Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/015

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 81-86).

XV
À SA MÈRE.
Paris, 19 juin 1833.

Ma chère maman,

Je vous avais promis le récit, d’une de mes journées, et cette promesse n’est pas la chose du monde la plus facile à tenir. Car d’abord, comme dit le Sage, le juste pèche sept fois par jour ; et moi qui ne suis juste qu’à demi, je dois pécher quatorze fois au moins ce seraient donc quatorze sottises qu’il faudrait narrer l’une après l’autre, depuis la paresse qui me retient au lit le matin, jusqu’à la nonchalance qui me fait perdre bien du temps à causer avec quelqu’un le soir. Puis, quelle espèce de journée vous conterai-je ? Sera-ce quelque jour obscur de la semaine, un jour ouvrable, un jour de misère et de procédure civile ? ou bien sera-ce quelque radieux dimanche avec ses pieux offices et ses plaisirs tranquilles, ou enfin quelqu’une de ces rares journées de fêtes et de réjouissances, comme on en passe une ou deux seulement toutes les années, avec d’aimables compagnons, sous un ciel pur, au milieu de riantes campagnes. Si je vous disais que le jour de la Fête-Dieu, trois jeunes écervelés sortaient de Paris par les Champs-Elysées, à huit heures du matin, je piquerais votre curiosité peut-être. Si je vous annonçais qu’à dix heures une trentaine d’étudiants assistaient à la procession de Nanterre, j’édifierais votre piété sans doute si j’ajoutais qu’à six heures du soir vingt-deux desdits individus se reconfortaient autour d’une table à Saint-Germain en Laye, je pourrais vous intriguer encore. Enfin, si je vous révélais qu’à minuit et quart ou environ, trois jouvenceaux, frappaient à la porte, rue des Grès, n° 7, qu’ils avaient l’esprit gai, les jambes un peu moulues et les souliers couverts de poussière, et que l’un d’entre eux, aux cheveux châtains, au nez large, aux yeux gris, est fort de votre connaissance, pour le coup, que diriez-vous, ma bonne petite mère ? Vous diriez Oh ! oh ! ceci m’a l’air d’une folle aventure !... ceci ressemble beaucoup à une équipée d’étourneaux et, n’était la moralité de la procession, je ferais peut-être mes grands yeux blancs. Eh bien donc, je vois que j’ai touché la corde et que j’ai rencontré, parmi les deux cent trente jours de mon pèlerinage dans la capitale, précisément celui qui peut appeler votre intérêt.

Vous savez qu’à Paris comme à Lyon, mais pour des motifs beaucoup plus plausibles, les processions sont interdites ; mais, parce qu’il plaît à quelques perturbateurs de parquer le catholicisme dans ses temples au sein des grandes villes, ce n’est pas une raison pour de jeunes chrétiens à qui Dieu a donné une âme un peu virile, de se priver des plus touchantes cérémonies de leur religion. Aussi s’en est-il trouvé quelques-uns qui avaient songé à. prendre part à la procession de Nanterre, Nanterre, paisible village, patrie de la bonne sainte Geneviève.

Le rendez-vous est donné un peu tard, il est vrai, et seulement dans un petit cercle d’amis. Le dimanche se lève serein et sans nuage, comme si le ciel eût voulu le fêter de ses pompes. Je pars de bon matin avec deux amis, nous nous arrêtons pour déjeuner à la barrière de l’Étoile, nous arrivons des premiers à l’humble rendez-vous. Peu à peu la petite troupe se grossit, et bientôt nous nous trouvons trente. D’abord, toute l’aristocratie intellectuelle de la conférence: Lallier, Lamache, dont je vous montrerai d’excellents travaux historiques, Charruel, saint-simonien converti, de la Noue, fils de l’ancien président de la cour royale de Tours, et qui fait de si beaux vers puis M. Lejouteux, des Languedociens, des Francs-Comtois, des Normands et des Lyonnais surtout ; et votre serviteur très-humble; la plupart portant moustaches, cinq ou six comptant cinq pieds huit pouces. Nous nous mêlons parmi les paysans qui suivent le dais: c’est

plaisir pour nous de coudoyer ces braves gens, de chanter avec eux et de les voir s’émerveiller de notre bonne tournure et s’édifier de notre religion. La procession était nombreuse et pleine d’une élégante simplicité, toutes les maisons tendues, les chemins jonchés de fleurs : il y avait une foi, une piété difficiles à décrire; de bons vieillards, qui n’avaient pu suivre le cortège, l’attendaient au passage c’était principalement devant leurs maisons que les reposoirs étaient dressés la cérémonie dura près de deux heures. Ensuite, nous assistâmes à la grand’messe, où la foule affluait jusqu’au dehors des portes de l’église. Au sortir du saint sacrifice, nous nous réunissons sur la place, et quelqu’un de nous, Henri, je crois, propose d’aller dîner à Saint-Germain en Laye. Six ou huit poltrons objectent la distance on les laisse dire et rebrousser chemin, et nous voilà vingt-deux, par groupes de trois ou quatre seulement, pour ne pas faire de trouble, battant de nos semelles la route de Saint-Germain. Le plaisir double la vitesse de nos jambes, et, tout en ramassant des fraises dans les bois, nous arrivons au terme de notre expédition. Nous entrons un quart d’heure à l’église, où l’on chantait vêpres puis nous visitons le magnifique château, si riche en souvenirs, si fier de son antiquité. Après avoir pris nos ébats sur l’immense terrasse, nous nous portons tous ensemble chez un respectable restaurateur, qui mit garnison au logis pour quarante sous par tête. Ici, était la partie scabreuse de l’entreprise : que de vertus ont échoué, contre les séductions du dessert! que de sagesses sont venues se briser contre un verre de mousseux champagne! Nous sûmes éviter le péril par la fuite, et le modeste mâconnais, doublement baptisé par le maître de céans et par nous, fut la seule liqueur admise au festin. Aussi personne ne roula sous la table, personne ne chargea les épaules de ses camarades d’un importun fardeau. Nous repartîmes à la fraîcheur du soir la lune ne tarda pas à nous éclairer à travers les arbres : c’était un délicieux moment. Nous avions rempli nos devoirs envers Dieu en lui rendant l’hommage qui lui était dû, envers nos frères en leur donnant un bon exemple, envers nous-mêmes en nous procurant un plaisir pur, en nous donnant un témoignage de réciproque amitié. Longtemps nous nous suivions à de courts intervalles, causant ensemble des douces impressions de cette journée, et ne regrettant qu’une chose, l’absence de ceux qui nous sont le plus chers. La nuit close, nous nous perdîmes de vue quelques-uns montèrent en voiture à Neuilly, et pour moi, j’arrivai avec deux autres à mon domicile. Le lundi venait de commencer.

Mon cœur sait combien de fois j’ai pensé à vous tous dans ce jour, l’un des plus charmants de ma vie !

                     ____________ Les vacances de 1833 furent pour Ozanam les plus belles 

que puisse rêver un jeune homme de vingt ans : toute la famille partit pour l’Italie. Pendant que madame Ozanam restait auprès d’une sœur mariée à Florence, le père et ses deux fils aînés visitaient Rome, Naples, Lorette, Milan, etc. La correspondance d’Ozanam n’a gardé que peu de traces de ce voyage, et dans les notes assez courtes qu’il prend, rien ne montre un sentiment bien vif des beautés de la nature qu’il devait sentir plus tard d’une manière si exquise. Les chefs-d’œuvre de l’art le frappent davantage, la poésie l’enchante ; mais la pensée philosophique qui le domine le suit partout. « Lorsque, réalisant un pèlerinage souvent rêvé, écrit-il « plus tard, on est allé visiter Rome, et qu’on a monté avec « le frémissement d’une curiosité pieuse le grand escalier du « Vatican, après avoir parcouru les merveilles de tous les âges « et de tous les pays du monde, réunies dans l’hospitalité de « cette magnifique demeure, on arrive à un lieu qui peut être appelé le sanctuaire de l’art chrétien : ce sont les Chambres de Raphaël. » Là, devant la Dispute du Saint-Sacrement, devant cet immortel chef-d’œuvre, il est saisi d’une admiration enthousiaste ; mais que voit-il tout d’abord, qu’est-ce qui le frappe ? C’est Dante couronné de lauriers. Pourquoi l’image d’un tel homme, se demande-t-il, a-t-elle été placée parmi celles des plus vénérables défenseurs de la foi ? Cette pensée, qui jaillit dans son intelligence, le tourmente, le poursuit, et deviendra le sujet de sa thèse et de son premier livre, qu’il mûrira, qu’il travaillera pendant six ans, jusqu’à ce qu’il en ait fait : Dante, ou la philosophie catholique au treizième siècle.

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