Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/La Jument de Compere Pierre

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 285-290).


X. — LA JUMENT DU COMPERE PIERRE.


Messire Jean (c’estoit certain Curé
Qui preschoit peu, sinon sur la Vendange)
Sur ce sujet, sans estre préparé,
Il triomphoit ; vous eussiez dit un Ange.
Encore un poinct estoit touché de luy,
Non si souvent qu’eust voulu le Messire ;
Et ce poinct là les enfans d’aujourd’huy
Sçavent que c’est, besoin n’a de le dire.
Messire Jean, tel que je le descris,
Faisoit si bien que femmes et maris
Le recherchoient, estimoient sa science ;
Au demeurant, il n’estoit conscience
Un peu jolie, et bonne à diriger,
Qu’il ne voulust luy mesme interroger,
Ne s’en fiant aux soins de son Vicaire.
Messire Jean auroit voulu tout faire,
S’entremettoit en zelé directeur,
Alloit par tout, disant qu’un bon Pasteur
Ne peut trop bien ses oüailles connoistre,
Dont par luy mesme instruit en vouloit estre.
Parmi les gens de luy les mieux venus,
Il frequentoit chez le compere Pierre,
Bon villageois, à qui pour toute terre,
Pour tout domaine, et pour tous revenus,
Dieu ne donna que ses deux bras tout nus,

Et son louchet, dont, pour toute ustensille,
Pierre faisoit subsister sa famille.
Il avoit femme et belle et jeune encor,
Ferme sur tout ; le hasle avoit fait tort
A son visage et non à sa personne.
Nous autres gens peut-estre aurions voulu
Du délicat ; ce rustiq ne m’eust plu :
Pour des Curez la paste en estoit bonne,
Et convenoit à semblables amours.
Messire Jean la regardoit toûjours
Du coin de l’œil, toûjours tournoit la teste
De son costé, comme un chien qui fait feste
Aux os qu’il void n’estre par trop chétifs ;
Que s’il en void un de belle apparence,
Non décharné, plein encor de substance,
Il tient dessus ses regards attentifs :
Il s’inquiete, il trepigne, il remüe
Oreille et queüe ; il a toujours la veüe
Dessus cet os, et le ronge des yeux
Vingt fois devant que son palais s’en sente.
Messire Jean tout ainsi se tourmente
A cet objet pour luy delicieux.
La Villageoise estoit fort innocente,
Et n’entendoit aux façons du Pasteur
Mystere aucun ; ny son regard flateur
Ny ses presens ne touchoient Magdeleine :
Bouquets de thin et pots de Marjolaine
Tomboient à terre : avoir cent menus soins,
C’estoit parler bas-breton tout au moins.
Il s’avisa d’un plaisant stratagême.
Pierre estoit lourd, sans esprit : je crois bien
Qu’il ne se fust précipité luy mesme,
Mais par delà de luy demander rien
C’estoit abus et trés grande sottise.
L’autre luy dit : Compere mon ami,
Te voila pauvre, et n’ayant à demi
Ce qu’il te faut ; si je t’apprends la guise
Et le moyen d’estre un jour plus contant

Qu’un petit Roy, sans te tourmenter tant,
Que me veux tu donner pour mes estreines ?
Pierre répond : Parbleu ! messire Jean,
Je suis à vous ; disposez de mes peines,
Car vous sçavez que c’est tout mon vaillant.
Nôtre cochon ne nous faudra pourtant ;
Il a mangé plus de son, par mon ame !
Qu’il n’en tiendroit trois fois dans ce tonneau,
Et d’abondant, la vache à nôtre femme
Nous a promis qu’elle feroit un veau :
Prenez le tout. Je ne veux nul salaire,
Dit le Pasteur ; obliger mon compere
Ce m’est assez. Je te diray comment :
Mon dessein est de rendre Magdeleine
Jument le jour, par art d’enchantement,
Luy redonnant sur le soir forme humaine.
Trés-grand profit pourra certainement
T’en revenir ; car mon Asne est si lent,
Que du marché, l’heure est presque passée
Quand il arrive ; ainsi tu ne vends pas
Comme tu veux, tes herbes, ta denrée,
Tes choux, tes aulx, enfin tout ton tracas.
Ta femme, estant jument forte et menbrüe,
Ira plus viste ; et si tost que chez toy :
Elle sera du marché[1] revenuë,
Sans pain ny soupe, un peu d’herbe menuë
Luy suffira. Pierre dit : Sur ma foy !
Messire Jean, vous estes un sage homme.
Voyez que c’est d’avoir étudié !
Vend-on cela ? Si j’avois grosse somme,
Je vous l’aurois parbleu bien tost payé.
Jean poursuivit : Or çà, je t’aprendray

Les mots, la guise, et toute la maniere
Par où jument, bien faite et pouliniere,
Auras de jour, belle femme de nuit.
Corps, teste, jambe, et tout ce qui s’ensuit
Luy reviendra ; tu n’as qu’à me veoir faire.
Tay-toy sur tout ; car un mot seulement
Nous gasteroit tout nôtre enchantement ;
Nous ne pourrions revenir au mystere,
De nostre vie : encore un coup, motus,
Bouche cousüe ; ouvre les yeux sans plus :
Toy mesme aprés pratiqueras la chose.
Pierre promet de se taire, et Jean dit :
Sus, Magdeleine ; il se faut, et pour cause,
Despouiller nüe et quiter cet habit.
Dégrafez-moy cet atour des Dimanches.
Fort bien. Ostez ce corset et ces manches :
Encore mieux. Défaites ce jupon :
Trés-bien cela. Quant vint à la chemise,
La pauvre Epouse eut en quelque façon
De la pudeur. Estre nue ainsi mise
Aux yeux des gens ! Magdeleine aymoit mieux
Demeurer femme, et juroit ses grands Dieux
De ne souffrir une telle vergogne.
Pierre luy dit : Voila grande besogne !
Et bien, tous deux nous sçaurons comme quoy
Vous estes faite ; est-ce, par vostre foy,
Dequoy, tant craindre ? Et là, là, Magdeleine,
Vous n’avez pas toûjours eu tant de peine
A tout oster. Comment donc faites-vous
Quand vous cherchez vos puces ? dites-nous.
Messire Jean est-ce quelqu’un d’étrange ?
Que craignez-vous ? Hé quoy ? qu’il ne vous mange ?
Ça depeschons : c’est par trop marchandé
Depuis le temps, Monsieur nostre Curé
Auroit des-ja parfait son entreprise.
Disant ces mots, il oste la chemise,
Regarde faire, et ses lunettes prend.
Messire Jean par le nombril commence,

Pose dessus une main en disant :
Que cecy soit beau poitrail de Jument.
Puis cette main dans le pays s’avance.
L’autre s’en va transformer ces deux monts
Qu’en nos climats les gens nomment tetons ;
Car, quant à ceux qui sur l’autre hemisphere
Sont étendus, plus vastes en leur tour,
Par reverence on ne les nomme guere.
Messire Jean leur fait aussi sa cour,
Disant toôjours, pour la ceremonie,
Que cecy soit telle ou telle partie,
Ou belle croupe, ou beaux flancs, tout enfin.
Tant de façons mettoient Pierre en chagrin ;
Et, ne voyant nul progrés à la chose,
Il prioit Dieu pour la Métamorphose.
C’estoit en vain ; car de l’enchantement
Toute la force et l’accomplissement
Gisoit à mettre une queuë à la beste.
Tel ornement est chose fort honneste :
Jean, ne voulant un tel poinct oublier,
L’attache donc. Lors Pierre de crier
Si haut qu’on l’eust entendu d’une lieuë :
Messire Jean, je n’y veux point de queuë !
Vous l’attachez trop bas, Messire Jean !
Pierre à crier ne fut si diligent,
Que bonne part de la ceremonie
Ne fust des-ja par le Prestre accomplie.
A bonne fin le reste auroit esté,
Si, non contant d’avoir des-ja parlé,
Pierre encor n’eust tiré par la Soutane
Le Curé Jean, qui luy dit : Foin de toy !
T’avois-je pas recommandé, gros asne,
De ne rien dire, et de demeurer coy ?
Tout est gasté ; ne t’en pren qu’à toy-mesme.
Pendant ces mots, l’Epoux gronde à part soy.
Magdeleine est en un courroux extreme,
Querelle Pierre, et luy dit : Malheureux !
Tu ne seras qu’un miserable gueux

Toute ta vie ! Et puis vien-t’en me braire,
Vien me conter ta faim et ta douleur !
Voyez un peu, Monsieur nostre Pasteur
Veut de sa grace à ce traisne-malheur
Monstrer dequoy finir nostre misere :
Merite-t-il le bien qu’on luy veut faire ?
Messire Jean, laissons là cet oyson :
Tous les matins, tandis que ce veau lie
Ses choux, ses aulx, ses herbes, son oignon,
Sans l’avertir venez à la maison ;
Vous me rendrez une Jument polie.
Pierre reprit : Plus de Jument, mamie ;
Je suis contant de n’avoir qu’un grison.


  1. On lit ici logis au lieu de marché dans toutes les éditions publiées du vivant de l’auteur. C’est seulement en 1710 que ce dernier mot paroît. La correction qui a été faite semble indispensable, mais les éditeurs modernes auroient dû, tout en l’adoptant, faire connoître l’état du texte.