Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/036

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 233-236).
XXXVI
A M.L’ABBÉ OZANAM.
Paris, 12 et 21 avril 1848.

Mon bon frère,

Au milieu des préoccupations qui remplissent tous mes moments,tous les oublis sont pardonnables et voilà pourquoi j’espère que tu nous excuseras d’être restés cette fois si longtemps sans t’écrire. La semaine dernière a été consacrée aux élections de la garde nationale, qui nous ont pris bien des heures, soit par les réunions préparatoires, soit pour les scrutins. Enfin nos soins n’ont pas été inutiles ; nous avons réussi à faire passer quelques citoyens excellents, et en général cette première épreuve du suffrage universel a tourné au profit de l’ordre en même temps que de la liberté. Maintenant toutes nos sollicitudes se portent sur les élections des représentants du peuple  ; et si, comme je l’espère, nous parvenons à écarter les intrigues, nous avons chance de faire arriver le Père Lacordaire et ce qu’il y a dans le parti républicain de plus chrétien et de plus honnête. C’est à mon avis ce qu’on doit faire à peu près partout ; ne pas perdre ses voix sur des candidatures sans valeur, et appuyer de ses suffrages les hommes de l’opinion démocratique qui sont disposés à faire respecter les consciences.

Nous avons vu avec déplaisir que la tranquillité de Lille avait été troublée par des rassemblements dangereux. Heureusement tu n’avais rien à craindre. Mais nous voudrions que les ouvriers de Lille et de Lyon imitassent la modération et la sagesse de leurs frères de Paris. Voilà sept semaines que cette grande et opulente ville n’a ni gouvernement, ni police régulière ; et cependant on n’entend pas parler plus qu’auparavant ni de vol, ni de meurtre, ni de désordre grave. Ne croyez pas les malintentionnés qui vont semant des fables absurdes, rien de tout cela n’est vrai et rien n’est plus contraire aux disposition du peuple de Paris, qui cherche toutes les occasions de témoigner son respect pour la religion, sa sympathie pour. le clergé. Mon ami l’abbé Cherruel, qui a béni treize arbres de la liberté. est encore tout ému des preuves de foi qu’il a trouvées dans cette foule où depuis 1815 on habituait le prêtre à ne voir que des ennemis de Dieu et de l’Église.

Occupe-toi toujours des domestiques autant que des maîtres, et des ouvriers comme des riches c’est désormais la seule voie de salut pour l’Église de France. Il faut que les curés renoncent à leurs petites paroisses bourgeoises, troupeaux d’élite au milieu d’une immense population qu’ils ne connaissent pas. Il faut qu’ils s’occupent non-seulement des indigents, mais de toute cette classe pauvre qui ne demande pas l’aumône et qu’on attire cependant par des prédications spéciales, par des associations de charité, par l’affection qu’on lui témoigne et dont elle est touchée plus qu’on ne croit. C’est maintenant plus que jamais qu’on devrait méditer un beau passage du chapitre de l’Épitre de saint Jacques, qui semble écrit tout exprès pour le temps présent.

Parmi les occupations de cette semaine, l’une des plus graves a été de me décider sur la proposition d’un grand nombre de Lyonnais qui m’ont. offert de me porter à l’Assemblée nationale. Mon premier mouvement a été de refuser une mission si peu conforme à mes habitudes et à mes études. Cependant, après y avoir songé devant Dieu et pris conseil de ceux qui ont des droits sur ma conscience et sur mon cœur, en réunissant les conseils de ma famille et de mes amis, je me suis déterminé à un sacrifice que je ne pouvais refuser sans manquer à l’honneur, au patriotisme et au dévouement chrétien. On me porte donc a Lyon ; j’espère que je-n’y aurai qu’un nombre honorable de suffrages, et que la Providence m’épargnera la périlleuse gloire d’être représentant du peuple. Cependant, si elle m’y destine, j’espère qu’elle me donnera le courage nécessaire pour ne point trahir ses desseins. Je sais ce que je risque mais le plus que je puisse exposer, c’est la vie, et depuis deux mois Dieu nous la fait assez rude pour nous apprendre à n’y tenir que juste autant qu’il le veut pour notre amendement et-notre salut. Quant à la fortune, il serait égoïste d’y songer dans un moment où il s’agit de sauver ou de perdre la France.

Voilà donc, mon cher frère, une autre raison de prier très-particulièrement pour moi, et je te demande à cette intention, si tu en peux disposer, ta messe de Pâques, jour où peut-être ma destinée doit sortir de l’urne éléctorale.

Recommande bien aux personnes que tu connais de ne pas perdre leurs voix sur des candidats excellents d’ailleurs, mais qui n’auraient pas de chances sérieuses. En votant pour eux, on ne fait pas seulement un acte inutile, on sert la cause de candidats dangereux auxquels on donne une chance de plus. Il vaut bien mieux au dernier moment se rallier à d’honnêtes gens dont on ne partage pas l’opinion. Ton frère qui t’aime tendrement.

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