Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/La Mandragore

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 160-169).


II. — LA MANDRAGORE.
Nouvelle tirée de Machiavel[1].


Au present Conte on verra la sottise
D’un Florentin. Il avoit femme prise,
Honneste et sage autant qu’il est besoin,
Jeune pourtant ; du reste toute belle,
Et n’eust-on crû de joüissance telle
Dans le païs, ny mesme encor plus loin.
Chacun l’aimoit, chacun la jugeoit digne
D’un autre époux : car, quant à celuy-cy,
Qu’on appelloit Nicia Calfucci,
Ce fut un sot, en son temps, trés-insigne.
Bien le monstra lors que bon gré, mal gré,
Il resolut d’estre pere appellé ;
Crût qu’il feroit beaucoup pour sa patrie,
S’il la pouvoit orner de Calfuccis.
Sainte ny Saint n’estoit en Paradis
Qui de ses vœux n’eust la teste étourdie.
Tous ne sçavoient où mettre ses presens.
Il consultoit Matrones, Charlatans,
Diseurs de mots, experts sur cette affaire :
Le tout en vain : car il ne pût tant faire
Que d’estre pere. Il estoit buté là,
Quand un jeune homme, aprés avoir en France
Etudié, s’en revint à Florence,
Aussi leurré qu’aucun de par delà,
Propre, galant, cherchant par tout fortune,
Bienfait de corps, bien-voulu de chacune :

Il sceut dans peu la Carte du païs,
Connut les bons et les méchans maris ;
Et de quel bois se chauffoient leurs femelles,
Quels surveillans ils avoient mis prés d’elles ;
Les si, les car, enfin tous les detours ;
Comment gagner les confidens d’Amours,
Et la Nourrice, et le Confesseur mesme,
Jusques au chien ; tout y fait quand on aime[2].
Tout tend aux fins, dont un seul iota
N’estant omis, d’abord le personnage
Jette son plomb sur Messer Nicia,
Pour luy donner l’ordre de Cocüage.
Hardy dessein ! L’epouse de leans ;
A dire vray, recevoit bien des gens ;
Mais c’estoit tout ; aucun de ses Amans
Ne s’en pouvoit promettre davantage.
Celuy-cy seul, Callimaque nommé,
Dés qu’il parut fut trés-fort à son gré.
Le Galant donc prés de la forteresse
Assiet son camp, vous investit Lucrece,
Qui ne manqua de faire la tygresse
A l’ordinaire, et l’envoya joüer :
Il ne savoit à quel Saint se voüer,
Quand le mary, par sa sottise extrême,
Luy fit juger qu’il n’estoit stratagême,
Panneau n’estoit, tant estrange semblast,
Où le pauvre homme à la fin ne donnast
De tout son cœur et ne sen affublast.
L’Amant et luy, comme estans gens d’étude,
Avoient entre-eux lié quelque habitude ;
Car Nice estoit Docteur en Droit-Canon :
Mieux eust valu l’estre en autre science,

Et qu’il n’eust pris si grande confiance
En Callimaque. Un jour au compagnon
Il se plaignit de se voir sans lignée.
A qui la faute ? il estoit vert-galant,
Lucrece jeune, et drüe, et bien taillée :
Lorsque j’estois à Paris, dit l’Amant,
Un curieux y passa d’avanture.
Je l’allay voir, il m’apprit cents secrets,
Entr’autres un pour avoir geniture,
Et n’estoit chose à son conte plus seure.
Le Grand Mogol l’avoit avec succés
Depuis deux ans éprouvé sur sa femme.
Mainte Princesse, et mainte et mainte Dame
En avoit fait aussi d’heureux essais.
Il disoit vray, j’en ay vû des effets.
Cette recepte est une medecine
Faite du jus de certaine racine,
Ayant pour nom Mandragore, et ce jus
Pris par la femme opere beaucoup plus
Que ne fit onc nulle ombre Monachale
D’aucun Couvent de jeunes Freres plein.
Dans dix mois d’hui je vous fais pere enfin,
Sans demander un plus long intervalle.
Et touchez là : dans dix mois et devant
Nous porterons au baptesme l’enfant.
Dites-vous vray ? repartit Messer Nice.
Vous me rendez un merveilleux office.
Vray ? je l’ay vû ; faut-il repeter tant ?
Vous moquez-vous d’en douter seulement ?
Par vostre foy, le Mogor[3] est-il homme
Que l’on osast de la sorte affronter ?
Ce Curieux en toucha telle somme
Qu’il n’eut sujet de s’en mécontenter.
Nice reprit : Voila chose admirable !
Et qui doit estre à Lucrece agreable !
Quand luy verray-je un poupon sur le sein ?

Nostre feal, vous serez le Parrein :
C’est la raison ; dés hui je vous en prie.
Tout doux, reprit alors nostre galant,
Ne soyez pas si prompt, je vous supplie :
Vous allez viste ; il faut auparavant
Vous dire tout. Un mal est dans l’affaire :
Mais icy bas pût-on jamais tant faire
Que de trouver un bien pur et sans mal ?
Ce ius doüé de vertu tant insigne
Porte d’ailleurs qualité trés-maligne.
Presque toûjours il, se trouve fatal
A celuy-là qui le premier caresse
La patiente ; et souvent on en meurt.
Nice reprit aussi-tost : Serviteur ;
Plus de vostre herbe, et laissons-là Lucrece
Telle qu’elle est ; bien grammercy du soin.
Que servira, moy mort, si je suis pere ?
Pourvoyez-vous de quelque-autre compere :
C’est trop de peine ; il n’en est pas besoin.
L’Amant luy dit : Quel esprit est le vostre !
Toûjours il va d’un excés dans un autre.
Le grand desir de vous voir un enfant
Vous transportoit n’aguere d’allegresse :
Et vous voilà, tant vous avez de presse,
Découragé sans attendre un moment.
Oyez le reste ; et sçachez que Nature
A mis remede à tout, fors à la mort.
Qu’est-il de faire afin que l’avanture
Nous réüssisse, et qu’elle aille à bon port ?
Il nous faudra choisir quelque jeune homme
D’entre le peuple ; un pauvre mal-heureux
Qui vous precede au combat amoureux ;
Tente la voye, attire et prenne en somme
Tout le venin : puis le danger osté,
Il conviendra que de vostre costé
Vous agissiez sans tarder davantage ;
Car soyez seur d’estre alors garenty.
Il vous faut faire in anima vili

Ce premier pas, et prendre un personnage
Lourd et de peu, mais qui ne soit pourtant
Mal fait de corps, ny par trop dégoustant,
Ny d’un touche si rude et si sauvage
Qu’à vostre femme un supplice ce soit.
Nous sçavonS bien que Madame Lucrece,
Accoustumée à la delicatesse
De Nicia, trop de peine en auroit.
Mesme il se peut qu’en venant à la chose
Jamais son cœur n’y voudroit consentir.
Or ay-je dit un jeune homme, et pour cause :
Car plus sera d’âge pour bien agir,
Moins laissera de venin, sans nul-doute :
Je vous promets qu’il n’en laissera goute.
Nice d’abord eut peine à digerer
L’expedient ; allegua le danger,
Et l’infamie ; il en seroit en peine :
Le Magistrat pourroit le rechercher
Sur le soupçon d’une mort si soudaine.
Empoisonner un de ses citadins !
Lucrece estoit échappée aux blondins,
On l’alloit mettre entre les bras d’un rustre !
Je suis d’avis qu’on prenne un homme illustre,
Dit Callimaque, ou quelqu’un qui bien-tost
En mille endroits cornera le mystere
Sottise et peur contiendront ce pitaut.
Au pis aller l’argent le fera taire.
Vostre moitié n’ayant lieu de s’y plaire,
Et le coquin mesme n’y songeant pas,
Vous ne tombez proprement dans le cas
De cocüage. Il n’est pas dit encore
Qu’un tel paillard ne resiste au poison.
Et ce nous est une double raison
De le choisir tel que la Mandragore
Consume en vain sur luy tout son venin
Car quand je dis qu’on meurt, je n’entends dire
Assurément. Il vous faudra demain
Faire choisir sur la brune le sire,

Et dés ce soir donner la potion.
J’en ay chez moy de la confection.
Gardez-vous bien au reste, Messer Nice,
D’aller paroistre en aucune façon.
Ligurio choisira le garçon :
C’est là son fait ; laissez-luy cet office.
Vous vous pouvez fier à ce valet
Comme à vous-mesme : il est sage et discret.
J’oublie encor que pour plus d’assurance
On bandera les yeux à ce paillard ;
Il ne sçaura qui, quoy, n’en quelle part,
N’en quel logis, ny si dedans Florence,
Ou bien dehors, on vous l’aura mené.
Par Nicia le tout fut approuvé.
Restoit sans plus d’y disposer sa femme.
De prime face elle crut qu’on rioit ;
Puis se fascha ; puis jura sur son ame
Que mille fois plustost on la tueroit.
Que diroit-on si le bruit en couroit ?
Outre l’offense et peché trop enorme,
Calfuce et Dieu sçavoient que de tout temps
Elle avoit craint ces devoirs complaisans,
Qu’elle enduroit seulement pour la forme.
Puis il viendroit quelque mastin difforme
L’incommoder, la mettre sur les dents ?
Suis-je de taille à souffrir toutes gens ?
Quoy ! recevoir un pitaut dans ma couche ?
Puis-je y songer qu’avecque du dédain ?
Et, par saint Jean, ny pitaut, ny blondin,
Ny Roy, ny Roc, ne feront qu’autre touche
Que Nicia jamais onc à ma peau.
Lucrece estant de la sorte arrestée,
On eut recours à frere Timothée :
Il la prescha ; mais si bien et si beau,
Qu’elle donna les mains par penitence.
On l’assura de plus qu’on choisiroit
Quelque garçon d’honneste corpulence,
Non trop rustaut, et qui ne luy feroit

Mal ny dégoust. La potion fut prise.
Le lendemain nostre amant se déguise,
Et s’enfarine en vray garçon Meusnier ;
Un faux menton, barbe d’estrange guise ;
Mieux ne pouvoit se metamorphoser.
Ligurio, qui de la faciende
Et du complot avoit toûjours esté
Trouve l’Amant tout tel qu’il le demande,
Et ne doutant qu’on n’y fust attrapé,
Sur le minuit la meine à Messer Nice,
Les yeux bandez, le poil teint, et si bien
Que nostre Espoux ne reconnut en rien.
Le Compagnon. Dans le lit il se glisse
En grand silence ; en grand silence aussi,
La patience attend sa destinée ;
Bien blanchement, et ce soir atournée.
Voire ce soir ? atournée ; et pour qui ?
Pour qui ? J’entends : n’est-ce pas que la Dame
Pour un Meustrier prenoit trop de soucy ?
Vous vous trompez ; le sexe en use ainsi.
Meusniers ou Roys, il veut plaire à toute ame.
C’est double honneur, ce semble, en une femme,
Quand son merite échaufffe un esprit lourd,
Et fait aimer les cœurs nez sans amour.
Le travesty changea de personnage
Si-tost qu’il eut Dame de tel corsage
A ses costez, et qu’il fut dans le lit.
Plus de Meusnier ; la Galande sentit
Auprés de soy la peau d’un honneste homme.
Et ne croyez qu’on employast au somme
De tels momens. Elle disoit tout bas :
Qu’est-cecy donc ? ce compagnon n’est pas
Tel que j’ay crû : le drole a la peau fine.
C’est grand dommage : il ne merite, helas !
Un tel destin : j’ay regret qu’au trespas
Chaque moment de plaisir l’achemine.
Tandis l’Epoux, enrollé tout de bon,
De sa moitié plaignoit bien fort la peine.

Ce fut avec une fierté de Reyne
Qu’elle donna la premiere façon
de cocüage ; et, pour le décoron,
Point ne voulut y joindre ses caresses.
A ce garçon la perle des Lucreces
Prendroit du goust ? Quand le premier venin
Fut emporté, nostre Amant prit la main
De sa Maistresse, et de baisers de flâme
La parcourant : Pardon (dit-il) Madame,
Ne vous faschez du tour qu’on vous a fait ;
C’est Callimaque ; approuvez son martyre.
Vous ne sçauriez ce coup vous en dédire ;
Vostre rigueur n’est plus d’aucun effet.
S’il est fatal toutesfois que j’expire ;
J’en suis content : vous avez dans vos mains
Un moyen seur de me priver de vie,
Et le plaisir, bien mieux qu’aucuns venins,
M’achevera ; tout le reste est folie.
Lucrece avoit jusques-là resisté,
Non par defaut de bonne volonté,
Ny que l’Amant ne plust fort à la Belle ;
Mais la pudeur et la simplicité
L’avoient renduë ingrate en dépit d’elle.
Sans dire mot, sans oser respirer,
Pleine de honte et d’amour tout ensemble,
Elle se met aussi-tost à pleurer.
A son Amant peut-elle se montrer
Aprés cela ? qu’en pourra-t-il penser,
Dit-elle en soy, et qu’est-ce qu’il luy semble ?
J’ay bien manqué de courage et d’esprit.
Incontinent un excés de dépit
Saisit son cœur, et fait que la pauvrette
Tourne la teste, et vers le coin du lit
Se va cacher pour derniere retraite.
Elle y voulut tenir bon, mais en vain.
Ne luy restant que ce peu de terrain,
La place fut incontinent renduë.
Le vainqueur l’eut à sa discretion ;

Il en usa selon sa passion :
Et plus ne fut de larme répanduë.
Honte cessa ; scrupule autant en fit.
Heureux sont ceux qu’on trompe à leur profit.
Aurore vint trop tost pour Callimaque,
Trop tost encor pour l’objet de ses vœux.
Il faut, dit-il, beaucoup plus d’une attaque
Contre un venin tenu si dangereux,
Les jours suivans, nostre couple amoureux
Y sceut pourvoir : l’Epoux ne tarda gueres
Qu’il n’eust attaint tous ses autres Confreres.
Pour ce coup-là falut se separer ;
L’Amant courut chez soy se recoucher.
A peine au lit il s’estoit mis encore,
Que nostre Epoux, joyeux et triomphant,
Le va trouver, et luy conte comment
S’estoit passé le jus de Mandragore.
D’abord, dit-il, j’allay tout doucement
Auprés du lit écouter si le Sire
S’approcheroit, et s’il en voudroit dire.
Puis je priay nostre Epouse tout bas
Qu’elle luy fist quelque peu de caresse,
Et ne craignist de gaster ses appas.
C’estoit au plus une nuit d’embarras.
Et ne pensez, ce luy dis-je, Lucrece,
Ny l’un ny l’autre en cecy me tromper ;
Je sçauray tout ; Nice se peut vanter
D’estre homme à qui l’on en donne à garder ;
Vous sçavez bien qu’il y va de ma vie.
N’allez donc point faire la rencherie.
Monstrez par là que vous sçavez aimer
Vostre mary plus qu’on ne croit encore :
C’est un beau champ. Que si cette pecore
Fait le honteux, envoyez sans tarder
M’en avertir ; car je me vais coucher :
Et n’y manquez ; nous y mettrons bon ordre.
Besoin n’en eus : tout fut bien jusqu’au bout.
Sçavez-vous bien que ce rustre y prit goust ?

Le drosle avoit tantost peine à démordre :
J’en ay pitié ; je le plains, aprés tout.
N’y songeons plus ; qu’il meure, et qu’on l’enterre.
Et quant à vous, venez nous voir souvent.
Nargue de ceux qui me faisoient la guerre :
Dans neuf mois d’huy je leur livre un enfant.


  1. D’une comédie intitulée : Mandragola.
  2. Molière a dit, l’année suivante dans les Femmes
    savantes, acte I, sc. 3 :
    Un Amant fait sa Cour où s’attache son cœur ;
    Il veut de tout le Monde y gagner la faveur,
    Et, pour n’avoir personne à sa flame contraire,
    Jusqu’au Chien du Logis il s’efforce de plaire.
  3. Ainsi dans l’édition de 1671,Mogol, dans celle de 1685.