Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 01/Avant-propos

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 1, 1862p. 1-11).


AVANT-PROPOS


DESSEIN D’UNE HISTOIRE DE LA CIVILISATION AUX TEMPS BARBARES




Vendredi saint, 18 avril 1851.


Je me propose d’écrire l’histoire littéraire du moyen âge, depuis le cinquième siècle jusqu’à la fin du treizième et jusqu’à Dante, à qui je m’arrête comme au plus digne de représenter cette grande époque. Mais dans l’histoire des lettres j’étudie surtout la civilisation dont elles sont la fleur, et dans la civilisation j’aperçois principalement l’ouvrage du christianisme. Toute la pensée de mon livre est donc de montrer comment le christianisme sut tirer, des ruines romaines et des tribus campées sur ces ruines, une société nouvelle, capable de posséder le vrai, de faire le bien et de trouver le beau.

En présence d’un dessein si vaste, je ne me dissimule point mon insuffisance : quand les matériaux sont innombrables, les questions difficiles, la vie courte et le temps plein d’orages, il faut beaucoup de présomption pour commencer un livre destiné à l’applaudissement des hommes. Mais je ne poursuis point la gloire qui ne se donne qu’au génie : je remplis un devoir de conscience. Au milieu d’un siècle de scepticisme. Dieu m’a fait la grâce de naître dans la foi. Enfant, il me prit sur les genoux d’un père chrétien et d’une sainte mère ; il me donna pour première institutrice une sœur intelligente, pieuse comme les anges qu’elle est allée rejoindre. Plus tard les bruits d’un monde qui ne croyait point vinrent jusqu’à moi. Je connus toute l’horreur de ces doutes qui rongent le cœur pendant le jour, et qu’on retrouve la nuit sur un chevet mouillé de larmes. L’incertitude de ma destinée éternelle ne me laissait pas de repos. Je m’attachais avec désespoir aux dogmes sacrés, et je croyais les sentir se briser sous ma main. C’est alors que l’enseignement d’un prêtre philosophe[1] me sauva. Il mit dans mes pensées l’ordre et la lumière ; je crus désormais d’une foi rassurée, et, louché d’un bienfait si rare, je promis à Dieu de vouer mes jours au service de la vérité qui me donnait la paix.

Depuis lors, vingt ans se sont écoulés. À mesure que j’ai plus vécu, la foi m’est devenue plus chère ; j’ai mieux éprouvé ce qu’elle pouvait dans les grandes douleurs et dans les périls publics ; j’ai plaint davantage ceux qui ne la connaissaient point. En même temps, la Providence, par des moyens imprévus et dont j’admire maintenant l’économie, a tout disposé pour m’arracher aux affaires et m’attacher au travail d’esprit. Le concours des circonstances m’a fait étudier surtout la religion, le droit et les lettres, c’est-à-dire les trois choses les plus nécessaires à mon dessein. J’ai visité les lieux qui pouvaient m’instruire, depuis les catacombes de Rome, où j’ai vu le berceau tout sanglant de la civilisation chrétienne, jusqu’à ces basiliques superbes par lesquelles elle prit possession de la Normandie, de la Flandre et des bords du Rhin. Le bonheur de mon temps m’a permis d’entretenir de grands chrétiens, des hommes illustres par l’alliance des sciences et de la foi, et d’autres qui, sans avoir la foi, la servent à leur insu par la droiture et la solidité de leur science. La vie s’avance cependant, il faut saisir le peu qui reste des rayons de la jeunesse. Il est temps d’écrire et de tenir à Dieu mes promesses de dix-huit ans.

Laïque, je n’ai pas de mission pour traiter des points de théologie, et d’ailleurs Dieu, qui aime à se faire servir par des hommes éloquents, en trouve assez de nos jours pour justifier ses dogmes. Mais pendant que les catholiques s’arrêtaient à la défense de la doctrine, les incroyants s’emparaient de l’histoire. Ils mettaient la main sur le moyen âge, ils jugeaient l’Église quelquefois avec inimitié, quelquefois avec les respects dus à une grande ruine, souvent avec une légèreté qu’ils n’auraient pas portée dans des sujets profanes. Il faut reconquérir ce domaine qui est à nous, puisque nous le trouvons défriché de la main de nos moines, de nos bénédictins, de nos bollandistes. Ces hommes pieux n’avaient point cru leur vie mal employée à pâlir sur les chartes et les légendes. Plus tard, d’autres écrivains sont venus aussi relever une à une et remettre en honneur les images profanées des grands papes, des docteurs et des saints. Je tente une étude moins profonde, mais plus étendue ; je veux montrer le bienfait du christianisme dans ces siècles mêmes dont on lui impule les malheurs.

L’historien Gibbon avait visité Rome dans sa jeunesse : un jour que, plein de souvenirs, il errait au Capitole, tout à coup il entendit des chants d’église, il vit sortir des portes de la basilique d’Ara Cœli une longue procession de franciscains essuyant de leurs sandales le parvis traversé par tant de triomphes. C’est alors que l’indignation l’inspira : il forma le dessein de venger l’antiquité outragée par la barbarie chrétienne, il conçut l’Histoire de la Décadence de l’Empire romain. Et moi aussi j’ai vu les religieux d’Ara Cœli fouler les vieux pavés de Jupiter Capitolin ; je m’en suis réjoui comme de la victoire de l’amour sur la force, et j’ai résolu d’écrire l’histoire des progrès à cette époque où le philosophe anglais n’aperçut que décadence, l’histoire de la civilisation aux temps barbares, l’histoire de la pensée échappant au naufrage de l’empire des lettres, enfin traversant ces flots des invasions, comme les Hébreux passèrent la mer Rouge et sous la même conduite, forti tegente brachio. Je ne connais rien de plus surnaturel, ni qui prouve mieux la divinité du christianisme, que d’avoir sauvé l’esprit humain.

On me reprochera peut-être un zèle inopportun, quand les accusations du dix-huitième siècle sont tombées dans l’oubli, que la faveur publique est revenue au moyen âge, qu’elle s’est portée jusqu’à l’excès. Mais, d’une part, il faut peu se confier aux brusques retours de la faveur : elle aime comme les vagues à quitter les rivages qu’elle caresse, et, en suivant de près le mouvement des esprits, on peut déjà reconnaître que plusieurs commencent à s’éloigner des âges chrétiens dont ils admirent le génie, mais dont ils ne supportent pas l’austérité. Il y a au fond de la nature humaine un paganisme impérissable qui se réveille à tous les siècles, qui n’est pas mort dans le nôtre, qui retourne toujours volontiers aux philosophies païennes, aux lois païennes, aux arts païens, parce qu’il y trouve ses rêves réalisés et ses instincts satisfaits. La thèse de Gibbon est encore celle de la moitié de l’Allemagne, elle est celle de toutes les écoles sensualistes qui accusent le christianisme d’avoir étouffé le développement légitime de l’humanité en opprimant la chair, en ajournant à la vie future le bonheur qu’il fallait découvrir ici-bas, en détruisant ce monde enchanté où la Grèce avait divinisé la force, la richesse et le plaisir, pour lui substituer un monde triste, où l’humilité, la pauvreté, la chasteté, veillent au pied d’une croix. D’une autre part, l’excès même de l’admiration qui s’est attachée au moyen âge a ses dangers. On finira par soulever de bons esprits contre une époque dont on veut justifier les torts. Le christianisme paraîtra responsable de tous les désordres dans un âge où on le représente maître de tous les cœurs. Il faut savoir louer la majesté des cathédrales et l’héroïsme des croisades, sans absoudre les horreurs d’une guerre éternelle, la dureté des institutions féodales, le scandale de ces rois toujours en lutte avec le saint-siége pour leurs divorces et leurs simonies. Il faut voir le mal, le voir tel qu’il fut, c’est-à-dire formidable, précisément afin de mieux connaître les services de l’Église, dont la gloire, dans ces siècles mal étudiés, n’est pas d’avoir régné, mais d’avoir combattu. Ainsi j’aborde mon sujet avec horreur pour la barbarie, avec respect pour tout ce qu’il y avait de légitime dans l’héritage de la civilisation ancienne. J’admire la sagesse de l’Église, qui ne répudia pas l’héritage, qui le conserva par le travail, le purifia par la sainteté, le féconda par le génie, et qui l’a fait passer dans nos mains pour qu’il s’y accroisse. Car, si je reconnais la décadence du monde antique sous la loi du péché, je crois au progrès des temps chrétiens. Je ne m’effraye pas des chutes et des écarts qui l’interrompent ; les froides nuits qui remplacent la chaleur des jours n’empêchent pas l’été de suivre son cours et de mûrir ses fruits.

L’histoire n’a pas de spectacle plus commun que celui des générations faibles succédant aux générations fortes, des siècles destructeurs venant après les siècles fondateurs, et, quand ils ne croient faire que des ruines, préparant, sans le savoir, les premières assises d’une construction nouvelle. Quand les barbares renversaient les temples de la vieille Rome, ils ne faisaient que dégager les marbres dont la Rome des papes a bâti ses églises. Ces Goths étaient les pionniers des grands architectes du moyen âge. Voilà pourquoi je remercie Dieu de ces années inquiètes, et, au milieu des terreurs d’une société qui croit périr, de m’avoir engagé dans des études où je trouve la sécurité. J’apprends à ne pas désespérer de mon siècle, en retournant à des époques plus menaçantes, en voyant quels périls a traversés cette société chrétienne dont nous sommes les disciples, dont nous saurions être au besoin les soldats. Je ne ferme point les yeux sur les orages des temps présents ; je sais que j’y peux périr, et avec moi cette œuvre, à laquelle je ne promets pas de durée. J’écris cependant, parce que, Dieu ne m’ayant point donné la force de conduire une charrue, il faut néanmoins que j’obéisse à la loi du travail et que je fasse ma journée. J’écris comme travaillaient ces ouvriers des premiers siècles, qui tournaient des vases d’argile ou de verre pour les besoins journaliers de l’Église, et qui, d’un dessin grossier, y figuraient le bon Pasteur ou la Vierge avec des saints. Ces pauvres gens ne songeaient pas à l’avenir ; cependant, quelques débris de leurs vases, trouvés dans les cimetières, sont venus, quinze cents ans après, rendre témoignage et prouver l’antiquité d’un dogme contesté.

Nous sommes tous des serviteurs inutiles ; mais nous servons un maître souverainement économe et qui ne laisse rien perdre, pas plus une goutte de nos sueurs qu’une goutte de ses rosées. Je ne sais quel sort attend ce livre, ni s’il s’achèvera, ni si j’atteindrai la fin de cette page qui fuit sous ma plume. Mais j’en sais assez pour y mettre le reste, quel qu’il soit, de mon ardeur et de mes jours. Je continue d’accomplir ainsi les devoirs de l’enseignement public ; j’étends et je perpétue, autant qu’il est en moi, un auditoire que je trouvai toujours bienveillant, mais trop souvent renouvelé. Je vais chercher ceux qui m’écoutèrent un moment, et qui, en sortant de l’école m’ont gardé quelque souvenir. Ce travail résumera, refondra mes leçons et le peu que j’ai écrit.

Je le commence dans un moment solennel et sous de sacrés auspices. Au grand jubilé de l’an 1300, et le vendredi saint, Dante, arrivé, comme il le dit, au milieu du chemin de la vie, désabusé de ses passions et de ses erreurs, commença son pèlerinage en enfer, en purgatoire et en paradis. Au seuil de la carrière, le cœur un moment lui manqua ; mais trois femmes bénies veillaient sur lui dans la cour du ciel : la Vierge Marie, sainte Lucie et Béatrix. Virgile conduisait ses pas, et, sur la foi de ce guide, le poëte s’enfonça courageusement dans le chemin ténébreux. Ah ! je n’ai pas sa grande âme, mais j’ai sa foi. Comme lui, dans la maturité de ma vie, j’ai vu l’année sainte, l’année qui partage ce siècle orageux et fécond, l’année qui renouvelle les consciences catholiques. Je veux faire aussi le pèlerinage de trois mondes, et m’enfermer d’abord dans cette période des invasions, sombre et sanglante comme l’enfer. J’en sortirai pour visiter les temps qui vont de Charlemagne aux croisades, comme un purgatoire où pénètrent déjà les rayons de l’espérance. Je trouverai mon paradis dans les splendeurs religieuses du treizième siècle. Mais, tandis que Virgile abandonne son disciple avant la fin de la course, car il ne lui est pas permis de franchir la porte du ciel, Dante, au contraire, m’accompagnera jusqu’aux dernières hauteurs du moyen âge, où il a marqué sa place. Trois femmes bénies m’assisteront aussi : la Vierge Marie, ma mère et ma sœur ; mais celle qui est pour moi Béatrix m’a été laissée sur la terre pour me soutenir d’un sourire et d’un regard, pour m’arracher à mes découragements, et me montrer sous sa plus touchante image cette puissance de l’amour chrétien dont je vais raconter les œuvres.

Et maintenant, pourquoi donc hésiterais-je à imiter le vieil Alighieri, et à terminer cette préface comme finit celle de son Paradis, en mettant mon livre sous la protection du Dieu béni dans tous les siècles ?

  1. M. l’abbé Noirot, professeur de philosophie au collège de Lyon.