Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/012

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 55-60).

XII
À M. ERNEST FALCONNET.


Paris, 25 mars 1832.

Mon cher Falconnet,

J’ai vu avec plaisir, je dirais presque avec reconnaissance, l’intérêt que tu portes à mes efforts pour soutenir la cause de l’Évangile. Je continuerai de t’entretenir sur ce sujet et je te ferai savoir tout ce qui s’accomplira autour de nous pour le triomphe de cette divine cause : Je t’avais raconté nos premières escarmouches, je me réjouis de t’apprendre que nous avons livré, il y a quelques semaines un plus sérieux combat. C’est la chaire de philosophie, c’est le cours de Jouffroy qui a été notre champ de bataille. Jouffroy, l’un des plus illustres rationalistes de nos jours, s’était permis d’attaquer la révélation, la possibilité de la révélation même : un catholique, un jeune homme lui adressa quelques observations par écrit ; le philosophe promit d’y répondre ; il attendit durant quinze jours, pour préparer ses armes sans doute, et au bout de ce temps, sans lire la lettre, il l’analysa à sa manière et essaya de la réfuter. Le catholique, voyant qu’il était mal compris, présenta une seconde lettre au professeur ; celui-ci n’en tint pas compte, il n’en fit point mention et continua ses attaques, jurant que le catholicisme répudiait la science et la liberté. Alors nous nous réunîmes, nous dressâmes une protestation où étaient énoncés nos vrais sentiments elle fut revêtue à la hâte de quinze signatures et adressée à M. Jouffroy. Cette fois, il ne put se dispenser de nous lire. Le nombreux auditoire, composé de plus de deux cents personnes, écouta avec respect notre profession de foi. Le philosophe s’agita en vain pour y répondre, il se confondit en excuses, assurant qu’il n’avait point voulu attaquer le christianisme en particulier, qu’il avait pour lui une haute vénération, qu’il s’efforcerait à l’avenir de ne plus blesser les croyances. Mais surtout il a constaté un fait bien remarquable, bien encourageant pour l’époque actuelle. « Messieurs, nous a-t-il dit, il y a cinq ans, je ne recevais que des objections dictées par le matérialisme ; les doctrines spiritualistes éprouvaient la plus vive résistance : aujourd’hui les esprits ont bien changé, l’opposition est toute catholique. »

Il était triste de le voir s’escrimant à résoudre, par les seules forces de la raison, le problème des destinées humaines ; chaque jour des contradictions, des absurdités, des aveux involontaires, lui échappent. Dernièrement il osait soutenir qu’il était faux qu’il y eût des justes malheureux et des méchants épargnés dans ce monde. Hier, il confessait que les besoins intellectuels sont immenses ; que la science, loin de les combler, ne sert qu’à en faire voir toute l’étendue et conduit l’homme au désespoir, en lui montrant l’impossibilité d’arriver à la perfection. Il confessait que les connaissances matérielles ne suffisent point à notre esprit, et qu’après les avoir épuisées, il éprouvait un grand vide et se trouvait invinciblement poussé à chercher des lumières surnaturelles. Il reconnaissait enfin qu’il faudrait à la raison un haut degré de développement pour qu’elle pût devenir la base de notre conduite morale. Tu vois que de ces trois faits résulte évidemment la nécessité d’une révélation.

Mon cher ami. ils font peine, ces philosophes du rationalisme ! Si tu savais combien grand est leur orgueil, quelle haute idée ils ont d’eux-mêmes, quel mépris pour les autres, quel amour-propre anime leurs paroles et leurs écrits ! si tu les voyais briguer les applaudissements de la jeunesse qui les écoute, et au milieu de leurs forfanteries, reconnaître à chaque instant leur faiblesse et proclamer le désespoir qui les ronge : le désespoir ! Si tu entendais leurs attaques contre le christianisme servilement renouvelées des vieilles déclamations voltairiennes et leurs propositions extravagantes ; si par exemple, tu leur entendais dire, pour combattre les miracles, que les lois de la nature sont hors de notre portée, et que par conséquent nous n’en pouvons apprécier les dérogations, et que la résurrection d’un mort n’offrirait rien de miraculeux aux savants d’aujourd’hui ; ami, si tu entendais, si tu voyais tout cela, ne féliciterais-tu pas le christianisme d’avoir de pareils adversaires ?

Courage donc, car nos ennemis sont faibles ; courage, car les docteurs de l’incrédulité pourraient être confondus par le dernier de nos vicaires de campagne ; courage, car l’œuvre de Dieu s’opérera, elle s’opérera par les mains de la jeunesse actuelle, peut-être même par les nôtres.

Pour toi, prépare-toi à la lutte par la pratique de cet Évangile que tu es appelé à défendre. Prie, prie pour nous, qui commençons à prendre carrière et qui te tendons la main avec une grande et fraternelle amitié ; oui, tu as déjà-ici des amis qui ne te connaissent pas, qui t’attendent et qui t’ouvriront leurs bras quand tu viendras te mêler parmi eux.

Vois quelquefois M. Noirot, use de ses conseils, abuse de sa patience. J’ai reçu de lui une excellente lettre.

J’ai achevé de traduire de l’allemand un opuscule curieux de Bergman sur la religion du Thibet. J’ai commencé la version d’un livre thibétain qu’il a traduit en allemand. C’est une genèse, un système cosmogonique où sont fortement empreintes les traces de la révélation.

M. de Coux a commencé son cours d’économie politique, plein de profondeur et d’intérêt. Je t’engage à souscrire. Il y a foule à ses leçons, parce que, dans ses leçons, il y a de la vérité et de la vie, une grande connaissance de la plaie qui ronge la société et un remède qui seul peut la guérir.

Je lis les ouvrages de M. Ballanche avec plaisir et, j’espère, avec fruit : ils renferment de grandes idées mêlées à un certain nombre d’erreurs sur la philosophie de l’histoire : Je lis aussi le célèbre Vico. Enfin je poursuis l’étude de l’hébreu. Je t’en prie, occupe-toi sérieusement de recherches historiques et traditionnelles, car tout est là. Souviens-toi toujours de ton ami.




Ce fut le désir d’un enseignement spécial, de nature à détruire les mauvais effets du cours de M. Jouffroy et d’autres professeurs rationalistes, qui détermina la demande adressée l’année suivante, par les étudiants catholiques, à Monseigneur de Quélen pour obtenir les conférences de Notre-Dame. Une pétition, couverte de cent signatures, fut remise à Monseigneur dans les premiers jours de juin 1855 par MM.  Ozanam, Lejouteux et de Montazet, petit-neveu de l’archevêque de ce nom, tous trois étudiants en droit[1]. Monseigneur les reçut avec une grande bonté, les fit causer longtemps. Ils exposèrent le projet qu’ils étaient venus soumettre ; on proposa quelques noms, ils insistèrent sur l’état des esprits. Monseigneur leur dit qu’il s’occuperait de leur demande et qu’il croyait que le moment n’était pas loin où la religion sortirait triomphante de la lutte. « Oui, dit-il, j’en ai le pressentiment, quelque chose de grand se prépare, Dieu se ménage une victoire éclatante. » Puis il bénit ces trois jeunes gens, et, les embrassant, avec effusion, il leur dit « J’embrasse en votre personne toute la jeunesse catholique. »



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  1. Monseigneur résidait alors rue Saint-Jacques, no 193, au couvent des Dames-Saint-Michel.