Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/048

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 268-272).

XLVIII
À .M.L.
Lyon, 7 février 1858

Mon cher ami,

Janmot ne partira pas sans vous porter quelques lignes de moi, non dans son intérêt, vous savez trop combien nous l’aimons tous pour qu’il ait besoin d’être rappelé a votre mémoire, mais dans le but de m’acquitter de la dette que je contractai naguère avec vous en vous écrivant une si courte et si brusque lettre. L’affaire dont je vous parlais marche a sa conclusion. Le conseil municipal n’attend que l’approbation du budget de la ville par le ministre de l’intérieur pour procéder à la nomination des candidats. J’ai fait plus de soixante visites, j’ai vu trente-quatre conseillers municipaux, et, grâce aux bontés de bien des gens, j’ai acquis la certitude presque entière d’être présenté. Je ne sais pourquoi, je me sens pressé à vous mêler dans cette affaire, ou plutôt vous savez déjà de quelle espé rance rance je me flatte. Si je parviens a ce poste où tout le monde m’annonce la formation d’une clientèle que je ne veux pas exploiter, il ne tiendra qu’à vous devenir partager avec moi l’avantage de cette position. Dans une ville où les réputations percent plus promptement, où vous avez déjà tant d’affections et tant d’estimes acquises, vous vous trouveriez peut-être .mieux qu’a Paris.

Cette proposition est sérieuse et consciencieuse de ma part, si intéressée qu’elle puisse paraître. En présence des ruines qui se font dans la famille que la nature m’avait donnée, j’ai besoin que celle que me crée l’amitié ne m’abandonne point. J’assiste tous les jours au plus douloureux des spectacles, la décadence des forces de ma pauvre mère ; en même temps que se perd sa vue, s’affaiblit son énergie morale ; sa sensibilité semble s’augmenter en proportion avec toutes les inquiétudes, toutes les tristesses qui se peuvent concevoir dans une âme comme la sienne. Au lieu donc de trouver en elle l’appui nécessaire à mon âge et à mes premiers pas dans le monde, il faut que je la soutienne, de la parole comme du bras. Les missions continuelles de mon frère aîné m’ôtent la ressource de ses bons conseils, et peut-être les desseins de Dieu sur lui l’entraîneront-ils encore plus loin de moi. Mais c’est surtout la communication des sentiments et des idées, c’est la sympathie, l’encouragement intellectuel, l’assistance morale, ce sont les offices intimes de l’amitié qui me manquent, et dont la rareté me fait beaucoup souffrir. Je les rencontre pourtant, mais moins fréquents qu’il ne faudrait dans notre Société de Saint-Vincent de Paul. Ces soirées hebdomadaires sont une des plus grandes consolations que la Providence m’ait laissées. Et particulièrement mes rapports, trop peu multipliés a mon gré, avec Chaurand, Arthaud, la Perrière, me rappellent les meilleurs jours de Paris. Nos œuvres se soutiennent ; mais, si elles s’accroissent, c’est comme l’alluvion : Incrementum latens. La division en deux conférences n’a pas eu de fâcheux effets, sans que ses résultats nous aient donné jusqu’ici une bien vive satisfaction. Quatre réunions d’un genre moins sérieux auront lieu cet hiver pour remettre en présence les membres ainsi séparés, pour multiplier les liaisons réciproques, et placer un peu de notre côté cet allié puissant qui se, met souvent au service de nos ennemis, le plaisir. Votre lettre a ranimé pour l’œuvre des militaires l’ardeur qui commençait à languir : vous ne sauriez croire quelle magie il y a dans les paroles venues de loin, et dans le suffrage d’un si grand nombre d’amis. Les liens qui nous rattachent à la Société de Paris sont comme ceux qui unissaient ces jumeaux célèbres dont la séparation fit la mort : le sang et la vie y circulent intérieurement. Courage donc, chers amis; nos aînés dans la pratique du bien, soyez toujours nos modèles. Il me semble quelquefois que la Société de Saint-Vincent de Paul, ainsi placée aux portes des écoles, c’est-à-dire aux sources de la génération nouvelle, de cette génération destinée a occuper un jour des positions sociales d’où s’exercent toutes les influences, pourrait donner quelque impulsion heureuse à notre pauvre société française et par la France, au monde entier. Il me semble que Lacordaire est le Pierre l’Ermite de la croisade dont il vient si bien de marquer les camps et les bannières. Voyez comme des villes d’Irlande à celles du Rhin les signes de ralliement se répètent ; c’est à nos cités de les répéter à leur tour à l’Espagne, à l’Italie défaillantes. J’aurais voulu une manifestation de la jeunesse parisienne au sujet de l’affaire de Cologne [1]. Vous rappelez-vous le jour où Lacordaire demandait à Dieu des Saints ? On vous donne des Thomas de Cantorbéry, et vous ne les saluez pas d’un cri d’admiration ? Il me paraît pourtant qu’à ce coup les Sarrasins du rationalisme nous avaient fait une belle position pour le combat, et que c’était l’occasion de crier : Dieu le veut !

Il vous appartient, par votre ancienneté et votre charge dans la Société de Saint-Vincent de Paul, de la ranimer de temps à autre par des inspirations nouvelles, qui sans nuire à son esprit ancien, préviennent les dangers d’une trop monotone uniformité. Prenons garde de ne point nous renfermer dans des habitudes trop restreintes, dans certaines limites infranchissables de nombre et de durée. Pourquoi les conférences de Saint-Étienne et de Saint-Sulpice ne peuvent-elles dépasser cinquante membres assidus ? Songeons-y.

Adieu, mon cher L… je me laisse entraîner à une impétuosité qui vous paraîtra peut-être bien juvénile dans un homme que cette année écoutée devrait avoir beaucoup vieilli. Adieu, il faut finir mais je ne finis pas, je vous assure, de songer à vous, et de prier pour votre bonheur Celui en qui je suis pour toujours

Votre ami.

  1. Dans le courant de l’année 1837, un conflit éclata entre lu gouvernement du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III et Mgr Clément de Droste-Wischering, archevêque de Cologne. Ce conflit avait pour cause la prétention du gouvernement prussien d’astreindre le clergé catholique à suivre les prescriptions de la loi prussienne en ce qui touche la bénédiction des mariages mixtes entre catholiques et protestants. Quelques prélats avaient cru pouvoir céder à la pression gouvernementale et ne plus exiger des conjoints la promesse d’élever les enfants dans la foi catholique. Mgr de Droste donna le premier l’exemple d’une résistance basée sur les lois canoniques et les obligations de sa charge pastorale, conformément aux règles tracées par le bref du pape Pie VIII, du 25 mars 1850 : Pour l’en punir, le gouvernement fit arrêter l’archevêque de nuit dans son palais, et le fit emprisonner dans la forteresse de Minden, d’où il fut ensuite transporté à celle de Colberg, en Pomeranie.
    « A la nouvelle de cet acte, le pape Grégoire XVI assembla les cardinaux en consistoire ; le 10 décembre 1857, et prononça une allocution ou il racontait les différentes phases de la négociation relative aux mariages mixtes, et donnait un témoignage public d’admiration et de sympathie à l’archevêque captif ». (Œuvres complètes de Montalembert, t. IV.)