Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Préface

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Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome Ip. i-iii).



PRÉFACE






Quoiqu’il ait été fait de nombreuses éditions des Œuvres de Buffon, j’ai la conviction que celle-ci pourra contribuer à accroître la gloire de l’illustre naturaliste du xviiie siècle.

Le grand public ne connaît de Buffon que ses descriptions pittoresques des animaux, devenues classiques, grâce à l’ampleur du trait et à la richesse de coloris du style. Quant aux savants, ceux mêmes qui ont le plus hautement reconnu son génie n’ont mis en relief que ses qualités extérieures. La plupart ont laissé de côté, comme d’inutiles « vues de l’esprit » ses conceptions philosophiques et scientifiques les plus belles et les plus vraies ; les autres, dominés par de mesquins préjugés d’écoles, les ont dénaturées ou violemment combattues.

Faire connaître le Buffon savant et penseur, mettre en lumière la grandeur de ses idées, le placer au rang qui lui appartient, à la tête des naturalistes et des philosophes qui ont fondé la science moderne : Lamarck qui fut son élève, Adanson, Ch. Bonnet, Gœthe, Geoffroy Saint-Hilaire, — je ne cite que les plus illustres — dont les écrits portent la marque indélébile du maître dans les œuvres duquel ils puisaient leurs pensées, montrer en Buffon le créateur véritable de la doctrine du transformisme, de l’évolution et de la sélection, tel est le rôle de cette édition, à laquelle mon ami Le Vasseur a voulu que mon nom fut attaché et qu’il a si richement ornée.

Aux œuvres complètes de Buffon, j’ai ajouté sa correspondance, composée de plus de six cents lettres annotées, avec une piété filiale et une science profonde du xviiie siècle, par M. Henri Nadault de Buffon, arrière-petit-neveu de l’illustre naturaliste.

Par des notes nombreuses, je me suis efforcé de mettre l’Histoire naturelle au courant de la science, ne négligeant que les portions de cette œuvre gigantesque assez vieillies pour n’avoir qu’un intérêt purement historique. Celles-ci sont relativement peu nombreuses. Quant aux autres, le lecteur sera étonné du peu d’efforts qu’il m’a fallu faire pour les moderniser ; il sera émerveillé de la jeunesse d’œuvres qui datent de plus de cent ans et qui ont subi l’assaut d’un progrès scientifique si intense que jamais aucun siècle n’en vit un semblable.

Dans une Notice biographique par laquelle débute cette édition j’ai étudié, en naturaliste, la personne, le caractère, la vie privée et publique de Buffon. Dans une Introduction dont l’étendue me sera sans doute pardonnée en raison de l’importance du sujet, j’ai analysé avec un soin minutieux son œuvre scientifique. Je suis sorti de ces travaux plein d’estime pour l’homme et d’admiration pour son génie ; j’aime à croire que cette double impression sera éprouvée par toutes les personnes assez courageuses pour entreprendre la lecture de ma longue étude. Elles y trouveront aussi, à côté de l’exposé des doctrines de Buffon, une histoire condensée des progrès des sciences naturelles depuis le milieu du siècle dernier jusqu’à nos jours.

Quant à moi je m’estimerai suffisamment récompensé de mes efforts et de mon travail si la présente édition contribue à grandir encore la figure de Buffon que je considère comme la plus grande de ce xviiie siècle français si fécond en génies.

Diderot, qui était un admirateur passionné du génie de Buffon, a écrit : « Heureux le philosophe systématique à qui la nature aura donné, comme autrefois à Épicure, à Lucrèce, à Aristote, à Platon, une imagination forte, une grande éloquence, l’art de présenter ses idées sous des images frappantes et sublimes ! L’édifice qu’il a construit pourra tomber un jour ; mais sa statue restera debout au milieu des ruines ; et la pierre qui se détachera de la montagne ne la brisera point, parce que ses pieds ne sont point d’argile. »

À qui ces paroles prophétiques peuvent-elles mieux s’adresser qu’à Buffon ? Debout est sa statue, après un siècle de secousses violentes. Quant à l’édifice qu’il a bâti, loin d’avoir été renversé par les efforts incessants du temps, il devient chaque jour plus solide, et ses diverses parties nous apparaissent d’autant plus admirables que la science en progrès les éclaire davantage.


J. L. de Lanessan



Paris, le 6 avril 1884.