins de droit de s’attendre à trouver dans l’œuvre de Buffon. Nous verrons plus tard qu’il avait eu une conception très juste du mode d’apparition des organismes vivants, en considérant toutes les espèces comme produites par la transformation graduelle, sous l’influence du milieu, d’espèces préexistantes et en n’admettant aucune interruption dans l’évolution des animaux ou des végétaux. Il semble qu’un esprit aussi éminemment synthétique que le sien aurait dû déduire de cette première conception que les diverses espèces animales et végétales avaient apparu à des époques différentes, et qu’il suffisait de déterminer la nature des espèces fossiles d’une couche terrestre pour savoir si cette couche était plus ou moins ancienne que d’autres couches contenant d’autres espèces fossiles. On trouve bien, épars dans ses œuvres, quelques indices de cette conception, mais il ressort de l’ensemble qu’elle ne se présenta jamais nettement à son esprit. Les quelques citations suivantes donneront au lecteur une notion précise des idées de Buffon à cet égard. J’ai soin de les disposer dans l’ordre des dates où elles ont été publiées. Dans ses additions à l’Histoire et théorie de la terre, il paraît admettre que toutes les coquilles fossiles, ou, du moins, la grande majorité, appartiennent à des espèces existantes encore de nos jours. « On trouve en France, dit-il[52], non seulement les coquilles de nos côtes, mais encore des coquilles qu’on n’a jamais vues dans nos mers. Il y a même des naturalistes qui prétendent que la quantité de ces coquilles étrangères pétrifiées est beaucoup plus grande que celle des coquilles de notre climat, mais je crois cette opinion mal fondée ; car indépendamment des coquillages qui habitent le fond de la mer et de ceux qui sont difficiles à pêcher, et que par conséquent on peut regarder comme inconnus ou même étrangers, quoiqu’ils puissent être nés dans nos mers, je vois en gros qu’en comparant les pétrifications avec les analogues vivants, il y en a plus de nos côtes que d’autres : par exemple, tous les peignes, la plupart des pétoncles, les moules, les huîtres, les glands de mer, la plupart des buccins, les oreilles de mer, les patelles, le cœur-de-bœuf, les nautiles, les oursins à gros tubercules et à grosses pointes, les oursins châtaignes de mer, les étoiles, les dentales, les tubulites, les astroïtes, les cerveaux, les coraux, les madrépores, etc., qu’on trouve pétrifiés en tant d’endroits, sont certainement des productions de nos mers ; et quoiqu’on trouve en grande quantité les cornes d’Ammon, les pierres lenticulaires, les pierres judaïques, les columnites, les vertèbres de grandes étoiles et plusieurs autres pétrifications, comme les grosses vis, le buccin appelé abajour, les sabots, etc., dont l’analogue vivant est étranger ou inconnu, je suis convaincu, par mes observations, que le nombre de ces espèces est petit en comparaison de celui des coquilles pétrifiées de nos côtes : d’ailleurs ce qui fait le fond de nos marbres et de presque toutes nos pierres à chaux et à bâtir, sont des madrépores, des astroïtes, et toutes ces autres productions formées par les insectes de la mer et qu’on appelait autrefois plantes marines ; les coquilles, quelque abondantes qu’elles soient, ne font qu’un petit volume en comparaison de ces productions, qui toutes sont originaires de nos mers, et surtout de la Méditerranée. »

Un peu plus loin, il ajoute[53] : « Il y a des coquillages qui habitent le fond des hautes mers et qui ne sont jamais jetés sur les rivages ; les auteurs les appellent Pelagiæ, pour les distinguer des autres qu’ils appellent Littorales. Il est à croire que les cornes d’Ammon et quelques autres espèces qu’on trouve pétrifiées, et dont on n’a pas encore trouvé les analogues vivants, demeurent toujours dans le fond des hautes mers, et qu’elles ont été remplies du sédiment pierreux dans le lieu même où elles étaient ; il peut se faire aussi qu’il y ait eu de certains animaux dont l’espèce a péri ; ces coquillages pourraient être du nombre : les os fossiles extraordinaires, qu’on trouve en Sibérie, au Canada, en Irlande et dans plusieurs autres endroits, semblent confirmer cette conjecture, car jusqu’ici on ne connaît pas d’animal à qui on puisse attribuer ces os qui, pour la plupart, sont d’une grandeur et d’une grosseur démesurées. »

Dans un autre passage du même ouvrage il formule encore plus nettement l’idée que certaines espèces d’animaux fossiles n’existent plus de nos jours, mais il a soin d’indiquer que ces espèces lui semblent être très peu nombreuses. Après avoir parlé des ammonites, il dit : « Il en est de même des bélemnites, des pierres lenticulaires et de quantité d’autres coquillages dont on ne retrouve point aujourd’hui les analogues vivants dans aucune région de la mer, quoiqu’ils soient presque universellement répandus sur la surface entière de la terre. Je suis persuadé que toutes ces espèces, qui n’existent plus, ont autrefois subsisté pendant tout le temps que la température du globe et des eaux de la mer était plus chaude qu’elle ne l’est aujourd’hui, et qu’il pourra de même arriver, à mesure que le globe se refroidira, que d’autres espèces actuellement vivantes cesseront de se multiplier et périront, comme ces premières ont péri, par le refroidissement.

» La seconde observation, c’est que quelques-uns de ces ossements énormes, que je croyais appartenir à des animaux inconnus et dont je supposais les espèces perdues, nous ont paru néanmoins, après les avoir scrupuleusement examinés, appartenir à l’espèce de l’éléphant et à celle de l’hippopotame ; mais, à la vérité, à des éléphants et des hippopotames plus grands que ceux du temps présent. Je ne connais dans les animaux terrestres qu’une seule espèce perdue, c’est celle de l’animal dont j’ai fait dessiner les dents molaires avec leurs dimensions ; les autres grosses dents et grands ossements que j’ai pu recueillir ont appartenu à des éléphants et à des hippopotames. »

Trente ans plus tard, dans les Époques de la nature, il émet l’opinion que les espèces les plus anciennes sont celles dont on trouve les restes au sommet des hautes montagnes, que toutes les espèces anciennes étaient plus grandes que celles de nos jours et que certaines espèces des temps primitifs ont disparu, mais il ne pousse pas plus loin dans cette voie. « On peut, dit-il[54], présumer que les coquilles et les autres productions marines que l’on trouve à de grandes hauteurs au-dessus du niveau actuel des mers sont les espèces les plus anciennes de la nature ; et il serait important pour l’histoire naturelle de recueillir un assez grand nombre de ces productions de la mer qui se trouvent à cette plus grande hauteur, et de les comparer avec celles qui sont dans les terrains les plus bas. Nous sommes assurés que les coquilles dont nos collines sont composées appartiennent en partie à des espèces inconnues, c’est-à-dire à des espèces dont aucune mer fréquentée ne nous offre les analogues vivants. Si jamais on fait un recueil de ces pétrifications prises à la plus grande élévation dans les montagnes, on sera peut-être en état de prononcer sur l’ancienneté plus ou moins grande de ces espèces, relativement aux autres. Tout ce que nous pouvons en dire aujourd’hui, c’est que quelques-uns des monuments qui nous démontrent l’existence de certains amimaux terrestres et marins, dont nous ne connaissons pas les analogues vivants, nous montrent en même temps que ces animaux étaient beaucoup plus grands qu’aucune espèce du même genre actuellement subsistante : ces grosses dents molaires à pointes mousses, du poids de onze ou douze livres ; ces cornes d’Ammon, de sept à huit pieds de diamètre sur un pied d’épaisseur, dont on trouve les moules pétrifiés, sont certainement des coquillages. La nature était alors dans sa première force, et travaillait la matière organique et vivante avec une puissance plus active dans une température plus chaude : cette matière organique était plus divisée, moins combinée avec d’autres matières, et pouvait se réunir et se combiner avec elle-même en plus grandes masses, pour se développer en plus grandes dimensions : cette cause est suffisante pour rendre raison de toutes les productions gigantesques qui paraissent avoir été fréquentes dans ces premiers âges du monde. »

Il semble bien résulter de ces citations que Buffon attribuait des âges différents aux diverses espèces d’animaux, puisqu’il dit que les plus anciens étaient plus grands ; mais il n’avait vu ni l’importance véritable du fait lui-même, ni le profit qu’on en peut tirer pour établir les époques successives de l’évolution de la terre. Le passage suivant montre combien étaient vagues et fausses ses idées sur ce grave sujet. « En fécondant les mers, dit-il[55], la nature répandait aussi les principes de vie sur toutes les terres que l’eau n’avait pu surmonter ou qu’elle avait promptement abandonnées ; et ces terres, comme les mers, ne pouvaient être peuplées que d’animaux et de végétaux capables de supporter une chaleur plus grande que celle qui convient aujourd’hui à la nature vivante. Nous avons des monuments tirés du sein de la terre, et particulièrement du fond des minières de charbon et d’ardoise, qui nous démontrent que quelques-uns des poissons et des végétaux que ces matières contiennent ne sont pas des espèces actuellement existantes. On peut donc croire que la population de la mer en animaux n’est pas plus ancienne que celle de la terre en végétaux : les monuments et les témoins sont plus nombreux, plus évidents pour la mer ; mais ceux qui déposent pour la terre sont aussi certains, et semblent nous démontrer que ces espèces anciennes dans les animaux marins et dans les végétaux terrestres sont anéanties, ou plutôt ont cessé de se multiplier dès que la terre et la mer ont perdu la grande chaleur nécessaire à l’effet de leur propagation. »

Buffon pensait, on le voit, que les animaux et les végétaux terrestres dataient à peu près, sinon tout à fait, de la même époque que les animaux aquatiques, ce qui est une grave erreur.

C’est un spectacle singulier que celui de cet esprit éminemment généralisateur et synthétique, résolu à ne reculer devant aucune hardiesse et qui cependant reste fermé à une idée qui paraît découler naturellement de toutes ses connaissances, de tous les faits sur lesquels il insiste le plus volontiers, de toutes les pensées que lui suggère le spectacle de l’univers et de ses transformations. Il admet que la terre a d’abord été entièrement couverte par les eaux et que, de fort bonne heure, les eaux ont été peuplées d’organismes vivants ; il semble donc qu’il doive être amené à penser que les animaux terrestres sont postérieurs aux animaux aquatiques ; c’est l’opinion contraire qu’il formule. Il admet que toutes les espèces d’animaux sont le produit de transformation d’un petit nombre de types, par exemple, dans le passage suivant[56] : « En comparant tous les animaux et les rappelant chacun à leur genre, nous trouverons que les deux cents espèces dont nous avons donné l’histoire peuvent se réduire à un assez petit nombre de familles ou souches principales desquelles il n’est pas impossible que toutes les autres soient issues, » et, pourtant, il ne lui vient pas à l’esprit de rechercher à quelle dates différentes de l’histoire de la terre les espèces filles sont issues de leurs parentes.

La raison de ces inconséquences, de cette absence de déduction, provient sans doute, en grande partie, de ce que Buffon ne connaissait pour ainsi dire pas les animaux inférieurs. Il n’étudia jamais que les oiseaux et les mammifères, c’est-à-dire les deux groupes les plus homogènes qui existent, ceux qui lui permettaient le moins d’entrevoir les grandes dates de l’évolution des êtres vivants. Quant aux invertébrés, il n’eut pas le temps de les étudier, il en parle avec une sorte de dédain qui témoigne de l’ignorance dans laquelle il était à leur égard. Je m’empresse de dire que cette ignorance était partagée par la plupart de ses contemporains. Il n’avait encore été fait que très peu de travaux sur les animaux inférieurs ; et ceux qui avaient été publiés n’étaient pas de nature à ouvrir les larges horizons de l’histoire du monde. Ajoutons que les espèces fossiles d’animaux et de végétaux n’avaient encore été étudiées que d’une façon très superficielle, au point que l’on considérait la plupart d’entre elles comme identiques avec celles de notre époque. Ces raisons sont plus que suffisantes pour rendre compte de la lacune immense qui se trouve dans l’œuvre de Buffon. Il n’a pas pu tracer l’histoire des transformations de notre globe, il n’a pas pu, malgré le désir qu’il en avait, décrire les « Époques de la nature », parce que les matériaux les plus indispensables lui faisaient défaut.

Difficultés de l’établissement des phases d’évolution de la terre. Rien n’est plus difficile, d’ailleurs, que de fixer l’époque exacte à laquelle se sont produites les transformations successives dont la surface de la terre porte les traces. Il importe d’abord de remarquer que les différents points de la terre n’ont pas été soumis en même temps aux mêmes causes modificatrices. Ainsi que l’avait bien compris Buffon, il s’est produit à la surface de notre planète une série de « changements de terres en mers et de mers en terres. » Tandis que telle portion du globe se soulève, comme le fait aujourd’hui la région septentrionale de la Norvège, telle autre portion s’affaisse, comme on le constate à l’heure présente dans les îles du Pacifique. Les transformations des différentes parties du globe n’étant pas synchrones, il devient fort difficile d’établir le moment précis de ces transformations et, par conséquent, d’écrire ce que j’appellerai l’histoire géologique universelle de la terre.

Comment pourra-t-on, dans quelques milliers d’années, établir le synchronisme de l’affaissement du Pacifique avec le soulèvement du pôle nord ? Tandis qu’il ne restera peut-être plus aucune trace des îles actuelles du Pacifique, le pôle nord aura pris une élévation considérable. Le problème sera plus difficile encore à résoudre si les terres du Pacifique, après s’être affaissées au point de disparaître entièrement sous les eaux, subissent un nouveau soulèvement. Comment le géologue qui étudierait alors, d’une part, l’organisation des couches géologiques du pôle nord, d’autre part, celle des îles Maldives, pourrait-il déterminer les dépôts qui se sont effectués dans ces deux points pendant la durée du xixe siècle ? Tandis que pendant le cours de ce siècle les terres du pôle nord étaient dénudées par les eaux des pluies, des ruisseaux et des sources, celles des Maldives étaient recouvertes par les débris des squelettes calcaires des innombrables coraux qui édifient ces îles. La nature des roches ne pourrait donc pas permettre au géologue en question d’établir le synchronisme des modifications subies aujourd’hui par le pôle nord et par les Maldives. La nature des fossiles qu’il pourrait trouver dans les deux points ne pourrait pas davantage le conduire à la solution du problème ; tandis que les Maldives sont exposées à un climat tropical et habitées par des organismes adaptés à la chaleur, le pôle nord est couvert de neiges et de glaces et n’offre que des habitants organisés pour résister au froid. Cet exemple montre bien l’énorme difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité, d’écrire une histoire géologique synchronique des diverses portions de la terre. On sait combien grands sont les obstacles que doit surmonter l’historien, pour écrire l’histoire civile universelle de l’humanité, à des époques même rapprochées de la nôtre. Eh bien, ces difficultés paraissent relativement minimes, quand on les compare à celles que rencontre le géologue. Tandis que les monuments mis à la disposition du premier portent des dates fixes, ceux dont peut faire usage le second n’offrent que des dates relatives.

Il est, sans doute, plus facile d’écrire l’histoire géologique particulière d’un point déterminé de notre globe ; mais les causes d’erreur sont encore nombreuses. En premier lieu, des lacunes énormes existent toujours. Toutes les couches formées pendant une période d’immersion ont pu être enlevées pendant la période d’émersion consécutive, en sorte que le géologue sera dépourvu de tout moyen de connaître la période d’immersion, et il conclura à l’existence d’une phase d’émersion unique, de très longue durée, comprenant, en réalité, trois phases consécutives distinctes : une première phase d’émersion, une phase d’immersion dont tous les témoins ont disparu, et une deuxième phase d’émersion également sans témoins. Une seconde cause d’erreur rend très difficile la rédaction de l’histoire géologique d’une portion même très limitée du globe : je veux parler des changements de climats.

Il est aujourd’hui bien démontré que les régions septentrionales ont été soumises jadis à un climat aussi chaud que celui qui règne aujourd’hui sous les tropiques, de même qu’on sait, à n’en pas douter, que certaines régions, actuellement tempérées de notre globe, ont été soumises, pendant un laps de temps considérable, à des froids tellement intenses qu’elles étaient couvertes de glaciers. Mais si l’on a pu reconnaître cette succession de phases de chaud et de froid dans quelques parties de nos continents, il n’est pas douteux que dans d’autres toutes les traces qu’elles avaient laissées ont pu être enlevées, soit par les eaux courantes, soit par des immersions et des émersions consécutives.

Dois-je rappeler que les actions métamorphiques produites par la chaleur, ou par l’eau, ou par les réactions chimiques, ou par ces trois agents à la fois, sont encore de nature à modifier totalement le faciès et les caractères des terrains. Rappelons-nous, par exemple, que les dépôts de tests calcaires de foraminifères du golfe du Mexique, sont actuellement en voie de remplacement par des dépôts d’argile, et nous aurons une idée suffisante des troubles que le métamorphisme, sans cesse agissant, apporte dans les témoignages les plus indispensables au géologue.

Des transformations de la plus haute importance pourront ainsi échappa à l’observateur le plus attentif, et les histoires géologiques particulières des diverses régions du globe sont exposées à offrir des inexactitudes égales à celles qui incombent presque fatalement à l’histoire générale.

Tout ce que peut faire le géologue, c’est d’établir les dates relatives des principales transformations qui se sont produites à la surface de notre globe, c’est de prouver que tel phénomène est antérieur ou postérieur à tel autre, et que tels et tels faits se sont produits pendant l’intervalle de temps qui s’est écoulé entre tels et tels autres.

Documents pour l’histoire de la terre. J’ai déjà indiqué plus haut les éléments dont on fait usage pour écrire cette histoire relative des transformations subies par les diverses régions du globe.

Le premier de ces éléments est la disposition que les couches affectent les unes par rapport aux autres ; le second est la nature des animaux ou des végétaux fossiles qu’elles renferment.

Toutes les fois que des couches sont régulièrement superposées, on est en droit de les considérer comme d’autant plus anciennes qu’elles sont situées plus profondément ; mais il faut tenir compte, dans l’usage qu’on fait de ce caractère, des déplacements et des bouleversements que les couches ont pu subir. Ainsi que nous avons eu l’occasion de le dire plus haut, il n’est pas rare de rencontrer des couches qui, d’horizontales qu’elles étaient d’abord, ont été rendues obliques, redressées, parfois même totalement renversées, au point que les supérieures sont devenues inférieures et réciproquement. Ces faits étant très fréquents, il importe de ne jamais les perdre de vue. Pour éviter les erreurs qu’ils sont capables de causer, il faut avoir soin de ne pas s’en tenir, dans l’appréciation de l’âge des dépôts, à une seule région du globe ; il faut comparer les régions qui offrent les mêmes terrains, de manière à se rendre un compte exact des bouleversements qui ont pu être produits.

Les redressements, plissements, renversements de couches fournissent des indications précieuses pour déterminer l’âge des affaissements ou des soulèvements dont la surface de la terre a été le théâtre. Quand, par exemple, on trouve au pied d’une montagne des couches redressées, au-dessus desquelles gisent d’autres couches horizontales, on est en droit d’affirmer que le soulèvement de la montagne s’est effectué après le dépôt des premières et avant celui des secondes ; mais il ne faut pas oublier que cet intervalle de temps peut avoir été d’une très longue durée, ainsi que nous l’avons démontré précédemment. On peut encore, par l’inspection des couches, établir l’âge relatif des éruptions de roches volcaniques. Si certaines couches sédimentaires sont traversées par des filons de basalte, de trachite, de granit, tandis que les couches supérieures sont intactes, on peut affirmer que l’éruption est postérieure au dépôt des premières couches et antérieure à celui des secondes ; mais, dans ce cas comme dans le précédent, on n’a nul moyen de déterminer l’époque exacte, le siècle pendant lequel le phénomène s’est produit.

Le second élément dont on fait usage dans la détermination de l’âge relatif des terrains est la nature des fossiles qu’ils contiennent. Celui-ci est le plus important ; mais il ne peut donner, comme le précédent, que des indications relatives. Lorsqu’on eut admis que les espèces animales et végétales étaient toutes produites par transformation les unes des autres, on fut naturellement conduit à admettre que les plus inférieures et les plus simples avaient fait leur apparition les premières et que l’époque de la genèse de chaque espèce était d’autant plus rapprochée delà nôtre que cette espèce était elle-même plus parfaite. Les recherches géologiques ne tardèrent pas à confirmer ces vues. On s’assura que les couches situées le plus profondément au-dessous de la surface du sol ne renferment que des restes d’animaux inférieurs ; on vit que les vertébrés n’apparaissent que dans des couches beaucoup plus superficielles et manifestement plus récentes que les précédentes ; et, enfin, on ne trouva des squelettes d’hommes que dans les terrains les plus rapprochés de la surface. Ces faits ayant été bien constatés dans des points du globe où un grand nombre de terrains distincts étaient régulièrement superposées, on put logiquement en faire l’application aux régions dans lesquelles règne un ordre moins parfait dans la disposition des couches terrestres, ou qui présentent des lacunes plus ou moins considérables. On put ainsi établir la parenté de terrains offrant des caractères pétrographiques plus ou moins distincts. On cite volontiers, dans les ouvrages classiques, comme exemple d’application de ce principe à la détermination des terrains, l’usage qui en est fait pour le crétacé. Il n’y a pas de formation aussi variable pétrographiquement que celle du crétacé ; à Meudon, à Calais, à Douvres, etc., il est représenté par une craie blanche contenant des noyaux de silex ; dans la Suisse saxonne il est représenté par des grès ; dans le Hanovre et le Brunswick, ce sont des argiles plastiques et une craie marneuse ; en Belgique et à l’est de l’Amérique du Nord, ce sont des marnes glauconieuses ; dans l’ouest de la Californie, ce sont des schistes cristallins, etc. Pourquoi, malgré ces différences considérables de composition minérale, a-t-on réuni toutes ces couches sous la dénomination de crétacé ? Parce qu’elles offrent des rapports identiques de position avec les terrains susjacents et sous-jacents, et surtout parce que, dans ces diverses localités, elles renferment des espèces animales et végétales semblables ou très voisines. Il ne faut pas oublier cependant que, d’après ce que nous avons dit plus haut, les espèces animales pourraient être assez distinctes sans que cependant on fût en droit de conclure à la non-identité des terrains ; il suffirait pour cela qu’il eût existé des différences dans le climat ou les autres conditions de milieu entre les diverses régions indiquées. D’où il faut conclure que si les fossiles fournissent un élément précieux de détermination de l’âge relatif des formations géologiques, ils peuvent aussi conduire à des erreurs plus ou moins graves. Il arrive fréquemment, par exemple, que des couches manifestement du même âge, d’après les rapports de stratification, soient riches les unes en certaines espèces de fossiles, les autres en des espèces différentes ; ou bien que les unes aient des fossiles, tandis que les autres en sont dépourvues. Ce dernier fait peut se présenter même avec des couches formées exactement de la même façon, mais dont les unes sont restées intactes, tandis que les autres ont subi des actions métamorphiques.

Époques de l’évolution de la terre. Je crois en avoir dit assez pour donner au lecteur une idée des progrès faits dans cette voie par la géologie depuis l’époque de Buffon. Je terminerai cette partie de mon étude par l’indication des époques principales entre lesquelles on peut actuellement distribuer l’histoire de la terre. Il suffira de comparer ce que j’en vais dire avec les époques de Buffon, signalées précédemment, pour saisir d’un premier coup d’œil les ressemblances et les différences qui existent entre les deux divisions.

Première époque. La première époque est caractérisée par l’état d’incandescence de la terre. Elle s’étend depuis l’heure où la terre s’est séparée de la nébuleuse solaire, jusqu’à celle où sa surface s’est refroidie. Ce que nous en avons dit déjà nous dispense d’en reparler en ce moment. Bornons-nous à rappeler que tout ce que l’on en raconte est purement hypothétique et ne peut être admis que par comparaison avec ce que nous pouvons actuellement observer dans les autres parties de l’univers.

Deuxième époque. La deuxième époque correspond à la période pendant laquelle la terre, étant suffisamment consolidée et refroidie, la vapeur d’eau se précipita à sa surface pour former les mers, se séparant des gaz oxygène, azote et acide carbonique qui désormais formèrent seuls l’atmosphère de notre globe. Nous devons dire quelques mots de cette époque, parce qu’elle a été l’objet de considérations intéressantes de la part de Buffon et de ses successeurs. On s’assurera par là que les idées de Buffon n’ont guère été modifiées par la science moderne. « Représentons-nous, dit-il[57], l’aspect qu’offrait la terre immédiatement après que sa surface eut pris de la consistance et avant que la grande chaleur permît à l’eau d’y séjourner ni même de tomber de l’atmosphère ; les plaines, les montagnes, ainsi que l’intérieur du globe, étaient également et uniquement composées de matières fondues par le feu, toutes vitrifiées, toutes de la même nature. Qu’on se figure pour un instant la surface actuelle du globe dépouillée de toutes ses mers, de toutes ses collines calcaires, ainsi que de toutes ses couches horizontales de pierre, de craie, de tuf, de terre végétale, d’argile, en un mot de toutes les matières liquides ou solides qui ont été formées ou déposées par les eaux : quelle serait cette surface après l’enlèvement de ces immenses déblais ? Il ne resterait que le squelette de la terre, c’est-à-dire la roche vitrescible qui en constitue la masse intérieure ; il resterait les fentes perpendiculaires produites dans le temps de la consolidation, augmentées, élargies par le refroidissement ; il resterait les métaux et les minéraux fixes qui, séparés de la roche vitrescible par l’action du feu, ont rempli par fusion ou par sublimation les fentes perpendiculaires de ces prolongements de la roche intérieure du globe ; et enfin il resterait les trous, les anfractuosités et toutes les cavités intérieures de cette roche qui en est la base, et qui sert de soutien à toutes les matières terrestres amenées ensuite par les eaux. »

Plus loin[58], il décrit avec une merveilleuse éloquence les phénomènes qu’il suppose s’être produits, alors que la terre fut suffisamment refroidie, pour que la vapeur d’eau se précipitât à sa surface. « Le chaos de l’atmosphère avait commencé à se débrouiller : non seulement les eaux, mais toutes les matières volatiles que la trop grande chaleur y tenait reléguées et suspendues tombèrent successivement ; elles remplirent toutes les profondeurs, couvrirent toutes les plaines, tous les intervalles qui se trouvaient entre les éminences de la surface du globe, et même elles surmontèrent toutes celles qui n’étaient pas successivement élevées. On a des preuves évidentes que les mers ont couvert le continent de l’Europe jusqu’à quinze cents toises au-dessus du niveau de la mer actuelle, puisqu’on trouve des coquilles et d’autres productions marines dans les Alpes et dans les Pyrénées jusqu’à cette même hauteur. On a les mêmes preuves pour les continents de l’Asie et de l’Afrique ; et même dans celui de l’Amérique, où les montagnes sont plus élevées qu’en Europe, on a trouvé des coquilles marines à plus de deux mille toises de hauteur au-dessus du niveau de la mer du Sud. Il est donc certain que dans ces premiers temps le diamètre du globe avait deux lieues de plus, puisqu’il était enveloppé d’eau jusqu’à deux mille toises de hauteur. La surface de la terre en général était donc beaucoup plus élevée qu’elle ne l’est aujourd’hui ; et pendant une longue suite de temps les mers l’ont recouverte en entier, à l’exception peut-être de quelques terres très élevées et des sommets des hautes montagnes, qui seuls surmontaient cette mer universelle, dont l’élévation était au moins à cette hauteur où l’on cesse de trouver des coquilles ; d’où l’on doit inférer que les animaux auxquels ces dépouilles ont appartenu peuvent être regardés comme les premiers habitants du globe, et cette population était innombrable, à en juger par l’immense quantité de leurs dépouilles et de leurs détriments, puisque c’est de leurs détriments qu’ont été formées toutes les couches des pierres calcaires, des marbres, des craies et des tufs qui composent nos collines et qui s’étendent sur de grandes contrées dans toutes les parties de la terre.

» Or, dans les commencements de ce séjour des eaux sur la surface du globe, n’avaient-elles pas un degré de chaleur que nos poissons et nos coquillages actuellement existants n’auraient pu supporter ? et ne devons-nous pas présumer que les premières productions d’une mer encore bouillante étaient différentes de celles qu’elle nous offre aujourd’hui ? Cette grande chaleur ne pouvait convenir qu’à d’autres natures de coquillages et de poissons ; et par conséquent c’est aux premiers temps de cette époque, c’est-à-dire depuis trente jusqu’à quarante mille ans de la formation de la terre, que l’on doit rapporter l’existence des espèces perdues dont on ne trouve nulle part les analogues vivants. Ces premières espèces, maintenant anéanties, ont subsisté pendant les dix ou quinze mille ans qui ont suivi le temps auquel les eaux venaient de s’établir.

» Et l’on ne doit point être étonné de ce que j’avance ici qu’il y a eu des poissons et d’autres animaux aquatiques capables de supporter un degré de chaleur beaucoup plus grand que celui de la température actuelle de nos mers méridionales, puisque encore aujourd’hui, nous connaissons des espèces de poissons et de plantes qui vivent et végètent dans des eaux presque bouillantes, ou du moins chaudes jusqu’à 50 et 60 degrés du thermomètre.

» Mais, pour ne pas perdre le fil des grands et nombreux phénomènes que nous avons à exposer, reprenons ces temps antérieurs, où les eaux jusqu’alors réduites en vapeurs, se sont condensées et ont commencé de tomber sur la terre brûlante, aride, desséchée, crevassée par le feu : tâchons de nous représenter les prodigieux effets qui ont accompagné et suivi cette chute précipitée des matières volatiles, toutes séparées, combinées, sublimées dans le temps de la consolidation et pendant le progrès du premier refroidissement. La séparation de l’élément de l’air et de l’élément de l’eau, le choc des vents et des flots qui tombaient en tourbillons sur une terre fumante ; la dépuration de l’atmosphère, qu’auparavant les rayons du soleil ne pouvaient pénétrer ; cette même atmosphère obscurcie de nouveau par les nuages d’une épaisse fumée ; la cohobation mille fois répétée et le bouillonnement continuel des eaux tombées et rejetées alternativement ; enfin la lessive de l’air par l’abandon des matières volatiles précédemment sublimées, qui toutes s’en emparèrent et descendirent avec plus ou moins de précipitation : quels mouvements, quelles tempêtes ont dû précéder, accompagner et suivre l’établissement local de chacun de ces éléments ! Et ne devons-nous pas rapporter à ces premiers moments de choc et d’agitation les bouleversements, les premières dégradations, les irruptions et les changements qui ont donné une seconde forme à la plus grande partie de la surface de la terre ? Il est aisé de sentir que les eaux qui la couvraient alors presque tout entière, étant continuellement agitées par la rapidité de leur chute, par l’action de la lune sur l’atmosphère et sur les eaux déjà tombées, par la violence des vents, etc., auront obéi à toutes ces impulsions, et que dans leurs mouvements elles auront commencé par sillonner plus à fond les vallées de la terre, par renverser les éminences les moins solides, rabaisser les crêtes des montagnes, percer leurs chaînes dans les points les plus faibles ; et qu’après leur établissement, ces mêmes eaux se seront ouvert des routes souterraines, qu’elles ont miné les voûtes des cavernes, les ont fait écrouler, et que par conséquent ces mêmes eaux se sont abaissées successivement pour remplir les nouvelles profondeurs qu’elles venaient de former : les cavernes étaient l’ouvrage du feu ; l’eau dès son arrivée a commencé par les attaquer ; elle les a détruites, et continue de les détruire encore ; nous devons donc attribuer l’abaissement des eaux à l’affaissement des cavernes, comme à la seule cause qui nous soit démontrée par les faits.

» Voilà les premiers effets produits par la masse, par le poids et par le volume de l’eau ; mais elle en a produit d’autres par sa seule qualité : elle a saisi toutes les matières qu’elle pouvait délayer et dissoudre ; elle s’est combinée avec l’air, la terre et le feu pour former les acides, les sels, etc. ; elle a converti les scories et les poudres du verre primitif en argiles ; ensuite elle a, par son mouvement, transporté de place en place ces mêmes scories, et toutes les matières qui se trouvaient réduites en petits volumes. Il s’est dont fait dans cette seconde période, depuis trente-cinq jusqu’à cinquante mille ans, un si grand changement à la surface du globe, que la mer universelle, d’abord très élevée, s’est successivement abaissée pour remplir les profondeurs occasionnées par l’affaissement des cavernes, dont les voûtes naturelles, sapées ou percées par l’action et l’effet de ce nouvel élément, ne pouvaient plus soutenir le poids cumulé des terres et des eaux dont elles étaient chargées. À mesure qu’il se faisait quelque grand affaissement par la rupture d’une ou de plusieurs cavernes, la surface de la terre se déprimant en ces endroits, l’eau arrivait de toutes parts pour remplir cette nouvelle profondeur, et par conséquent la hauteur générale des mers diminuait d’autant ; en sorte qu’étant d’abord à deux mille toises d’élévation, la mer a successivement baissé jusqu’au niveau où nous la voyons aujourd’hui. »

Résumons les idées de l’illustre naturaliste : Lorsque la terre a été suffisamment refroidie, la vapeur d’eau s’est précipitée ; elle a couvert en totalité la surface du globe, sauf quelques sommets des plus hautes montagnes[59], émergeant seuls au-dessus de cette « mer universelle », dont les eaux bouillantes virent naître les premiers animaux. Les agitations et les tempêtes de l’océan universel donnent « une seconde forme à la plus grande partie de la surface de la terre », renversent les éminences les moins élevées, creusent des vallées, percent des montagnes, etc. ; l’eau dissout et disperse les matières qui formaient la surface primitive du globe et les abandonne ensuite à l’état d’argiles. Puis elle creuse des cavernes dont les voûtes s’affaissent et dans lesquelles se précipitent une partie des mers. Le niveau de l’océan universel baisse ainsi graduellement « jusqu’au niveau où nous le voyons aujourd’hui ».

Si l’on en excepte l’explication que donne Buffon de l’abaissement de la mer primitive, on peut dire que toute sa théorie est acceptée par la grande majorité des géologues modernes. La plupart admettent encore l’océan universel, d’abord formé d’eau bouillante qui se refroidit par rayonnement dans l’espace, et dans lequel se développèrent les premiers organismes vivants ; mais ils expliquent autrement que Buffon la façon dont les continents se sont montrés au-dessus des eaux de cet océan. Ils supposent généralement que la terre avait d’abord une surface presque entièrement unie et que plus tard certains points se sont soulevés pour former les continents, tandis que d’autres se déprimaient pour constituer les lits des mers. Tous aussi admettent à la suite de Buffon que les matériaux constituant la surface primitive du globe ont été dissociés, dissous, remaniés, déplacés par la mer primitive et déposés en couches qui couvrent partout la surface primitive du globe terrestre.

L’accord n’est cependant pas complet entre les géologues sur toutes ces questions. L’existence d’un océan universel est nié ou mis en doute par quelques-uns. L’école du géologue Lyell pense que la proportion actuelle des terres et des mers a toujours été à peu près la même et qu’il y a eu simplement transformation des terres en mers et des mers en terres, au point qu’il n’y a pas un seul point du globe qui n’ait été tour à tour et peut-être plusieurs fois mis à nu ou couvert par les eaux. « Il est bon d’ajouter, dit Lyell[60], que tout point qui se montre aujourd’hui terre sèche, a jadis été mer et que chaque partie de la surface terrestre que l’on voit actuellement couverte par l’océan le plus profond s’est trouvée autrefois à l’état de terre ferme. La distribution actuelle des terres et des mers nous porte à croire que la forme extérieure de l’écorce du globe a pu subir toutes les transformations imaginables. Il est possible qu’à une époque les continents se soient groupés surtout dans les régions équatoriales ; qu’à une autre, ils aient envahi le pôle et les espaces circumpolaires ; qu’à une certaine période, la majeure partie de la terre ferme se soit trouvée au nord de l’équateur, et dans une autre, au sud de cette ligne ; qu’une fois elle ait prédominé à l’est et qu’ensuite elle se soit montrée tout entière à l’ouest. À l’appui de cette idée, il est peut-être utile de constater que, de nos jours, l’hémisphère oriental contient juste deux fois autant de terre ferme que l’hémisphère occidental, et qu’en supposant même l’existence d’un continent antarctique, il y a deux fois plus de terre au nord de l’équateur qu’il n’en existe au sud de cette ligne. Mais, chose bien plus singulière, en ce qu’elle montre la distribution capricieuse des terres et des mers dans l’état actuel de la croûte terrestre, c’est qu’il est possible de diviser le globe en deux parties, de telle manière qu’un hémisphère renferme autant de terre que d’eau, tandis que l’autre offre un aspect tellement océanique que la mer soit à la terre dans le rapport très approximatif de 8 : 1… Il est un fait singulier qui a une connexion intime avec l’excès de terre ferme que l’on observe dans l’un des deux hémisphères, c’est que, en admettant même le continent antarctique, la trentième partie seulement de la surface du globe a de la terre à ses antipodes. »

L’une et l’autre opinion, celle qui admet l’existence d’une mer universelle et celle qui la nie, sont également hypothétiques, et je m’empresse d’ajouter également admissibles ; mais il est non moins difficile de les établir sur des preuves positives. Le seul argument qu’on puisse invoquer à l’appui de l’océan universel, c’est que l’on trouve partout des sédiments vitrescibles qu’il est permis de considérer comme dus à la désagrégation par les eaux des roches qui formaient la surface du globe à l’époque de son refroidissement. Or, cet argument tombe devant la certitude où nous sommes aujourd’hui que toutes les parties de la terre ont été plusieurs fois soulevées et affaissées, couvertes par les eaux et mises à nu ; on doit conclure, en effet, de ce fait indéniable, que les détritus des roches primitives ont été plusieurs fois remaniés et transportés.

Troisième époque. La troisième grande époque de l’histoire de la terre, la seule dont il nous soit permis d’analyser les documents et les titres, commence à la formation des premiers dépôts sédimentaires et s’étend jusqu’à nos jours. Elle comprend les 3e, 4e, 5e, 6e et 7e époques de Buffon.

Nous ne savons rien de précis sur les débuts de cette grande époque. Tout ce qu’il nous est permis de penser, c’est qu’il s’est écoulé un temps probablement assez long entre le moment où les premières mers se sont formées par condensation des vapeurs atmosphériques et l’apparition des premiers organismes vivants. Pendant ce temps, sous l’influence de marées et de courants identiques à ceux qui existent aujourd’hui, les eaux de la mer ont du dissocier et dissoudre les matériaux constituant la surface du globe, les transporter d’un point à un autre, les manier et les remanier au point de les rendre d’autant plus méconnaissables, qu’à ces actions mécaniques se joignaient, comme aujourd’hui, des actions chimiques innombrables. En même temps, des soulèvements et des affaissements lents ou brusques, violents ou insensibles, se produisaient en divers points du globe, tantôt élevant des continents dans des lieux couverts par les eaux, tantôt affaissant des terres et déterminant leur envahissement par la mer. Les phénomènes volcaniques, les sources thermales et froides, les pluies, les torrents, les ruisseaux, les fleuves, ajoutaient leurs puissantes influences à celles des mers pour modifier sans cesse la surface du globe. Mais tout cela s’effectuait sans qu’aucun être vivant en fût le témoin, et l’époque de ces événements est si reculée, la terre a été si souvent remaniée depuis qu’ils ont eu lieu, qu’il n’en reste peut-être plus aucune trace visible. Qu’on admette ou non l’existence d’un océan universel, qu’on croie ou non à celle d’un noyau terrestre encore fluide et chaud, que la terre se soit refroidie du centre à la surface, comme le pense Poisson, ou de la surface au centre comme le pensent avec Buffon la plupart des géologues actuels, il semble difficile de rejeter l’opinion que les premières mers étaient formées d’eaux jouissant d’une température élevée ; la vapeur d’eau de l’atmosphère a dû, en effet, se précipiter à la surface de la terre à une époque où cette surface était encore chaude. Or, la température élevée de l’eau des mers a dû favoriser à la fois la dissociation, la dissolution et les transformations des roches primitives, et aussi la production des phénomènes chimiques qui ont déterminé la formation des premiers organismes vivants. Mais, ainsi que nous le dirons plus tard, ces premiers organismes étaient d’une extrême simplicité ; leur corps était mou, sans squelette, et nulle trace de leur existence n’a pu être gardée. De tous ces faits résulte la difficulté insurmontable d’établir l’histoire des débuts de cette troisième période ; aussi sommes-nous obligés de la laisser de côté. Je me borne, ne perdant pas de vue l’effet spécial de cette étude, à citer le récit hypothétique, mais fort rapproché sans aucun doute, à certains égards, de la vérité, qu’en trace Buffon[61].

« Après la chute et l’établissement des eaux bouillantes sur la surface du globe, la plus grande partie des scories de verre qui la couvraient en entier ont donc été converties en assez peu de temps en argiles : tous les mouvements de la mer ont contribué à la prompte formation de ces mêmes argiles, en remuant et transportant les scories et les poudres de verre, et les forçant de se présenter à l’action de l’eau dans tous les sens. Et peu de temps après, les argiles, formées par l’intermède et l’impression de l’eau, ont successivement été transportées et déposées au-dessus de la roche primitive du globe, c’est-à-dire au-dessus de la masse solide de matières vitrescibles qui en fait le fond et qui, par sa ferme consistance et sa dureté, avait résisté à cette même action des eaux. »

Un peu plus loin[62], il ajoute : « Le temps de la formation des argiles a donc immédiatement suivi celui de l’établissement des eaux : le temps de la formation des premiers coquillages[63] doit être placé quelques siècles après ; et le temps du transport de leurs dépouilles a suivi presque immédiatement ; il n’y a eu d’intervalle qu’autant que la nature en a mis entre la naissance et la mort de ces animaux à coquilles. Comme l’impression de l’eau convertissait chaque jour les sables vitrescibles en argiles, et que son mouvement les transportait de place en place, elle entraînait en même temps les coquilles et les autres dépouilles et débris des productions marines, et, déposant le tout comme des sédiments, elle a formé dès lors les couches d’argile où nous trouvons aujourd’hui ces monuments, les plus anciens de la nature organisée, dont les modèles ne subsistent plus. »

C’est seulement à partir du moment où des restes d’animaux et de végétaux ont été enfouis et conservés dans les terrains qui constituent la surface de la terre que nous pouvons étudier l’histoire de notre globe avec quelque espoir d’aboutir à des résultats positifs. Mais, ainsi que j’aurai de nouveau l’occasion de le faire remarquer, une période peut-être fort longue a précédé celle de l’apparition des organismes pourvus de squelettes ou d’enveloppes minérales ; il se peut même que toutes les enveloppes et tous les squelettes calcaires d’animaux ayant peuplé la terre pendant les premiers âges aient été complètement détruits par les actions multiples et innombrables auxquelles ont été soumises les roches qui les contenaient.

Ces mêmes destructions de fossiles rendent fort difficile l’établissement de divisions ayant une réelle valeur dans la troisième époque de l’histoire de la de la terre. Divisions de la troisième époque. Celle-ci est cependant d’une telle étendue qu’il a été nécessaire, afin de mettre de l’ordre dans les recherches géologiques, de la diviser en un certain nombre de phases. Mais il importe de ne pas perdre de vue que ces divisions, comme toutes celles qu’établissent les naturalistes, ne répondent à rien de réel. L’évolution de la terre s’est faite lentement, de même que celle des animaux et des végétaux ; elle ne s’est pas faite de la même façon, en même temps dans les divers points de la surface de notre planète, telle partie étant couverte par les eaux quand telle autre était à sec, et réciproquement. Rappelons encore que les traces d’un certain nombre de transformations subies par la surface du globe ont été effacées, en sorte que, même dans une localité déterminée, nous trouvons aujourd’hui des lacunes qu’il est fort difficile de combler. Toutes les divisions qu’il nous conviendra d’établir dans cette évolution ne peuvent donc être que factices.

Quoi qu’il en soit, les géologues sont aujourd’hui à peu près unanimes pour diviser notre troisième époque de l’évolution de la terre en trois grandes phases ou formations : phases primaire, secondaire et tertiaire. On y ajoute d’ordinaire une quatrième phase désignée sous le nom de quaternaire, répondant à la période contemporaine de l’histoire de la terre. Nous conserverons cette phase sous le titre de phase contemporaine. Nous nous bornerons à jeter un coup d’œil sur ces différentes phases, nous bornant à indiquer les phénomènes principaux qui se sont produits pendant leur durée, les groupes d’animaux ou de végétaux qui les caractérisent et la nature des principaux terrains qui entrent dans leur composition.

Phase primaire. La phase primaire peut être assez facilement divisée en deux périodes : l’une plus ancienne, désignée généralement sous le nom d’archaïque, l’autre plus récente, à laquelle nous donnons le nom de période paléozoïque.

Période archaïque. Les couches de terrain que l’on considère comme s’étant formées pendant la période archaïque atteignent une épaisseur que l’on évalue à plus de 30 000 mètres et qui est peut-être plus considérable encore, car on n’a jamais vu les couches sous-jacentes qui doivent répondre au noyau du globe, à cette partie de notre planète qui n’a jamais subi l’action des eaux de la mer ou des pluies, protégée qu’elle est par les dépôts sédimentaires qui la recouvrent. On admet généralement que cette formation s’étend sur toute la surface de la terre ; on l’a trouvée en effet partout où on l’a cherchée avec des caractères pétrographiques et paléontologiques semblables. Les partisans de l’océan universel en concluent qu’elle a dû se produire partout en même temps et de la même façon, dans le fond de l’océan primitif et universel ; mais il faut bien reconnaître que cette opinion n’a pas grand fondement. En effet, les partisans de l’océan universel s’appuient pour admettre cet océan sur la présence des terrains archaïques dans tous les points du globe qui ont été explorés, et, d’autre part, ils attribuent à l’océan universel la production des terrains archaïques. La vérité est que ces terrains peuvent fort bien avoir été déposés à des époques différentes dans les différents points du globe ; l’uniformité de leurs caractères indique simplement qu’il ont été produits par des procédés identiques dans tous les points et pendant une même phase de l’histoire du globe ; mais cette phase peut avoir eu une durée assez longue pour que les mers primitives aient été changées en continents et pour que les continents primitifs aient été de leur côté transformés en mer.

Formation laurentienne. Les terrains archaïques les plus inférieurs, ceux auxquels on a donné le nom de formations laurentiennes, sont constitués en majeure partie par des gneiss auxquels les géologues donnent volontiers le nom de gneiss primitifs pour indiquer qu’ils représentent les sédiments les plus anciens. Ils sont entremêlés de granits auxquels ils se rattachent en une foule de points par des caractères de transition tellement marqués qu’il est impossible de ne pas les considérer comme un produit de transformation de ces roches, mais les granits laurentiens eux-mêmes affectent des dispositions telles que les géologues sont aujourd’hui d’accord pour leur refuser l’origine éruptive qui avait été attribué autrefois à tous les granits sans exception. Les gneiss laurentiens alternent aussi, dans beaucoup de régions, avec des couches de calcaire cristallin souvent dolomitique, c’est-à-dire riche en carbonate de magnésie et parfois même remplacé par de la dolomie véritable. Tandis que les gneiss sont considérés comme des sédiments produits par la destruction des roches primitives du globe, on hésite encore sur l’origine des calcaires qui alternent avec eux. Pendant longtemps on les a considérés comme dus à des actions purement chimiques, parce qu’on n’y découvrait aucune trace d’animaux ni de végétaux. D’après ce que nous avons dit à diverses reprises au sujet des actions métamorphiques, l’absence de fossiles est sans aucun doute insuffisante pour légitimer l’opinion que je viens de rappeler ; beaucoup d’autres calcaires sont considérés par tous les géologues comme ayant une origine animale, quoiqu’on n’y trouve plus de fossiles. Il pourrait en être de même des calcaires cristallins des formations laurentiennes. On est d’autant plus autorisé à admettre cette dernière manière de voir que l’on a récemment découvert dans le calcaire laurentien du Canada, de l’Écosse et de la Bavière, des corps que beaucoup de zoologistes considèrent comme les reste d’un foraminifère auquel on a donné le nom d’Eozoon canadense. Quelques doutes cependant ont été exprimés relativement à la nature de ces corps ; tandis que les uns les considèrent comme les restes d’un animal, d’autres n’y voient que de simples concrétions minérales. Mais, je le répète, alors même que la dernière opinion serait la bonne, l’absence de fossiles dans le calcaire laurentien n’empêcherait pas de le considérer comme provenant de tests ou de squelettes d’animaux ; il suffirait d’admettre que, comme une foule d’autres calcaires cristallins, il a été l’objet d’actions métamorphiques qui ont détruit tous les fossiles. On trouve encore dans certains gneiss laurentiens de l’asphalte, du bitume et de l’anthracite dont il est permis d’attribuer l’origine à la décomposition lente d’organismes végétaux. En Scandinavie notamment, on trouve, en alternance avec le gneiss laurentien, des couches de graphite qu’il est difficile de ne pas considérer comme un produit de décomposition lente de végétaux ligneux. En conséquence, tout permet de croire que la vie avait déjà acquis une certaine intensité à la surface du globe pendant la période laurentienne de la phase archaïque. Je dois ajouter que la présence d’anthracite, de graphite, de bitume, d’asphalte, dans les gneiss laurentiens doit faire supposer que certaines portions du globe étaient alors à découvert, car des végétaux aériens peuvent seuls avoir offert une structure assez ligneuse pour se perpétuer sous ces formes ; des algues se seraient putréfiées sans donner naissance à de semblables produits de carbonisation. D’ailleurs, l’existence, à cette époque, de terres découvertes est démontrée par la présence, dans certains points du globe, notamment dans le Michigan, de conglomérats formés par des galets roulés de nature gneissique ; or, nous avons dit déjà que les conglomérats sont des roches de littoral. Les couches laurentiennes sont souvent très relevées, plissées, souvent même dressées ; dans beaucoup de régions, elles sont recouvertes en stratification discordante par celles de la formation huronienne, ce qui indique qu’avant le dépôt de ces dernières le laurentien avait été l’objet de bouleversements considérables.

Formation huronienne. La formation huronienne qui, en beaucoup d’endroits, recouvre directement la formation laurentienne, n’est jamais séparée d’elle par aucune autre, ce qui permet d’affirmer qu’elle lui a immédiatement succédé ; la nature des roches qui constituent ces deux formations est d’ailleurs à peu près identique, mais les gneiss du laurentien sont remplacés, dans le huronien, par des roches moins riches en feldspath et, par suite, moins grenues et plus schisteuses. Les calcaires y sont moins cristallins, moins dolomitiques et pauvres en fossiles. C’est seulement dans les couches les plus élevées du huronien que se montrent les restes d’un certain nombre d’animaux et de végétaux. Parmi les animaux, on trouve des tubes d’annélides, ce qui indique un développement déjà très considérable de la vie animale, car les annélides occupent un étage élevé dans la série des organismes inférieurs. Les roches huroniennes portent souvent, comme celles de la formation laurentienne, les traces de bouleversements et la présence de conglomérats huroniens dans un grand nombre de points, témoignent de l’importance qu’avaient pris les continents. Enfin, le fait que la formation huronienne manque fréquemment entre le laurentien, et le silurien, qui forme la base de la phase paléozoïque, indiquent que certains continents s’étaient formés avant le dépôt des sédiments huroniens, sont restés-au-dessus des mers pendant toute la durée de cette période et ne se sont affaissés que pendant la période silurienne. La présence de filons et de couches de roches manifestement éruptives dans le laurentien et le huronien témoignent, d’autre part, de l’existence d’éruptions d’une certaine importance, mais pas plus considérables que celles qui eurent lieu pendant les phases ultérieures de l’histoire du globe. « Il est indubitable, dit à cet égard Credner[64], que l’éruption de la plupart des roches qui traversent les séries de couches archaïques n’a eu lieu qu’aux périodes dévoniennes et carbonifères ou même encore plus tard. » Ce fait, admis par tous les géologues, est d’une grande importance ; il contredit formellement l’opinion de ceux qui pensent que la croûte terrestre solide, étant autrefois beaucoup moins épaisse que de nos jours, était plus souvent et plus violemment disloquée par l’éruption de roches souterraines.

Si l’on ajoute aux 30 000 mètres de la formation laurentienne les 8 000 mètres de la formation huronienne et si l’on réfléchit à la lenteur avec laquelle se sont nécessairement effectués des dépôts aussi puissants, on aura quelque idée de la durée de la phase archaïque. Ce ne sont pas seulement des milliers, mais bien des millions et des millions d’années qu’on est obligé de lui attribuer ; on n’a donc pas lieu d’être étonné quand on trouve dans le silurien des organismes appartenant à des groupes assez élevés du règne animal. Quelque considérable que soit le temps nécessaire à la transformation et à l’évolution des êtres vivants, on peut affirmer, en présence des 38 000 mètres d’épaisseur des dépôts archaïques, que les animaux et les végétaux ont eu ce temps à leur disposition.

Période paléozoïque. Les formations sédimentaires qui se sont déposées pendant la période paléozoïque de la phase primaire de l’histoire de la terre atteignent une épaisseur beaucoup moindre que les précédentes ; elles n’ont pas plus de 15 000 mètres d’épaisseur. Les roches principales qu’on y trouve sont des schistes argileux, des grès et des calcaires ; de nombreux amas de conglomérats y marquent les limites des mers et des continents ; les fossiles y sont très nombreux et appartiennent à des groupes beaucoup plus élevés que ceux de la période archaïque ; non seulement toutes les branches principales des invertébrés y sont représentées, mais encore on y rencontre un assez grand nombre d’espèces de vertébrés. Cette période est généralement divisée par les géologues en quatre formations principales, se succédant dans l’ordre suivant : 1o formation silurienne ; 2o formation dévonienne ; 3o formation carbonifère ; 4o formation permienne ou dyasique. Je ne dirai que quelques mots de chacune.

Formation silurienne. La formation silurienne succède manifestement à la formation huronienne avec laquelle, dans certains points du globe, elle se confond au point de n’en être que difficilement séparable. Elle atteint, en quelques lieux, une puissance de plus de 6 000 mètres et se montre formée d’une façon très variable selon les points du globe où on l’envisage ; mais, en général, ce qui domine dans ses dépôts, ce sont les grès, les schistes argileux, les grauwackes et parfois les calcaires. Les fossiles sont nombreux et variés ; on en compte jusqu’à neuf mille espèces, sur lesquelles une quarantaine d’espèces de poissons ; mais ces derniers ne se trouvent que dans les couches les plus élevées, ce qui permet de supposer que la formation silurienne a eu une durée extrêmement considérable. Un autre fait corrobore cette opinion, c’est l’étendue immense de la surface terrestre dans laquelle on trouve des dépôts siluriens ; cette étendue est si considérable que certains géologues supposent que pendant la période silurienne presque tout le globe était couvert par les eaux et que, seules, quelques îles émergeaient au-dessus de cet océan. Mais cette opinion paraîtra fort douteuse si l’on songe que la période silurienne offre des formes tout à fait locales, c’est-à-dire formées d’espèces que l’on ne trouve pas dans d’autres régions. M. de Barante, qui a fait une étude aussi remarquable que patiente du silurien de Bohême, a mis en relief ce fait que des deux mille huit cents espèces d’animaux marins trouvés dans cette région, il n’y en a que deux cent sept qui existent dans le silurien des autres régions. Il faut donc en conclure, premièrement que la mer silurienne de la Bohême a été isolée des autres mers de la même époque pendant un laps de temps d’une durée considérable, puisque deux mille six cents espèces s’y sont produites pendant ce temps ; en second lieu, que les conditions de température, de salure, etc., de la mer de Bohême étaient différentes de celles des autres mers, car si les conditions cosmiques n’avaient pas varié depuis l’isolement de cette mer, il n’aurait pu s’y développer aucune espèce nouvelle. Or, les conditions de température, qui sont les plus importantes, dépendent beaucoup de l’étendue et de la distribution des continents à la surface du globe ; d’où il faut conclure que pendant la période silurienne, des modifications importantes ont eu lieu dans le nombre, la disposition et les relations des continents et des mers, modifications assez étendues pour que presque tous les points du globe aient été tour à tour envahis par les eaux.

Quoiqu’un grand nombre de roches éruptives aient été poussées au dehors pendant la formation silurienne, rien ne permet de croire qu’elle ait vu se produire de grands soulèvements de montagnes ; tout, au contraire, permet de penser que pendant cette formation et les précédentes les inégalités de la surface du sol étaient beaucoup moindres qu’elles ne le sont aujourd’hui. C’est, sans doute, à ce fait qu’il faut attribuer l’uniformité relative de température qui régnait alors à la surface du globe, uniformité qui, cependant, devait tendre à s’effacer, puisque nous voyons surgir des espèces locales.

Formation dévonienne. La formation dévonienne se confond intérieurement en beaucoup de points avec le silurien, et supérieurement avec la première. Elle ressemble beaucoup au silurien par sa structure pétrographique, mais elle s’en distingue, au point de vue paléontologique, par le développement que prennent les poissons et par l’extension que commencent à présenter les plantes ; c’est pendant cette période que se développent les premières plantes vasculaires. On en conclut généralement que les continents devaient être plus étendus que pendant la formation précédente ; le fait est possible, mais ce n’est pas l’apparition des plantes vasculaires qui pourrait suffire à l’établir. Pour que ces plantes pussent alors commencer à se montrer, il fallait que des végétaux terrestres plus inférieurs tels que les mousses, les hépatiques eussent eu le temps d’évoluer ; les plantes vasculaires elles-mêmes offraient déjà un degré de développement assez élevé, car on trouve dans le dévonien non seulement des cryptogames vasculaires, mais encore des conifères. Le soulèvement des continents sur lesquels ces végétaux se développaient devaient donc dater d’une époque déjà fort reculée.

Formation carbonifère. De la formation dévonienne on passe facilement à la formation carbonifère dont la durée a dû être très considérable, car les dépôts sédimentaires qu’on lui attribue ont atteint dans certaines régions jusqu’à 7 000 mètres d’épaisseur et au delà. Cette période est essentiellement caractérisée par l’importance que prennent les débris des végétaux et par l’apparition des premiers animaux amphibiens et aériens. D’après la nature des roches et des fossiles qui entrent dans leur constitution, les formations de la période houillère peuvent facilement être divisées en deux sortes de terrains ayant une origine différente : les uns formés en majeure partie d’un calcaire très riche en fossiles marins, connu sous le nom de calcaire carbonifère ; les autres formant le houiller constitués par des grès argileux, des schistes et des houilles. Le calcaire carbonifère s’est manifestement déposé sur le sol d’océans profonds et tranquilles, tandis que la houille s’est déposée sur des terres basses, marécageuses, où croissaient en quantités immenses des fougères et des lepidodendrons gigantesques, des sigillaires, des calamites et un petit nombre de conifères. Ce sont ces forêts de végétaux aux dimensions inconnues aujourd’hui dans les groupes auxquels ils appartiennent qui ont servi à produire la houille ; ils sont tombés sur place, s’y sont lentement carbonisés sous l’eau des marécages, tandis que des générations nouvelles se développaient au-dessus d’eux, et subissaient tour à tour la même destinée. Toutes les couches de houille ne se sont pas ainsi formées sur place ; un grand nombre ont été produites par des arbres transportés plus ou moins loin du lieu sur lequel ils avaient végété, ainsi que l’indiquent les lits d’argile qui alternent sur les couches de houille.

Buffon décrit avec une grande exactitude la manière dont se sont formées les couches de houille : « Toutes les parties du globe, dit-il[65], qui se trouvaient élevées au-dessus des eaux produisirent dès les premiers temps une infinité de plantes et d’arbres de toutes espèces, lesquels, bientôt tombant de vétusté, furent entraînés par les eaux et formèrent des dépôts de matières végétales en une infinité d’endroits ; et comme les bitumes et les autres huiles terrestres paraissent provenir des substances végétales et animales, qu’en même temps l’acide provient de la décomposition du sable vitrescible par le feu, l’air et l’eau, et qu’enfin il entre de l’acide dans la composition des bitumes, puisque avec une huile végétale et de l’acide on peut faire du bitume, il paraît que les eaux se sont dès lors mêlées avec ces bitumes et s’en sont imprégnées pour toujours ; et comme elles transportaient incessamment les arbres et les autres matières végétales descendues des hauteurs de la terre, ces matières végétales ont continué de se mêler avec les bitumes déjà formés des résidus des premiers végétaux, et la mer, par son mouvement et par ses courants, les a remuées, transportées et déposées sur les éminences d’argile qu’elle avait formées précédemment.

» Les couches d’ardoises, qui contiennent aussi des végétaux et même des poissons, ont été formées de la même manière, et l’on peut en donner des exemples, qui sont pour ainsi dire sous nos yeux. Ainsi les ardoisières et les mines de charbon ont ensuite été recouvertes par d’autres couches de terres argileuses que la mer a déposées dans des temps postérieurs : il y a même eu des intervalles considérables et des alternatives de mouvement entre l’établissement des différentes couches de charbon dans le même terrain ; car on trouve souvent au-dessous de la première couche de charbon une veine d’argile ou d’autre terre qui suit la même inclinaison ; et ensuite on trouve assez communément une seconde couche de charbon inclinée comme la première, et souvent une troisième, également séparées l’une de l’autre par des veines de terre, et quelquefois même par des bancs de pierres calcaires, comme dans les mines de charbon du Hainaut. L’on ne peut donc pas douter que les couches les plus basses de charbon n’aient été produites les premières par le transport des matières végétales amenées par les eaux ; et lorsque le premier dépôt d’où la mer enlevait ces matières végétales se trouvait épuisé, le mouvement des eaux continuait de transporter au même lieu les terres ou les autres matières qui environnaient ce dépôt : ce sont ces terres qui forment aujourd’hui la veine intermédiaire entre les deux couches de charbon, ce qui suppose que l’eau amenait ensuite de quelque autre dépôt des matières végétales pour former la seconde couche de charbon. J’entends ici par couches la veine entière de charbon, prise dans toute son épaisseur, et non pas les petites couches ou feuillets dont la substance même du charbon est composée, et qui souvent sont extrêmement minces : ce sont ces mêmes feuillets, toujours parallèles entre eux, qui démontrent que ces masses de charbon ont été formées et déposées par le sédiment et même par la stillation des eaux imprégnées de bitume ; et cette même forme de feuillets se trouve dans les nouveaux charbons dont les couches se forment par stillation aux dépens des couches plus anciennes. Ainsi les feuillets du charbon de terre ont pris leur forme par des causes combinées : la première est le dépôt toujours horizontal de l’eau ; et la seconde, la disposition des matières végétales, qui tendent à faire des feuillets. Au surplus, ce sont les morceaux de bois, souvent entiers, et les détriments très reconnaissables d’autres végétaux, qui prouvent évidemment que la substance de ces charbons de terre n’est qu’un assemblage de débris de végétaux liés ensemble par des bitumes.

» La seule chose qui pourrait être difficile à concevoir, c’est l’immense quantité de débris de végétaux que la composition de ces mines de charbon suppose, car elles sont très épaisses, très étendues, et se trouvent en une infinité d’endroits : mais si l’on fait attention à la production peut-être encore plus immense de végétaux qui s’est faite pendant vingt ou vingt-cinq mille ans, et si l’on pense en même temps que l’homme n’étant pas encore créé, il n’y avait aucune destruction des végétaux par le feu, on sentira qu’ils ne pouvaient manquer d’être emportés par les eaux, et de former en mille endroits différents des couches très étendues de matière végétale ; on peut se faire une idée en petit de ce qui est alors arrivé en grand : quelle énorme quantité de gros arbres certains fleuves, comme le Mississipi, n’entraînent-ils pas dans la mer ! Le nombre de ces arbres est si prodigieux, qu’il empêche dans certaines saisons la navigation de ce large fleuve : il en est de même sur la rivière des Amazones et sur la plupart des grands fleuves des continents déserts ou mal peuplés. On peut donc penser, par cette comparaison, que toutes les terres élevées au-dessus des eaux étant dans le commencement couvertes d’arbres et d’autres végétaux que rien ne détruisait que leur vétusté, il s’est fait dans cette longue période de temps des transports successifs de tous ces végétaux et de leurs détriments, entraînés par les eaux courantes du haut des montagnes jusqu’aux mers. Les mêmes contrées inhabitées de l’Amérique nous en fournissent un autre exemple frappant : on voit à la Guiane des forêts de palmiers lataniers de plusieurs lieues d’étendue, qui croissent dans des espèces de marais qu’on appelle des savanes noyées, qui ne sont que des appendices de la mer : ces arbres, après avoir vécu leur âge, tombent de vétusté et sont emportés par le mouvement des eaux. Les forêts, plus éloignées de la mer et qui couvrent toutes les hauteurs de l’intérieur du pays, sont moins peuplées d’arbres sains et vigoureux que jonchées d’arbres décrépits et à demi pourris : les voyageurs qui sont obligés de passer la nuit dans ces bois ont soin d’examiner le lieu qu’ils choisissent pour gîte, afin de reconnaître s’il n’est environné que d’arbres solides, et s’ils ne courent pas risque d’être écrasés pendant leur sommeil par la chute de quelque arbre pourri sur pied ; et la chute de ces arbres en grand nombre est très fréquente : un seul coup de vent fait souvent un abatis si considérable, qu’on en entend le bruit à de grandes distances. Ces arbres roulant du haut des montagnes en renversent quantité d’autres, et ils arrivent ensemble dans les lieux les plus bas, où ils achèvent de pourrir pour former de nouvelles couches de terre végétale, ou bien ils sont entraînés par les eaux courantes dans les mers voisines, pour aller former au loin de nouvelles couches de charbon fossile.

» Les détriments des substances végétales sont donc le premier fonds des mines de charbon ; ce sont des trésors que la nature semble avoir accumulés d’avance pour les besoins à venir des grandes populations : plus les hommes se multiplieront, plus les forêts diminueront : le bois ne pouvant plus suffire à leur consommation, ils auront recours à ces immenses dépôts de matières combustibles, dont l’usage leur deviendra d’autant plus nécessaire que le globe se refroidira davantage ; néanmoins ils ne les épuiseront jamais, car une seule de ces mines de charbon contient peut-être plus de matière combustible que toutes les forêts d’une vaste contrée. »

Parmi les débris des végétaux de la formation houillère, on trouve des insectes, des myriapodes, des arachnides, des mollusques d’eau douce ou terrestres, des amphibiens de grande taille et des reptiles de transition. Lorsque le houiller et le calcaire carbonifère existent simultanément dans un point déterminé du globe, c’est le calcaire carbonifère qui occupe la situation la plus inférieure. Il faut donc admettre, dans ce cas, que le fond de la mer dans lequel s’était déposé le calcaire carbonifère s’est lentement soulevé pour former un continent bas et marécageux sur lequel les végétaux qui existaient déjà pendant la période dévonienne, ont pris un grand et rapide accroissement. La réalité de ce soulèvement est encore indiquée, dans un grand nombre de localités, par l’existence d’une zone située entre le calcaire carbonifère et le houiller, zone ayant tous les caractères d’une formation de rivage, c’est-à-dire composée de grès et de conglomérats. Dans certains points, le soulèvement a été suivi d’une nouvelle période d’affaissement ; on trouve alors au-dessus du houiller, offrant tous les caractères d’une formation marécageuse, des grès et des conglomérats qui indiquent le passage à l’état de rivage, puis des calcaires à fossiles marins qui répondent à la phase d’affaissement pendant laquelle la mer recouvrit de nouveau le continent jadis abandonné par elle.

Nous avons dit que la faune du houiller indique une formation de marécages ; il est à peu près certain, en effet, que pendant la formation carbonifère, comme pendant les précédentes, les continents étaient relativement très bas, et n’offraient aucune saillie comparable à nos chaînes de montagnes. C’est à ce caractère qu’il faut attribuer l’uniformité relative de température indiquée par la similitude des formes animales et végétales sur tous les points du globe. Tous les végétaux et animaux du carbonifère offrent les caractères propres aux organismes adaptés à une haute température. Ainsi, non seulement la température était uniforme, mais encore elle était élevée.

Formation permienne. La formation permienne ou dyasique, par laquelle se termine la phase paléozoïque de l’histoire de la terre, ne diffère de la précédente que par la prédominance des formations marines. Une grande partie des continents de la période houillère s’affaissent ; ils sont envahis par la mer qui les recouvre de dépôts calcaires et siliceux marins, tandis que la partie conservée des continents anciens, continue sans doute à offrir les mêmes caractères que précédemment. Sur ces continents, les végétaux et les animaux évoluent graduellement pour atteindre les formes caractéristiques des époques subséquentes.

Il n’y a pas de soulèvements de montagnes pendant les phases archaïque et paléozoïque. Si nous jetons un coup d’œil rétrospectif sur les périodes archaïque et paléozoïque, nous constatons ce fait important que malgré la grande fréquence des éruptions volcaniques, éruptions indiquées dans un grand nombre de localités par la présence de filons ayant dû traverser toutes les roches antérieurement formées et par les déviations, les redressements, les plissements des couches de chaque formation, nous constatons, dis-je, que malgré ces éruptions volcaniques, il ne se fait pas à la surface de la terre de soulèvements montagneux. Les continents et les mers se succèdent, dans un même lieu, un grand nombre de fois, par suite de soulèvements et d’affaissements peu considérables ; des formations de fond de mer, de rivages et de marais se produisent alternativement et successivement en un même point, mais il n’existe jamais une très grande différence de niveau entre les continents et les mers. Les terres sont basses et les océans sont probablement peu profonds. Cela résulte à la fois de la nature des fossiles et de l’uniformité de la température. Cette dernière considération mérite d’attirer un instant notre attention.

Uniformité de la température pendant les phases archaïque et paléozoïque. Pendant longtemps, la plupart des géologues ont attribué l’uniformité et l’élévation de la température pendant les périodes archaïque et paléozoïque à ce que l’eau des mers était encore chaude et à ce que la couche superficielle du globe avait, malgré sa consolidation, une température plus élevée qu’à l’heure actuelle. C’était à peu près l’opinion de Buffon. Mais l’illustre naturaliste, poussant jusqu’au bout la logique et les déductions de son système, pensait que la terré s’était refroidie plus tôt au voisinage des pôles qu’au niveau de l’équateur, et il supposait que les pôles avaient été peuplés d’animaux adaptés à un climat chaud mais tolérable, alors que l’équateur jouissait encore d’une température tellement élevée que les organismes vivants n’auraient pas pu la supporter. C’est, d’après lui, au niveau des pôles que se sont développés, pour ces motifs, les premiers animaux et végétaux terrestres et les premiers hommes.

« Tout ce qui existe aujourd’hui dans la nature dit-il[66], a pu exister de même dès que la température de la terre s’est trouvée la même. Or, les contrées septentrionales du globe ont joui pendant longtemps du même degré de chaleur dont jouissent aujourd’hui les terres méridionales ; et dans le temps où ces contrées du Nord jouissaient de cette température, les terres avancées vers le Midi étaient encore brûlantes et sont demeurées désertes pendant un long espace de temps. Il semble même que la mémoire s’en soit conservée par la tradition, car les anciens étaient persuadés que les terres de la zone torride étaient inhabitées ; elles étaient en effet encore inhabitables longtemps après la population des terres du Nord. »

Plus loin il ajoute[67] :

« Et dans quelle contrée du Nord les premiers animaux terrestres auront-ils pris naissance ? N’est-il pas probable que c’est dans les terres les plus élevées, puisqu’elles ont été refroidies avant les autres ? Et n’est-il pas également probable que les éléphants et les animaux actuellement habitant les terres du Midi sont nés les premiers de tous[68], et qu’ils ont occupé ces terres du Nord pendant quelques milliers d’années et longtemps avant la naissance des rennes qui habitent aujourd’hui ces mêmes terres du Nord ? »

Il dit encore, suivant « les éléphants dans leur marche progressive du Nord au Midi » : « Nous ne pouvons douter qu’après avoir occupé les parties septentrionales de la Russie et de la Sibérie jusqu’au 60e degré, où l’on a trouvé leurs dépouilles en Moscovie, en Pologne, en Allemagne, en Angleterre, en France, en Italie ; en sorte qu’à mesure que les terres du Nord se refroidissaient, ces animaux cherchaient des terres plus chaudes ; et il est clair que tous les climats, depuis le Nord jusqu’à l’équateur, ont successivement joui du degré de chaleur convenable à leur nature. Ainsi, quoique de mémoire d’homme l’espèce de l’éléphant ne paraisse avoir occupé que les climats actuellement les plus chauds dans notre continent, c’est-à-dire les terres qui s’étendent à peu près à 20 degrés des deux côtés de l’équateur, et qu’ils y paraissent confinés depuis plusieurs siècles, les monuments de leurs dépouilles trouvées dans toutes les parties tempérées de ce même continent, démontrent qu’ils ont aussi habité pendant autant de siècles les différents climats de ce même continent ; d’abord : du 60e au 50e degré, puis du 50e au 40e, ensuite du 40e au 30e et du 30e au 20e, enfin, du 20e à l’équateur et au delà à la même distance. On pourrait même présumer qu’en faisant des recherches en Laponie, dans les terres de l’Europe et de l’Asie qui sont au delà du 60e degré, on pourrait y trouver de même des défenses et des ossements d’éléphants, ainsi que des autres animaux du Midi, à moins qu’on ne veuille supposer (ce qui n’est pas sans vraisemblance) que la surface de la terre étant réellement encore plus élevée en Sibérie que dans toutes les provinces qui l’avoisinent du côté du Nord, ces mêmes terres de la Sibérie ont été les premières abandonnées par les eaux, et par conséquent les premières où les animaux terrestres aient pu s’établir. Quoi qu’il en soit, il est certain que les éléphants ont vécu, produit, multiplié pendant plusieurs siècles dans cette même Sibérie et dans le nord de la Russie ; qu’ensuite ils ont gagné les terres du 50e au 40e degré, et qu’ils y ont subsisté plus longtemps que dans leur terre natale, et encore plus longtemps dans les contrées du 40e au 30e degré, etc., parce que le refroidissement successif du globe a toujours été plus lent, à mesure que les climats se sont trouvés plus voisins de l’équateur, tant par la plus forte épaisseur du globe que par la plus grande chaleur du soleil. »

Il applique les mêmes considérations aux végétaux : « Dans ce même temps, dit-il[69], où les éléphants habitaient nos terres septentrionales, les arbres et les plantes qui couvrent actuellement nos contrées méridionales existaient aussi dans ces mêmes terres du Nord. Les monuments semblent le démontrer ; car toutes les impressions bien avérées des plantes qu’on a trouvées dans nos ardoises et nos charbons, présentent la figure de plantes qui n’existent actuellement que dans les Grandes Indes ou dans les autres parties du Midi. On pourra m’objecter, malgré la certitude du fait par l’évidence de ces preuves, que les arbres et les plantes n’ont pu voyager comme les animaux, ni par conséquent se transporter du Nord au Midi. À cela je réponds : 1o que ce transport ne s’est pas fait tout à coup, mais successivement ; les espèces de végétaux se sont semées de proche en proche dans les terres dont la température leur devenait convenable[70] ; et ensuite ces mêmes espèces, après avoir gagné jusqu’aux contrées de l’équateur, auront péri dans celles du Nord, dont elles ne pouvaient supporter le froid ; 2o ce transport, ou plutôt ces accrues successives de bois, ne sont pas même nécessaires pour rendre raison de l’existence de ces végétaux dans les pays méridionaux ; car en général la même température, c’est-à-dire le même degré de chaleur, produit partout les mêmes plantes sans qu’elles y aient été transportées[71]. La population des terres méridionales par les végétaux est donc encore plus simple que par les animaux. »

Il admet aussi que c’est dans les régions septentrionales qu’ont apparu les premiers hommes. « Il paraît, dit-il[72], que son premier séjour a d’abord été, comme celui des animaux terrestres, dans les hautes terres de l’Asie, que c’est dans ces mêmes terres où sont nés les arts de première nécessité, et bientôt après les sciences, également nécessaires à l’exercice de la puissance de l’homme, et sans lesquelles il n’aurait pu former de société, ni compter sa vie, ni commander aux animaux, ni se servir autrement des végétaux que pour les brouter. Mais nous nous réservons d’exposer dans notre dernière époque les principaux faits qui ont rapport à l’histoire des premiers hommes. »

Il a d’ailleurs soin de faire remarquer que les hommes après s’être développés dans les régions septentrionales, les ont abandonnées quand elles ont été envahies par le froid. En supposant que la terre continue sans cesse à se refroidir, plus rapidement au voisinage des pôles que sous l’équateur, les régions septentrionales seront de plus en plus le séjour des glaces et deviendront chaque jour moins aptes à porter des végétaux et des animaux : « Autant, dit-il[73], les hommes se sont multipliés dans les terres qui sont actuellement chaudes et tempérées, autant leur nombre a diminué dans celles qui sont devenues trop froides. Le nord du Groenland, de la Laponie, du Spitzberg, de la Nouvelle-Zemble, de la terre des Samoïèdes, aussi bien qu’une partie de celles qui avoisinent la mer Glaciale jusqu’à l’extrémité de l’Asie, au nord de Kamtschatka, sont actuellement désertes ou plutôt dépeuplées depuis un temps assez moderne. Les terres du Nord, autrefois assez chaudes, pour faire multiplier les éléphants et les hippopotames, s’étant déjà refroidies au point de ne pouvoir nourrir que des ours blancs et des rennes, seront dans quelques milliers d’années entièrement dénuées et désertes par les seuls effets du refroidissement. Il y a même de très fortes raisons qui me portent à croire que la région de notre pôle qui n’a pas été reconnue ne le sera jamais ; car ce refroidissement glacial me paraît s’être emparé du pôle jusqu’à la distance de sept ou huit degrés, et il est plus que probable que toute cette plage polaire, autrefois terre ou mer, n’est aujourd’hui que glace. Et si cette présomption est fondée, le circuit et l’étendue de ces glaces, loin de diminuer, ne pourront qu’augmenter avec le refroidissement de la terre. »

La théorie de Buffon est, on le voit, fort simple. D’abord entièrement incandescente, la terre se refroidit peu à peu, elle se recouvre d’un océan d’eau bouillante qui subit un refroidissement semblable ; les pôles atteignant les premiers une température compatible avec la vie, c’est dans leur voisinage que naissent les premiers végétaux et les premiers animaux terrestres, et aussi les premiers hommes ; ils sont déjà peuplés depuis longtemps, que l’équateur jouit encore d’une température trop élevée pour que les animaux et les végétaux y puissent vivre. Mais, le refroidissement continuant à se produire, les pôles deviennent trop froids pour les êtres qui les peuplent et ceux-ci descendent vers l’équateur dont la température est devenue supportable. La marche du refroidissement est continue ; les pôles deviennent chaque jour de plus en plus inhabitables, ils finissent par l’être tout à fait et leurs glaces envahissent peu à peu le reste de la terre.

L’opinion admise par les successeurs immédiats de Buffon n’est pas très différente, du moins en ce qui concerne le passé. Pendant toute la première partie de ce siècle, les géologues ont pensé que les pôles avaient joui autrefois d’une température tropicale. Ils en trouvaient la preuve dans l’existence des fougères arborescentes si abondantes pendant la période carbonifère et dont les semblables ou, du moins, les analogues, vivent aujourd’hui dans des régions chaudes et humides. Les reptiles du carbonifère fournissaient un deuxième argument, car les espèces actuelles, voisines des espèces fossiles, vivent toutes sous les tropiques. On remarqua cependant que les fougères et autres cryptogames vasculaires du terrain houiller étaient accompagnées dans le Nord d’espèces aquatiques qui vivent volontiers dans des eaux tempérées et l’on en vint peu à peu à admettre que les régions septentrionales avaient joui pendant les périodes archaïque et paléozoïque d’une température chaude et humide, mais non pas nécessairement tropicale. Certains géologues même se fondant sur ce que une chaleur intense est peu favorable à la formation des houillères et des tourbières admirent que les tropiques eux-mêmes étaient peut-être moins chauds pendant les époques primitives que de nos jours. Mais il est un point sur lequel tout le monde est aujourd’hui d’accord : on admet que pendant la phase primaire de l’histoire de notre globe, la température était chaude, humide et uniforme. Quelques-uns cependant croient qu’il a existé pendant la période permienne des glaciers sur une partie de l’Europe. On a signalé en Angleterre, dans les formations permiennes, l’existence de cailloux de grès et de granit anguleux, marqués des stries parallèles caractéristiques des pierres transportées par les glaciers. Cependant, en admettant qu’il n’y ait pas d’erreur d’observation, il paraît certain que ces glaciers permiens ont été très localisés, et que leur existence n’a été que passagère.

Cause de l’uniformité et de l’élévation de la température pendant la phase primaire. Il reste à établir les causes de l’uniformité et de l’élévation de la température de l’âge primaire. Cette question est assez importante, pour que nous nous y arrêtions un instant. Faut-il, à l’exemple de Buffon, attribuer ce fait à ce que la terre elle-même était alors plus chaude qu’aujourd’hui ? La plupart des géologues de ce siècle l’ont pensé et le pensent encore ; cette opinion est formulée dans la plupart des livres classiques et enseignée dans la plupart des chaires. Rien cependant n’en démontre l’exactitude, tandis qu’une foule de faits permettent de penser que depuis l’époque de la première apparition des êtres vivants sur le globe, la température générale de ce dernier ne s’est pas modifiée d’une manière perceptible ; or notre histoire géologique de la terre ne commence pas au delà de l’apparition des êtres vivants ; il est même à peu près certain qu’elle ne remonte pas jusqu’à une époque aussi reculée. Si la terre avait joui pendant les périodes archaïque et paléozoïque d’une température propre beaucoup supérieure à celle qu’elle possède aujourd’hui, il n’est pas douteux que ses habitants auraient offert des caractères tout à fait distincts de ceux qu’ils présentent de nos jours. Or il n’en est rien. Les différences que l’on constate entre les fossiles des périodes les plus reculées et les espèces actuelles ne sont pas assez importantes pour faire admettre des conditions cosmiques tout à fait différentes. Il est donc permis de penser que pendant l’âge primaire la chaleur intérieure, la chaleur propre du globe, n’était pas plus sensible à la surface qu’elle ne l’est de nos jours et que par conséquent la distribution de la température était due aux mêmes causes qui y président actuellement.

Lignes isothermes. Il ne me reste donc qu’à rechercher ces causes et à étudier leur mode d’action. Humboldt est le premier qui ait attiré l’attention sur les faits qui ont été le point de départ de toutes les recherches dont nous allons parler[74]. Dans son Mémoire sur les lignes isothermes, paru au début de ce siècle, il établissait, par des observations dues en partie à ses prédécesseurs et en partie à lui-même, qu’un grand nombre de points du globe situés sous des latitudes très différentes présentent une température semblable et il s’efforça d’établir les circonstances auxquelles est dû ce fait. En 1848, il publia avec la collaboration de Dove une carte des lignes isothermes qui eut un grand retentissement et qui sert encore de base à toutes celles que l’on établit en vue du même objet. Un simple coup d’œil jeté sur cette carte suffit pour montrer l’énorme différence qui existe entre les lignes isothermes et les lignes marquant les latitudes. Tandis que des points du globe situés exactement sous la même latitude, et, par conséquent, soumis aux mêmes conditions par rapport à la chaleur du soleil, jouissent de températures très différentes, d’autres points situés sous des latitudes très écartées sont rattachés par une même ligne isotherme, c’est-à-dire jouissent de la même température. Il importe cependant de distinguer les lignes isothermes indiquant la température moyenne de l’année de celles qui marquent soit la température de l’hiver, soit la température de l’été. Les lignes isothermes qui s’écartent le moins des parallèles des latitudes sont celles qui indiquent la température moyenne de l’année. Les lignes qui correspondent aux températures d’hiver sont celles qui diffèrent le plus des parallèles ; elles peuvent avoir des écarts de 10, 15 et 19 degrés. Les courbes tracées par les lignes isothermes sont par suite extrêmement capricieuses, du moins si on les compare aux lignes parallèles qui, sur les cartes, marquent les latitudes. La ligne isotherme réunissant tous les points qui ont pour température moyenne −10° centigrades est une des plus intéressantes à cet égard ; en Sibérie, elle passe à 20 lieues au sud d’Yakoust, par 60° 2′ de latitude nord ; de là elle remonte brusquement vers le nord pour aller traverser le Spitzberg par 79° de latitude nord ; elle redescend ensuite à travers le Groenland jusqu’à la baie d’Hudson où elle rejoint le 60e degré de latitude nord, d’où nous l’avons vu partir en Sibérie, mais elle remonte de nouveau vers le nord pour aller passer près de Barrow, au sud de la Russie d’Amérique, à la hauteur du 70° 40′ de latitude. L’examen, même le plus superficiel, d’une carte isothermique, met en évidence deux faits importants : en premier lieu, plus on s’éloigne de l’équateur et plus les lignes isothermiques décrivent des courbes prononcées ; en second lieu, les courbes décrites par les lignes isothermiques sont beaucoup plus fortes dans les régions arctiques que dans les régions antarctiques du globe. Si l’on compare la température moyenne des régions situées au delà du 60° de latitude sud, on reconnaît que le froid est beaucoup plus intense et plus constant dans ces dernières que dans les premières. D’après les observations faites par James Ross en 1841 et plusieurs fois confirmées depuis cette époque, au niveau du 60e degré de latitude sud, le thermomètre s’élève rarement au-dessus de 0° C. Pendant les deux mois d’été (janvier et février) de 1841, sir James Ross constate une température stationnaire entre 0° et −11° C. Dans l’hémisphère arctique, au contraire, il existe au niveau du 60e degré de latitude et même beaucoup au-dessus des étés très chauds, alternant avec des hivers extrêmement rigoureux. Un autre fait très important est révélé par les observations faites sur la température comparée des diverses contrées du globe. Si l’on compare les hivers et les étés de l’ensemble de l’Europe, des parties orientales de l’Amérique et de l’Asie, avec ceux des parties septentrionales de l’Amérique et de l’Asie, on constate que dans les premières de ces régions les étés sont moins chauds et les hivers moins froids que dans les secondes. Dans les îles, il y a d’ordinaire moins de différence entre l’hiver et l’été que sur les continents voisins. C’est à cette cause qu’il faut attribuer la facilité avec laquelle on cultive dans la plupart des îles des végétaux qui sont tués sur les continents voisins, par les gelées de l’hiver ou par les chaleurs de l’été. C’est de là qu’est venu le nom de climats insulaires donné à tous les climats dans lesquels il n’existe qu’une différence relativement minime entre l’hiver et l’été, tandis qu’on désigne par l’épithète d’excessifs les climats dans lesquels il existe une grande différence entre l’hiver et l’été. Parmi les climats les plus excessifs, on cite d’habitude celui de New-York, parce que cette ville a des hivers aussi froids que ceux de Copenhague avec des étés aussi chauds que ceux de Rome. À Pékin, les hivers sont aussi froids qu’à Upsal et les étés aussi brûlants qu’au Caire. D’une façon générale, les côtes ont des climats insulaires et le centre des continents des climats excessifs.

Causes des climats. Il importe de rechercher les causes de tous ces faits. Parmi les conditions déterminantes de la différence des climats, la plus importante de toutes est la distribution, la position et l’altitude des continents. Le rôle considérable de cette condition dans l’établissement de la température moyenne du globe est facile à comprendre.

Grâce à la nature même du fluide qui les forme et aux courants qui les traversent, les mers tendent toujours à uniformiser leur température. Des courants d’eau froide se dirigent vers les mers équatoriales qu’ils refroidissent tandis que des courants d’eau chaude vont réchauffer les mers polaires. Il en résulte une sorte d’uniformisation de la température des mers qui produit les climats insulaires. Le climat insulaire de l’Europe est dû à ce que le nord de ce continent est séparé par une zone de mers des terres arctiques. Les courants de cette mer réchauffent les côtes voisines et les mettent à l’abri de la propagation du froid des terres polaires. L’Amérique du Nord, communiquant sans interruption avec les terres polaires, est beaucoup plus froide que le nord de l’Europe.

Les continents sont dans des conditions toutes différentes de celles des mers ; ils peuvent bien se renvoyer de l’un à l’autre une portion de la chaleur qu’ils reçoivent du soleil, mais cette transmission ne s’effectue qu’à des distances relativement peu considérables. Il est certain, par exemple, que les déserts de l’Afrique, échauffés par un soleil ardent, fournissent à l’Europe, à la Turquie d’Asie et à l’Arabie une quantité de chaleur suffisante pour élever leur température moyenne ; mais cette action ne se fait pas sentir au delà des régions moyennes de l’Europe. Par conséquent, s’il existe au voisinage des pôles, c’est-à-dire dans des points du globe que le soleil visite à peine, une grande étendue de terres ; celles-ci n’étant réchauffées ni par les continents tropicaux et équatoriaux, ni par les courants marins qui agissent seulement sur leurs côtes, elles se couvrent de glaces qui augmentent sans cesse d’épaisseur, et qui produisent par le rayonnement et par leur transport à travers les mers un abaissement considérable de la température sur une région du globe d’autant plus étendue que les terres polaires sont plus vastes. Le contraire existerait si les continents étaient très étendus entre les tropiques, tandis que les pôles seraient dépourvus de terres ou n’en présenteraient qu’une petite quantité. Il faut ajouter que si l’eau tend par sa nature même à uniformiser sa température par suite des courants qui s’y forment, elle absorbe une grande partie de la chaleur qu’elle reçoit. Les continents agissent d’une toute autre façon, ils réfléchissent la chaleur et la répandent dans l’atmosphère. « L’effet de la terre ferme sous le rayon solaire, dit Herschel[75], est de repousser la chaleur dans l’atmosphère et de la distribuer ainsi que toute la surface terrestre par le pouvoir conducteur de l’atmosphère. L’eau ne produit pas le moindre effet, la chaleur pénétrant les profondeurs du liquide et s’y trouvant absorbée, la surface des eaux n’acquiert jamais une température très élevée, même sous l’équateur. » On voit par là que le maximum de chaleur moyenne du globe serait obtenu si tous les continents étaient disposés entre les tropiques, c’est-à-dire dans la région qui reçoit le plus de chaleur solaire, tout le reste de la terre étant couvert par la mer ; tandis que l’on aurait le maximum de froid si tous les continents étaient placés au niveau des deux pôles. Dans le premier cas, en effet, la chaleur solaire reçue par les continents intertropicaux serait réfléchie dans l’atmosphère et distribuée par les courants marins dans toutes les autres parties du globe, jusqu’au voisinage des pôles qui n’offriraient probablement jamais de glaces. Dans le second, au contraire, le froid des glaces se répandrait par les courants de la mer et par le transport des icebergs jusqu’au voisinage des tropiques, tandis que les mers situées entre ces derniers absorberaient la majeure partie de la chaleur reçue.

C’est, sans nul doute, dans la distribution des continents à la surface du globe qu’il faut chercher les raisons principales des différences considérables qui ont existé dans la température moyenne de la terre aux diverses époques de son évolution. Il est notamment permis de croire que pendant les époques archaïque et paléozoïque, alors qu’un climat tempéré régnait jusque dans le voisinage du pôle sud, il y avait entre les tropiques plus de terres que de nos jours. Les îles à coraux du Pacifique sont peut-être les derniers restes des vastes continents qui occupaient alors cette région. L’Atlantique devait aussi offrir un continent étendu entre l’Amérique et l’Europe, tandis que les pôles et surtout le pôle antarctique étaient probablement plus riches en mers et plus pauvres en terres.

C’est par la présence d’un continent très étendu au niveau du pôle sud qu’on explique généralement le froid intense et constant dont nous avons parlé plus haut, froid qui se fait sentir pendant toute l’année jusqu’à la hauteur du 60e degré de latitude sud. Le froid est si intense dans toute cette région que les terres antarctiques ne présentent presque pas de végétaux ni d’animaux et qu’elles sont absolument inhabitées, même par 64 degrés (Terres de Graham et d’Enderby), tandis que dans l’hémisphère nord, sous les latitudes correspondantes, on trouve des troupeaux de rennes et des hommes.

La température si rigoureuse des régions antarctiques doit encore être attribuée à l’élévation des continents circumpolaires. L’intérieur de la terre connue sous le nom de Victoria Land, située entre le 71e et le 79e degré de latitude sud, en face de la Nouvelle-Zélande et de la Tasmanie, atteint une altitude de 1 200 à 4 500 mètres au-dessus du niveau de la mer ; la terre de Graham atteint 1 200 à 2 100 mètres. Cette grande altitude favorise la production de glaciers et de champs de neige et de glaces d’une énorme étendue et d’une constance absolue. D’énormes bancs de glaces se détachent sans cesse des côtes et sont transportés jusqu’au voisinage de la pointe sud de l’Amérique ; ils refroidissent les eaux de l’Océan et les terres dont ils s’approchent.

Une troisième cause contribue à rendre les régions antarctiques plus froides que les régions arctiques ; dans ces dernières il existe, au niveau des zones tempérées, des continents d’une grande étendue : l’Asie septentrionale, l’Europe, l’Amérique du Nord, continents qui font rayonner autour d’eux la chaleur du soleil. Dans les régions antarctiques, au contraire, de très grands espaces de mers séparent les terres circumpolaires des continents les plus voisins et ces derniers se terminent au sud par de très faibles surfaces. Enfin, l’état actuel de l’hémisphère sud, par rapport à l’excentricité de la terre et à la précession des équinoxes, contribue encore à le rendre plus froid que l’hémisphère nord ; les hivers de l’hémisphère sud ont lieu au moment où la terre est à sa plus grande distance du soleil et ils sont plus longs de huit jours que ceux de notre hémisphère.

L’altitude des continents a nécessairement joué, aux époques géologiques antérieures, le même rôle que de nos jours. On sait que plus un continent est élevé et plus sa température moyenne est basse. Lorsque l’altitude devient assez grande, comme dans les grandes chaînes de montagnes, la neige s’accumule sur les sommets et y persiste pendant une grande partie de l’année ou même pendant toute l’année, des glaciers se forment, les vents qui traversent ces régions s’y refroidissent et vont déterminer au loin un abaissement de la température. N’est-on pas obligé de conclure de ces faits, d’une part que les soulèvements et les abaissements successifs dont les divers points de la surface du globe ont été l’objet, ont dû exercer une influence considérable sur le climat des différentes régions, et, d’autre part, que plus les grandes chaînes de montagnes se sont multipliées, plus la température moyenne des continents a dû s’abaisser ? Ces considérations sont surtout applicables aux régions tempérées. Il est bien évident qu’une chaîne de montagnes agira davantage pour abaisser la température moyenne d’une contrée, si celle-ci ne reçoit du soleil qu’une chaleur modérée, c’est-à-dire si elle est placée en dehors des tropiques que si étant située entre les tropiques, elle reçoit le maximum possible de chaleur solaire. Le soulèvement des Alpes, des Pyrénées, des Apennins, du Caucase, etc., ont dû agir très puissamment sur le climat de l’Europe. Ces chaînes de montagnes n’existant pas pendant les périodes archaïque et paléozoïque de l’histoire de notre globe, il est permis de penser que leur absence a été pour quelque chose dans l’élévation de la température qui régnait alors dans toute l’Europe, et jusqu’au voisinage du pôle nord. Nous avons dit plus haut que le maximum de chaleur serait atteint sur le globe si les continents étaient tous réunis entre les tropiques, nous devons ajouter que la production de ce maximum serait encore favorisée si les continents n’étaient que peu élevés au-dessus du niveau de la mer. Ces deux conditions ont-elles existé simultanément à une époque quelconque ? Nous l’ignorons et nous l’ignorerons peut-être toujours, mais rien ne nous empêche de le supposer. Dans tous les cas, nous avons plus d’un motif de croire que pendant les périodes archaïque et paléozoïque, il y avait moins de terres autour des pôles qu’aujourd’hui, et que les continents étaient moins élevés qu’ils ne le sont ; d’où résultait l’uniformité et l’élévation de la température qui nous sont attestées par la nature et la distribution géographique des végétaux et des animaux qui ont peuplé le globe pendant les nombreux siècles de ces temps reculés.

La distribution, l’étendue et l’altitude des continents ne sont pas les seules causes qui soient de nature à influer sur la température moyenne de la terre et sur celle de ses diverses régions. À côté de ces causes, auxquelles on peut donner l’épithète de géographiques, il en est d’autres, dites astronomiques, auxquelles certains savants accordent une grande importance ; je me bornerai à en dire quelques mots parce que si elles sont de nature à rendre compte des variations périodiques de la température de la terre, elles n’ont probablement joué aucun rôle dans la production du climat chaud et uniforme propre aux périodes géologiques primitives de l’histoire de notre globe. La première de ces causes réside dans le phénomène astronomique auquel on a donné le nom de précession des équinoxes. On sait que l’axe de rotation de la terre n’est pas toujours situé dans le plan de l’écliptique, c’est-à-dire dans le plan de l’orbite décrite par la terre autour du soleil, mais qu’il se déplace de façon à ce que deux fois par an seulement, à des époques désignées sous le nom d’équinoxes, il se trouve exactement dans ce plan. L’une de ces époques tombe vers le 22 mars, c’est l’équinoxe de printemps ; l’autre vers le 22 septembre, c’est l’équinoxe d’automne. À ces deux époques, en tous les points du globe, les jours et les nuits ont une durée égale ; il en est ainsi, aussi bien autour des deux pôles qu’au niveau de l’équateur. À partir de l’équinoxe du printemps, l’axe de rotation s’incline sur l’écliptique, de telle sorte que le pôle nord se dirige chaque jour davantage vers le soleil, tandis que le pôle sud s’en éloigne ; il en résulte que dans le voisinage du pôle arctique du globe le soleil est constamment visible au-dessus de l’horizon, tandis qu’il est constamment invisible au niveau du pôle sud ; sous l’équateur, la durée des jours et celle des nuits restent égales ; dans tous les points intermédiaires à l’équateur et au pôle nord les jours sont plus longs que les nuits, tandis qu’ils sont plus courts que les nuits dans tous les points situés entre l’équateur et le pôle sud.

Ces phénomènes vont en s’accentuant parce que le pôle nord se dirige toujours de plus en plus vers le soleil, jusqu’au 21 juin environ, époque que l’on désigne sous le nom de solstice. Les jours ont alors atteint, dans toutes les régions situées au nord de l’équateur, leur plus grande longueur, l’obliquité de l’axe de rotation de la terre par rapport au plan de l’orbite terrestre est à son maximum. À partir de ce moment le pôle nord revient sur ses pas, il s’éloigne chaque jour de plus en plus du soleil, jusqu’à ce que l’axe de rotation de la terre soit revenu se placer de nouveau dans le plan de l’orbite terrestre, ce qui a lieu vers le 22 septembre (équinoxe d’automne). Pendant toute cette période, le pôle nord voit encore le soleil d’une façon constante, mais le soleil s’y rapproche de plus en plus de l’horizon ; le pôle sud continue à rester dans une nuit perpétuelle ; l’équateur jouit encore de jours et de nuits d’égale durée ; tous les points situés entre le pôle nord et l’équateur voient diminuer la longueur de leurs jours et augmenter celle de leurs nuits. À partir du 22 septembre, l’axe de la terre recommence à devenir oblique par rapport au plan de l’orbite terrestre, mais cette fois-ci, le pôle nord s’écarte de plus en plus du soleil, tandis que le pôle sud se dirige chaque jour davantage vers cet astre. Le pôle nord rentre dans la nuit, le pôle sud au contraire rentre dans la lumière qu’il conservera pendant six mois. L’obliquité de l’axe terrestre augmente ainsi jusqu’au 21 décembre qui est le solstice d’hiver. À ce moment les points situés entre le pôle sud et l’équateur jouissent des jours les plus longs, tandis que tous ceux qui sont intermédiaires au pôle nord et à l’équateur ont leurs jours les plus courts. Du 21 décembre au 22 mars, le pôle sud s’éloigne de nouveau du soleil, et le 22 mars les choses sont dans l’état où nous les avons prises au début de cet exposé.

Si la durée de ces phénomènes était absolument constante, la durée des saisons, en un point déterminé de la terre, serait la même depuis que la terre existe et resterait la même jusqu’à la destruction de notre planète ; mais il n’en est pas ainsi. Chaque année, les époques exactes des équinoxes, c’est-à-dire les moments où l’axe de la terre se trouve situé exactement dans le plan de l’orbite terrestre ; chaque année, dis-je, ces moments avancent dans une mesure très faible, il est vrai, mais cependant perceptible, de sorte qu’ils coïncident chaque année en des points différents de l’orbite terrestre ; c’est ce phénomène que l’on a désigné sous le nom de précession des équinoxes. Il s’effectue de telle sorte qu’il s’écoulera vingt-cinq mille huit cent soixante-huit ans avant que l’équinoxe de printemps, par exemple, se produise de nouveau dans le point exact de l’orbite terrestre où il s’est produit cette année. Je dois ajouter immédiatement que cette durée est réduite à vingt et un mille ans par suite d’un changement graduel qui s’opère dans la direction de l’axe des pôles terrestres dont nous n’avons pas à nous occuper ici.

La précession des équinoxes n’aurait aucune influence sur la durée relative des saisons et sur la quantité de chaleur reçue par les différents points du globe, si l’orbite terrestre était exactement circulaire, mais nous savons qu’elle décrit une ellipse dont le soleil occupe l’un des foyers. Il en résulte que pendant cette période de vingt et un mille ans les équinoxes se produisent en des points alternativement de plus en plus rapprochés et de plus en plus éloignés du soleil. Il est bien évident que pendant les périodes où les équinoxes se produisent dans les points de l’écliptique où la terre est plus rapprochée du soleil, l’été doit être plus chaud dans un même lieu du globe terrestre et l’hiver moins froid que pendant les périodes où c’est le contraire qui existe. Le point de l’ellipse terrestre, le plus rapproché du soleil, se nomme le périhélie, tandis qu’on nomme aphélie le point de cette même ellipse le plus éloigné du soleil ; il est bien évident que quand le solstice d’hiver se produit exactement au périhélie, c’est-à-dire dans le point de l’ellipse le plus voisin du soleil, l’hiver doit être aussi peu froid que possible ; par contre, le solstice d’été se produisant alors exactement à l’aphélie, c’est-à-dire dans le point le plus éloigné du soleil, l’été doit être aussi peu chaud que possible. Il y a dix mille cinq cents ans environ cela se produisit ; le solstice d’hiver qui a lieu le 21 décembre coïncidait exactement avec le périhélie. Actuellement, le passage de la terre au périhélie n’a lieu que plus tard, le 31 décembre ; son passage à l’aphélie, également retardé, a lieu le 1er juillet ; nos hivers tendent donc à devenir plus froids, tandis que nos étés tendent à devenir plus chauds. L’été offrira le maximum de chaleur, tandis que l’hiver présentera le maximum de froid, lorsque le solstice d’hiver coïncidera exactement avec le point d’aphélie, tandis que le solstice d’été coïncidera avec la périhélie. Cette année-là, en effet, la terre sera aussi éloignée que possible du soleil pendant l’hiver, tandis que pendant l’été elle en sera aussi rapprochée que possible. Cela aura lieu environ dans dix mille cinq cents ans.

Une autre cause astronomique influe, dans une certaine mesure, sur la température moyenne de la terre en un lieu déterminé ; elle réside dans le phénomène qui a reçu le nom de variation d’excentricité. L’orbite terrestre, c’est-à-dire la route parcourue par la terre autour du soleil, n’est pas toujours exactement la même. L’ellipse se raccourcit peu à peu, au point de devenir presque circulaire, puis elle s’allonge de nouveau jusqu’à ce qu’elle ait atteint un maximum d’excentricité, à partir duquel elle recommence à se raccourcir. Le laps de temps qui s’écoule entre les deux moments successifs où l’orbite atteint son maximum d’allongement est extrêmement considérable. Pour en donner une idée, rappelons qu’il y a cent mille ans l’excentricité était trois fois plus forte qu’aujourd’hui, et que dans vingt-quatre mille ans elle aura atteint son maximum ; l’orbite terrestre devenue alors presque circulaire, recommencera lentement à s’allonger. Il est bien manifeste que dans les périodes où l’orbite de la terre atteint son maximum d’excentricité, les saisons doivent être différentes de ce qu’elles sont, alors qu’au contraire l’orbite est devenue presque circulaire. Dans les premières, en effet, au moment de l’aphélie, la terre est beaucoup plus éloignée du soleil que pendant les secondes.

Il est extrêmement difficile de déterminer la somme exacte d’influence que les phénomènes astronomiques dont nous venons de parler exercent sur les variations de la température terrestre pendant le cours des temps. Certains auteurs la croient très grande, d’autres la considèrent comme à peu près négligeable. Lyell cite le fait suivant, qui semble venir à l’appui de l’influence de la précession des équinoxes : « M. Vinet, dit-il[76], a signalé, à titre de fait historique, que les glaciers de la Suisse furent plus considérables après le xe siècle qu’ils ne le sont aujourd’hui, et qu’ensuite après s’être retirés pendant quatre siècles, ils avançaient de nouveau et reprenaient lentement leurs positions primitives. Ce qui signifie, en d’autres termes, que pendant la période où le soleil était le plus près de la terre au solstice d’hiver, c’est-à-dire deux siècles avant et deux siècles après 1248, il y eut la plus grande fonte de glace dans l’hémisphère septentrional. » D’un autre côté, M. Croll[77], a émis l’opinion que le maximum d’excentricité de l’orbite terrestre augmenterait considérablement le froid dans l’hémisphère où l’hiver arriverait en aphélie. La température baisserait d’un cinquième dans cet hémisphère, toute l’humidité de l’atmosphère tomberait dans les latitudes élevées, sous forme de neige, et, bien que la chaleur de l’été qui, lui, surviendrait en périhélie, fût cinq fois aussi forte que celle dont nous jouissons aujourd’hui, elle serait insuffisante pour faire disparaître toute la neige, parce que la fonte continuelle de quantités considérables de neige donnerait naissance à des brouillards qui entraveraient la marche et l’action calorifique des rayons solaires. M. Croll pense que la quantité de neige et de glace accumulée au niveau du pôle de l’hémisphère envisagé plus haut serait suffisante pour déterminer un affaissement de ce point du globe. Quant à l’autre hémisphère, il jouirait, d’après Croll, pendant la même période, d’un printemps à peu près éternel ; en effet, son été survenant en aphélie, il serait exposé à une chaleur solaire tempérée par la grande distance, tandis que son hiver ne pourrait pas être rigoureux puisqu’il aurait lieu en périhélie, c’est-à-dire alors que la terre serait aussi rapprochée que possible du soleil.

Faut-il penser avec M. Croll que la période carbonifère de l’histoire de la terre a coïncidé avec des phases de précession et d’excentricité de nature à produire dans notre hémisphère la température chaude, humide et uniforme qui a manifestement existé pendant cette période ? En d’autres termes, faut-il attribuer aux causes astronomiques la température chaude des périodes archaïque et paléozoïque ; ou bien faut-il mettre cette température sur le compte des causes géographiques étudiées plus haut ; ou bien encore faut-il admettre que ces deux ordres de causes ont agi simultanément ? La réponse à toutes ces questions est évidemment fort difficile à faire. À l’heure actuelle, la géologie ne peut que les poser, laissant aux recherches ultérieures le soin de les résoudre, s’il est possible. Quant à moi, j’ai pensé qu’il n’était pas inutile d’exposer les termes principaux de ces graves problèmes, ne serait-ce que pour montrer au lecteur la longueur du chemin parcouru depuis un siècle par la science.

Je devais aussi en parler pour un autre motif, c’est qu’il me sera maintenant plus facile de passer rapidement sur l’histoire des périodes de l’évolution de notre globe, dont j’ai encore à exposer les principaux événements.

Phase secondaire. La phase moyenne ou secondaire de la terre est généralement divisée par les géologues en trois grandes périodes : triasique, jurassique et crétacée. Jetons successivement un coup d’œil sur chacune de ces trois périodes, souvent réunies sous la dénomination de formations mésozoïques parce qu’elles présentent un nombre considérable d’espèces animales et végétales, en quelque sorte transitoires, servant de trait d’union entre les espèces plus anciennes en voie de destruction et les formes des âges ultérieurs.

Période triasique. Les formations triasiques, par lesquelles débute la période mésozoïque, sent essentiellement marines. Elles reposent sur le trias supérieur et sont recouvertes par le jurassique, du moins dans les lieux où les dépôts des trois périodes se sont succédé sans interruption. Dans chaque localité où il existe, le trias offre d’ailleurs une structure pétrographique spéciale ; ce sont tantôt des grès et des marnes contenant des fossiles terrestres et séparés par des calcaires à fossiles marins, tantôt des calcaires marins seuls. En Allemagne, où il est plus complet peut-être que partout ailleurs, il offre d’abord les caractères de dépôts de rivages tranquilles, étant formé de marnes et de grès, dans lesquels existent surtout des fossiles terrestres sans doute entraînés par des fleuves et déposés dans des estuaires, ou vivant dans les eaux saumâtres. On y trouve quelques équisétacées, quelques fougères et un petit nombre d’abiétinées ; les amphibiens ont laissé sur les dépôts de ces rivages quelques empreintes de leurs pieds. Il y eut ensuite probablement un affaissement de ces rivages, car on trouve au-dessus des marnes irisées (kerpeu) et des grès de la première formation, un calcaire si riche en coquilles marines qu’il leur doit son nom de muschelkalck (calcaire coquillier). On y trouve en abondance des échinodermes, des brachiopodes, des acéphales, des gastéropodes, des céphalopodes, des poissons hétérocerques et un saurien qui vivait constamment dans la mer. Après le dépôt de ce calcaire, le bassin triasique de l’Allemagne a dû subir un nouveau relèvement, car il présente de nouveau les caractères de formations de rivages, étant composé de grès bigarrés (Bundersandstein) contenant une grande quantité de débris de plantes terrestres.

Un fait caractéristique est offert par le trias dans la région des Alpes. Là cette formation n’est pas celle d’une mer se soulevant et s’abaissant alternativement, mais celle d’un océan très profond dans lequel vivaient encore un grand nombre d’animaux de l’âge primaire, en même temps que ceux de la période triasique. En Californie, au Spitzberg, dans l’Himalaya et à la Nouvelle-Zélande le trias offre les mêmes caractères. Le faciès présenté par le trias dans la région alpine démontre d’une façon irréfutable que le soulèvement des Alpes est beaucoup postérieur à cette époque.

Période jurassique. La période jurassique, qui succède à la précédente, se distingue par des formations offrant tous les caractères de dépôts effectués dans des mers tranquilles, mais dont les dimensions, en ce qui concerne l’Europe, avaient manifestement diminué depuis la période triasique. La Forêt-Noire, les Vosges émergent déjà au-dessus du niveau de la mer et forment même des montagnes d’une certaine hauteur ; les Alpes ont commencé à se soulever. Le nord de l’Allemagne et l’est de la France sont couverts par l’océan jurassique. La surface de l’Europe offrait alors un certain nombre de petites mers très calmes et d’étangs au-dessus desquels émergeaient des collines et des montagnes encore peu élevées. Les animaux les plus remarquables de cette période sont l’icthyosaure et le plésiosaure, sauriens de grande taille, pourvus de vertèbres biconcaves comme les poissons, de pieds en forme de nageoires, de dents semblables à celles des crocodiles, et se nourrissant de poissons, de reptiles et de céphalopodes. Ces organismes, intermédiaires aux poissons et aux reptiles proprement dits, vivaient exclusivement dans la mer. Ils figurent parmi les animaux de transition les plus remarquables. Les formations les plus récentes du jurassique, celles qui portent le nom de jurassique supérieur ou jurassique blanc (malm) contiennent les restes d’un certain nombre d’espèces de sauriens volants (ptérodactiles et rhamphorhynches) et ceux d’un autre animal de passage fort singulier, l’archéoptéryx, que l’on range parmi les oiseaux et qui présentait à la fois les caractères d’un oiseau et ceux des sauriens volants. Des restes de mammifères du groupe des marsupiaux existent aussi dans les mêmes dépôts. Un autre trait caractéristique du jurassique est l’existence de faunes locales spéciales, c’est-à-dire formées d’animaux distincts de ceux qui étaient répandus dans la majeure partie des mers ou des terres. Ces faunes, faciles à constater dans la région alpine et dans celle du Tyrol, etc., indiquent l’existence de climats locaux distincts, et par conséquent celle de conditions géographiques déjà beaucoup moins uniformes que pendant les périodes antérieures. Peu d’éruptions volcaniques ont eu lieu pendant la période jurassique ; mais il est probable que des soulèvements et des affaissements locaux d’une certaine importance préparaient déjà l’état de choses qui atteindra sa perfection pendant les périodes subséquentes.

Période crétacée. Cette opinion est confirmée par la nature des formations crétacées qui succèdent à celles du jurassique. Rien n’est plus variable que les dépôts formés pendant la période crétacée. Tantôt ils sont représentés par la craie blanche à écrire, riche en rognons de silex, tantôt ils sont constitués par des grès, ou bien par des argiles, ou même par des calcaires marneux. Ces différences dépendent de la façon dont les dépôts ont été effectués, mais partout les formations crétacées offrent, comme celles du jurassique, les caractères de dépôts marins ; les fossiles terrestres y sont rares, et proviennent, sans aucun doute, de végétaux entraînés par les fleuves et déposés sur les rivages des mers. Pendant cette période, les organismes vivants progressent d’une façon remarquable. Parmi les végétaux, on voit apparaître les premières dicotylédones angiospermes, tandis que parmi les animaux commencent à se montrer les poissons osseux. Mais on ne trouve dans le crétacé que peu de restes d’animaux terrestres. Les reptiles de transition commencent à disparaître, tandis qu’apparaissent de véritables crocodiles et des iguanes herbivores. Tout permet de supposer que les mers étaient plus profondes que pendant la période jurassique, qu’elles étaient plus vastes et qu’elles ont persisté assez longtemps dans le même état pour qu’une grande partie des fossiles marins aient été détruits, tandis que les animaux terrestres, pourrissant en plein air, ne laissaient aucune trace de leur passage sur les continents. À plusieurs reprises déjà nous avons attiré l’attention du lecteur sur ce fait que dans la recherche des monuments des âges primitifs de notre globe, on doit s’attendre à retrouver presque uniquement ceux qui ont été conservés par les eaux. C’est ainsi que la majorité des anciennes espèces terrestres ont disparu, tandis que la mer nous a conservé, sinon la totalité, du moins une grande partie de celles qui l’ont habitée pendant les diverses périodes de l’histoire de notre globe.

Phase tertiaire. La troisième phase de la terre ou phase tertiaire, est remarquable parce que les continents prennent, pendant sa très longue durée, la disposition et les reliefs qu’ils présentent de nos jours et parce que les organismes vivants atteignent graduellement une perfection qu’ils n’ont pas beaucoup dépassée, tandis que la plupart des formes anciennes et des espèces de transition disparaissent. C’est pendant la phase tertiaire que s’effectue ou que s’achève le soulèvement de la plupart des grandes chaînes de montagnes qui hérissent aujourd’hui le globe : les Pyrénées, les Alpes, le Caucase, les Karpathes, l’Himalaya, les Cordillères ; c’est aussi pendant cette phase que les continents actuels achèvent d’émerger, qu’un grand nombre d’îles des époques précédentes se trouvent unies aux continents, tandis que certaines portions de ces derniers, comme l’Angleterre, se trouvent isolées en îles indépendantes. La conséquence de changements aussi considérables dans les conditions géographiques du globe est la production de climats locaux distincts et l’apparition de faunes et de flores spéciales, adaptées à chaque climat ou plutôt produites par les climats. Autant qu’il est permis d’en juger, c’est pendant la période tertiaire que se sont formées les premières glaces polaires, sans doute par suite du soulèvement de vastes continents au niveau du pôle, tandis que des étendues plus ou moins considérables de terres intertropicales s’enfonçaient dans les eaux de la mer.

Les transformations locales ont été si nombreuses et si importantes pendant le troisième âge de la terre qu’il est fort difficile d’établir la contemporanéité des événements même très graves se produisant sur des points différents. Il serait par exemple difficile de dire à quel dépôt formé en Amérique correspond le soulèvement des Pyrénées ou des Alpes ; il est même fort difficile de préciser le moment exact de l’histoire géologique de l’Europe où a commencé et où s’est achevé ce soulèvement. Cela est d’autant plus difficile que, comme nous l’avons prouvé plus haut, les soulèvements et les affaissements se sont produits alors, comme de nos jours, avec une extrême lenteur. Du reste, les monuments pétrographiques et paléontologiques de la période tertiaire témoignent de changements plusieurs fois répétés de terres en mers et de mers en terres, ce qui permet d’attribuer à cette phase une durée extrêmement longue.

Je me borne à rappeler qu’on l’a divisée en deux grandes périodes : le tertiaire ancien, comprenant deux séries : l’éocène et l’oligocène, et le tertiaire récent ou néocène comprenant aussi deux séries : le miocène et le pliocène. Éocène. C’est à l’éocène qu’appartiennent par ordre d’ancienneté : les sables de Bracheux et les sables inférieurs du Soissonnais dans lesquels on trouve avec des coquilles d’eau douce, un mammifère voisin des ours, l’Arctocyon primævus ; les argiles plastiques et les lignites du bassin de la Seine ; le calcaire grossier de Paris, formation marine puissante ; les sables et grès de Beauchamps qui indiquent une formation de rivage. Oligocène. L’oligocène du bassin de la Seine se compose : 1o à la base, d’une formation d’eau douce constituée par des calcaires et du gypse et contenant de grandes tortures terrestres, fluviatiles et de marais, des batraciens gigantesques, des crocodiles, des iguanes et des oiseaux de grande taille. Les reptiles indiquent un climat encore chaud, sinon tout à fait tropical. C’est là aussi qu’on trouve les gigantesques mammifères restaurés par Cuvier, le Palæotherium et l’Anoplotherium, le premier tenant du tapir et du rhinocéros et le second réunissant certains caractères des porcins, des ruminants et des pachydermes ; 2o les sables marins et les grès de Fontainebleau ; 3o le calcaire d’eau douce de la Beauce. Pendant ces deux formations, le bassin de la Seine a donc été, manifestement, plusieurs fois mis à nu et recouvert de nouveau par l’océan tertiaire.

Dans le bassin de Paris, on ne trouve aucune formation tertiaire supérieure à l’oligocène ; dans le bassin de la Loire, c’est le contraire qui existe, on ne trouve pas le tertiaire ancien, mais on rencontre le tertiaire récent représenté par le miocène et par le pliocène.

C’est vers la fin de la période tertiaire que commencent à se produire les soulèvements destinés à donner naissance aux continents polaires. Pendant la majeure partie de l’âge tertiaire le climat est encore chaud jusqu’à une faible distance des pôles, puisque l’on trouve jusqu’au 79e degré de latitude sud une végétation très luxuriante, formée d’espèces semblables à celles de l’Allemagne et de la Suisse. Plus tard, à la fin de l’âge tertiaire, les mers du sud sont remplacées par des continents, des terres intertropicales s’affaissent et des glaces apparaissent dans les régions septentrionales de notre hémisphère. Époque glaciaire. C’est à ce moment que se place la période de l’histoire de la terre à laquelle on a donné le nom d’époque glaciaire, les uns la faisant figurer à la fin de l’âge tertiaire, tandis que d’autres la placent au début de l’âge quaternaire ; d’autres enfin, et ceux-là peut-être ont davantage raison, supposent qu’il y eut pendant l’âge tertiaire et peut-être même pendant l’âge secondaire plusieurs périodes glaciaires alternant avec des périodes plus chaudes. Il paraît certain, notamment, que des glaciers d’une grande importance ont existé dans la Grande-Bretagne pendant la période miocène. Si l’on ne perd pas de vue les changements incessants de mers en terres et de terres en mers dont la surface du globe a été le théâtre, et l’influence prédominante que les conditions géographiques exercent sur les climats locaux ou généraux, si d’autre part on tient compte de l’impossibilité dans laquelle nous sommes de trouver les traces d’un glacier ancien, là où a passé un glacier plus récent, si, enfin, on se rappelle que nous sommes presque impuissants à tracer l’histoire des phases pendant lesquelles les continents ont été à découvert, on ne manquera pas de conclure que rien n’empêche de supposer que la terre ait vu se produire, à des dates plus ou moins éloignées les unes des autres, une série de périodes glaciaires alternant avec des périodes tempérées ou même chaudes.

Quoi qu’il en soit, il est incontestable que la fin de l’âge tertiaire ou le commencement de l’âge quaternaire a été marquée par une époque glaciaire de très longue durée, époque pendant laquelle les Alpes et les Pyrénées, les montagnes de l’Angleterre, de l’Écosse, de la Scandinavie étaient couvertes de glaciers descendant jusque dans les vallées et recouvrant même une partie des plaines voisines, tandis que toutes les mers septentrionales charriaient d’énormes blocs de glace. Comme l’Europe ne formait alors qu’une île étroite, étendue de l’est à l’ouest et bordée au nord par une mer qui la séparait des régions polaires, et qui recouvrait l’Allemagne du Nord, la Hollande, le Danemark, la Pologne et le nord de la Russie, comme l’Amérique du Nord seule était émergée, comme aussi les terres étaient probablement peu étendues entre les tropiques, il est permis de croire que de vastes terres s’étaient déjà soulevées au voisinage du pôle nord et qu’elles s’étaient couvertes de glaces dont l’action se faisait sentir d’autant plus sur tous les continents septentrionaux que ces derniers n’étaient pas réchauffés comme de nos jours par le rayonnement de continents intertropicaux. Cette période glaciaire dut avoir une très longue durée, car l’Europe était alors peuplée d’animaux qui tous recherchent les régions les plus froides, comme le renne, le chamois, la marmotte, etc. Mais les autres terres devaient jouir en même temps d’une température assez douce, sinon chaude, car les hyènes, les chats, les éléphants et les rhinocéros y vivaient en grand nombre dans des forêts de conifères et de dicotylédones. Quant aux fossiles qu’on trouve dans les parties des continents qui furent alors couvertes par la mer dite Diluvienne, ils sont composés d’un mélange d’espèces de mers arctiques et d’espèces de mers tempérées ; les dépôts minéraux sont d’ailleurs peu abondants ; ils sont formés de vases argileuses ou lehm, de graviers, de tuf calcaire et de tourbe. Parmi les sédiments d’eau douce il faut signaler celui auquel on a donné le nom de loess ; il est formé d’un sable très fin agglutiné en une roche friable, colorée en brun jaunâtre clair ; le loess est souvent riche en ossements de mammifères et en coquilles de mollusques terrestres ou fluviatiles. Il a été manifestement formé par le dépôt de sables entraînés par les fleuves. Quand le lehm et le loess existent dans la même localité, il est aisé de se convaincre que le loess est le plus récent des deux. C’est dans le lehm et dans les graviers que l’on trouve, répandus sur toute l’étendue des continents diluviens, les squelettes de l’Ursus spelœus, de l’Elephas primigenius, du Rhinoceros tichorhinus, etc. Ces débris se sont surtout accumulés dans les cavernes dites à ossements, dans lesquelles on trouve fréquemment les marques de l’action de l’homme sur les os des grands mammifères. Dans la grotte de Gailenreult, en Allemagne, on a trouvé les os de plus de huit cents individus appartenant à l’espèce Ursus spelœus, mélangés avec des os d’hyènes, de chats, de rhinocéros, de bœufs, de cerfs, etc. Les cavernes de la France contiennent un grand nombre d’os de rennes. Enfin, ajoutons que l’existence de l’homme à l’époque glaciaire n’est plus mise en doute par personne.

Il est difficile de déterminer la durée de cette époque. Elle fut sans doute extrêmement longue et ne dut prendre fin qu’après que les régions septentrionales de l’Europe, s’étant soulevées, arrêtèrent les glaces venues du pôle nord. C’est après ce soulèvement que commence ce que j’appellerais volontiers la phase contemporaine de l’histoire de la terre, phase pleine d’intérêt à tous les points de vue, mais dont l’histoire, même très succincte, serait déplacée ici.

Phase contemporaine. Au début de cette phase, toutes les formes principales des animaux terrestres et aquatiques existaient ; l’homme lui-même avait fait son apparition. Il est même permis d’affirmer que dès la fin de la période tertiaire il existait en Europe un animal assez développé en organisation, assez intelligent pour tailler la pierre et faire du feu. Faut-il donner à ces êtres le nom d’hommes ; faut-il, avec M. de Mortillet, les appeler simplement des anthropopithèques ? Le nom importe peu à la chose. Nous verrons, en effet, plus bas, que les espèces ne sont, comme toutes les autres divisions introduites parmi les êtres vivants, que des créations de notre esprit, ne répondant à rien de réel dans la nature.

On ne peut jamais dire à quel moment une espèce commence, à quelle époque elle se sépare assez nettement de celle qui lui a donné naissance pour qu’on doive lui donner un nom nouveau. Comme toutes les autres espèces animales et végétales, l’espèce humaine a évolué lentement, par transformation d’une espèce antérieure, et il nous est impossible d’assigner une date fixe à son apparition.

Pour terminer cette étude rapide de l’évolution de la terre, je me borne à rappeler que l’histoire géologique de notre globe se confond avec l’histoire des végétaux et des animaux, que l’une ne peut être écrite sans l’autre, et que s’il nous est aujourd’hui possible de retrouver quelques dates principales de l’histoire de la terre, quelques phases importantes de sa longue évolution, nous le devons à ce qu’elle a conservé dans ses entrailles et préservé de la destruction une partie des êtres produits par l’évolution de la matière qui compose à la fois et notre globe et les êtres qu’il nourrit.




  1. Voyez l’analyse de ces systèmes faite par Buffon, t. Ier, p. 82 et suiv.
  2. Histoire et théorie de la terre, t. Ier, p. 52.
  3. Georges Cuvier naquit à Montbelliard le 23 août 1769. Il mourut à Paris le 13 mai 1832. En 1794, il fut nommé suppléant de Mertrud à la chaire d’anatomie comparée du Muséum d’histoire naturelle de Paris. En 1795, il entra à l’Institut national, qui venait d’être fondé. En 1796, il professe à l’École centrale du Panthéon ; en 1802, il est nommé professeur au Muséum. En 1808, l’empereur le nomme membre du conseil de l’Université ; en 1813, il est maître des requêtes ; il devient ensuite conseiller d’État, président du comité de l’Intérieur, chancelier de l’Instruction publique et pair de France en 1831.
  4. Voyez la note précédente.
  5. Ce mot est de Flourens, l’élève et l’admirateur passionné de Cuvier.
  6. Discours sur les révolutions de la surface du globe, 8e édition, p. 32.
  7. Discours sur les révolutions de la surface du globe, p. 135.
  8. Discours sur les révolutions de la surface du globe, p. 19.
  9. Discours sur les révolutions de la surface du globe, p. 22.
  10. Élie de Beaumont naquit à Caen (Calvados) le 25 septembre 1798. Il est mort dans le même lieu, le 22 septembre 1874. D’abord élève de l’École polytechnique, puis de l’École des mines, il fut chargé, en 1821, par le gouvernement français, d’une série de voyages métallurgiques, à la suite desquels il fut nommé ingénieur des mines (1824). En 1829 il est nommé professeur au Collège de France, puis membre de l’Académie des sciences dont il devient secrétaire général à la mort d’Arago. En 1852, l’empire lui donne un siège de sénateur. Parmi ses travaux les plus remarquables citons : Voyage métallurgique en Angleterre (1827) ; Observations sur les différentes formations qui dans le système des masses séparent la formation houillère de celle du liais (1827) ; Recherches sur quelques-unes des révolutions de la surface du globe (1829) ; Notice sur les systèmes des montagnes ; sa collaboration au Dictionnaire des sciences naturelles de d’Orbigny et à la Carte géologique de la France qui commença en 1825.
  11. Dict. universel d’histoire naturelle, 1852, t. XIII, art. Systèmes de montagnes, p. 272.
  12. Principes de géologie, t. Ier, p. 162.
  13. Ibid., t. Ier, p. 164.
  14. Ibid., t. Ier, p. 165.
  15. Voyez plus haut, p. 153.
  16. Credner, Traité de géologie et de paléontologie, p. 130.
  17. Principes de géologie, t. II, p. 125.
  18. Bull. soc. géol. de France, t. VI, p. 56.
  19. On sait que la pluie est due à la condensation et à la chute sur le sol de la vapeur d’eau tenue en suspension dans l’atmosphère. La quantité de la vapeur atmosphérique augmente avec la température et même dans des proportions supérieures à cette dernière. Si deux volumes d’air saturés d’humidité et ayant des températures différentes viennent à se mélanger, leurs vapeurs se condensent, forment des nuages pour tomber en pluie. C’est à ce phénomène qu’est due l’abondance des pluies dans les régions montagneuses. Quant à l’abondance des pluies équatoriales, elle est due à la grande évaporation de l’eau des fleuves et de la mer qui se produit dans ces pays.
  20. Hooker’s Hymalayan Journal, in Lyell, Principes de géologie, t. Ier, p. 437.
  21. Histoire et théorie de la terre, t. Ier, p. 61.
  22. Buffon reconnaît lui-même un peu plus bas que toute l’eau évaporée ne revient pas à la mer.
  23. Page 171.
  24. Des îles nouvelles, des cavernes, etc., t. Ier, p. 225.
  25. Des fleuves, t. Ier, p. 157
  26. Des volcans et des tremblements de terre, t. Ier, p. 215.
  27. Histoire et théorie de la terre. Du flux et du reflux, t. Ier, p. 180.
  28. Histoire et théorie de la terre. Des inégalités du fond de la mer, t. Ier, p. 186.
  29. Histoire et théorie de la terre, t. Ier, p. 187.
  30. Histoire et théorie de la terre, p. 187.
  31. Histoire et théorie de la terre, t. Ier, p. 41.
  32. Histoire et théorie de la terre, t. Ier, p. 48.
  33. Des fleuves, t. Ier, p. 155.
  34. Des îles nouvelles, des cavernes, etc., t. 1er , p. 222.
  35. Des îles nouvelles, des cavernes, etc., t. Ier, p. 225.
  36. De l’effet des pluies, des marécages, etc., t. Ier, p. 231.
  37. Des changements de terres en mers et de mers en terres, t. Ier, p. 238.
  38. Ibid., t. Ier, p. 243.
  39. Des changements de terres en mers et de mers en terres, t. Ier, p. 246.
  40. Conclusion, t. Ier, p. 247
  41. Système de géologie, t. Ier, p. 219.
  42. Histoire et théorie de la terre, t. Ier, p. 52.
  43. Ibid., t. Ier, p. 56.
  44. Ibid., t. Ier, p. 65.
  45. Sur la production des couches ou lits de terre, t. Ier, p. 116.
  46. De la pierre calcaire, t. II, p. 551.
  47. Nous aurons l’occasion de dire un peu plus bas qu’un groupe d’animaux beaucoup plus ancien et plus simple que celui de « coquillages », a joué un rôle de premier ordre dans la formation des terrains calcaires.
  48. De la pierre calcaire, t. II, p. 552.
  49. Comparative anatomy of invertebrated animales, p. 85.
  50. Kotzebue’s Voy., t. III, p. 231.
  51. Principes de géologie, t. II, p. 269.
  52. T. Ier, p. 127.
  53. Histoire et théorie de la terre, t. Ier, p. 128.
  54. Époques de la nature, t. II, p. 63.
  55. Époques de la nature, t. II, p. 63.
  56. De la dégénération des animaux, t. IV, p. 494.
  57. Époques de la nature, t. II, p. 42.
  58. Ibid., t. II, p. 50.
  59. Nous avons déjà dit que, d’après Buffon, le squelette des montagnes s’était formé, pendant la période du refroidissement de la terre, « comme se forment des boursouflures à la surface d’un morceau de verre fondu ».
  60. Principes de géologie, t. Ier, p. 137.
  61. Époques de la nature, t. II, p. 55.
  62. Ibid., t. II, p. 57.
  63. Ainsi que j’ai déjà eu occasion de le dire, Buffon ne connaissait pas du tout les animaux inférieurs. Ce terme vague de « coquillages », dont il fait usage à chaque instant, en est une preuve manifeste. Pour lui « coquillages » s’applique à tous les animaux invertébrés marins qui laissent des coquilles ou des squelettes minéraux.
  64. Traité de géologie et de paléontologie, p. 361.
  65. Époques de la nature, t. II, p. 58.
  66. Époques de la nature, t. II, p. 89.
  67. Époques de la nature, t. II, p. 91.
  68. Il me paraît presque inutile de relever l’erreur contenue dans ces mots « sont nés les premiers de tous ». Buffon lui-même ne leur attribuait pas le sens qu’ils paraissent offrir, puisqu’il dit dans la même page que les éléphants ne sont venus qu’après un grand nombre d’autres organismes ; mais il n’avait, en réalité, que des idées très vagues sur les époques successives d’apparition des animaux. Je dois ajouter aussi que les animaux dont parle Buffon ne sont pas, comme il paraît le supposer, de la même espèce que les éléphants actuels.
  69. Époques de la nature, t. II, p. 100.
  70. Le déplacement ou, si l’on veut, la migration des végétaux est aussi bien démontrée que celui des animaux ; et Buffon a raison de dire que les plantes, comme les animaux, se sont lentement avancées vers les régions dont le climat leur convenait le mieux, tandis qu’elles disparaissaient dans celles dont la température cessait d’être adaptée à leurs besoins. Les plantes se déplacent, comme le dit Buffon, de proche en proche, par les semis ; mais elles peuvent aussi subir des migrations brusques, lointaines et rapides. Les fruits et les graines d’un grand nombre de plantes présentent des détails d’organisation admirablement adaptés à leur dispersion loin des pieds qui les ont produits. Les uns sont pourvus d’ailes ou d’aigrettes qui permettent au vent de les emporter à de très grandes distances ; d’autres sont armés de crochets qui se prennent dans les poils des mammifères ou dans le duvet des oiseaux, et qui facilitent leur transport en des localités souvent très éloignées de celles où ils se sont développés ; certains fruits ont une pulpe gluante qui les fait adhérer aux plumes des oiseaux ; d’autres ont leurs graines protégées par des noyaux très durs que les oiseaux ne peuvent ni broyer ni digérer et qu’ils rendent avec leurs excréments, parfois très loin du lieu où ils ont fait leur repas. Grâce à ces traits spéciaux d’organisation, les fruits et les graines d’un grand nombre de plantes sont disséminés sur une surface géographique d’autant plus considérable que les vents ont plus de force ou que les animaux qui servent à leur transport ont eux-mêmes une aire de dispersion plus étendue.
  71. Buffon commet une erreur en affirmant que « la même température produit partout les mêmes plantes sans qu’elles y aient été transportées ». Il est, au contraire, à peu près certain que chaque espèce de végétaux et d’animaux a une patrie unique.
  72. Époques de la nature, t. II, p. 103.
  73. Ibid., t. II, p. 116.
  74. Sur les lignes isothermes, in Mémoires de la Société d’Arcueil, t. III.
  75. Astronomie, p. 236.
  76. Principes de géologie, t. Ier, p. 364.
  77. In Philosophical magazine, 1864.