Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/026

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 137-142).
XXVI
A M.L'ABBÉ OZANAM
Rome, 17 février 1847

Mon cher Alphonse,

J’ai bien besoin que tu prennes ma défense contre les mauvaises langues qui doivent accuser ma paresse et mon silence. Je te prie de m’excuser auprès de tous ceux à qui je n’écris pas. Je voudrais aussi que Charles passât chez M. Ampère pour demander de ses nouvelles, de celles de M. Ballanche et de madame Récamier, en ajoutant que j’écrirai dans quelques jours et que je suis bien honteux de ne l’avoir pas fait. La vérité est qu’ à Florence mon temps a été entièrement pris par mes recherches dans les bibliothèques. Depuis que je suis ici, je me suis fait un scrupule de conscience de rien écrire avant d’avoir fini mon interminable préface, laquelle touche à sa fin. Mais quelques jours après mon arrivée j’ai été pris d’un malaise nerveux sans éprouver cependant aucun symptôme alarmant, ni rien qui ressemblât aux accès de fièvre de cet été. Seulement je ne pouvais pas travailler, et je me trouvais parfaitement en harmonie avec l’esprit public qui n’était tourné qu’aux fêtes et aux divertissements. Amélie a longuement conté à sa famille les plaisirs que nous nous sommes donnés. La vérité est que nous ne nous sommes pas refusé les joies permises et que nous avons pratique la maxime :

Si fueris Romœ, Romano vivito more.

Cependant nous prenons le proverbe dans toute son étendue, et comme nous nous sommes divertis avec les Romains, nous tâchons aussi de nous sanctifier avec eux. Samedi 5 février, nous savions que le Pape dirait la messe à Saint-Apollinaire qui est l’église du séminaire de Rome, et que peut-être il y donnerait la communion aux laïques. Nous nous étions préparés, et le matin à sept heures et demie nous entrions à Saint-Apollinaire. Autour de l’église étaient suspendus des festons de verdure et la terre était jonchée de feuillages. On avait orné l’intérieur de draperies blanches, rouges, jaunes, bleues, à bordures d’or et d’argent, avec beaucoup de lustres, de candélabres et de flambeaux. Ces décorations qui choquent un peu nos regards, accoutumés à la nudité majestueuse des églises gothiques, ont cependant je ne sais quoi de joyeux et d’aimable. Elles conviennent à un peuple qui traite Dieu plus familièrement, plus tendrement, elles ont un air de fête de famille qui finit par me plaire. C’était bien une fête de ce genre qu’on allait célébrer. Les élèves du séminaire, au nombre d’une centaine, rangés sur la porte, attendaient en silence, mais tout rayonnants de plaisir. A huit heures et quart les cloches ont sonné, et le Pape est entré avec un cortège peu nombreux quelques officiers de sa chambre, quelques prêtres, et six gardes nobles qui se sont tenus debout l’épée nue à l’entrée du chœur. Une vingtaine de Suisses distribués dans l’église y maintenaient l’ordre. Le Pape était en mozette rouge et en soutane blanche, le chapeau rouge la main. Il s’est agenouillé sur un prie-Dieu au pied du grand autel, au milieu des séminaristes dont les files pressées encombraient le chœur. Il a dit une messe basse, assisté seulement de quatre prêtres, lentement et avec une grande piété au moment de la communion, tous les élèves sont allés deux à deux recevoir la sainte Eucharistie de la main du Saint-Père qui avait bien vraiment l’air d’un père au milieu de ses fils. Jusqu’ici tout était édifiant ; mais ce qui est devenu sublime, c’est quand le pape, en finissant de donner la communion aux ecclésiastiques, a exprimé le désir de la distribuer au peuple. Alors les gardes se sont écartés, et on a vu le souverain pontife descendre de l’autel tenant le saint Sacrement dans ses mains en même temps, un mouvement s’est fait dans la foule pour aller au-devant de lui et se jeter à la sainte table. Les marches étaient couvertes de deux rangs de fidèles, serrés, troublés, émus jusqu’aux larmes. Point de distinction. Il y avait là, la reine douairière de Saxe, de pauvres Italiennes, des femmes, des hommes de différentes nations, et mon Amélie et moi dans cette foule, à côté l’un de l’autre, comme nous l’avons toujours été dans le bonheur et dans le malheur, comme nous espérons l’être jusqu’au bout de la vie et après la vie. Que nous aurions voulu avoir avec nous tous ceux que nous aimons ! Le cortège sacré s’est approché de nous. J’ai vu cette admirable figure de Pie IX tout éclairée par les flambeaux, tout émue par la sainteté du moment, plus noble, plus douce que jamais. J’ai baisé son anneau, l’anneau du pêcheur qui depuis dix-huit siècles a scellé tant d’actes immortels. Puis j’ai tâché de ne plus rien voir, de tout oublier pour ne plus songer qu’à celui qui est notre maître à tous et devant qui les pontifes ne sont que poussière. Une demi-heure après, la messe d’action de grâces étant dite, le pape est sorti au milieu de la foule agenouillée pour recevoir sa bénédiction. Nous verrons d’autres fois Pie IX au milieu des pompes de la papauté ; mais il était touchant de le voir cette fois, visitant son séminaire comme un prélat consciencieux, et communiant son peuple comme un bon prêtre. On s’attend ici à trouver des cérémonies magnifiques, mais on aime bien mieux à les trouver édifiantes. C’est encore un des traits du caractère de Pie IX de rentrer dans ces fonctions pastorales un peu effacées jusqu’ici par les devoirs politiques. Quoi de plus petit aux yeux des gens du monde que de prêcher, de dire la messe, de donner la communion, de faire les fonctions du moindre curé de village ? C’est cependant par là que Pie IX gagne les âmes, et c’est en gagnant les âmes que les grands papes des premiers siècles ont conquis toute l’Europe. Vous verrez que ce sera l’évêque de Rome qui réconciliera encore une fois le monde avec la papauté.

Je ne me lasse pas de voir, de revoir ce saint homme qui semble destiné à faire sans effort, sans bruit, sans froissement une des plus bienfaisantes révolutions, et qui paraîtra peut-être dans l’avenir comme l’auteur d’une ère nouvelle. Amélie vous a écrit les détails de notre audience. Nous avions déjà vu le Pape à la chapelle du Quirinal, dimanche dernier je l’ai revu à une procession du Saint-Sacrement à l’église de Saint-Pierre. Nous ne serons contents que lorsque nous l’aurons trouvé, comme l’ont trouvé plusieurs étrangers de notre connaissance, se promenant à pied hors de la Porta Pia. Du reste, il est ici dans toutes les conversations et dans tous les cœurs. Sa personne soutient bien ce rôle glorieux et populaire, sa taille est haute et bien prise, son visage assez coloré, et comme il n’a que cinquante-quatre ans, il conserverait encore un air de jeunesse, si ses cheveux ne commençaient a grisonner et si quelques rides ne trahissaient déjà la fatigue du pontificat. On dit que depuis son élection il a beaucoup changé ; mais ce qui ne change point, c’est l’expression de sa figure ; je n’ai jamais vu réunies ensemble plus d’élévation, de candeur et de bonté ! Quand il parle, il ne tarde pas à s’émouvoir, et cette émotion, cette voix pénétrante remue tous les cœurs. Il y a trois cents ans–depuis PieV -que l’Église n’a pas eu de pape canonisé mais celui-ci pourrait bien renouer sur la chaire de saint. Pierre la longue chaîne des Saints. Je m’aperçois que je ne finis pas, et qu’il faut cependant finir. Ne pense pas, cher frère, que j’aie oublié tes commissions. Déjà je t’ai acheté quelques petits livres de piété du quatorzième siècle. Mille choses à notre bonne vieille Marie, nous ne l’oublierons jamais. Adieu, mes bons frères, Amélie veut se charger de répondre elle-même à vos bonnes lettres ; petite Marie qui nous voit écrire veut absolument de l’encre et du papier ; elle barbouille depuis une demi-heure à côté de moi une lettre qui ne mérite pas l’honneur de vous être envoyée. Tout à toi.

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