Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Le Diable de Papefiguiére

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 254-259).



V. — LE DIABLE DE PAPEFIGUIERE.


Maistre Francois dit que Papimanie
Est un pays où les gens sont heureux[1].
Le vray dormir ne fut fait que pour eux :
Nous n’en avons icy que la copie.
Et par saint Jean, si Dieu me preste vie,
Je le verray ce pays où l’on dort :
On y fait plus, on n’y fait nulle chose :
C’est un employ que je recherche encor.
Ajoûtez-y quelque petite doze
D’amour honneste, et puis me voila fort.

Tout au rebours il est une Province
Où les gens sont haïs, maudits de Dieu :
On les connoist à leur visage mince ;
Le long dormir est exclus de ce lieu.
Partant, lecteurs, si quelqu’un se présente
A vos regards, ayant face riante,
Couleur vermeille, et visage replet,
Taille non pas de quelque mingrelet,
Dire pourrez, sans que l’on vous condamne,
Cetuy me semble, à le voir, Papimane.
Si d’autre part celuy que vous verrez
N’a l’œil riant, le corps rond, le teint frais,
Sans hesiter qualifiez cét homme
Papefiguier. Papefigue se nomme
L’Isle et Province où les gens autrefois
Firent la figue au portrait du saint Pere :
Punis en sont ; rien chez eux ne prospere :
Ainsi nous l’a conté maistre François.
L’Isle fut lors donnée en apannage
A Lucifer : c’est sa maison des champs.
On void courir par tout cet heritage
Ses commensaux, rudes à pauvres gens ;
Peuple ayant queüe, ayant cornes et grifes,
Si maints tableaux ne sont point apocriphes.
Avint un jour qu’un de ces-beaux messieurs
Vid un manant rusé, des plus trompeurs,
Verser un champ dans l’Isle dessusdite.
Bien patoissoit la terre estre maudite,
Car le manant avec peine et sueur
La retournoit, et faisoit son labeur.
Survient un diable à titre de Seigneur.
Ce diable estoit des gens de l’Evangile,
Simple, ignorant, à tromper trés-facile,
Bon Gentilhomme, et qui, dans son courroux,
N’avoit encor tonné que sur les choux :
Plus ne sçavoit apporter de dommage.
Vilain, dit-il, vaquer à nul ouvrage
N’est mon talent : je suis un diable issu

De noble race, et qui n’a jamais sceu
Se tourmenter ainsi que font les autres.
Tu sçais, vilain, que tous ces champs sont nostres ;
Ils sont à nous dévoluts par l’édit
Qui mit jadis cette Isle en interdit.
Vous y vivez dessous nostre police.
Partant, vilain, je puis avec justice
M’attribuer tout le fruit de ce champ :
Mais je suis bon, et veux que dans un an
Nous partagions sans noise et sans querelle.
Quel grain veux-tu répandre dans ces lieux ?
Le manant dit : Monseigneur, pour le mieux
Je crois qu’il faut les couvrir de touzelle ;
Car c’est un grain qui vient fort aisément.
Je me connois ce grain là nullement,
Dit le lutin ; comment dis-tu ? Touzelle ?
Memoire n’ay d’aucun grain qui s’appelle
De cette sorte : or, emplis-en ce lieu ;
Touzelle soit, touzelle de par Dieu !
J’en suis content. Fais donc viste, et travaille ;
Manant travaille, et travaille vilain ;
Travailler est le fait de la canaille :
Ne t’attends pas que je t’ayde un seul brin,
Ny que par moy ton labeur se consomme :
Je t’ay ja dit que j’estois gentilhomme,
Né pour chommer, et pour ne rien sçavoir.
Voicy comment ira nostre partage :
Deux lots seront, dont l’un, c’est à sçavoir
Ce qui hors terre et dessus l’heritage
Aura poussé, demeurera pour toy ;
L’autre dans terre est reservé pour moy.
L’oust arrive, la touzelle est siée,
Et tout d’un temps sa racine arrachée,
Pour satisfaire au lot du diableteau.
Il y croyoit la semence attachée,
Et que l’épi, non plus que le tuyau,
N’estoit qu’une herbe inutile et sechée.
Le Laboureur vous la serra trés-bien.

L’autre au marché porta son chaume vendre :
On le hüa ; pas un n’en offrit rien ;
Le pauvre diable estoit prest à se pendre.
Il s’en alla chez son copartageant :
Le drosle avoit la touzelle vendüe,
Pour le plus seur, en gerbe, et non batüe,
Ne manquant pas de bien cacher l’argent.
Bien le cacha ; le diable en fut la dupe.
Coquin, dit-il, tu m’as joüé d’un tour ;
C’est ton métier : je suis diable de cour
Qui, comme vous, à tromper ne m’occupe.
Quel grain veux-tu semer pour l’an prochain ?
Le manant dit : Je crois qu’au lieu de grain
Planter me faut ou navets ou carottes :
Vous en aurez, Monseigneur, pleines hottes,
Si mieux n’aymez raves dans la saison.
Raves, navets, carottes, tout est bon,
Dit le lutin ; mon lot sera hors terre ;
Le tien dedans. Je ne veux point de guerre
Avecque toy si tu ne m’y contraints.
Je vais tenter quelques jeunes Nonains.
L’auteur ne dit ce que firent les Nones.
Le temps venu de recueillir encor,
Le manan prend raves belles et bonnes ;
Feuilles sans plus tombent pour tout tresor
Au diableteau, qui, l’épaule chargée,
Court au marché. Grande fut la risée ;
Chacun luy dit son mot cette fois là.
Monsieur le diable, où croist cette denrée ?
Où mettrez-vous ce qu’on en donnera ?
Plein de courroux, et vuide de pecune,
Leger d’argent, et chargé de rancune,
Il va trouver le manant qui rioit
Avec sa femme, et se solacioit.
Ah par la mort, par la sang, par la teste,
Dit le demon, il le payra, par bieu.
Vous voicy donc, Phlipot, la bonne bête !
Cà, cà, galons-le en enfant de bon lieu.

Mais il vaut mieux remettre la partie :
J’ay sur les bras une dame jolie
A qui je dois faire franchir le pas.
Elle le veut, et puis ne le veut pas.
L’époux n’aura dedans la confrairie
Si-tost un pied, qu’à vous je reviendray,
Maistre Phlipot, et tant vous galeray,
Que ne joüerez ces tours de vostre vie.
A coups de grife il faut que nous voyons
Lequel aura de nous deux belle amie,
Et joüira du fruit de ces sillons.
Prendre pourrois d’autorité suprême
Touzelle et grain, champ et rave, enfin tout ;
Mais je les veux avoir par le bon bout.
N’esperez plus user de stratageme.
Dans huit jours d’huy, je suis à vous, Phlipot,
Et touchez là, cecy sera mon arme.
Le villageois, étourdy du vacarme,
Au farfadet ne put répondre un mot.
Perrette en rit ; c’estoit sa mesnagere ;
Bonne galande en toutes les façons,
Et qui sceut plus que garder les moutons,
Tant qu’elle fut en âge de bergere.
Elle luy dit : Phlipot ne pleure point ;
Je veux d’icy renvoyer de tout poinct
Ce diableteau : c’est un jeune novice
Qui n’a rien veu ; je t’en tireray hors :
Mon petit doigt sçauroit plus de malice,
Si je voulois, que n’en sçait tout son corps.
Le jour venu Phlipot qui n’estoit brave,
Se va cacher, non point dans une cave,
Trop bien va-t-il se plonger tout entier
Dans un profond et large benistier.
Aucun démon n’eust sceu par où le prendre,
Tant fust subtil ; car d’étoles, dit-on,
Il s’afubla le chef pour s’en défendre,
S’estant plongé dans l’eau jusqu’au menton.
Or le laissons, il n’en viendra pas faute.

Tout le Clergé chante autour, à voix haute,
Vade retro. Perrette cependant
Est au logis le lutin attendant.
Le lutin vient : Perrette échevelée
Sort et se plaint de Phlipot en criant :
Ah ! le bourreau ! le traistre ! le méchant !
Il m’a perdüe, il m’a toute affolée.
Au nom de Dieu, Monseigneur, sauvez-vous ;
A coups de grife, il m’a dit en courroux
Qu’il se devoit contre votre excellence
Batre tantost, et batre à toute outrance.
Pour s’éprouver le perfide m’a fait
Cette balafre. A ces mots au folet
Elle fait voir… Et quoy ? Chose terrible.
Le diable en eut une peur tant horrible,
Qu’il se signa, pensa presque tomber ;
Onc n’avoit veu, ne leu, n’oüy conter
Que coups de grife eussent semblable forme.
Bref, aussi-tost qu’il apperceut l’énorme
Solution de continüité,
Il demeura si fort épouvanté,
Qu’il prit la fuite, et laissa là Perrette.
Tous les voisins chommerent la défaite
De ce démon : le Clergé ne fut pas
Des plus tardifs à prendre part au cas.


  1. Rabelais, liv. IV, chap. XLV-XLVII.