Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/034

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 184-189).

XXXIV
À M.L...
Lyon, 23 novembre 1835.

Mon cher ami,

Votre bonne lettre que j’ai reçue, il y a environ un mois, m’a été d’une grande consolation; rien n’est en effet plus consolant que le souvenir de ceux auxquels on est étroitement attaché par le coeur. Je crois vous l’avoir déjà dit les douceurs de la famille sont bien précieuses, le sang .a des droits innés et imprescriptibles ; mais l’amitié a des droits acquis et sacrés des jouissances qui ne se suppléent pas ; les parents et les amis sont deux sortes de compagnons que Dieu nous a donnés pour faire la route de la vie, la présence des uns ne peut faire oublier l’absence des autres. Faut-il donc que nous ne puissions avoir de bonheur sans mélange, ni de plaisirs sans regrets ? Que nous ne puissions nous rapprocher de ceux qui nous sont chers qu’en nous séparant d’autres qui nous sont chers aussi ? Dieu veut-il par ces séparations continuelles nous faire faire un apprentissage de la mort ? Nous ne pouvons passer nulle part sans y laisser quelque lambeau de nos affections, comme les agneaux qui laissent leur laine aux épines. Durant le court voyage que je fis il y a deux. ans en Italie, j’éprouvai bien cette fatalité de notre nature. Toutes ces belles choses que je contemplai me causèrent moins de joie à la première vue que de tristesse au moment du départ. J’entrai à Rome en baillant, j’en sortis les larmes aux yeux. Rome, Florence, Lorette, Milan, Gênes, tous ces endroits ont gardé quelque chose de moi-même, et, toutes les fois que j’y songe, il me semble que je dois y retourner prendre ce quelque chose qui est resté. Or, si des monuments, des souvenirs, des paysages, ont ainsi divisé et captivé mon âme, que ne doivent pas avoir fait sur elle de bons et excellents amis, dont les sympathies l’ont tant de fois consolée, dont les exemples l’ont soutenue, qui l’ont empêchée d’être seule et de se perdre ? C’est pourquoi je m’attriste en songeant que cette année prochaine sera la dernière que je passerai à Paris. Je suis heureux auprès de mes parents, il me semble qu’ils ont besoin de moi, je sens que j’ai besoin d’eux, je ne pourrai me décider à les abandonner dans leur vieillesse ; et cependant il me sera dur, il me sera cruel de quitter le lieu de mon exil, de dire adieu à ceux qui me l’ont rendu supportable, de dire adieu à nos réunions fraternelles, mais par dessus tout à vous et à Pessonneaux. Vous m’avez donné une preuve de votre profond et cordial attachement en prenant un intérêt si vif à ce que je vous disais de ma mère. Peut-être le dois-je a la ferveur de vos prières, elle est maintenant beaucoup mieux et ne me donne plus d’inquiétude. Mes sinistres pressentiments se sont enfuis, et j’espère conserver longtemps encore celle de qui j’ai reçu tout ce qu’il peut y avoir de bon en moi. J’espère la conserver longtemps, et la payer selon mon pouvoir des peines, des sueurs et des larmes que je lui ai coûtées. Que je vous plains d’être privé d’un tel bonheur !

Mais, si mon ange gardien est sur la terre, le vôtre est au ciel si le mien est plus près de moi, le vôtre est plus près de Dieu. Ce que je dois à ses conseils, vous le devez à ses intercessions. Vous savez le grand mystère de la communion des saints. Vous savez que, ce mystère ne nous permet point de nous croire seuls ici-bas, et qu’il nous environne des âmes. les plus excellentes et les plus chères comme d’autant de témoins et de patrons glorieux, atin que le cœur ne nous défaille pas dans nos épreuves. Et puis la vie est bien courte ; et bientôt viendra l’heure où, selon le langage de la sainte Écriture, nous irons rejoindre notre peuple, ce grand peuple qui nous a précédés dans les sentiers de la foi et de l’amour. Oh soyons bons pendant dix, vingt, trente ou quarante ans encore, et alors se lèvera pour nous le jour du rendez-vous éternel.

Mon cher ami, je vous dois beaucoup de remercîments pour avoir bien voulu vous charger de l’ingrat office de corriger mes élucubrations. Je sais combien il est ennuyeux de revoir des épreuves, et plus encore celles d’autrui. Vous aurez su quelles ont été mes lenteurs dans l’élaboration de cet interminable article. Mais ce que vous n’avez pu savoir, ce sont les peines, c’est le travail qu’il m’a demandé. J’avais grandement raison de reculer devant la difficulté du sujet. Il s’est trouvé que l’histoire de saint Thomas de Cantorbéry avait été traitée par trois ou quatre auteurs modernes, entre lesquels Hume, Thierry et Michelet, qui l’ont défigurée chacun dans l’intérêt de son système, et il a fallu rétablir contre eux la vérité. Il s’est trouvé que la querelle du Saint et du roi d’Angleterre roulait sur plusieurs points de droit canon, et qu’il a fallu s’initier au droit canon dont on n’avait pas la moindre idée. Il s’est trouvé que cette histoire particulière se liait à l’histoire générale de l’époque, et il a fallu bouleverser les anciennes chroniques d’Angleterre, les Annales de Barohius, etc. Enfin j’avais à craindre de tomber, tantôt dans un style ascétique que les gens du monde n’eussent pas compris, tantôt dans des idées mondaines, dans des idées philosophiques ou politiques qui eussent peut-être scandalisé les gens de bien. Je ne pouvais

donc faire un pas en avant sans m’entendre crier : Gare! Je suis resté des jours entiers dans ma a chambre sans pouvoir écrire une ligne. D’autres fois je passais de longues heures avec ma mère et mon petit frère occupé à faire l’enfant, et j’oubliais mon rôle austère d’écrivain.

Enfin, Dieu merci, je suis arrivé au terme, et hier j’ai envoyé la fin. Je crains d’avoir mutilé, abîmé une histoire magnifique, pleine d’utiles leçons pour le siècle présent. Ce n’était pas un article. qu’il fallait faire sur saint Thomas, c’était un livre .[1] Mais pour cela il fallait que le livre fût bon. Dieu sait du moins que j’ai eu l’intention de bien faire, et que deux fois, étant allé à Fourvières, je -me suis agenouillé devant l’autel de saint Thomas de Cantorbéry et lui ai demandé, avec le peu de. ferveur dont je suis capable, de m’assister dans un travail entrepris à sa gloire. Dans tous les cas, ce travail ne me sera pas sans fruit j’espère que ce ne sera pas en vain que j’aurai vu de si près un grand Saint, que je serai descendu en quelque sorte jusque dans ses entrailles, j’espère que j’en aurai rapporté quelque souvenir qui ne me sera pas inutile dans les combats de la vie. J’aurai appris, d’un autre côté, combien la science est insuffisante pour conduire l’homme à l’accomplissement de ses destinées immortelles.

Adieu, cher ami, ma mère désire extrêmement vous connaître. Nous comptons sur votre visite pour les prochaines vacances. J’ai une jolie chambre à deux lits ; il y en a un pour vous.


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  1. Œuvres complètes de A.-F. Ozanam, t. VII.