Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/071

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 396-417).

LXXI
À M. L... .
Mayence, mardi 14 octobre 1840

Mon cher ami,

Le voyage que j’accomplis n’est pas une partie de plaisir, pas même une affaire de santé, c’est un cas de conscience littéraire. Mais après avoir fait l’effort qu’exigeait le devoir, et m’être jeté en voiture pour Bruxelles, la nature a repris le dessus, et pendant plus de vingt-quatre heures, je me suis laissé aller à un accès de tristesse noire en pensant aux deux grandes jouissances que je sacrifiais, celle de voir mes frères une semaine plus tôt, et celle de passer une journée avec vous. Le cœur y était sans doute pour beaucoup mais peut-être aussi y entrait-il un peu de cet instinct loquace dont je suis doué, et que dans mes moments de charité envers moi-même, j’appelle « besoin d’épanchement. » Quoi qu’il en soit, je me promis alors de remplacer ma course à Sens par une longue lettre, et de remplir ainsi quelqu’une de ces grandes soirées que la saison déjà trop avancée fait, subir aux voyageurs. L’outrecuidance a été jusqu’à penser que vous ne m’en voudriez pas de mon indiscrétion, que vous recevriez volontiers la primeur des sensations d’un touriste novice aux bords du Rhin, et que peut-être aussi votre. amitié était un peu impatiente d’avoir des nouvelles de ce concours dont le résultat me semble encore un rêve. Le sixième jour à peine s’achève depuis mon départ, et me voici déjà plus qu’à moitié chemin. Ce genre d’excursion à vol d’oiseau a ses inconvénients sans doute, mais peut-être aussi ses avantages. Si l’on n’aperçoit aucun détail, on est plus frappé des masses ; si l’on voit de moins près, on voit de plus haut ; l’instruction est moins réelle, l’impression plus forte. Et pourvu qu’on n’aille pas ensuite faire de ses impressions un livre comme vous savez qu’il s’en fait ; pourvu qu’après avoir passé le pont de Kehl, on ne rentre pas avec deux volumes superbement intitulés : « Au delà du Rhin» la chose a son prix, et l’on obtient à un degré quelconque ce rajeunissement de l’imagination et de la mémoire, ce rafraîchissement de l’esprit, cette fécondation de l’âme que produit toujours la première vue d’un monde nouveau.

Ainsi, rien ne m’a semblé plus curieux, plus intéressant, que ce petit royaume de Belgique, rencontré le premier sur ma route. En quatre jours, on le traverse en tous sens, avec le temps nécessaire pour visiter raisonnablement Bruxelles, Anvers, Ostende, Gand et Liège. On se croirait transporte dans l’Empire de Lilliput. Et puis cette miniature de nation n’est elle-même que le portrait réduit de trois autres nations une triple contrefaçon de la France, de l’Angleterre et de l’Allemagne. Contrefaçon partout, dans les mœurs, dans le costume, dans l’architecture, jusque dans la langue. Le peuple parle Wallon et Flamand, c’est-à-dire un patois d’origine Romane et un autre d’origine Germanique, mais tous deux détestables. Le français officiel du gouvernement et des journaux ne vaut guère davantage. Les productions littéraires du cru se distinguent par un goût de terroir ; en toutes choses règne une certaine gaucherie qui. accompagne toujours l’imitation, quand elle n’est pas sûre d’elle-même. On tremble à chaque instant que ce pauvre Lion Belge ne montre le bout de l’oreille. Cependant, après un premier mouvement de bonne humeur bien pardonnable en présence de tant de prétentions et de contrastes risibles, il faut faire place à des réflexions sérieuses. Et d’abord, prenez garde que cette brièveté des distances, ce rapprochement des frontières, dont nous plaisantions tout à l’heure, n’était qu’une admirable illusion, un miracle du travail. Si le royaume se traverse en une demi-journée, c’est qu’en une demi-journée le char que la vapeur emporte, mesure cinquante lieues. Le fer et le feu tracent sur ce sol fécond un sillon perpétuel. Le commerce y atteint par la rapidité des transports une prospérité dont nous n’avons pas même l’idée, nous, admirateurs naïfs du chemin de fer de Paris à Versailles. Vendredi, en trois quarts d’heure, je me trouvais transporté de Bruxelles à Louvain. La, dans une longue conversation avec M. Mœlher, professeur à l’Université catholique, après une visite détaillée de ce bel établissement, j’ai commencé à comprendre ce qu’il y a d’excellent dans les institutions et le caractère belges.

Déjà, au milieu des églises de la capitale, à Sainte-Gudule, à Saint-Jacques de Caudemberg, à Saint-Nicolas, la prodigalité du luxe religieux, le nombre et la piété des fidèles m’avaient appris que je foulais un sol plein de foi. Malines et ses tours archiépiscopales apparaissant à travers un nuage de vapeur, ses ateliers de charité, ses écoles chrétiennes de commerce fondées par le cardinal actuel, me témoignaient de la parfaite alliance qui unit ici l’industrie et la religion. Mais Louvain, la Sorhonne des Pays-Bas, où deux fois, sous Joseph II et sous Guillaume, une tentative schismatique de la part du pouvoir a suffi pour soulever le peuple, Louvain, remis par les évêques nationaux en possession de son antique gloire, doté de quarante chaires, d’une bibliothèque de cent trente mille volumes, de trois collèges ou les étudiants trouvent un asile pour leurs mœurs en même temps que d’inappréciables secours pour leur instruction, Louvain m’a fait voir comment l’Eglise, quand elle est maîtresse d’elle-même, sait s’emparer du patriotisme et de la science pour s’en faire d’honorables appuis. Nulle part, je n’ai vu aimer si franchement ces trois choses : l’Orthodoxie, la Liberté et les Lumières.

Si donc cette contrée, qui pourtant compte quatre millions d’habitants, n’est pas appelée à de grandes destinées dans l’ordre matériel des affaires d’ici-bas, ne pourrait-elle pas y occuper encore une belle position morale ? Placée entre la France, l’Allemagne et l’Angleterre, si elle semble par un triple plagiat leur emprunter leurs éléments politiques, scientifiques, industriels, elle sait les rapprocher et les vivifier par une inspiration plus sainte. Elle donne aux étrangers qui la parcourent un spectacle capable de déconcerter bien des systèmes, d’éclairer bien des préventions. Elle est là, comme une leçon, comme un exemple ; c’est bien aussi le moyen d’être une puissance. Après un rapide trajet et une station trop courte à Aix-la-Chapelle, au tombeau de Charlemagne, grande pierre noire avec ses seuls mots d’une simplicité sublime « Carolo Magno  », je suis arrivé samedi soir a Cologne, où j’ai passé le dimanche. J’étais donc sur cette terre classique du Catholicisme allemand, terre de merveilleuses légendes, dont l’exubérance même prouve l’insatiable ferveur du peuple, qui les acceptait et souvent se les faisait terre d’illustres souvenirs et de vertus héroïques, entre lesquelles il s’en est encore trouvé une pour honorer la misérable histoire de nos jours !

J’ai vu le Trône archiépiscopal vide, mais l’église était remplie ; c’était une multitude serrée, pressée en quelques endroits au point de ne pouvoir trouver place où se mettre à genoux des hommes surtout, des jeunes gens, des militaires. Figurez-vous l’auditoire de Notre-Dame, mais supposez-le croyant et priant. Toutefois, il faut convenir que cette piété germanique nous étonnerait un peu par le calme de ses attitudes toujours debout, de grands yeux bleus levés vers la voûte, ou errants vers les vitraux, l’oreille évidemment tendue vers l’orgue, les mains pendantes, ou froissant un livre dont les feuillets ne se tournent pas ; de temps à autre un signe de croix long et régulier, puis la génuflexion finale et l’ Ite missa est est pris au pied de la lettre. Il y a pire et les magasins presque universellement ouverts le dimanche, la foule sortant du salut pour se porter aux fêtes baladoires, attestent une inconséquence de caractère, ou une insuffisance d’instruction, qui fait déplorer plus vivement l’absence du Pasteur. On annonce pourtant sa délivrance et son retour, et la seule cause du délai paraît être l’énergique insistance de Mgr de Droste de Wischering à réclamer la restitution de sommes considérables, affectées par différents princes et de riches particuliers à l’édification de la cathédrale de Cologne, et retenues jusqu’ici dans les coffres de Sa Majesté Très-Prussienne. Le chœur, la moitié d’une tour, et le tiers en hauteur des murs et piliers, sont les seules parties existantes de ce plan dont l’exécution donnerait à la chrétienté un édifice sans rival. Les travaux sont pourtant continués, et si leur activité présente se soutient, dans sept ou huit cents ans on en pourra unir. Hélas ! la pauvre cathédrale est déjà bien vieille pour se promettre un si heureux sort Elle a passé l’âge de l’espérance, et elle n’a pas même la consolation du souvenir. Il lui manque le prestige d’avoir été. L’avenir et le passé lui font défaut à la fois ce n’est plus une pierre d’attente, ce n’est point une ruine. Mais cette chose sans nom est si belle, que je l’admets sans peine pour le chef-d’œuvre du genre gothique les voûtes sont d’une ouverture si majestueuse et si élégante les galeries et les pinacles si élancés, les sculptures si fines et si riches En la voyant avec ses roses et ses trèfles, avec ses ogives toutes radieuses au milieu des décombres, elle me semblait, cette église veuve, comme Andromaque d’Homère, souriante à travers ses larmes. Et la comparaison n’a rien de trop heurté et de trop bizarre en présence de tant de grâce et de tristesse. Alors, je me suis demandé quel secret dessein de Dieu, quel démérite des hommes, quel péché peut-être du Génie, a fait que cette Babel Sainte attendît en vain son achèvement. Ou bien encore, reprenant le plan primitif qu’on a fidèlement conservé, je comparais l’idéal avec la réalité. Je voyais les trésors des rois, le labeur des siècles, les procédés d’une civilisation avancée, tenus en écbcc par la pensée d’un seul homme, incapables de traduire l’idée qu’un pauvre tailleur de pierres avait conçue, et de reproduire cette révélation du beau qui s’était faite un jour dans son intelligence. Dans cette toute-puissance de l’art quand il conçoit, c’est-à-dire quand il reçoit, et dans son impuissance à produire, c’est-a-dire à agir par lui-même, je retrouvais l’opposition de la grâce et de la nature, le double caractère de grandeur et de bassesse imprimé au fond de l’humanité déchue. La foi seule, par un des miracles de logique qui lui sont familiers, m’expliquait l’impossibilité du monument commencé pour elle.

Au reste, si la mémoire pouvait oublier l’image douloureuse de la basilique inachevée, il n’y aurait pas lieu d’éprouver un regret, on ne s’apercevrait pas de l’absence d’une cathédrale, on serait plutôt embarrassé de choisir pour ce titre entre les magnifiques églises dont les tours et les clochers couronnent la ville : Des trois cent soixante-cinq sanctuaires que Cologne possédait au temps de l’Électorat, quand elle était surnommée la Rome du Rhin, il ne lui en reste qu’une quarantaine, vingt-trois paroisses et plusieurs couvents. Mes souvenirs d’Italie sont encore récents, et ma partialité bien sincère pour ce cher et malheureux pays, néanmoins, nulle part, Rome exceptée, je ne trouve rien de comparable à la variété, à la multiplicité, à l’antiquité des édifices religieux parmi lesquels j’ai erré avec tant de bonheur pendant tout un jour. Presque tous sont d’architecture romane, mais déjà relevée par un commencement de style ogival, et réunissant une légèreté toute gothique à la richesse quelquefois un peu pesante de l’ornementation byzantine. y a Sainte-Marie du Capitole, fondée par la. mère de Charles Martel, et demeurée dans un remarquable état de conservation, malgré quelques appendices récents cloître intérieur, forme elliptique des bras de la croix, colonnes tout autour, coupole polygone, puis des chapelles privées, des tribunes réservées avec des balustres fleuronnés en marbre, des escaliers d’une construction charmante, des bas-reliefs de marbre, de bronze, de bois ; des statues peintes, de vieux tableaux à fond d’or, enfin des choses belles et curieuses à ne plus finir, tant la dévotion de ces anciens âges était expansive, tant elle ne pouvait se détacher de ces murs sacrés à l’ombre desquels elle s’était complu. Elle, devenait peut-être bien quelquefois indiscrète ; et prolongeant son séjour au saint lieu, elle y prenait des aises et des libertés elle y faisait entrer ses caprices d’imagination ses jeux grotesques d’autrefois, ses préoccupations profanes, ses passions politiques, ses rancunes civiles; mais si la dignité était compromise, la foi était sauvée; le temple était profané trop souvent, mais au moins il n’était jamais désert.

Il y a aussi Saint-Géréon, la plus belle église de Cologne jusqu’à présent ; deux admirables tours romanes couronnant une abside dont la courbe harmonieuse repose parfaitement la vue; puis, sur le devant, un dôme immense à dix faces et à plusieurs étages ; au dedans, tout est lumière, peintures et or. Il y a Sainte-Ursule, où l’on n’a plus envie de rire des onze mille vierges à la vue des ossements sacrés qui remplissent autour de la nef un immense reliquaire ; les compte qui en aura le courage ! ... Pour moi, je vois le fait historique de la vierge martyre, je m’agenouille à son tombeau puis je m’inquiète peu du nombre de ses compagnes ; je sais seulement qu’elle en a certainement plus trouvé au ciel qu’elle n’en avait sur la terre ; j’aime cependant à suivre dans les fresques tracées sur les murs par un vieux et naïf pinceau la tradition populaire, qui certainement figurerait au premier rang dans tous les recueils scientifiques, si au lieu d’une Sainte il s’agissait d’une Walkyrie, et de Velléda au lieu de sainte Ursule. Il y a enfin Saint-Cunibert, les Saints-Apôtres, Saint-Martin, Saint-Séverin, et d’autres encore que je ne voudrais pas n’avoir pas vus, mais que surtout je voudrais revoir. Car, et vous vous en apercevez à ces interminables descriptions, moi aussi, elles m’ont captivé, retenu, et venant à bout de la froideur qui trop souvent me gagne au pied des autels, elles m’ont charmé tout le jour. En sorte que je pouvais dire alors comme David, quoique en un sens moins parfait «  Quam dilecta tabernacula, Domine virtutum ? »

Non, mon ami, ce n’est pas sans raison que nos pères l’avaient voulu ; la maison de Dieu devait être aimée des hommes le lieu qui devait être saint, il fallait aussi qu’il fût beau. L’admiration est un sentiment éminemment moral ; il élève, épure et prépare. Le vandalisme et le jansénisme nous ont fait un culte pauvre et nu, une piété morose. lis ont effacé, comme des scandales, les images où s’arrêtaient les regards de l’enfance, étouffé la musique puissante qui enlevait l’esprit des jeunes gens, détruit ce demi-jour qui était doux à la paupière des vieillards. Sous prétexte d’insalubrité publique, ils ont banni les morts de l’enceinte sacrée ; par mesure d’ordre, ils ont placé aux portes des mercenaires qui rudoient les pauvres ; ils ont anéanti ces solennités populaires, ces représentations pieuses, ces processions triomphales où la foule accourait joyeuse. Eh prétendant chasser les vendeurs

deurs du temple, on en a expulsé les petits qui criaient : Hosanna ! Et. au milieu de ces murs blanchis et dépouillés, ils ont installé une divinité nouvelle, puissante pour produire autour d’elle le silence et le vide : elle se nomme l’Ennui.

À Dieu ne plaise que ce nom soit une raison pour déserter nous-mêmnes et fermer les portes Mais -c’en est une. pour estimer et seconder tous les efforts tendant à la restauration de l’art chrétien. .Que le besoin s’en fait cruellement sentir ! Là même, et dans cette ville dont je viens de vous dire les merveilles architecturales, que d’inintelligentes réparations  ! que d’injurieux embellissements quel badigeon et quelles ignobles couleurs jetés depuis vingt-cinq ans sur ces beaux édifices par la truelle officielle des ingénieurs ! Et pourtant les hommes qui avaient construit tout cela étaient des Germains du huitième au onzième siècle, arrière-petits-fils des Francs de Clovis. Deux cent cinquante ans de christianisme avaient suffi pour les initier aux plus délicats comme aux plus sublimes mystères de la véritable beauté !

Sous ce point de vue, mon pèlerinage n’est pas inutile à mes études futures. Le génie allemand, son passage de la barbarie à la civilisation, ne pouvait laisser de plus glorieuses traces. Quand j’aurai vu Mayence, où j’arrive ce soir, Francfort et Worms, l’Allemagne du moyen âge aura passé sous mes yeux. Car c’était là, c’était à Cologne et à Aixla-Chapelle que se couronnaient et se déposaient les empereurs, que se tenaient les Diètes, que s’organisaient les Croisades. Les noms de Charlemagne, des Othon, des Henri, des Frédéric reparaissent partout où s’élève une pierre historique, et il n’y a pas une pierre, pas un rocher qui n’ait son histoire, sa tradition, ou. sa fable. Aujourd’hui s’achevait pour moi-ce qu’on appelle « le tour des bords du Rhin » car les sites pittoresques ou mémorables sont à peu près tous enfermés dans l’espace que j’ai parcouru en deux jours, et jamais plus de grandes images ne furent renfermées dans un cadre plus riche. Ma pensée, qui souvent s’était portée de ce côté-là, n’avait rien conçu qui approchât du vrai. Une nature toute différente de la France, de la Suisse et de l’Italie. Un ciel où les nuages d’octobre laissaient encore se jouer les rayons du soleil et produire à chaque instant de nouveaux effets de lumière. Le fleuve large, profond, limpide, et cependant d’un beau vert de mer. Sur les bords, des montagnes qui ne forment point un mur continu, mais qui semblent presque toutes venir de l’intérieur, et former comme les efflorescences d’autant d’innombrables petites chaînes tour à tour en saillie ou en retraite, et quelquefois laissant entre elles de magnifiques échappées de vue sur les contrées voisines. Partout des stratifications bizarres, des colonnades de basalte, -des traces continuelles de convulsions volcaniques.

Cette charpente osseuse couverte d’un manteau de verdure où se confondaient toutes les nuances, depuis le gazon frais jusqu’aux feuilles mortes, que balaye déjà l’automne. Des bois de chênes à tous moments. Une teinte plus souvent sombre, mais gaie aussi parfois ; des perspectives trompeuses, des eaux chatoyantes, quelque chose de fascinant, qui vous plaît et qui vous trouble, et semble se jouer de vous.

Alors on n’est plus étonné des récits et des dénominations attachées à ces rives. Voici le rocher du Dragon, où une vierge, germaine, Andromède chrétienne, un crucifix à la main, confondit le serpent infernal auquel ses idolâtres compatriotes l’avaient exposée; en face s’élève la pierre angulaire de Roland le héros y vint pleurer sa fiancée et mourir. Xanten, que nous avons laissée bien audessous de Cologne, était la patrie de Siegfried Chriemhild grandissait à Worms à l’ombre de ses frères. Les Nibelungen, l’épopée Carlovingienne et le Cycle du Saint-Graal sont là face à face. Des mythes plus anciens ont peuplé d’Elfes et de Nains; la colline de Lurley et les cavernes de Kedrich. Mais au-dessus du mythe et de la tradition populaire dominent les graves réalités de l’histoire. Ici s’élevait le Kœnigs-Stuhl, sur les confins des trois grands Electorals ecclésiastiques et du Palatinat, rendez-vous des Électeurs de l’Empire aux jours de calamité plus menaçante ou de délibération solennelle. Le château de Rheinstein, le plus redoutable asile de ces barons spoliateurs qui infestaient le Rhin et rançonnaient ses marchands, devenu plus tard le point commun vers lequel se dirigèrent les attaques des communes rhénanes coalisées, origine de la ligue hanséatique. Les ruines du monastère où sainte Hildegarde écrivit ses visions, les chapelles fondées par sainte Hélène, le pont de Drusus, le sol où pour la première fois fut plantée l’aigle romaine, et ceux aussi où durant quinze ans régna la nôtre, le champ de bataille de nos exploits d’hier et de demain peut-être ; et la Germanie de Tacite et de César.

Dans tout cet espace le fleuve coule sous un ciel catholique les saints patrons des navigateurs, saint Pierre, saint Nicolas, la bienheureuse Marie, ont leurs images sur ses bords ; trois fois le jour, la cloche de l’Angélus rappelle au voyageur qu’il n’est pas seul; la croix couronne les plus hautes crêtes des monts voisins et rien ne rappellerait les ravages du rationalisme moderne, sans les couvents sécularisés qu’on rencontre, et sur le frontispice desquels l’ignoble enseigne d’une auberge a remplacé le signe sacré du salut. Il est surtout un espace d’environ six lieues où les sinuosités des eaux semblent former plusieurs lacs successifs au milieu des rochers arrondis en bassin ; là, le moyen âge se retrouve tout entier et tout debout dans une série de châteaux, de chapelles, et de petites villes admirablement conservées comme autant de Pompéias féodales. Bheinfels, Saint-Goar, Oberwesel, Bacharach ( Bacchiara), l’enceinte de murs crénelés, les tours et les-portes sur la rivière, le donjon sur le tertre voisin, la grande église collégiale ou paroissiale, tantôt romane, tantôt gothique ; les couvents des religieux ; les calvaires, saints-sépulcres, statues miraculeuses aux environs : tout s’y retrouve, hormis les populations ; car la plupart de ces ruines n’ont d’habitants qu’un petit nombre de vignerons, de tisserands et de pêcheurs. Notre course rapide nous permettait a peine de saluer ces intéressantes apparitions du passé ; pourtant je leur ai promis de ne les oublier point. Ces souvenirs iront en joindre d’autres qui ne m’étaient pas moins précieux et qui déjà commencent à s’en aller : voilà pour moi un des chagrins du voyage. Il n’est pas un coin sur ma route de Florence à Fribourg, et de Bruxelles ici, où mes affections ne se soient un moment accrochées ; pas un adieu qui ne m’ait coûté. J’aurais voulu du moins emporter par la pensée ce que les regards abandonnaient, mais ma mémoire ne retient pas la figure des lieux ; l’ombre qui lui en reste y flotte encore quelque temps, et finit souvent par disparaître. Au moins pour ces spectacles du monde matériel, reste-t-il le pouvoir et par conséquent l’espérance d’en renouvelér l’image en les allant chercher là où nous les savons. Pourquoi faut-il qu’il n’en soit pas de même pour d’autres souvenirs autrement plus chers, et qu’il ne soit plus possible de revenir sur ses pas dans les routes de la vie, et de retrouver ceux que nous y avons laissés ?

Telles sont, mon cher ami, les méditations de cette promenade solitaire et, par conséquent, pensive. C’est la première fois que je sors de France sans mon frère, n’ayant d’ailleurs aucun compagnon de route, entouré de conversations étrangères, en anglais ou en dialectes allemands plus ou moins corrompus, par conséquent placé dans les plus favorables circonstances pour atteindre mon but, c’est-à-dire pour recueillir, en une semaine, le plus de sensations possible. Il n’y a pas de mal à cette extrême urgence qui me presse ; l’activité forcée est une bonne hygiène pour les esprits paresseux : il y a de l’inspiration dans la contrainte. Puisse-t-il en être ainsi !...

Mais à d’autres moments mon excursion me semble une folie, une témérité de feuilletoniste qui s’en va découvrir l’Allemagne, ou plutôt une satisfaction mesquine donnée à mes scrupules, une manière d’escobarderie, pour dire à mes auditeurs cet hiver « Messieurs, j’ai vu » Absolument comme quand j’étais petit, je trempais le bout des doigts dans l’eau afin de pouvoir répondre à maman sans mentir « Je me suis lavé. » Enfin, et pour en revenir aux grandes comparaisons, il me semble que je fais un peu comme Caligula qui alla jusqu’au Rhin, ramassa des cailloux, et revint à Rome recevoir avec les honneurs du triomphe, le nom de Germanique  !

A propos de triomphe, il faut bien vous conter quelque chose de celui que j’ai, dit -t -on, obtenu, il y a tantôt trois semaines, et qui me semble encore un rêve. J’arrivais sincèrement très-effrayé, convaincu que ma candidature, en me faisant perdre le peu de considération dont je pouvais jouir dans l’esprit des professeurs, me jouerait un mauvais tour. En effet, le jour vient on nous réunit sept dans une salle de la Sorbonne, et là, sous clef, nous avons devant nous huit heures pour une dissertation latine « sur les causes qui arrêtèrent le développement de la tragédie chez les Romains » Je me trouvais savoir la question ; mais nullement habitué à composer vite, j’étais aux abois quand sonna l’heure fatale, et je dus donner un fragment de brouillon indignement rédigé. Même aventure le surlendemain pour la dissertation française « de la valeur historique des orsaisons funèbres de Bossuet. » Les auspices n’étaient pas favorables, et sans quelques encourageantes indiscrétions d’un des juges qui me donnait à entendre que mes compositions avaient réussi, je me retirais du concours.

Venaient ensuite trois argumentations distinctes à des jours différents, et de trois heures chacune environ, sur des textes grecs, latins et français,


donnés vingt-quatre heures d’avance. En grec, j’ai dû expliquer un choeur de l’ Hélène d’Euripide et un fragment de la Rhétorique d’Halicarnasse : peu de philologie comme vous pensez, et beaucoup de phrases, Hélène envisagée comme caractère poétique et ’comme mythe religieux ; histoire de l’art oratoire à Athènes et à Rome. En latin, un fragment de Lucain et un chapitre théologique de Pline : discussion sur le rôle de César et sur les révolutions des doctrines religieuses chez .les Romains. En français, Philémon et Baucis, de la Fontaine, et le dialogue de Sylla et d’Eucrate par Montesquieu; ici, quelques conjectures un peu hardies sur les causes de l’abdication de Sylla, et une comparaison plus téméraire encore de Montesquieu, comme publiciste, avec saint Thomas d’Aquin. Cette saillie assez vive de catholicisme, aussi bien que deux ou trois autres que je me suis permises dans l’occasion, n’ont déplu ni à l’auditoire ; ni au jury et quelques réminiscences de droit romain, venues à propos pour interpréter deux ou trois passages difficilement intelligibles sans elles, ont été non moins favorablement accueillies. A la suite de cette épreuve, est venue l’interrogation sur les quatre littératures étrangères. Là, j’ai bronché pour Dante dont je me croyais sûr; l’espagnol, dont j’avais pris dix leçons, a réussi à merveille; on s’est tiré de Shakespeare; et comme on avait eu le bonheur de tomber sur un des plus beaux et des plus pieux passages de Klopstock, l’émotion avec laquelle on l’a traduit a fait un excellent effet.

Restaient deux leçons sur des sujets différents pour chaque concurrent, et désignés par le sort, l’un, vingt-quatre heures, l’autre une heure d’avance. Le sujet de littérature ancienne fut pour moi « l’ histoire des Scoliastes grecs et latins » Ceci semblait une méchanceté du sort, et l’on savait si bien que je n’étais nullement au courant de cette spécialité philologique, que la lecture du billet fut accueillie par un rire général de malice, et peut-être un peu de vengeance par les nombreux universitaires qui composaient le public. Je me croyais perdu, et bien qu’un de mes rivaux, M. Egger, avec beaucoup de générosité, m’eût fait passer d’excellents livres, cependant, après une.nuit de veille et une journée d’angoisse, j’arrivai, plus mort que vif, au moment de prendre la parole. Le désespoir de moi-même me fit faire un acte d’espérance en Dieu, tel que jamais je n’en formai de plus vif, et jamais non plus je m’en trouvai mieux. Bref, votre ami parla sur les Scoliastes pendant sept quarts d’heure avec une assurance, une liberté dont il s’étonnait lui-même ; il parvint à intéresser, à émouvoir même, à captiver, non pas seulement, les juges, mais l’auditoire, et se retira avec tous les honneurs de la guerre, ayant mis les rieurs de son côté. Enfin, la dernière séance était plus facile j’eus à parler de la critique littéraire au siècle de Louis XIV ; je pris encore mes aises, me donnai carrière au sujet de l’influence funeste exercée par l’école janséniste sur la poésie française, et trouvai moyen de signaler les services rendus à la langue par saint François de Sales. Je craignais d’avoir brisé les vitres, mais tout fut pris au mieux le scrutin définitif, fait d’après la moyenne des rangs obtenus dans les diverses épreuves, me fit sortir le premier et à mon extrême étonnement, dans ce résultat, il ne fut pas nécessaire de tenir compte des littératures étrangères. C’est-à-dire, que le résultat était un mensonge des plus bizarres, en me plaçant, pour les lettres classiques, au-dessus des cinq ou six jeunes professeurs qui se présentaient avec moi, et dont plusieurs réunissaient à des études profondes, une improvisation coulante, vive et gracieuse. Si donc tout cela n’est pas un rêve, ou un jeu impertinent du hasard, on ne peut le justifier que d’une seule façon. Dieu m’avait fait la grâce d’apporter dans cette lutte une foi, qui même quand elle ne cherche pas à se produire au dehors, anime la pensée, maintient l’harmonie dans l’intelligence, la chaleur et la vie dans le discours. Ainsi puis-je dire «  in hoc vici, » et cette idée, qui peut. au premier abord sembler orgueilleuse, est pourtant celle qui m’humilie et en même temps me rassure.

Un succès si merveilleusement providentiel me confond; j’y crois voir ce que vous-même y avez vu: une indication d’un dessein de Dieu sur moi une vocation véritable, ce que mes prières sollicitaient depuis tant d’années. Mon frère aîné est de cet avis, et je vais marcher, d’un pas encore bien tremblant, mais pourtant plus calme, dans la carrière nouvelle ouverte devant moi par ce singulier événement.

Il y a un terme à tout, même à votre patience. Je finis donc en signalant à votre gratitude amicale la bonté constante que m’ont témoignée mes juges, et surtout MM. le Clerc, Fauriel et Ampère: vous comprenez combien m’a dû servir la présence de ce dernier.

Je ne mettrai ceci à la poste qu’à Strasbourg. Répondez-moi si vous n’êtes pas fâché de mon indiscrétion, et permettez que je vous embrasse comme votre ami dévoué.