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Œuvres complètes de Gérard de Nerval - Tome V/Jemmy

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Œuvres complètes de Gérard de NervalMichel Lévy frères, libraires-éditeursV. Le Rêve et la Vie. Les Filles du feu. La Bohême galante (p. 137-165).

JEMMY


I

COMMENT JACQUES TOFFEL ET JEMMY O’DOUGHERTY
TIRÈRENT À LA FOIS DEUX ÉPIS ROUGES DE MAÏS

À moins de cent milles de distance du confluent de l’Alléghany et du Monongehala, est situé un vallon délicieux, ou ce qu’on appelle dans la langue du pays un bottom, véritable paradis borné de tous côtés par des montagnes et par le cours de l’Ohio, que les Français ont surnommé Belle Rivière. Le versant et la cime des hauteurs qui s’étagent doucement vers l’horizon sont revêtus d’une riche végétation de sycomores centenaires, d’aunes et d’acacias, tous unis par le tissu de la vigne sauvage, et sous lesquels on respire une douce fraîcheur. Sur le premier plan, les deux rivières réunies dans l’Ohio roulent paisiblement leurs eaux jumelles, offrant çà et là une barque qui glisse sur les eaux tranquilles, ou parfois quelque bateau à vapeur, volant comme une flèche, qui fait surgir des bandes effarouchées de canards et d’oies sauvages établis sous l’ombre des sycomores et des saules pleureurs. Un seul sentier conduit à la partie supérieure du canton, à ce qu’on appelle le haut pays, où, depuis soixante ans, des Anglais, des Irlandais, des Allemands, et autres races européennes, se sont établis, alliés et fondus ensemble complètement. Ce n’est pas à dire pourtant que cette grande famille républicaine ne manifeste plus par aucun signe sa diversité d’origine. Le descendant allemand, par exemple, tient encore fortement à sa sauerkraüt[1], il préfère encore son blockhaus, simple et rustique comme lui, à l’élégante franchouse de ses voisins ; la couleur favorite de son habit à larges pans est toujours bleue ; ses bas sont de cette couleur ; ses gros souliers ronds portent le dimanche d’épaisses boucles d’argent, et comme ses aïeux encore, il affectionne les inexpressibles en peau nouées au-dessous du genou avec des courroies.

La mode tyrannique, ou, comme on l’appelle là-bas, la fashion, n’a encore trouvé que peu d’occasion d’étendre son empire, et un chapeau très-simple en paille et en soie, une robe encore plus simple d’une étoffe fabriquée dans le pays, forment toute la parure dont les familles permettent aux jeunes demoiselles d’augmenter le pouvoir de leurs charmes.

Malgré cette résistance obstinée des têtes allemandes, les différents partis vivent dans la plus parfaite union ; peut-être même ces nuances contribuent-elles à l’agrément de leurs réunions et fêtes assez fréquentes, connues en général sous le nom de froehlichs. On appelle ainsi en effet les assemblées qui ont lieu chez l’un ou chez l’autre pour écosser en commun les épis de maïs. Il faut voir les couples joyeux accourant par une belle soirée d’automne des quatre points cardinaux, franchissant les haies, se frayant une route à travers les broussailles, sortant enfin des bois avec des joues rouges comme l’écarlate, et se secouant les mains en arrivant à faire craquer leurs os. Puis ils s’asseyent en demi-cercle devant la maison du rendez-vous, ayant en face une montagne de tiges de maïs, et derrière eux le vieux Bambo, destiné à couronner la fête par son talent musical, mais qui, couché en attendant sur le banc du poêle, s’abandonne provisoirement à un sommeil tant soit peu bruyant.

Il y a environ quarante ans qu’il y eut une de ces réunions dans la colonie, chez Jacques Blocksberger. Parmi les jeunes gens qui y accoururent de plus de cinq milles à la ronde, il s’en trouva surtout deux qu’on salua avec un empressement particulier. C’était d’abord une fraîche miss irlandaise, portant le nom sonore de Jemmy O’Dougherty, ronde et fraîche jeune fille, ayant une gracieuse figure de lutin, des joues bien roses, un cou de cygne, des yeux d’un bleu grisâtre, dont certains regards faisaient mal, enfin un petit nez tant soit peu aquilin, qui faisait supposer à celle à qui il appartenait une certaine dose de sagacité et aussi d’assurance et d’inflexibilité irlandaises, dont son futur époux devait attendre quelque signification en bien ou en mal. Mais, si elle ne semblait pas aussi patiente que Job, elle était du moins aussi pauvre, ce qui ne l’empêchait pas de savoir arranger les choses de manière à paraître partout avec avantage, et dans une toilette irréprochable pour le pays.

Le second personnage dont nous avons à parler était mister Christophorus, ou, comme on l’appelait ordinairement, le riche Toffel (abréviation allemande de Christophe), garçon de six pieds six pouces américains, en apparence un peu lâche, mais nerveux et solidement constitué. Indépendamment de ces avantages, et ils n’étaient pas à dédaigner, Christophorus possédait encore une métairie de trois cents acres, tout le vallon de l’Ohio dont nous avons fait une description, une grange bâtie en pierre, une maison ornée de jalousies peintes en vert, et pourvue d’un toit en bardeaux également peints en rouge, et, à ce qu’on disait encore, deux bas de laine bleue que lui avait laissés son père, et qui étaient entièrement remplis de bons dollars espagnols. Aussi, lorsque Toffel passait devant quelque ferme sur son cheval gris, en sifflant un air allemand, le cœur de plus d’une blondine se mettait à battre plus vite.

Il arriva donc que Jemmy se trouva placée à côté de Toffel. Comment cela se fit, c’est ce que la chronique ne dit pas bien clairement ; mais ce qui paraît certain, c’est que la volonté de ce dernier ne fut pour rien dans ce hasard. Toffel, comme nous l’avons dit, était un grand garçon à larges épaules, et comme les bancs du local n’étaient rien moins que commodes, il s’assit sur le tronc d’un hickory ; Jemmy choisit sa place tout à côté de lui comme pour se séparer d’un certain groupe de jeunes gens plus bruyants et plus entreprenants que notre héros. En effet, celui-ci siégeait sans mauvaise pensée, paisible comme un citoyen sensé des États-Unis, écossant des épis de maïs, et pensant à son énorme cheval, à son bétail, et à ses bas bleus, ainsi qu’à mille autres choses, excepté à sa gentille voisine. Nous ne voulons pas dire que sa voisine pensât à lui ; seulement, avec toute la complaisance d’une âme chrétienne, elle entassait d’une main leste un grand nombre de tiges devant son voisin, qui, long et maladroit qu’il était, n’avait plus qu’à étendre le bras pour les écosser commodément. Mais Toffel ne faisait nulle attention à cette main amicale, et continuait d’écosser jusqu’à ce que le tas diminuant, il lui fallait se courber et s’étendre à sa grande gêne ; mais alors ce fut encore elle qui se courba gracieusement, et rassembla quelques douzaines d’épis dans son tablier pour les poser en petit tas devant lui, le tout avec une grâce si enchanteresse qu’il était presque impossible de lui résister. Mais soyez assuré que toute cette attention eût encore échappé aux regards de notre tête carrée d’Allemands si, précisément dans l’instant où elle tournait d’une manière si attrayante devant lui, son œil n’eût rencontré par hasard celui de Toffel, et cet œil, dirent quelques mauvaises langues, avait alors une expression si irrésistible, que Toffel, pour la première fois, ouvrit grandement les siens.

Sur quoi, il se remit à écosser son maïs, et à prendre de temps en temps une gorgée de whiskey, sans un mot de remercîment à sa gentille et complaisante voisine. Faut-il s’étonner si elle se lassa d’aider à la paresse d’une bûche si insensible ? Donc, quand le troisième tas fut écossé, Jemmy ne s’occupa pas davantage de Toffel. Quoi qu’il en soit, celui-ci commençait à se trouver assez bien, et à prendre plus souvent sa gorgée de whiskey, quand le sort jaloux le menaça de le priver de cette consolation.

Plusieurs heures s’étaient déjà envolées depuis que la société s’était livrée au travail, quand le hasard voulut que les deux voisins tirassent à la fois chacun deux épis de grain rouge. Mais il faut savoir que, suivant un usage respectable établi aux États-Unis, deux épis rouges qui sont tirés et écossés en même temps par deux individus qualifiés, comme Jemmy O’Dougherty et Jacques Toffel, confèrent au plus fort des deux le droit de donner et même au besoin de prendre un baiser à l’autre.

Toffel était donc en possession d’un titre aussi valable qu’aucun autre au monde, mais peu s’en fallut qu’il ne le perdît, en négligeant d’en user. En effet, déjà il avait laissé tomber sa tige, quand Jemmy, brave fille ! s’avisa d’avoir des yeux pour lui.

— Deux épis rouges ! s’écria-t-elle dans une naïve ignorance de ce qu’elle faisait.

— Deux épis rouges ! s’écrièrent aussitôt cinquante gosiers.

Et toute la société se mit debout comme si la foudre était tombée au milieu d’elle. Ici il fut impossible à notre Toffel de ne pas comprendre la cause de cette émotion générale. Aussi parut-il enfin jaloux du droit que le hasard lui avait conféré ; mais il fallait encore vaincre la résistance de tout le corps féminin, qui forma autour de Jemmy un carré qui aurait défié tout un bataillon de freluquets de la ville. Cependant Toffel n’était pas homme à se laisser arrêter par de vaines démonstrations ; il s’avança vers les conjurées, saisit commodément chacune de ses adversaires après l’autre, en jeta une demi-douzaine sur un tas d’épis à sa droite, une demi-douzaine sur un autre tas à sa gauche, et se fraya ainsi la route jusqu’à Jemmy, qui, il faut le dire, lui résista bravement ; mais la citadelle la plus forte finit par se rendre, et ainsi céda enfin notre Irlandaise, qui laissa Toffel imprimer paisiblement ses lèvres larges d’un pouce sur les siennes, bien qu’elle eût pu, à ce que prétendirent quelques compagnes jalouses, éviter en partie ce terrible contact.

Ici s’arrêtent nos renseignements sur cette agréable soirée et nous pouvons croire seulement que la tranquillité d’esprit de Toffel y reçut une forte secousse, et qu’après le froehlich, qui comprenait aussi la danse, il fut longtemps à s’endormir, et fit un rêve pour la première fois de sa vie.

Il arriva que, peu de temps après, par un beau soir de décembre, Toffel sella son étalon gris pommelé, et monta au petit trot les sinuosités qui conduisent encore aujourd’hui de Toffelsville au pays haut, à travers les montagnes de l’Ohio.

C’était une chose réjouissante que de voir les belles fermes au milieu desquelles il eut à passer dans sa course. Plus d’une fille fraîche et gentille, et, ce qui veut dire plus, mainte jeune fille ayant une bonne dot, vivait dans ces habitations d’un extérieur grossier ; plus d’une jolie bouche cria à Toffel :

— Eh ! Toffel ! encore en route si tard ? Ne voulez-vous pas entrer ?

Mais Toffel n’avait ni yeux ni oreilles, et continuait son chemin ; et les fermes prirent un aspect toujours plus chétif, jusqu’à ce qu’enfin il arrivât à une pièce de terre, couverte de châtaigniers, où sa patience semblait sur le point de l’abandonner. C’est qu’il ne pouvait jamais voir sans humeur cette espèce d’arbres, qu’il regardait avec raison comme le signe le plus certain de l’infécondité du sol. — Et pourtant, Toffel, tu continues encore à trotter ; es-tu donc tellement indifférent à ton repos que tu te laisses ensorceler par les yeux de ce gentil lutin aux cheveux dorés, que le malin esprit lui-même ne parviendrait pas à maîtriser, qui, semblable au chat, sait à la fois égratigner et caresser, rire et pleurer, le tout dans un seul et même instant ? Réfléchis, cher Toffel, suspends ton pèlerinage ! L’eau et le feu, le whiskey et le thé, des gâteaux de maïs, tout cela irait-il ensemble ?… Mais le voici à l’extrémité du plant de châtaigniers, et même devant un… comment le nommerons-nous ? devant une espèce d’édifice qui semble dater des guerres des Indiens. Toffel secoua la tête d’un air pensif ; c’est la maison du vieux Davy O’Dougherty, et c’est une maison d’un misérable aspect. Et sa grange ? il n’en a pas ; ses haies ? on a honte de les regarder. Oui, sa ferme offre un triste tableau de l’industrie irlandaise ; point de cheval, point de charrue ; toute la fortune agricole de Davy se réduit à quelques pièces étroites de terre, semées de maïs et de pommes de terre.

Toffel fit une longue pause, indécis, pensif ; mais justement le vieux Davy était assis près de sa porte, avec sa vénérable moitié aux cheveux roux, et une demi-douzaine de petits monstres de la même couleur. Jemmy seule… il serait peu galant de ne pas la dire franchement blonde, était la grâce et l’ornement de la triste cabane. Elle préparait le thé, et mettait sur la table des gâteaux de maïs. Toffel alla s’asseoir devant la cheminée sans avoir à peine desserré les lèvres, et n’eût point bougé de cette place, si en sa qualité d’Allemand, l’odeur de la fumée du charbon de terre ne l’eût désagréablement affecté ; il se leva brusquement pour chercher une atmosphère plus pure, pendant que Jemmy, le voyant à moitié aveuglé, s’enfuyait dans la cuisine avec un rire moqueur. Toffel hésita un instant entre les deux portes, mais involontairement il se trouva transporté devant le feu de la cuisine, qui, étant de bois, lui plut davantage que l’autre, et auquel Jemmy daigna bientôt prendre place à ses côtés.

Un quart d’heure s’était écoulé, et pas une pensée immodeste ou quelconque n’avait traversé le cerveau de notre cavalier. La seule licence qu’il se permit de prendre consistait de transporter son chapeau d’un genou sur l’autre.

Enfin cependant il prit courage, et regardant fixement sa voisine, il lui demanda en anglais si elle ne voulait pas le prendre pour mari.

— Que voulez-vous que je fasse d’un Allemand ?

Telle fut la réponse un peu dure de la malicieuse Irlandaise, qui, en rabaissant la marchandise qu’elle convoitait, n’avait d’autre but que de se l’assurer à meilleur marché.

Mais songez bien à ce qu’était une telle réponse adressée par une petite créature comme Jemmy à un homme comme Toffel, garçon de six pieds, possesseur de trois cents acres de terre et de deux bas bleus garnis.

Toffel n’était rien moins que fier, mais cependant il se leva fort déconcerté, tira son chapeau, et s’apprêtait à sortir en soupirant de la cuisine, lorsque la rusée jeune fille, se glissant entre lui et la porte, lui dit en lui prenant la main :

— Et si je vous prends, me promettez-vous d’être bon enfant ?

Le dialogue dès lors prit des formes plus précises, et Toffel ne tarda pas à aller rejoindre son gris pommelé, après avoir rudement serré la main de sa future.

Quelques jours après, le ministre protestant Gaspard Ledermaul, ancien tailleur, bénissait le mariage de Jacques Toffel et de Jemmy O’Dougherty ; ce qui semblerait devoir mettre fin à notre histoire, si nous en voulions abandonner légèrement les héros, et si l’on ne savait d’ailleurs que les mariages n’offrent pas moins de péripéties que les amours les plus traversés.

II

COMMENT JEMMY O’DOUGHERTY EUT TORT D’ALLER
À UN MEETING SUR UN TROP GRAND CHEVAL

Jacques Toffel n’avait pas encore accompli sa vingt et unième année, quand il entra dans la lune de miel, et ici nous devons dire à sa louange qu’il sut jouir du bonheur avec sa modération accoutumée. Nous n’avons pas laissé voir qu’il fût dissipé ; et, assurément, nulle tentation ne lui vint d’introduire sa femme dans la haute société du Saragota, et de Vider ainsi les deux bas bleus. Quant à mistress Toffel, ce n’était pas, certes, une méchante fille ; il y avait en elle toujours cette sorte de diablerie irlandaise qui ne lui permettait pas d’être en repos, tant que son mari n’avait pas fait sa volonté. Pour tout dire en un mot, c’était elle qui portait les culottes ou les inexpressibles, selon la chaste locution anglaise. D’ailleurs notre couple vivait heureux ; un jeune Toffel ne tarda pas à faire son apparition dans le monde, et surtout alors l’heureux fermier ne regretta pas d’avoir tiré son épi rouge.

Or, il advint qu’un missionnaire se présenta vers ce temps dans la colonie, avec la prétention d’enseigner à nos bonnes gens un chemin plus court que par le passé pour gagner la porte du Ciel. Afin de donner à son projet l’impulsion nécessaire, il avait annoncé un meeting, après s’être assuré préalablement de l’assentiment des dames. Mistress Toffel, dont le respectable pasteur avait recherché surtout le patronage, avait décidé, pour répondre à cet égard flatteur, que son jeune fils serait baptisé en cette occasion, et que le père le transporterait dans ses bras au meeting.

Jusqu’ici tout était bien, et Toffel n’y trouvait guère à redire ; toutefois, en sellant ses deux chevaux, il éprouva une sorte de malaise, et comme un pressentiment fâcheux lorsqu’il s’occupa de son grand cheval gris. Mistress Toffel avait conçu pour cet animal une telle prédilection, qu’elle avait déclaré n’en pas vouloir monter d’autre. À la vérité, comparés au grand cheval entier de Toffel, les autres n’étaient que des chats ; mais Jemmy n’était pas une géante, et les petits chevaux lui eussent convenu mieux toujours qu’à son mari. Celui-ci était, depuis peu, devenu ambitieux, et aspirait aux emplois publics ; et il fallait qu’il arrivât disgracieusement sur une de ses rosses, en s’exposant aux railleries et aux suppositions de la foule ! En tirant les chevaux de l’écurie, il vit précisément sa femme sur le seuil de la maison ; mais sur son front était écrite cette inflexible résolution à laquelle le pauvre homme n’avait guère l’usage de résister. Il la laissa donc monter sur un tronc d’arbre, d’où elle s’élança sur le gris pommelé, dont elle saisit la bride avec grâce et autorité.

La voilà sur cet animal immense, semblable à un malicieux baboin qui s’apprête à mettre à l’épreuve la mansuétude d’un patient dromadaire. Toffel la regardait la bouche ouverte et les yeux fixes.

— Ma chère ! dit-il après un long combat intérieur, je vous en prie, prenez le petit cheval, et me laissez le plus grand.

— Toffel, s’écria sa moitié, sûrement vous n’êtes pas assez fou pour songer à cela précisément en ce moment.

— Si, je suis assez fou pour cela, et si je prends ce veau irlandais, je serai à la fois à pied et à cheval.

Ses paroles, ses regards étonnèrent la dame ; ils indiquaient une sorte de révolte contre son pouvoir, et elle sentit que tout son règne dépendait de la résolution qu’elle prendrait en ce moment décisif, et c’est dans cette idée qu’elle donna un grand coup de fouet à son cheval, qui, en deux élans, l’emporta hors de la cour.

Toffel n’eut donc rien de mieux à faire que de monter sur la rosse, en soupirant et en murmurant quelques phrases de sa langue incomprise, comme sapperment ! verflucht ! et autres aménités germaniques dont il pouvait, au besoin, dissimuler le sens. Tout à coup il fut interrompu dans son monologue par un cri parti du haut de la montagne. Toffel jeta les yeux autour de lui, puis il regarda la hauteur, mais il n’aperçut rien ; rien ne se faisait plus entendre, et pourtant la voix qui avait percé ses oreilles était la voix aiguë et sonore de sa femme, il en était certain. Elle l’avait devancé au galop de quelques centaines de pas, et bientôt les sinuosités de la route, à travers les montagnes, l’avaient dérobée à ses regards.

— Le cheval gris l’a certainement jetée à bas, se dit le loyal garçon.

Et à peine cette idée s’était-elle présentée à son esprit, qu’il vit, en effet, son coursier favori descendre à grands bonds la montagne. Toffel fut saisi de frayeur ; il se jeta, des deux jambes à la fois, à bas de sa rosse, et courut au devant du cheval fougueux, qui, reconnaissant son maître, s’arrêta tranquillement jusqu’à ce qu’il l’eût débarrassé de la selle de Jemmy, et qu’il eût monté dessus avec son rejeton. Alors Toffel se dirigea au grandissime trot vers le haut de la montagne, et courut au secours de sa moitié, de laquelle bien d’autres ne se seraient guère plus inquiétés après la manière dont elle s’était comportée ; mais Toffel était d’une bonne pâte d’Allemand, et il se hâta de tout son pouvoir d’arriver à l’endroit fatal où elle devait avoir établi sa couche. Une seconde fois il entendit crier, mais ce n’était pas sa voix ordinaire, c’était plutôt un cri de détresse. Ce cri se renouvela, et, trempé d’une sueur froide, Toffel alors lança son cheval ventre à terre du côté d’où semblait venir la voix de sa femme ; mais point de traces. Il regarda à droite, à gauche, puis à terre, et enfin il remarqua avec un horrible serrement de cœur des traces de pas d’hommes, et à côté les empreintes des pieds de sa femme. Des hommes étaient venus là, c’était évident ; mais dire ce qu’était devenue sa femme, c’était une chose bien difficile, les traces se perdaient dans la forêt. Il examina de nouveau ces traces, et il reconnut avec consternation la large empreinte des mocassins des Indiens. Un regard vers la forêt lui fit apercevoir quelque chose d’un gris noir, c’était une plume d’aigle : plus de doute, sa malheureuse Jemmy venait d’être surprise et enlevée par les Indiens.

Toffel aimait sincèrement sa femme ; cependant il n’eut point d’évanouissement, et toute la force de son amour ne put lui arracher une larme ; et, au lieu de perdre du temps en vaines lamentations, il courut au grand galop rejoindre le meeting, apprit à ses voisins que les Indiens avaient surpris et enlevé sa femme tandis qu’elle se rendait à l’assemblée, ajoutant qu’il fallait qu’il la recouvrât à tout prix, et que s’ils étaient bons voisins, et s’ils voulaient être des hommes libres, il fallait qu’ils vinssent courir en toute hâte avec lui sur les traces de ces peaux rouges pour leur reprendre sa Jemmy. Comme ceux à qui il s’adressait étaient en effet des hommes de cœur, Toffel, en peu d’heures, se vit à la tête de cinquante jeunes gens, qui, tenant d’une main leurs carabines et de l’autre la bride de leurs chevaux, juraient de venger dignement l’enlèvement de la nouvelle Hélène.

Il n’était pas rare, en ce temps, que les colons des États-Unis eussent à poursuivre des Indiens pour un semblable motif ; mais pendant que Toffel et ses vaillants compagnons sont occupés à retrouver les traces des peaux rouges qui avaient enlevé Jemmy O’Dougherty, nous allons, nous conformant encore plus directement aux usages chevaleresques, rejoindre notre dame, pour lui prêter au besoin aide et secours.

Donc, Jemmy, l’entêtée Jemmy, avait été seule en avant de quelques centaines de pas, ainsi que nous l’avons déjà dit. C’était d’abord une chose qu’une femme raisonnable n’aurait jamais faite : elle se serait tenue à côté de son mari, d’un aussi bon mari surtout que l’était incontestablement Toffel, notamment dans des temps si critiques, où les sauvages parcouraient encore en partisans tout l’État d’Ohio, et s’avançaient même jusqu’au fort Pitt, attendu que, précisément à cette époque, les États-Unis étaient engagés avec eux dans une guerre sanglante. Sans doute elle cria vaillamment, mais il était trop tard ; probablement les Indiens en avaient déjà trop vu pour renoncer, en faveur de ses cris, à une si belle proie. L’un monta sur le cheval gris et la prit en croupe, pendant qu’un second obligeait la belle à enlacer ses bras autour de son cavalier ; un troisième, lui voyant des dispositions à résister, établit entre son cou de cygne et un coutelas qu’il tira de sa ceinture un voisinage dangereux, si bien que la pauvre créature se résigna à son sort, et ne songea plus qu’à ne pas se laisser tomber de cheval pendant la longue course qui s’ensuivit.

Toutefois, elle ne pouvait s’empêcher de s’écrier par instants :

— Le grand cheval ! le grand cheval !

Mais sa tenue modeste et résolue à la fois inspirait quelque respect à ses ravisseurs, et surtout à Tomahawk leur chef, qui, en arrivant à Miamy, quartier général des Peaux-Rouges, la plaça sous la protection de sa mère, avec le titre de dame d’honneur. Sans doute, ce poste n’eût pas été à dédaigner, si le fils de la princesse mère avait eu à gouverner quelque chose qui en valût la peine ; mais le roi des Shawneeses, frère aîné de Tomahawk, n’étendait guère son empire que sur un territoire de quelques centaines de milles carrés. Ses sujets étaient des sauvages non encore civilisés, qui, dans leur intelligence bornée, n’avaient aucune idée du droit divin de leur souverain, c’est-à-dire qu’ils ne voulaient pas travailler pour lui, disant qu’il avait, comme eux, reçu du grand Esprit deux bras propres au travail.

Nos bienveillants lecteurs comprendront qu’au milieu d’une réunion d’hommes si déraisonnables, mistress Toffel ne pouvait compter sur de grands avantages, malgré la place honorable qu’elle occupait. Du reste, elle vit bien que des pleurs et des jérémiades ne pouvaient qu’empirer sa position, et qu’il valait mieux l’accepter bravement et chercher à se rendre utile. Aussi, avec une mine où l’on ne pouvait méconnaître un trait d’ironie, elle saisit le lendemain matin la marmite remplie de gibier, et se mit à préparer elle-même le repas des Indiens. Ceux-ci s’assirent bientôt à l’entour en croisant les jambes :

— Whoo ! s’écria le souverain, qu’avons-nous là ?

De sa vie, il n’avait fait un aussi délicieux déjeuner à la fourchette, dirions-nous, si les sauvages avaient des fourchettes. La princesse mère indiqua de sa main, et en souriant gracieusement, sa dame d’honneur, qui, pour sa récompense, reçut une côtelette. Jemmy avait une contenance fière, comme si elle se fût trouvée assise sur le grand cheval. Peu de temps après, les sauvages entreprirent une nouvelle excursion, de laquelle ils rentrèrent au bout de quinze jours chargés de butin de toute espèce : des robes de femme, des spencers, des chapeaux, des corsets, etc. Une garde-robe complète était échue en partage à Tomahawk. Le lendemain, il parut vêtu d’une robe de linsey-woolsey couleur rouge, et la tête ornée d’un chapeau en soie verte, par-dessus lequel il lui avait paru de bon goût de mettre le bonnet d’une femme en couches : le chef lui-même se montra dans une petite robe à l’enfant, avec un spencer coquelicot par-dessus, et un capuchon du temps de Louis XV. À peine Jemmy avait-elle jeté les yeux sur ses maîtres métamorphosés, qu’elle fit signe aux squaws de la suivre dans la forêt, où se trouvaient beaucoup de plantes de lin sauvage. Elle en fit cueillir une certaine quantité, qu’elle fit rapporter au camp par ses compagnes. Elle obligea ensuite celles-ci à préparer le lin pour le filage, qu’elle leur enseigna, et en peu de semaines, des habits de chasse, ornés de rubans de soie et de calicot, remplacèrent les robes de femmes sur les corps de ses ravisseurs. Une quinzaine de jours après, les hommes firent une nouvelle expédition, dans laquelle le souverain fut tué et son frère Tomahawk blessé. Jemmy, à l’instar d’autres sujets loyaux, prit le deuil, pansa les plaies du survivant, et, quand le jeune chef fut rétabli, elle lui présenta un costume neuf qu’elle avait confectionné pour lui pendant sa maladie. Elle y mit tant de grâce, selon l’avis de l’Indien, que, dès ce moment, il devint son admirateur et son fidèle paladin. Quand, le lendemain, il se fut vêtu de son costume neuf, il se trouva si agréablement surpris et tourné, qu’il mit pour la première fois de côté ces habitudes de respect qu’il avait contractées vis-à-vis de mistress Toffel, et qui l’avaient empêché jusque-là de déclarer un peu plus ouvertement l’affection qu’il ressentait pour elle. Il alla lui rendre une visite. Toute la résidence fut en révolution ; les dames rouges étaient au désespoir. Elles comprirent que ce n’était pas en leur honneur que le nouveau souverain s’était revêtu d’une si brillante toilette, et que ses attentions s’adressaient à la fière Américaine, qui, dans leur opinion, ne pouvait naturellement résister à ce somptueux accoutrement. Et vraiment ni Londres, ni Paris, ni New-York n’auraient pu se vanter d’avoir vu, sur une seule et même personne, une prodigalité d’objets de luxe comme il plut ce jour-là à Tomahawk d’en étaler aux yeux de sa fidèle sujette. Mais aussi il était lui-même resté trois heures, jambes croisées et miroir en main, à admirer avec des yeux brillants de joie ses charmes irrésistibles. Trois larges paillettes d’argent entouraient artistement son nez, auquel était encore suspendu un dollar espagnol ; deux autres dollars pendaient à ses oreilles, et, par une spirituelle inspiration, l’Indien avait orné sa lèvre inférieure d’une sixième pièce de monnaie. Ses cheveux étaient richement entremêlés d’aiguilles de porcs-épics, et du sommet de sa tête descendaient majestueusement trois queues de buffles. Un collier de pas moins de cinquante dents d’alligators ornait son cou, autour duquel serpentait encore un collier plus petit de grandes perles de cristal, trophée qu’il avait conquis dans un combat avec les Chikasaws. Il n’avait pas moins soigné l’habillement des parties inférieures de son corps : ses jambes étaient jusqu’à la cheville entourées de petits cercles de cuivre et de fer-blanc qui résonnaient prodigieusement à chacun de ses pas ; le reste de sa toilette consistait en un chapeau anglais à trois cornes. Lorsque, avec la conscience de ses perfections, il approcha de la résidence de madame mère, il leva haut les jambes et en fit deux fois le tour en dansant, pour se régaler de la musique dont il était le créateur ; arrivé à la porte, il jeta un dernier coup d’œil sur son miroir de poche en se regardant de la tête aux pieds, puis il entra.

Nous sommes malheureusement sans information aucune sur le succès de tant d’efforts et de combinaisons de bon goût ; tout ce qui est devenu notoire, c’est que le haut prétendant fut bien moins satisfait de lui-même, quand il quitta la résidence de sa mère, qu’il ne l’avait été en y entrant. La chronique ajoute que, dès ce moment, Jemmy eut sur le souverain indien un empire pour le moins aussi illimité que celui qu’elle avait déjà exercé sur Toffel ; et il paraît qu’elle ne tarda pas à en faire usage, sans doute par de bonnes raisons, attendu qu’elle eut à repousser des tentations assez vives. Mais, dit encore notre document, elle résista héroïquement. Comment en effet pouvait-elle agir autrement, elle dont la pensée tendait à un autre but ? Oui, son regard était sans cesse fixé sur le soleil couchant, sur cette partie du monde où vivait son cher Toffel. Depuis cinq années entières, elle avait supporté sa captivité avec un courage, avec une fermeté héroïques et vraiment irlandaises ; mais présentement elle sentait chaque jour davantage l’amertume de sa position. Pendant la première année, elle avait été tenue en mouvement par la nouveauté de sa destinée ; elle avait, en outre, été stimulée par le sentiment de la conservation. Durant les années suivantes, elle s’était peut-être sentie flattée des attentions de son adorateur indien ; — mais faire la coquette avec un sauvage, ce n’était, après tout, qu’un pauvre passe-temps, et cela ne pouvait durer à la longue. Ainsi, le vif désir de revoir les lieux sur lesquels se concentraient ses souvenirs prenait chaque jour en elle plus de force. Songer à fuir, c’eût été de sa part une folie pendant la première année ; on l’avait surveillée, durant l’été, avec des yeux d’Argus, car son adresse en toute chose la rendait indispensable aux sauvages, et une fuite dans le cours de l’hiver n’était pas plus exécutable. Où aurait-elle trouvé des vivres, un lieu de repos ? Son voyage jusqu’au camp des sauvages avait duré vingt jours ; elle devait donc être à une énorme distance de chez elle, et si, par malheur, on avait connu son projet, son sort eût été horrible.

III

COMMENT JEMMY REVINT CHEZ JACQUES TOFFEL

Enfin, l’occasion favorable que Jemmy désirait si vivement vint se présenter à l’expiration du cinquième été après son enlèvement. Les hommes étaient partis pour la chasse d’automne ; leurs femmes les avaient accompagnés ; il n’était resté au camp que les plus faibles et les plus âgés. Par le contentement apparent qu’elle avait fait paraître pendant cinq ans, Jemmy était parvenue à calmer les méfiances des Indiens, dont la vigilance s’était affaiblie. Elle avait appris que, par suite de l’accroissement de la population, la colonie avait étendu ses limites, et qu’elle se trouvait dès lors à une moindre distance de celle des sauvages ; elle espérait donc rencontrer de ses compatriotes, sinon au bout de la première semaine, du moins au bout de la seconde. Elle résolut sa fuite, et réalisa sur-le-champ son projet. Un petit sac rempli de vivres fut tout ce qu’elle emporta avec elle ; elle avait quatre cents long milles à faire depuis le grand Miami jusqu’à l’Ohio supérieur ; mais son courage était à la hauteur de sa grande entreprise. Elle aimait son Toffel ; elle l’aimait maintenant plus que jamais, ce garçon si bon, si patient, et pourtant si sensé. Son courage fut rudement mis à l’épreuve dans les marais de Franklin, elle courut un grand danger de se noyer dans le Sciota, et, en errant pendant plusieurs jours dans les solitudes qui séparent Colombus, capitale de l’État de l’Ohio, de New-Lancaster, d’être dévorée par les ours et les panthères ; mais elle se tira heureusement des marais, des rivières et des lieux déserts. Pendant les cinq premiers jours, elle vécut de sa provision de gibier fumé ; puis elle se régala de papaws, de châtaignes et de raisins sauvages, et, au bout de dix jours de peines et de fatigues inexprimables, elle trouva, pour la première fois, un abri sûr dans un blockhaus. Même ici, son esprit irlandais indomptable ne l’abandonna pas, et elle aborda les Hinterwældler[2] d’un air aussi assuré et aussi ouvert que si elle se fût présentée à la tête des Shawneeses, et leur demanda des vivres. Ceux-ci ouvrirent d’assez grands yeux, comme on peut le présumer, mais ils donnèrent ce qu’ils avaient. Dès lors notre bonne Jemmy n’eut plus qu’à suivre les bords de l’Ohio, et ne tarda pas à voir les charmantes hauteurs qui cachaient son heureux chez elle sortir du bleu vaporeux qui les enveloppait. Elle double le pas ; la voilà sur les premiers coteaux. Pour la première fois, son cœur battit plus fort ; un instant arrêtée au souvenir du grand cheval, elle reprit sa course et s’élança dans les sinuosités boisées du coteau. Voilà bien devant elle le magnifique Ohio, poursuivant son cours en deux larges bras ; puis les eaux de l’Alléghany, limpides comme la source qui jaillit d’un roc ; puis enfin, tout à côté, celles du Monongehala, troubles et bourbeuses, et offrant assez bien l’image d’un mari grognon auquel est enchaînée une vive et douce compagne. La voilà arrivée à la dernière éminence, d’où l’on peut contempler toutes ses possessions : voici le magnifique vallon, le plus fertile des bottoms, enclavé parmi les promontoires de montagnes ; voilà la grange bâtie en pierre, le toit et les persiennes reluisant de l’éclat d’une fraîche peinture. Là, à main gauche, le vieux verger ; puis, à droite, le nouveau, à la plantation duquel elle avait aidé, et dont les arbres pliaient déjà sous le poids des fruits. Elle regardait, elle n’osait s’en fier à ses yeux, et elle voyait plus encore… Non, ce n’était pas une illusion, c’était son cher Toffel qui sortait justement de la maison, et derrière lui, un petit bambin aux cheveux blonds, qui le tenait ferme aux basques de son habit. Oui, c’était bien Toffel dans sa culotte de peau, avec ses bas bleus à coins rouges et ses souliers ornés de boucles énormes. Elle n’y tint pas plus longtemps, descendit d’un pas ferme du coteau, et, ayant traversé rapidement le potager, elle se trouva tout à coup devant Toffel.

— Tous les bons esprits louent le Seigneur ! s’écria celui-ci, usant, dans son anxiété, de la formule légale par laquelle, de temps immémorial, les honnêtes Allemands ont l’habitude de conjurer les spectres, les sorcières et les esprits malins.

Et, dans le fait, nous n’aurions pas trop le droit de blâmer Toffel, si le Blocksberg[3] se présentait en ce moment à sa pensée. Cinq années d’absence et de séjour parmi les sauvages habitants des bords du grand Miami, jointes au voyage abominable que Jemmy venait de faire, n’avaient pas précisément beaucoup contribué à relever ses charmes, ni à rendre sa toilette assez élégante pour lui prêter quelque attrait de plus. Même Toffel, de tous les hommes le moins fashionable, put à peine comprendre que ce pouvait être là sa Jemmy, l’oracle du bon goût en toute chose. L’imprévu de son apparition répandait sur sa personne, un peu décharnée, quelque chose de surnaturel ; de sorte que, nous le répétons, nous ne sommes nullement surpris de ce que le cerveau de Toffel se troubla subitement et de ce qu’il se souvint du Blocksberg, dont feu son père lui avait raconté tant de choses. Jemmy, à ce qu’il paraissait, ne fut pas très-flattée de sa surprise, de ses exclamations ni de son effroi, et elle lui dit, du ton le plus doux qu’il lui fut possible de prendre.

— Eh bien ! quoi, Toffel, as-tu perdu la raison ? ne me connais-tu plus, moi, ta Jemmy ?

Toffel ouvrit les yeux le plus qu’il pouvait, et, peu à peu, reconnaissant le nez contourné, l’œil brillant qui lançait, comme de coutume, des regards hardis et étincelants, ne put, à ces signes, douter de la réalité :

Mein Gott ! Mein schatz ! s’écria-t-il dans son plus doux allemand.

Puis deux larmes coulèrent le long de ses joues, et il embrassa Jemmy avec effusion.

Jemmy était réellement bien charmée de voir son Toffel de si bonne humeur. Cependant, dit le proverbe, trop ne vaut rien, et, suivant toutes les apparences, il semblait à Jemmy que Toffel était inépuisable dans ses manifestations de tendresse, et, en effet, elle commençait déjà à perdre patience et à souhaiter de voir son fils, comme aussi de savoir où en étaient les affaires du ménage ; de sorte que, tout en exprimant ce double désir, elle se dégagea des bras de son mari pour se diriger vers la porte. Toffel la saisit par sa robe, et, se plaçant devant elle, l’empêcha de sortir.

— Ma bien-aimée, lui dit-il, arrête-toi encore quelques moments, jusqu’à ce que je t’aie appris…

— Appris quoi ? reprit-elle avec impatience ; que peux-tu avoir à me dire ? Je désire voir mon garçon et comment tu as conduit les affaires de la maison ; j’espère que tout est en ordre…

Son œil jeta un regard scrutateur sur le pauvre Toffel, qui ne semblait nullement être à son aise.

— Mon cœur, ma femme ! continua-t-il, aie seulement un peu de patience !

— Je ne veux pas avoir de patience, répliqua-t-elle ; pourquoi ne veux-tu pas entrer dans la maison ?

Et, en disant ces mots, elle s’approcha de la porte. Toffel, au dernier point embarrassé, lui barra de nouveau le chemin, en prenant ses deux mains.

— Eh ! by Jasus[4], et de par toutes les autorités ! s’écria-t-elle étonnée d’une conduite si singulière, je serais tentée de croire que tout n’est point ici en règle et que tu n’es pas bien aise de me voir !

— Moi, ne pas être bien aise de te voir ! mon cœur, ma bien-aimée ! Oui, oui, tu seras de nouveau ma femme ! répondit le brave garçon.

— Je serai de nouveau, de nouveau ta femme ! répéta-t-elle.

Et ses yeux étaient étincelants, et son petit nez se tordait.

— Être de nouveau sa femme, se dit-elle encore à voix basse, en s’arrachant avec force de ses mains.

Puis, montant l’escalier avec la rapidité de l’éclair, elle se précipita sur la porte, pressa le loquet, ouvrit et vit, se berçant doucement dans un fauteuil, Marie Lindthal, la plus jolie blondine de toute la colonie, jadis sa rivale, et maintenant l’heureuse usurpatrice de ses droits matrimoniaux.

IV

CE QU’IL ARRIVA DE JACQUES TOFFEL
ET DE SES DEUX FEMMES

Il faudrait une plume très-familiarisée avec les peintures psychologiques pour décrire les symptômes des diverses passions qui se dessinaient d’une manière énergique sur le visage de notre héroïne. Le mépris, la fureur, la vengeance en étaient encore les plus faibles ; il sortait de ses yeux des étincelles si vives, que, pour servir d’une phrase à l’usage des Yankees, la chambre commençait à en être embrasée ; ses poings y fermèrent convulsivement, ses dents grincèrent, et, semblable au chat qui voit son territoire l’ennemi mortel de sa race, elle s’apprêta à fondre sur le sien, ce qui aurait pu devenir d’autant fatal pour les jolis traits de Marie Lindthal, que depuis un mois entier mistress Toffel n’avait pas rogné ses ongles.

Toffel, qui avait suivi Jemmy, vit avec un juste effroi ces terribles préparatifs, et se jeta de toute sa longueur entre les deux puissances belligérantes. Mais il n’était pas sûr encore que sa médiation fût très-efficace, lorsque tout à coup la porte s’ouvrit pour donner entrée au jeune Toffel, suivi de toute une bande d’héritiers d’un autre lit. Cinq années s’étaient écoulées depuis que Jemmy n’avait tenu son jeune fils dans ses bras ; oubliant son ennemie, elle sauta sur lui pour l’embrasser. Le jeune garçon s’effraya, cria très-haut, et courut à sa belle-mère. La pauvre Jemmy resta immobile à sa place ; la fureur et le désir de la vengeance l’avaient abandonnée ; une douleur indicible pénétra son cœur ; elle se dirigea en tremblant vers la porte, saisit le loquet et fut sur le point de tomber à terre. La pauvre femme souffrait horriblement en cet instant ; elle était devenue une étrangère pour son fils, une étrangère dans le monde entier ! Elle se remit cependant. Des âmes comme la sienne ne sont pas facilement abattues.

— Comment va mon père ? demanda-t-elle brièvement.

— Mort, répondit Toffel.

— Et ma mère ?

— Morte, fut encore la réponse.

— Et mes frères, mes sœurs ?

— Dispersés dans le monde.

— Ainsi, je les ai tous perdus ! dit-elle de manière à pouvoir à peine être comprise.

— J’ai, reprit Toffel d’un son de voix plus doux, j’ai attendu toute une année ton retour, en demandant de tes nouvelles dans tous les journaux allemands et anglais, et comme tu ne vins pas, ajouta-t-il en hésitant, te croyant morte, je pris Marie.

— Alors garde-la, répliqua Jemmy d’un ton ferme, en accompagnant ces paroles d’un regard où se peignait le mépris le plus profond.

Puis elle s’élança encore une fois sur son enfant, le saisit et l’embrassa avec exaltation, puis elle ouvrit la porte…

— Arrête ! arrête ! pour l’amour de Dieu ! s’écria Toffel d’une voix qui faisait deviner ce qu’il avait souffert.

Il est vrai de dire qu’il l’aimait sincèrement, et n’avait rien négligé pour la retrouver. On avait battu le pays à vingt lieues à la ronde, les annonces des journaux lui avaient aussi coûté maints dollars ; malheureusement, ils circulaient plus particulièrement dans la partie orientale du pays, tandis que Jemmy figurait comme dame d’honneur dans la partie occidentale. Et, malheureusement encore, au bout d’une année, le révérend pasteur Gaspard fit un sermon sur ce beau texte : Melius est nubere quam uri, qu’il rendit très-disertement en langue allemande à Toffel. Celui-ci crut agir en bon protestant, prit une femme bonne et jolie, mais à laquelle manquait cet esprit de contradiction, d’agacerie, ces boutades, ces propos piquants qui réveillaient jadis si à propos son caractère nonchalant.

Telle était la position de notre Toffel, le mari à deux femmes, entre lesquelles il semblait fortement balancer. Les garder toutes deux, comme le patriarche Lamech, quelle apparence ? Enfin, il s’écria :

— Allons chez les squire et chez le docteur Gaspard ; allons entendre ce que disent la loi humaine et la loi de Dieu.

En disant cela, Toffel agit en bon et loyal Allemand qui pensait qu’il valait mieux ne pas prendre un parti de son propre chef, et mettre toute la responsabilité de sa position sur l’autorité divine et humaine.

Jemmy tressaillit ; le mot de loi, ou, ce qui en est la conséquence, un procès, résonnait désagréablement à ses oreilles, et elle hésitait, quand sa rivale, qui s’était retirée dans la chambre voisine, reparut tenant dans ses bras les deux lourds bas remplis de dollars de la communauté.

— Prends-les, dit-elle d’une voix douce à Jemmy, prends-les, et Jeremias Hawthorn est encore garçon ; sois heureuse, bonne Jemmy.

Il y avait quelque chose de touchant dans sa voix et dans sa proposition sincère. Tout autre cœur que celui de la femme irlandaise se serait ému ; mais la vue de la femme heureuse sembla ranimer les transports de Jemmy. Jetant sur Marie un regard du plus profond mépris, elle s’approcha de Toffel, lui serra la main en lui disant adieu, et sortit précipitamment de la chambre.

— Cours, cours, cher Toffel, de toutes tes forces, s’écria Marie ; cours, pour l’amour de Dieu ! elle pourrait attenter à elle-même.

Toffel était resté immobile, privé, pour ainsi dire, de sentiment ; on aurait pu croire que tout lui paraissait un songe : la voix de sa femme le rappela à la réalité. Il se mit à courir de toutes ses forces après la pauvre fugitive ; mais celle-ci avait déjà gagné beaucoup d’espace sur lui. Redoublant ses longs pas, il était sur le point de l’atteindre, lorsqu’elle se retourna et lui ordonna de regagner sa maison. Elle proféra cet ordre d’un ton si ferme, que Toffel, encore habitué à obéir à ses volontés, s’y conforma en reprenant lentement le chemin de chez lui. Après avoir fait quelques pas, il s’arrêta néanmoins, suivit d’un œil fixe la marche rapide de Jemmy jusqu’à ce qu’elle eût disparu dans les profondeurs du coteau ; alors il secoua la tête, et pensa… quoi ? C’est ce que nous ne saurions dire.

Jemmy poursuivait maintenant, comme un chevreuil qu’on a effrayé, sa course vers le haut de la montagne ; la voilà arrivée encore à cette fatale saillie où son bonheur d’ici-bas avait, il faut bien le dire, par sa propre faute, reçu une si terrible atteinte. Là était la maison qui renfermait les deux Toffel ; là paissaient ses vaches et ses génisses et une demi-douzaine des plus grands chevaux qu’elle eût jamais vus. Maintenant elle en eût eu à choisir ! Et il fallait renoncer à tout cela ! Cette pensée lui fit verser des larmes amères, Et maintenant plus de famille, plus d’amis peut-être ; que dirait-on de cette Jemmy si longtemps perdue, Jemmy la Squaw indienne ?… Insensiblement, ses sens se calmèrent ; une nouvelle pensée sembla germer en elle, et à chaque seconde cette résolution semblait se raffermir. Enfin, comme pour échapper à la possibilité d’un changement d’idées, elle se redressa tout à coup avec force, courut à toutes jambes vers la forêt, et pénétra toujours plus avant dans ses profondeurs.

V

OÙ L’ON DÉMONTRE COMMENT LES DEUX ÉPIS ROUGES
ÉTAIENT POURTANT UN PRÉSAGE

Ce fut vers l’année 1826 que Jemmy recommença son long voyage pour retourner vers ceux qu’elle avait fuis naguère. Elle retrouva le même courage inflexible pour aborder les colons avancés, établis dans la partie nord-ouest des États-Unis (État actuel d’Ohio). Elle leur demanda l’hospitalité sans solliciter une compassion superflue ; lorsqu’elle eut dépassé les dernières habitations, elle eut de nouveau recours aux papaws, au raisin et aux châtaignes sauvages, et acheva ainsi sa course de quatre cents milles jusqu’aux sources du grand Miami, où, deux mois après sa fuite, elle se présenta avec aussi peu de trouble et de crainte que si elle rentrait d’une visite du matin.

Jamais le quartier général des Squaws n’avait retenti de si grands cris d’allégresse que lorsque Jemmy entra dans la cabane de la mère de Tomahawk. Toute la population des Wigwams était en mouvement ; Tomahawk ne se possédait plus de joie. Il avait été son admirateur fidèle pendant cinq années entières, et, ce qui n’est pas peu de chose de la part d’un sauvage, durant tout ce temps, il n’avait pas osé prendre la moindre liberté avec elle. Elle ne s’était pas acquis une légère influence sur ce petit peuple ; elle était l’institutrice des femmes, le tailleur et la cuisinière des hommes, le factotum de tous, et, si les derniers (les hommes) ne ressemblaient plus à des orangs-outangs, c’était son ouvrage à elle. Tomahawk sautait et dansait de bonheur.

— Hommes blancs, pas bons ! disait-il ; hommes rouges, bons ! s’écriait-il.

Et sa mère et tous les hommes s’unissaient à ces transports de joie.

Cependant, malgré la résolution ferme que Jemmy avait prise, sa prudence ne lui permettait pas de donner trop beau jeu au sauvage amoureux : non, elle réfléchit longtemps avant de lui permettre seulement l’espoir le plus éloigné. Depuis vingt jours déjà, elle le tenait renfermé auprès de la mère de Tomahawk, et, pendant ce temps, il n’avait pu la voir que deux fois. Enfin, le matin du vingt et unième jour, il fut mandé auprès de la souveraine de son cœur. Il s’y rendit peut-être plus bizarrement accoutré encore que lors de sa première demande, et, en balbutiant, il lui exprima de nouveau ses vœux. Jemmy l’écouta avec le sérieux d’un juge d’appel ; quand il eut terminé, elle lui montra silencieusement la table sur laquelle était étalé un habillement américain complet. Tomahawk retourna à sa cabane en poussant des cris de joie, et une demi-heure après, il parut un autre homme devant sa maîtresse. Il n’avait vraiment pas si mauvaise mine ; c’était un garçon bien fait, d’une taille élancée ; — Toffel n’était rien en comparaison ; — de plus, c’était le chef de plusieurs centaines de familles, et l’on ne pouvait voir en lui un mari si fort à dédaigner. Elle voulut bien alors tendre la main : il s’agissait encore d’une autre épreuve. Deux chevaux amenés par ordre de madame-mère se trouvaient à la porte : Jemmy ordonna à Tomahawk de les seller. Il obéit tout de suite en silence. Elle monta sur l’un, en lui faisant signe d’en faire autant et de la suivre. Le chef sauvage était surpris ; il la regarda fixement, mais suivit néanmoins sa maîtresse, qui, quittant le canton des Wigwam, dirigea leur course vers le sud ; plusieurs fois il se hasarda à lui demander où ils allaient, mais elle lui répondit par un geste, montrant d’un air significatif le lointain, et il se taisait et suivait. La paix s’était rétablie entre les Indiens et les colons pendant la captivité de Jemmy, et le dernier voyage de celle-ci lui avait été utile à quelque chose. Elle avait appris qu’une colonie américaine s’était formée, dans la direction du sud, à environ quarante milles de distance des sources du Miami, et c’est sur cette nouvelle colonie qu’elle se dirigeait en ce moment.

Dès qu’elle y fut arrivée, elle s’informa du juge de paix. Le squire ne fut pas peu surpris quand il vit tout à coup entrer chez lui une jeune et jolie femme (Jemmy avait repris sa bonne mine pendant sa retraite de vingt jours) et un jeune et beau sauvage, habillé comme un gentleman. Du reste, Jemmy ne lui laissa guère le temps de se livrer à son étonnement ; mais, se tournant sans longs détours vers son compagnon, elle lui dit :

— Tomahawk ! pendant les cinq années de notre connaissance, je t’ai vu donner tant de preuves de bon sens, que j’ai tout lieu d’espérer de faire de toi un mari, et j’ai donc résolu de te prendre pour tel.

Tomahawk ne savait s’il veillait ou non, et il en était de même du squire ; mais la demande formelle que lui adressa Jemmy, de la marier, elle, Jemmy O’Dougherty, avec Tomahawk, le chef de la peuplade des Squaws, et dix dollars reluisants qu’elle joignit à cette demande, firent cesser tous les doutes du juge de paix, et, prononçant sur eux la formule matrimoniale, il unit leurs mains. La chose était finie, le pauvre sauvage ne comprenait point encore ce que signifiait cette cérémonie ; mais quand Jemmy lui prit la main, et lui fit connaître qu’elle était maintenant sa femme et lui son mari, il était comme tombé des nues.

Le lendemain, Tomahawk et sa femme s’en retournèrent chez eux, et, à partir de leur retour, commencèrent aussi les mois de miel du nouvel époux. Or, mistress Tomahawk fut à peine installée dans sa nouvelle habitation, qu’elle vint à reconnaître que cette misérable cabane était beaucoup trop étroite pour eux deux, et, de plus, trop malpropre ; et, dans le fait, cette cabane était plutôt à comparer à l’antre d’un ours qu’à une habitation humaine. Tomahawk et ceux dont il disposait avaient donc maintenant des arbres à abattre, travail auquel les gens de Tomahawk ne se soumirent que contre de certains honoraires en bouteilles de whiskey, dont Jemmy avait fait provision au chef-lieu de la colonie. Elle avait en outre attiré quelques-uns de ses compatriotes, qui aidèrent à la construction de la maison neuve. Tomahawk, à la vérité, sauta encore quand il lui fallut pendant quinze jours manier la hache : seulement ce n’était plus de joie ; il fit même la grimace ; mais ni sauts ni grimaces n’y purent : il fallut s’exécuter. Au bout de quatre semaines il se vit couché dans une habitation commode, aussi commode que celle de Toffel. Tomahawk eut alors du repos pendant quatre semaines entières ; mais le printemps s’annonçait : le champ consacré à la culture du blé était évidemment trop petit ; il était même dépourvu de haie, et les chevaux, ainsi que les porcs, y venaient dévorer les jeunes tiges longtemps avant qu’elles eussent seulement formé leurs épis. Les choses ne pouvaient pas rester en cet état, et il fallait donc que la sauvage moitié de mistress Tomahawk abattît encore quelques milliers d’arbres et qu’il fit des haies autour d’une demi-douzaine de champs. — Cette besogne faite, Tomahawk eut encore quelques semaines de repos. Cependant, de temps immémorial, on avait bien mal mené les choses quant aux peaux de renard, de cerf, de castor et d’ours. Tomahawk avait une grande réputation comme chasseur ; mais le fruit de plusieurs semaines de chasse, il n’était pas rare qu’il le donnât pour quelques gallons de whiskey. À l’instar de beaucoup de ses frères rouges, son côté faible était le plaisir qu’il trouvait à prendre une et même un grand nombre de gorgées de whiskey, quand l’occasion s’en présentait. Toutefois il éprouvait à cet égard une telle crainte de sa compagne, qu’adroitement il cachait les bouteilles d’eau-de-vie dans des creux d’arbres. Mais mistress Tomahawk eut bientôt découvert la fraude, et, afin de mettre dorénavant Tomahawk à l’abri de toute tentation, elle décida qu’à l’avenir toutes les peaux seraient apportées au camp et mises à sa disposition. Elle se chargea alors du commerce de pelleterie. Bien peu de temps après, plusieurs vaches paissaient sur les bords du Miami, et Tomahawk goûta pour la première fois du café et des gâteaux de farine de maïs. Mais les choses allèrent de pire en pire. Un jeune Tomahawk vit la lumière du monde, et les vieux Squaws ne tardèrent pas à se présenter chez sa mère, les mains remplies de fumier et de graisse d’ours, pour admettre solennellement le nouveau chef de la peuplade dans la communauté religieuse et politique. Mais Jemmy leur montra un visage renfrogné, et quand elle vit que cela ne suffisait pas, elle se saisit si résolument de son sceptre, c’est-à-dire d’un grand balai, que jeunes et vieux se sauvèrent à toutes jambes, se croyant poursuivis du malin esprit. Lorsqu’elle fut rétablie de ses couches, elle ordonna encore à Tomahawk d’apprêter deux chevaux.

Cette fois-ci encore, leur course se dirigea vers la colonies ; seulement, ils abordèrent non à la maison du juge de paix, mais à celle du curé. Tomahawk accédait à tout tranquillement ; mais lorsqu’il vit le curé répandre de l’eau sur son fils, la patience lui échappa, il entra dans une sorte de fureur, et appela mistress Tomahawk sorcière, mauvais génie, médecin (terme très-fort chez les Peaux-Rouges). Jemmy, sans perdre une parole, fronça les sourcils, releva son nez, et le jeune Tomahawk fut baptisé comme d’autres enfants chrétiens.

Le voyageur que son chemin conduira dans la direction du nord, à travers la bruyère située entre Columbus et Dayton, remarquera, au-dessous et tout près des sources du Miami, une grande habitation, construite en madriers, flanquée de granges et d’écuries, environnée de superbes champs de maïs et de prairies, sur lesquelles paissent de magnifiques vaches, des chevaux et des poulains, sans compter les vergers remplis d’arbres fruitiers. Autour de la maison, on voit folâtrer une demi-douzaine de jeunes garçons et de jeunes filles d’un teint rouge clair, et vêtus comme s’ils sortaient du magasin de Stubls, à Philadelphie. Le dimanche, ils lisent la Bible ou sellent leurs chevaux pour aller accompagner mistress Tomahawk à l’église ; ils lisent et expliquent les gazettes au chef de la tribu, qui s’accommode parfaitement de sa nouvelle existence, et se demande avec orgueil s’il fera de ses fils aînés des docteurs ou des avocats. Deux fois l’année, mistress Tomahawk se rend à Cincinnati sur une voiture à six chevaux, qui, chargée de beurre, de sucre d’érable, de farine et de fruits, forme un cortége aussi pompeux que celui d’un gouverneur. Deux de ses fils à cheval lui servent toujours d’avant-coureurs, et elle est autant devenue l’effroi de tous les inspecteurs des marchés, qu’elle s’est rendue l’oracle et la favorite de toutes les femmes… et de tous les hommes.


  1. Choucroute. Blockhaus, maison construite en troncs d’arbres équarris. Franchouse, maison de charpente revêtue de pierres et de plâtre.
  2. Mot allemand composé, qui veut dire habitants des bords des forêts.
  3. Montagne du sabbat.
  4. Exclamation irlandaise.