Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Le faiseur d’Oreilles et le raccommodeur de Moules

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 51-57).


I. — LE FAISEUR D’OREILLES
ET LE RACCOMMODEUR DE MOULES.


Conte tiré des Cent Nouvelles Nouvelles[1]
et d’un Conte de Bocace[2].


Sire Guillaume, allant en marchandise,
Laissa sa femme enceinte de six mois ;
Simple, jeunette, et d’assez bonne guise,
Nommée Alix, du païs Champenois.
Compere André l’alloit voir quelquefois :
A quel dessein, besoin n’est de le dire,
Et Dieu le sçait : c’estoit un maistre sire ;
Il ne tendoit guere en vain ses filets ;
Ce n’estoit pas autrement sa coustume.
Sage eût esté l’oiseau qui de ses rets
Se fust sauvé sans laisser quelque plume.
Alix estoit fort neuve sur ce point.

Le trop d’esprit ne l’incommodoit point :
De ce défaut on n’accusoit la Belle ;
Elle ignoroit les malices d’Amour.
La pauvre Dame alloit tout devant elle,
Et n’y sçavoit ny finesse ny tour.
Son mary donc se trouvant en emplete,
Elle au logis, en sa chambre seulette,
André survient, qui sans long compliment
La considere, et luy dit froidement :
Je m’ébahis comme au bout du Royaume
S’en est allé le Compere Guillaume,
Sans achever l’enfant que vous portez :
Car je vois bien qu’il luy manque une oreille :
Vostre couleur me le démontre assez,
En ayant veu mainte épreuve pareille.
Bonté de Dieu ! reprit-elle aussi-tost,
Que dites-vous ? quoy d’un enfant monaût
J’accoucherois ? N’y sçavez-vous remede
Si dea, fit-il, je vous puis donner aide
En ce besoin, et vous jureray bien
Qu’autre que vous ne m’en feroit tant faire ;
Le mal d’autruy ne me tourmente en rien,
Fors excepté ce qui touche au Compere ;
Quant à ce point je m’y ferois mourir.
Or essayons, sans plus en discourir,
Si je suis maistre à forger des oreilles.
Souvenez-vous de les rendre pareilles,
Reprit la femme. Allez, n’ayez soucy,
Repliqua-t-il ; je prens sur moi cecy.
Puis, le Galant montre ce qu’il sçait faire.
Tant ne fut nice (encor que nice fût)
Madame Alix, que le jeu ne luy plust.
Philosopher ne faut pour cette affaire.
André vaquoit de grande affection
A son travail ; faisant ore un tendon,
Ore un reply, puis quelque cartilage ;
Et n’y plaignant l’étofe et la façon.
Demain, dit-il, nous polirons l’ouvrage ;

Puis le mettrons en sa perfection,
Tant et si bien qu’en ayez bonne issuë.
Je vous en suis, dit-elle, bien tenuë :
Bon fait avoir icy bas un amy.
Le lendemain, pareille heure venuë,
Compere André ne fut pas endormy.
Il s’en alla chez la pauvre innocente.
Je viens, dit-il, toute affaire cessante,
Pour achever l’oreille que sçavez.
Et moy, dit-elle, allois par un message
Vous avertir de haster cet ouvrage :
Montons en haut. Dés qu’il furent montez,
On poursuivit la chose encommencée.
Tant fut ouvré, qu’Alix dans la pensée,
Sur cette affaire un scrupule se mit,
Et l’innocente au bon apostre dit :
Si cet enfant avoit plusieurs oreilles,
Ce ne seroit à vous bien besogné.
Rien, rien, dit-il ; à cela j’ay soigné :
Jamais ne faux en rencontres pareilles.
Sur le métier l’oreille estoit encor
Quand le mary revient de son voyage,
Caresse Alix, qui du premier abord :
Vous aviez fait, dit-elle, un bel ouvrage !
Nous en tenions sans te Compere André,
Et nostre enfant d’une oreille eust manqué.
Souffrir n’ay pu chose tant indecente.
Sire André donc, toute affaire cessante,
En a fait une : il ne faut oublier
De l’aller voir, et l’en remercier :
De tels amis on a toûjours affaire.
Sire Guillaume, au discours qu’elle fit,
Ne comprenant comme il se pouvoit faire
Que son Epouse eust eu si peu d’esprit,
Par plusieurs fois luy fit faire un recit
De tous le cas ; puis, outré de colere,
Il prit une arme à costé de son lit,
Voulut tuer la pauvre Champenoise,

Qui pretendoit ne l’avoir merité.
Son innocence et sa naïveté
En quelque sorte appaiserent la noise.
Helas Monsieur, dit la Belle en pleurant,
En quoy vous puis-je avoir fait du dommage ?
Je n’ai donné vos draps ny vostre argent,
Le compte y est ; et quant au demeurant
André me dit, quand il parfit l’enfant,
Qu’en trouveriez plus que pour vôtre usage
Vous pouvez voir ; si je ments tuez-moy ;
Je m’en rapporte à vostre bonne foy.
L’Epoux, sortant quelque peu de colere,
Luy répohdit : Or bien ; n’en parlons plus ;
On vous l’a dit, vous avez crû bien faire,
J’en suis d’accord ; contester là dessns
Ne produiroit que discours superflus.
Je n’ay qu’un mot : Faites demain en sorte
Qu’en ce logis j’attrape le Galant :
Ne parlez point de nostre different,
Soyez secrette, ou bien vous estes morte.
Il vous le faut avoir adroitement ;
Me feindre absent en un second voyage,
Et luy mander, par lettre ou par message,
Que vous avez à luy dire deux mots.
André viendra ; puis de quelques propos
L’amuserez, sans toucher à l’oreille,
Car elle est faite, il n’y manque plus rien.
Nostre innocente executa trés-bien
L’ordre donné ; ce ne fut pas merveille ;
La crainte donne aux bestes de l’esprit.
André venu, l’Epoux guere ne tarde,
Monte, et fait bruit. Le compagnon regarde
Où se sauver : nul endroit il ne vit,
Qu’une ruelle, en laquelle il se mit.
Le mary frappe ; Alix ouvre la porte,
Et de la main fait signe incontinent,
Qu’en la ruelle est caché le Galant.
Sire Guillaume estoit armé de sorte

Que quatre Andrez n’auroient pû l’étonner.
Il sort pourtant, et va querir main forte,
Ne le voulant sans doute assassiner,
Mais quelque oreille au pauvre homme couper,
Peut-estre pis, ce qu’on coupe en Turquie,
Pays cruel et plein de barbarie.
C’est ce qu’il dit à sa femme tout bas ;
Puis l’emmena, sans qu’elle osast rien dire ;
Ferma trés-bien la porte sur le sire.
André se crût sorti d’un mauvais pas,
Et que l’Epoux ne sçavoit nulle chose.
Sire Guillaume, en révant à son cas
Change d’avis, en soy-mesme propose
De se vanger avecque moins de bruit,
Moins de scandale, et beaucoup plus de fruit.
Alix, dit-il, allez querir la femme
De sire André ; contez-luy vostre cas
De bout en bout ; courez, n’y manquez pa
Pour l’amener[3], vous direz à la Dame,
Que son mary court un peril trés-grand,
Que je vous ay parlé d’un chastiment
Qui la regarde, et qu’aux faiseurs d’oreilles
On fait souffrir en rencontres pareilles :
Chose terrible, et dont te seul penser
Vous fait dresser les cheveux à la teste ;
Que son Epoux est tout prest d’y passer ;
Qu’on n’attend qu’elle afin d’estre à la feste
Que toutesfois, comme elle n’en peut mais
Elle pourra faire changer ta peine :
Amenez-la, courez ; je vous promets
D’oublier tout moyennant qu’elle vienne.
Madame Alix, bien joyeuse s’en fut
Chez sire André, dour la femme accourut
En diligence, et quasi hors d’haleine ;

Puis monta seule, et, ne voyant André,
Crût qu’il estoit quelque part enfermé.
Comme la Dame estoit en ces alarmes,
Sire Guillaume, ayant quitté ses armes,
La fait asseoir, et puis commence ainsi :
L’ingratitude est mere de tout vice :
André m’a fait un notable service ;
Parquoy, devant que vous sortiez d’icy,
Je luy rendray si je puis la pareille.
En mon absence il a fait une oreille
Au fruit d’Alix : je veux d’un si bon tour
Me revancher, et pense une chose.
Tous vos enfans ont le nez un peu court :
Le moule en est asseurément la cause.
Or je les sçais des mieux raccommoder.
Mon avis donc est que sans retarder,
Nous pourvoyions de ce pas à l’affaire.
Disant ces mots, il vous prend la Commere,
Et prés d’André la jetta sur le lit,
Moitié raisin, moitié figue en joüit.
La Dame prit le tout en patience ;
Bénit le Ciel de ce que la vengeance
Tomboit sur elle, et non sur sire André ;
Tant elle avoit pour luy de charité.
Sire Guillaume estoit de son costé
Si fort émeu, tellement irrité,
Qu’à la pauvrette il ne fit nulle grace
Du Talion, rendant à son Epoux
Féves pour pois, et pain blanc pour fouace.
Qu’on dit bien vray que se venger est doux !
Tres-sage fut d’en user de la sorte :
Puis qu’il vouloit son honneur reparer,
Il ne pouvoit mieux que par cette porte
D’un tel affront, à mon sens, se tirer.
André vit tout, et n’osa murmurer ;
Jugea des coups, mais ce fut sans rien dire,
Et loüa Dieu que le mal n’estoit pire.

Pour une oreille il auroit composé.
Sortir à moins c’estoit pour luy merveilles.
Je dis à moins ; car mieux vaut, tout prisé,
Cornes gagner que perdre ses oreilles.


  1. Nouvelle III.
  2. Decameron, giornata VIII, novella VIII.
  3. 1re édition :
    Pour l’emmener..