Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/La Confidente sans le sçavoir ou le Stratagême

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 325-330).


III. — LA CONFIDENTE SANS LE SÇAVOIR,


OU LE STRATAGÊME.
Conte.


Je ne connois Rhéteur ny Maître és Arts
Tel que l’Amour ; il excelle en bien dire ;
Ses argumens, ce sont de doux regards,
De tendres pleurs, un gracieux sourire.
La guerre aussi s’exerce en son Empire :
Tantôt il met aux champs ses étendars ;
Tantôt, couvrant sa marche et ses finesses,
Il prend des cœurs entourez de ramparts,
Je le soûtiens : posez deux forteresses ;
Qu’il en batte une, une autre le Dieu Mars :
Que celuy-cy fasse agir tout un monde,
Qu’il soit armé, qu’il ne luy manque rien ;
Devant son fort je veux qu’il se morfonde :
Amour tout nud fera rendre le sien.
C’est l’inventeur des tours et stratagêmes.
J’en vais dire un de mes plus favoris :
J’en ay bien lû, j’en vois pratiquer mêmes,
Et d’assez bons, qui ne sont rien au prix.

  La jeune Aminte, à Geronte donnée,
Meritoit mieux qu’un si triste hymenée ;
Elle avoit pris en cet homme un époux
Malgracieux, incommode, et jaloux.

Il étoit vieux ; elle, à peine en cet âge
Où, quand un cœur n’a point encore aymé,
D’un doux objet il est bien-tôt charmé.
Celuy d’Aminte ayant sur son passage
Trouvé Cleon, beau, bien fait, jeune, et sage,
Il s’acquita de ce premier tribut,
Trop bien peut-être, et mieux qu’il ne falut :
Non toutefois que la belle n’oppose
Devoir et tout à ce doux sentiment ;
Mais lors qu’Amour prend le fatal moment,
Devoir et tout, et rien c’est même chose.
Le but d’Aminte en cette passion
Estoit, sans plus, la consolation
D’un entretien sans crime, où la pauvrette
Versât ses soins en une ame discrette.
Je croirois bien qu’ainsi l’on le prétend ;
Mais l’appetit vient toûjours en mangeant :
Le plus seur est ne se point mettre à table.
Aminte croit rendre Cleon traitable :
Pauvre ignorante ! elle songe au moyen
De l’engager à ce simple entretien,
De luy laisser entrevoir quelque estime,
Quelque amitié, quelque chose de plus,
Sans y méler rien que de legitime :
Plûtôt la mort empêchât tel abus !
Le poinct étoit d’entamer cette afaire.
Les lettres sont un étrange mystere ;
Il en provient maint et maint accident ;
Le meilleur est quelque seur confident.
Où le trouver ? Geronte est homme à craindre.
J’ay dit tantôt qu’Amour sçavoit atteindre
A ses desseins d’une ou d’autre façon ;
Cecy me sert de preuve et de leçon.
Cleon avoit une vieille parente,
Severe et prude, et qui s’attribuoit
Autorité sur luy de gouvernante.
Madame Alis (ainsi l’on l’appelloit)
Par un beau jour eut de la jeune Aminte

Ce compliment, ou plûtôt cette plainte :
Je ne sçais pas pourquoy vôtre parent,
Qui m’est et fut toûjours indifferent,
Et le sera tout le temps de ma vie,
A de m’aymer conceu la fantaisie.
Sous ma fenêtre il passe incessamment ;
Je ne sçaurois faire un pas seulement
Que je ne l’aye aussi-tôt à mes trousses ;
Lettres, billets pleins de paroles douces,
Me sont donnez par une dont le nom
Vous est connu : je le tais, pour raison.
Faites cesser, pour Dieu ! cette poursuite ;
Elle n’aura qu’une mauvaise suite :
Mon mari peut prendre feu là-dessus.
Quant à Cleon, ses pas sont superflus :
Dites le luy de ma part, je vous prie.
Madame Alis la loüe, et luy promet
De voir Cleon, de luy parler si net
Que de l’aymer il n’aura plus d’envie.
Cleon va voir Alis le lendemain :
Elle luy parle, et le pauvre homme nie
Avec sermens qu’il eut un tel dessein.
Madame Alis l’appelle enfant du diable.
Tout vilain cas, dit-elle, est reniable ;
Ces sermens vains et peu dignes de foy
Meriteroient qu’on vous fist vôtre sausse.
Laissons cela : la chose est vraye ou fausse ;
Mais, fausse ou vraye, il faut, et croyez-moy,
Vous mettre bien dans la tête qu’Aminte
Est femme sage, honnête, et hors d’atteinte :
Renoncez-y. Je le puis aisément,
Reprit Cleon. Puis, au même moment,
Il va chez luy songer à cette afaire :
Rien ne luy peut débroüiller le mystere.
Trois jours n’étoient passez entierement
Que revoicy chez Alis nôtre Belle.
Vous n’avez pas, Madame, luy dit-elle,
Encore veu, je pense, nôtre Amant ;

De plus en plus sa poursuite s’augmente.
Madame Alis s’emporte, se tourmente :
Quel malheureux ! Puis, l’autre la quittant,
Elle le mande. Il vient tout à l’instant.
Dire en quels mots Alis fit sa harangue,
Il me faudroit une langue de fer ;
Et, quand de fer j’aurois même la langue,
Je n’y pourrois parvenir : tout l’enfer
Fut employé dans cette reprimande.
Allez, satan ; allez, vray lucifer,
Maudit de Dieu. La fureur fut si grande,
Que le pauvre homme, étourdi dés l’abord,
Ne sceut que dire ; avoüer qu’il eût tort,
C’étoit trahir par trop sa conscience.
Il s’en retourne, il rumine, il repense,
Il rêve tant, qu’enfin il dit en soy :
Si c’étoit là quelque ruse d’Aminte !
Je trouve, helas ! mon devoir dans sa plainte.
Elle me dit : O Cleon ! aime-moy,
Ayme-moy donc, en disant que je l’ayme.
Je l’ayme aussi, tant pour son stratagême
Que pour ses traits. J’avouë en bonne foy
Que mon esprit d’abord n’y voyoit goute ;
Mais à present je ne fais aucun doute ;
Aminte veut mon cœur assurémenat.
Ah ! si j’osois, dés ce même moment
Je l’irois voir ; et, plein de confiance,
Je luy dirois quelle est la violence,
Quel est le feu dont je me sens épris.
Pourquoy n’oser ? offense pour offense,
L’amour vaut mieux encor que le mépris.
Mais si l’époux m’attrapoit au logis !…
Laissons-la faire, et laissons-nous conduire.
Trois autres jours n’étoient passez encor,
Qu’Aminte va chez Alis, pour instruire
Son cher Cleon du bon-heur de son sort.
Il faut, dit-elle, enfin que je deserte ;
Vôtre parent a résolu ma perte ;

Il me prétend avoir par des presens :
Moy, des presens ! c’est bien choisir sa femme.
Tenez, voila rubis et diamans ;
Voila bien pis ; c’est mon portrait, Madame :
Assurément de memoire on l’a fait,
Car mon Epoux a tout seul mon portrait.
A mon lever, cette personne honnête
Que vous sçavez, et dont je tais le nom,
S’en est venue, et m’a laissé ce don.
Vôtre parent merite qu’à la tête
On le luy jette, et s’il étoit icy…
Je ne me sens presque pas de colere.
Oyez le reste : il m’a fait dire aussi
Qu’il sçait fort bien qu’aujourd’huy pour affaire
Mon mari couche à sa maison des champs ;
Qu’incontinent qu’il croira que mes gens
Seront couchez et dans leur premier somme,
Il se rendra devers mon cabinet.
Qu’espere-t-il ? pour qui me prend cet homme ?
Un rendez-vous ! est-il fol en effet ?
Sans que je crains de commettre Geronte,
Je poserois tantôt un si bon guet,
Qu’il seroit pris ainsi qu’au trebuchet,
Ou s’enfuiroit avec sa courte honte.
Ces mots finis, Madame Aminte sort.
Une heure aprés Cleon vint ; et d’abord
On luy jetta les joyaux et la boëte :
On l’auroit pris à la gorge au besoin.
Eh bien ! cela vous semble-t-il honnête ?
Mais ce n’est rien, vous allez bien plus loin.
Alis dit lors mot pour mot ce qu’Aminte
Venoit de dire en sa derniere plainte.
Cleon se tint pour dûment averti.
J’aymois dit-il, il est vray, cette belle ;
Mais, puisqu’il faut ne rien esperer d’elle,
Je me retire et prendray ce parti.
Vous ferez bien ; c’est celuy qu’il faut prendre,
Luy dit Alis. Il ne le prit pourtant.

Trop bien, minuit à grand’peine sonnant,
Le compagnon sans faute se va rendre
Devers l’endroit qu’Aminte avoit marqué.
Le rendez-vous étoit bien expliqué ;
Ne doutez pas qu’il n’y fût sans escorte.
La jeune Aminte attendoit à la porte :
Un profond somme occupoit tous les yeux ;
Même ceux-là qui brillent dans les Cieux
Estoient voilez par une épaisse nuë.
Comme on avoit toute chose préveuë,
Il entre vite et sans autres discours
Ils vont… ils vont au cabinet d’amours.
Là le Galant dés l’abord se récrie,
Comme la Dame étoit jeune et jolie,
Sur sa beauté ; la bonté vint aprés ;
Et celle-cy suivit l’autre de prés.
Mais, dites-moy de grace, je vous prie,
Qui vous a fait aviser de ce tour ?
Car jamais tel ne se fit en amour :
Sur les plus fins je prétens qu’il excelle,
Et vous devez vous-même l’avoüer.
Elle rougit, et n’en fut que plus belle ;
Sur son esprit, sur ses traits, sur son zele,
Il la loüa. Ne fit-il que loüer ?