Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/La Gageure des trois Commeres

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 90-100).


VII. — LA GAGEURE DES TROIS COMMERES,


Où sont deux Nouvelles tirées de Bocace[1].


Aprés bon vin, trois Commeres un jour
S’entretenoient de leurs tours et proüesses
Toutes avoient un amy par amour,
Et deux estoient au logis les Maistresses.
L’une disoit : J’ay le Roy des maris ;
Il n’en est point de meilleur dans Paris.
Sans son congé je vas par tout m’ébatre :
Avec ce tronc j’en ferois un plus fin.
Il ne faut pas se lever trop matin
Pour luy prouver que trois et deux font quatre
Par mon serment, dit une autre aussi-tost,
Si je l’avois j’en ferois une estreine ;
Car quant à moy, du plaisir ne me chaut,
A moins qu’il soit meslé d’un peu de peine.
Vostre Epoux va tout ainsi qu’on le meine ;
Le mien n’est tel, j’en rends graces à Dieu.
Bien sçauroit prendre et le temps et le lieu,
Qui tromperoit à son ayse un tel homme.
Pour tout cela ne croyez que je chomme,
Le passetemps en est d’autant plus doux ;
Plus grand en est l’amour des deux parties.
Je ne voudrois contre aucune de vous,

Qui vous vantez d’estre si bien loties,
Avoir troqué de Galant ny d’Epoux.
Sur ce debat la troisiéme Commere
Les mit d’accord ; car elle fut d’avis
Qu’Amour se plaist avec les bons maris,
Et veut aussi quelque peine legere.
Ce point vuidé, le propos s’échauffant,
Et d’en conter toutes trois triomphant,
Celle-cy dit: Pourquoy tant de paroles ?
Voulez-vous voir qui l’emporte de nous ?
Laissons à part les disputes frivoles :
Sur nouveaux faits attrapons nos Epoux ;
Le moins bon tour payera quelque amande.
Nous le voulons, c’est ce que l’on demande
Dirent les deux. Il faut faire serment,
Que toutes trois, sans nul déguisement,
Rapporterons, l’affaire estant passée,
Le cas au vray ; puis pour le jugement
On en croira la Commere Macée.
Ainsi fut dit, ainsi l’on l’accorda.
Voici comment chacune y proceda :
Celle des trois qui plus estoit contrainte
Aimoit alors un beau jeune garçon,
Frais, delicat, et sans poil au menton,
Ce qui leur fit mettre en jeu cette feinte :
Les pauvres gens n’avoient de leurs Amours
Encor joüy, sinon par échapées ;
Toûjours faloit forger de nouveaux tours,
Toûjours chercher des maisons empruntées.
Pour plus à l’aise ensemble se joüer,
La bonne Dame habille en chambriere
Le jouvenceau, qui vient pour se loüer,
D’un air modeste, et baissant la paupiere.
Du coin de l’œil l’Epoux le regardoit,
Et dans son cœur déja se proposoit
De rehausser le linge de la fille.
Bien luy sembloit, en la considerant,
N’en avoir veu jamais de si gentille.

On la retient ; avec peine pourtant :
Belle servante, et mary vert Galant,
C’estoit matiere à feindre du scrupule.
Les premiers jours le mary dissimule,
Détourne l’œil, et ne fait pas semblant
De regarder sa Servante nouvelle :
Mais tost aprés il tourna tant la Belle,
Tant luy donna, tant encor luy promit,
Qu’elle feignit à la fin de se rendre ;
Et de jeu fait, à dessein de le prendre,
Un certain soir la Galande luy dit :
Madame est mal, et seule elle veut estre
Pour cette nuit. Incontinent le Maistre
Et la Servante ayant fait leur marché,
S’en vont au lit, et le Drosle couché,
Elle en cornette et dégrafant sa jupe,
Madame vient : qui fut bien empêché,
Ce fut l’Epoux, cette fois pris pour dupe.
Oh, oh, luy dit la Commere en riant,
Vostre ordinaire est donc trop peu friand
A vostre goust ; et par saint Jean, beau Sire,
Un peu plûtost vous me le deviez dire :
J’aurois chez moy toûjours eu des tendrons.
De celuy-cy pour certaines raisons[2]
Vous faut passer ; cherchez autre avanture.
Et vous, la Belle au dessein si gaillard,
Mercy de moy, Chambriere d’un liard,
Je vous rendray plus noire qu’une meure.
Il vous faut donc du mesme pain qu’à moy !
J’en suis d’avis ; non pourtant qu’il m’en chaille,
Ny qu’on ne puisse en trouver qui le vaille :
Graces à Dieu, je crois avoir dequoy
Donner encore à quelqu’un dans la veuë ;
Je ne suis pas à jetter dans la ruë.
Laissons ce poinct ; je sçais un bon moyen :

Vous n’aurez plus d’autre lit que le mien.
Voyez un peu ; diroit-on qu’elle y touche ?
Viste, marchons, que du lit où je couche
Sans marchander on prenne le chemin :
Vous chercherez vos besognes demain.
Si ce n’estoit le scandale et la honte,
Je vous mettrois dehors en cet estat.
Mais je suis bonne, et ne veux point d’éclat :
Puis je rendray de vous un trés-bon compte
A l’avenir, et vous jure ma foy
Que nuit et jour vous serez prés de moy.
Qu’ay-je besoin de me mettre en alarmes,
Puis que je puis empecher tous vos tours ?
La Chambriere écoutant ce discours
Fait la honteuse, et jette une ou deux larmes ;
Prend son pacquet, et sort sans consulter ;
Ne se le fait par deux fois repeter ;
S’en va joüer un autre personnage ;
Fait au logis deux mestiers tour a tour ;
Galant de nuit, Chambriere de jour,
En deux façons elle a soin du mesnage.
Le pauvre Epoux se trouve tout heureux
Qu’à si bon compte il en ait esté quite.
Luy couché seul, nostre couple Amoureux
D’un temps si doux à son aise profite.
Rien ne s’en perd, et des moindres momens
Bons ménagers furent nos deux Amans
Sçachant trés-bien que l’on n’y revient gueres.
Voilà le tour de l’une des Commeres.
  L’autre, de qui le mary croyoit tout,
Avecque luy sous un poirier assise,
De son dessein vint aysément à bout.
En peu de mots j’en vas conter la guise.
Leur grand Valet prés d’eux estoit debout,
Garçon bien-fait, beau parleur, et de mise,
Et qui faisoit les Servantes troter.
La Dame dit : Je voudrois bien gouster
De ce fruit là ; Guillot, monte, et secouë

Nostre poirier. Guillot monte à l’instant.
Grimpé qu’il est, le Drosle fait semblant.
Qu’il luy paroist que le mary se jouë
Avec la femme ; aussi-tost le Valet,
Frotant ses yeux comme estonné du fait :
Vrayment, Monsieur, commence-t-il à dire,
Si vous vouliez Madame caresser,
Un peu plus loin vous pouviez aller rire,
Et moy present du moins vous en passer.
Cecy me cause une surprise extrême.
Devant les gens prendre ainsi vos ébats !
Si d’un Valet vous ne faites nul cas,
Vous vous devez du respect à vous-mesme.
Quel taon vous point ? attendez à tantost :
Ces privautez en seront plus friandes ;
Tout aussi bien, pour le temps qu’il vous faut,
Les nuits d’esté sont encore assez grandes.
Pourquoy ce lieu ? vous avez pour cela
Tant de bons lits, tant de chambres si belles !
La Dame dit : Que conte celuy-là ?
Je crois qu’il resve : où prend-il ces nouvelles ?
Qu’entend ce fol avecque ses ébats ?
Descends, descends, mon ami, tu verras.
Guillot descend. Hé bien ! luy dit son maistre
Nous joüons-nous ?
Guillot.
Non pas pour le present.
Le Mary.
Pour le present ?

Guillot.

       Oüy, Monsieur, je veux estre
Ecorché vif, si tout incontinent
Vous ne baisiez Madame sur l’herbette.
La Femme.
Mieux te vaudroit laisser cette sornette ;
Je te le dis ; car elle sent les coups..

Le mary.
Non, non, M’amie, il faut qu’avec les fous
Tout de ce pas par mon ordre on le mette.
Guillot.
Est-ce estre fou que de voir ce qu’on voit ?
La Femme.
Et qu’as-tu veu ?
Guillot.
                 J’ay veu, je le repete,
Vous et Monsieur qui dans ce même endroit
Joüiez tous deux au doux jeu d’Amoürette,
Si ce poirier n’est peut-estre charmé.
La Femme.
Voire, charmé ! tu nous fais un beau Conte !
Le Mary.
Je le veux voir ; vrayment faut que j’y monte :
Vous en sçaurez bien-tost la verité.
Le Maistre à peine est sur l’arbre monté,
Que le Valet embrasse la Maistresse.
L’Epoux, qui voit comme l’on se Caresse
Crie, et descend en grand’haste aussi-tost.
Il se rompit le col, ou peu s’en faut,
Pour empêcher la suite de l’affaire :
Et toutesfois il ne pût si bien faire
Que son honneur ne receust quelque eschec.
Comment, dit-il, quoy ! mesme à mon aspect !
Devant mon nez ! à mes yeux ! Sainte Dame,
Que vous faut-il ? qu’avez-vous ? dit la femme.
Le Mary.
Oses-tu bien le demander encor ?
La Femme.
Et pourquoy non ?
Le Mary.
                  Pourquoy ? N’ay-je pas tort

De t’accuser de cette effronterie ?
La Femme.
Ah ! c’en est trop, parlez mieux, je vous prie.
Le Mary.
Quoy ! ce coquin ne te caressoit pas ?
La Femme.
Moy ? vous resvez.
Le Mary.
                  D’où viendroit donc ce cas ?
Ay-je perdu la raison ou la veuë
La Femme.
Me croyez-vous de sens si dépourveuë,
Que devant vous je commisse un tel tour ?
Ne trouverois-je assez d’heures au jour
Pour m’égayer si j’en avois envie ?
Le Mary.
Je ne sçay plus ce qu’il faut que j’y die.
Nostre poirier m’abuse asseurement.
Voyons encor. Dans le mesme moment
L’Epoux remonte, et Guillot recommence.
Pour cette fois le mary void la danse
Sans se fascher, et descend doucement.
Ne cherchez plus, leur dit-il, d’autres causes ;
C’est ce poirier, il est ensorcelé.
Puis qu’il fait voir de si vilaines choses,
Reprit la femme, il faut qu’il soit brûlé.
Cours au logis ; dy qu’on le vienne abattre.
Je ne veux plus que cet arbre maudit
Trompe les gens. Le valet obeït.
Sur le pauvre arbre ils se mettent à quatre,
Se demandant l’un l’autre sourdement,
Quel si grand crime a ce poirier pû faire ?
La Dame dit : Abattez seulement ;
Quant au surplus, ce n’est pas vostre affaire.
Par ce moyen la seconde Commere

Vint au-dessus de ce qu’elle entreprit.
Passons au tour que la troisiéme fit.
  Les rendez-vous chez quelque bonne amie
Ne luy manquoient non plus que l’eau du puits.
Là tous les jours estoient nouveaux déduits.
Nostre Donzelle y tenoit sa partie.
Un sien Amant estant lors de quartier,
Ne croyant pas qu’un plaisir fust entier
S’il n’estoit libre, à la Dame propose
De se trouver seuls ensemble une nuit.
Deux, luy dit-elle, et pour si peu de chose
Vous ne serez nullement éconduit.
Jà de par moy ne manquera l’affaire.
De mon mary je sçauray me défaire
Pendant ce temps. Aussi-tost fait que dit.
Bon besoin eut d’estre femme d’esprit ;
Car pour Epoux elle avoit pris un homme
Qui ne faisoit en voyages grands frais ;
Il n’alloit pas querir pardons à Rome,
Quand il pouvoit en rencontrer plus prés,
Tout au rebours de la bonne Donzelle,
Qui pour monstrer sa ferveur et son zele.
Toûjours alloit au plus loin s’en pourvoir.
Pelerinage avoit fait son devoir
Plus d’une fois ; mais c’estoit le vieux style :
Il luy faloit, pour se faire valoir,
Chose qui fust plus rare et moins facile.
Elle s’attache à l’orteil dés ce soir
Un brin de fil, qui rendoit à la porte
De la maison, et puis se va coucher
Droit au costé d’Henriet Berlinguier.
(On appelloit son mary de la sorte.)
Elle fit tant qu’Henriet se tournant
Sentit le fil. Aussi-tost il soupçonne
Quelque dessein, et, sans faire semblant
D’estre éveillé, sur ce fait il raisonne,
Se leve enfin, et sort tout doucement,
De bonne foy son Epouse dormant,

Ce luy sembloit ; suit le fil dans la ruë ;
Conclud de là que l’on le trahissoit ;
Que quelque Amant que la Donzelle avoit,
Avec ce fil par le pied la tiroit,
L’avertissant ainsi de sa venuë :
Que la Galande aussi-tost descendoit,
Tandis que luy pauvre mary dormoit.
Car autrement pourquoy ce badinage ?
Il faloit bien que Messer cocuage
Le visitast ; honneur dont à son sens
Il se seroit passé le mieux du monde.
Dans ce penser il s’arme jusqu’aux dents ;
Hors la maison fait le guet et la ronde,
Pour attraper quiconque tirera
Le brin de fil. Or le Lecteur sçaura
Que ce logis avoit sur le derriere
Dequoy pouvoir introduire l’amy :
Il le fut donc par une Chambriere.
Tout domestique en trompant un mary
Pense gagner indulgence pleniere.
Tandis qu’ainsi Berlinguier fait le guet,
La bonne Dame et le jeune Muguet
En sont aux mains, et Dieu sçait la maniere.
En grand soulas cette nuit se passa.
Dans leurs plaisirs rien ne les traversa.
Tout fut des mieux graces à la Servante,
Qui fit si bien devoir de surveillante,
Que le Galant tout à temps délogea.
L’Epoux revint quand le jour approcha ;
Reprit sa place, et dit que la migraine
L’avoit contraint d’aller coucher en haut.
Deux jours aprés la Commere ne faut
De mettre un fil ; Berlinguier aussi-tost,
L’ayant senty, rentre en la mesme peine,
Court à son poste, et nostre Amant au sien.
Renfort de joye : on s’en trouva si bien,
Qu’encor un coup on pratiqua la ruse ;
Berlinguier, prenant la mesme excuse,

Sortit encore, et fit place à l’Amant.
Autre renfort de tout contentement.
On s’en tint là. Leur ardeur refroidie,
Il en falut venir au dénoüement ;
Trois Acres eut sans plus la Comedie.
Sur le minuit l’Amant s’estant sauvé,
Le brin de fil aussi-tost fut tiré
Par un des siens sur qui l’Epoux se ruë,
Et le contraint en occupant la ruë
D’entrer chez luy, le tenant au collet,
Et ne sçachant que ce fust un Valet.
Bien à propos luy fut donné le change.
Dans le logis est un vacarme estrange.
La femme accourt au bruit que fait l’Epoux.
Le Compagnon se jette à leurs genoux ;
Dit qu’il venoit trouver la Chambriere ;
Qu’avec ce fil il la tiroit à soy
Pour faire ouvrir ; et que depuis n’aguere
Tous deux s’estoient entredonné la foy.
C’est donc cela, poursuivit la Commere
En s’adressant à la fille, en colere,
Que l’autre jour je vous vis à l’orteil
Un brin de fil : je m’en mis un pareil,
Pour attraper avec ce stratagême
Vostre Galant. Or bien, c’est vostre Epoux :
A la bonne heure : il faut cette nuit-mesme
Sortir d’icy. Berlinguier fut plus doux ;
Dit qu’il faloit au lendemain attendre.
On les dota l’un et l’autre amplement,
L’Epoux, la fille ; et le Valet, l’Amant :
Puis au Moûtier le couple s’alla rendre ;
Se connoissant tous deux de plus d’un jour.
Ce fut la fin qu’eut le troisiéme tour.
  Lequel vaut mieux ? Pour moy, je m’en rapporte.
Macée ayant pouvoir de décider,
Ne sceut à qui la victoire accorder,
Tant cette affaire à resoudre estoit forte.
Toutes avoient eu raison de gager.

Le procez pend, et pendra de la sorte
Encor long-temps, comme l’on peut juger.


  1. Decameron, giornata VII, novel. VIII e IX.
  2. Édition de 1685 :
    De celle-ci pour certaines raisons.