Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/003

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 12-17).




III


À M. FALCONNET


Paris, 31 janvier 1842


Mon pauvre ami,

Au moment où je déplorais la mort inattendue de mon cousin Louis Coste, j’ai reçu la nouvelle d’une perte bien plus douloureuse. Ces coups redoublés, tombant l’un après l’autre sur ma malheureuse famille, tombent aussi sur moi. En voyant disparaître en si peu de temps plusieurs encore de ceux que j’aimais, j’ai senti se renouveler tous mes tristes souvenirs. Je me suis rappelé qu’il y deux ans et demi vous veniez vous associer à mon deuil. Je me suis mêlé au vôtre je l’ai accompagné de mes pensées et de mes larmes. J’ai pleuré avec toi, mon ami, j’ai cherché la main pour la serrer, ton cœur pour le presser contre mon cœur, pour confondre ensemble notre désolation d’aujourd’hui, comme se confondaient nos affections d’autrefois. Car il en était ainsi : dans ton excellente mère, je retrouvais un peu la mienne ; elle m’en donnait le droit. J’allais chercher auprès d’elle des encouragements et des conseils, souvent sans d’autre but que d’épancher mes peines ou mes espérances, plus d’une fois pour m’entretenir de mes plus chers desseins. Et je n’hésitais pas, je savais que ma mère t’avait aussi regardé comme un fils ; que ces deux saintes et affectueuses femmes, rapprochées par la main de Dieu pour s’aider l’une l’autre, avaient souvent échangé leurs pieuses inspirations, leurs maternelles sollicitudes, et que dans leurs deux âmes, il n’y avait qu’une même vertu.

Élevés ensemble, longtemps réunis dans une même tendresse, séparés par la distance des lieux, mais rencontrant dans nos carrières diverses d’analogues vicissitudes, il fallait donc que nous éprouvassions encore la cruelle fraternité du malheur. Hélas ! il n’était pas besoin de celle-là pour nous unir ! Et en ceci encore j’ai eu le privilège d’un funeste droit d’aînesse. J’en userai du moins pour te faire part de mon expérience récente, et t’adresser des paroles consolatrices que peut-être tu écouterais moins si elles n’étaient écrites sous l’impression d’une même destinée.

Sans doute rien n’est plus déchirant que cette longue absence, rien n’est plus sombre que cette solitude croissante et ce vide que la mort fait autour de nous, et dans le premier moment, toute pensée de consolation semble impossible, injurieuse même pour notre tristesse. J’ai connu cet état mais il a peu duré. Bientôt d’autres moments sont venus où j’ai commencé à pressentir que je n’étais point seul, où quelque chose d’une douceur infinie s’est passé au fond de moi c’était comme une assurance qu’on ne m’avait point quitté, c’était comme un voisinage bienfaisant quoique invisible, c’était comme si une âme chérie, en passant, m’eût caressé de ses ailes. Et de même qu’autrefois je reconnaissais les pas, la voix, le souffle de ma mère ainsi quand un souffle réchauffant ranimait mes forces, qu’une idée vertueuse se faisait entendre à mon esprit, qu’une salutaire impulsion ébranlait ma volonté, je ne pouvais m’empêcher de croire que c’était toujours elle.

Maintenant après deux années, après le temps qui peut dissiper les premiers égarements d’une imagination ébranlée, j’éprouve toujours ceci. Il y a des instants de tressaillement subit, comme si elle était là, à mes côtés ; il y a surtout, lorsque j’en ai le plus besoin, des heures de maternel et filial entretien, et alors je pleure peut-être plus que dans les premiers mois, mais il se mêle à cette mélancolie une ineffable paix. Quand je suis bon, quand j’ai fait quelque chose pour les pauvres qu’elle a tant aimés, quand je suis en repos avec Dieu qu’elle a si bien servi, je vois qu’elle me sourit de loin. Quelquefois si je prie, je crois écouter sa prière qui accompagne la mienne, comme nous faisions ensemble le soir au pied du crucifix. Enfin souvent, — je ne le dirais à personne, mais à toi je puis le dire, — lorsque j’ai le bonheur de communier, lorsque le Sauveur vient me visiter, il me semble qu’elle le suit dans mon misérable cœur, comme tant de fois elle le suivit, porté en viatique, dans d’indigentes maisons et alors j’ai une ferme croyance de la présence réelle de ma mère auprès de moi.

Et comment, en effet, elles qui ont été ici-bas comme des anges, mais des anges souffrants, qui ont connu les chagrins et les douleurs sans avoir à expier pour elles-mêmes, comment ne seraient-elles pas entrées en immédiate possession de la gloire et du bonheur ? Et pour elles est-il une autre gloire que leurs enfants, un autre bonheur que le nôtre ? Qu’est pour elles le ciel même, si nous n’y sommes pas ? Je suis donc très-persuadé que nous les occupons encore ; qu’elles vivent pour nous, là comme ici qu’elles n’ont changé que par une plus grande puissance et un plus grand amour.

Désormais chacune de nos bonnes actions, chacune de nos félicités est un de leurs bienfaits. Tu le sentiras aussi, tu fus toujours trop fidèle aux enseignements de ta mère, trop respectueux pour sa vertu, trop pénétré de son esprit, pour ne pas la revoir sous cette forme immortelle dont elle est revêtue. Tu es de ceux qui savent la valeur des choses terrestres, et qui s’élèvent au-dessus des sens, dans cette sphère supérieure et lumineuse, dans ce monde idéal et éternel tu retrouveras à toute heure, et à ton gré, celle que tu croyais avoir perdue. Ainsi le commerce des yeux et de la parole se remplace par celui de la pensée. Une mystérieuse correspondance entrelace ses rotations actives dans l’intervalle qui nous sépare : à peu près comme ces lettres encourageantes que nous recevions à l’époque où, dans l’exil de nos études universitaires, nous faisions l’apprentissage de notre isolement actuel. Et puis, la séparation n’est pas sans fin ; encore trente, quarante années, et nous serons au rendez-vous, pour ne nous quitter plus.

Nous prierons pour ta mère, nous serions plus tentés de l’invoquer. Je voudrais aussi écrire à ton père, toujours si bon pour moi mais c’est à peine si j’ai le courage de finir ces lignes plusieurs fois interrompues. Tu craignais, je le sais, que le mariage, ses sollicitudes et ses joies, ne me rendissent plus étranger, plus insensible aux devoirs et aux affections d’une vieille amitié. Oh ! je le sens bien maintenant, les liens du sang en se multipliant s’affermissent, on ne comprend jamais si bien ce qu’il y a de sacré dans la famille qu’au moment d’en fonder une nouvelle. Si les obligations de ta carrière t’amènent bientôt à Paris, tu viendras nous trouver, et tu verras si un fraternel accueil ne t’attend pas dans notre humide maison ; si tu n’y as point toujours, avec une parente affectionnée de plus, l’ami de ton enfance, le compagnon de Les bonnes et mauvaises fortunes, ton cousin qui t’aime tendrement.