Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/006

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 31-35).

VI
À M. ERNEST FALCONNET.
Paris, 20 novembre 1831.

Mon cher Falconnet,

Maman me dit qu’en entendant lire ma lettre, tu te comparais à un frère qui entend lire une lettre de son frère. Voilà une comparaison qui part du cœur et qui m’a bien touché, je t’assure. Oui, mon ami, nous sommes frères, frères de foi et d’études, frères ; d’âge et de projets, destinés à parcourir la même carrière ; nos deux vies seront sœurs, elles marcheront ensemble se tenant compagnie l’une à l’autre et tendant vers le même but. Fils d’un, même sang, une même pensée remue nos jeunes âmes, nos regards se portent vers un même avenir. N’as-tu pas épanché en moi tes sentiments, tes joies et tes douleurs ? et moi, ne t’ai-je pas révélé mes plaisirs, mes tristesses, mes espérances ? Oui, Dieu nous fit frères, il mit en nous la sainte fraternité de l’esprit, il l’a bénie, il en a fait la condition de nos destinées, qui seront belles peut-être. Ne dis donc plus que je t’oublie. Moi, j’oublierais ce bon Ernest, ce cousin, cet ami de mon cœur, avec lequel j’ai passé des heures si douces, des journées si pleines! Oh !ne le crois pas : bien souvent tu es présent à mon esprit bien souvent, en causant avec Henri Pessonneaux, avec nos amis lyonnais, ton nom se mêle à nos discours, nous faisons mémoire de toi.

Puisque tu me demandes mon avis sur tes idées, je t’avoue que je crois qu’il y a confusion de ta part sur un point. Je vois une grande différence entre l’époque patriarcale et l’époque théosophique. Chez le patriarche il y a foi : héritier de la croyance pure et sans mélange, il adore le Dieu esprit, il est monothéiste ; son culte est aussi peu compliqué que sa religion. Les sacrifices humains lui sont inconnus. Le patriarche représente la société tout entière à laquelle il préside. Mais vient un âge où les hommes plus nombreux ont aussi plus de besoins, où les peuples se forment, où les conditions se dessinent, se limitent, où chacun prend un état. Alors, préoccupés par l’exercice de leurs fonctions spéciales, renfermés dans les bornes de leurs travaux, les hommes laissent le soin de prier. et d’enseigner à ceux que leur génie appelle plus spécialement à cette fonction, le sacerdoce s’élève : de domestique il devient public, il devient à son tour un état, une profession, quelquefois une caste.

A cet instant la religion cesse de pénétrer dans les familles et de s’asseoir au foyer, elle s’enferme dans les temples elle ne s’exprime plus comme une instruction familière par la bouche du père, elle est enseignée par initiation, elle parle par la voix des pontifes. Le patriarche, occupé du soin de sa maison et de la nourriture de ses fils, priait dans la simplicité du cœur, sans avoir le loisir de méditer la doctrine. Mais le prêtre, seul avec ses pensées, attaché par devoir à l’enseignement théologique sans autre soin, sans autre inquiétude, pourra-t-il s’abstenir de méditer, de contempler ce qui est devenu l’objet de sa vie tout entière ? Puis l’imagination et la raison, s’emparant tour à tour du dogme pour le commenter et l’embellir, pour l’approfondir, ou même pour le déguiser aux yeux vulgaires, ne finiront-elles pas par élever à frais communs l’immense édifice de la mythologie ? Ceci s’applique à toutes les castes, à tous les collèges de prêtres Druides, Shamanéens, Brahmes, Scaldes, Sibylles, initiateurs de toutes les contrées, de Samothrace, de l’Égypte et de la Grèce. En Israël, c’est la tribu de Lévi, dépositaires des traditions à partir de Moïse ; Moïse et Aaron, prêtres et législateurs, succèdent à l’époque patriarcale d’Abraham et de Jacob, à l’instant où les Hébreux devenaient peuple.

Ainsi le patriarche, c’est l’homme primitif, c’est l’homme qui croit. Il y a synthèse dans sa pensée. Le théosophe, sagesse, science, c’est l’homme de la seconde époque, celui qui réfléchit c’est l’homme de l’analyse qui isole les faces diverses de la réalité, les assimile à son imagination, à tort le plus souvent, à raison quelquefois.

Voilà une dissertation bien longue, tu en feras ce qu’il te plaira et tu me diras ce que tu en penses. J’attends avec impatience ton manuscrit, et je l’annoterai avec sévérité. MM. de Chateaubriand et Ballanche m’ont bien accueilli. M. Ballanche m’a dit dans la conversation « Toute religion renferme nécessairement une théologie, une psychologie et une cosmologie. » N’est-ce point là ce que nous disions un jour ensemble ? N’est-ce point là cette triade mystérieuse dans laquelle toute science vient. se résoudre ? N’est-ce point là la métaphysique transcendantale, dans laquelle viennent se résumer toutes les connaissances humaines ?Et n’est-ce pas une manière d’entendre l’apôtre saint Paul, quand il énonce que toute science est renfermée dans la science de Jésus crucifié ?

Je t’engage à soumettre toutes ces idées pêle-mêle avec les tiennes à M. Noirot et à me rapporter son avis. Vois-le souvent, présente-lui mes respects et assure-le que je vais prochainement l’importuner de mes lettres

Je verrai M. de Montalembert, et peut-être M. de la Mennais demain ou après-demain, avant leur départ pour Rome[1]. Jusqu’ici Paris ne m’a point enchanté j’ai pourtant beaucoup vu. Je n’ai point de grandes facilités pour travailler, vu mon inexpérience, mon ignorance des ressources et l’état provisoire où je me trouve. J'espère parvenir à fonder la réunion dont je t’ai parlé, j’ai déjà des données pour cela ; Pessonneaux partage nos projets et me tient volontiers compagnie. Adieu, mon bon ami que Dieu bénisse nos efforts !

  1. M. de la Mennais demeurait alors rue de Vaugirard, 98 ; il avait suspendu, le 15 septembre la publication de l'Avenir , et ; le 31 décembre 1851, il arrivait à Rome accompagné de l’abbé Lacordaire et de M. de Montalembert.