Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Les Trocqueurs

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 244-249).


III. — LES TROCQUEURS [1].


Le Changement de Mets réjouit l’homme :
Quand je dis l’homme, entendez qu’en cecy
La femme doit estre comprise aussi :
Et ne sçay pas comme il ne vient de Rome
Permission de Trocquer en Hymen,
Non si souvent qu’on en auroit envie,
Mais tout au moins une fois en sa vie :
Tel Bref en bref aprés bon examen
Nous envoyer, feroit grand bien en France[2].
Prés de Rouën, païs de sapience,
Deux Villageois avoient chacun chez soy
Forte Femelle, et d’assez bon alloy
Pour telles gens qui n’y rafinent guére ;
Chacun sçait bien qu’il n’est pas nécessaire
Qu’Amour les traite ainsi que des Prelats.
Avint pourtant que tous deux estant las
De leurs Moitiez, leur Voisin le Notaire,
Un jour de Feste, avec eux chopinoit.
Un des Manans luy dit : Sire Oudinet,
J’ay dans l’esprit une plaisante affaire.
Vous avez fait sans doute en vostre temps
Plusieurs Contrats de diverse nature ;
Ne peut on point en faire un où les gens

Trocquent de femme ainsi que de monture ?
Nostre Pasteur a bien trocqué de Cure[3] :
La Femme est-elle un cas si different ?
Et pargué non ; car Messire Gregoire
Disoit toûjours, si j’ay bonne memoire :
Mes brebis sont ma femme. Cependant
Il a changé : changeons aussi, compere.
Trés-volontiers, reprit l’autre Manant ;
Mais tu sçais bien que nostre mesnagere
Est la plus belle : or ça, Sire Oudinet,
Sera-ce trop s’il donne son Mulet
Pour le retour ? Mon Mulet ! et parguenne,
Dit le premier des Villageois susdits,
Chacune vaut en ce monde son prix ;
La mienne ira but à but pour la tienne ;
On ne regarde aux femmes de si prés.
Point de retour ; vois-tu, compere Estienne,
Mon Mulet, c’est… c’est le roy des Mulets.
Tu ne devrois me demander mon Asne
Tant seulement : Troc pour troc, touche-là.
Sire Oudinet, raisonnant sur cela,
Dit : Il est vray que Tiennette a sur Jeanne
De l’avantage, à ce qu’il semble aux gens ;
Mais le meilleur de la beste, à mon sens,
N’est ce qu’on voit ; femmes ont maintes choses
Que je préfere, et qui sont lettres closes ;
Femmes aussi trompent assez souvent ;
Jà ne les faut éplucher trop avant.
Or sus, voisins, faisons les choses nettes :
Vous ne voulez chat en poche donner
Ny l’un ny l’autre ? Allons donc confronter
Vos deux Moitiez comme Dieu les a faites.
L’expedient ne fut gousté de tous :
Trop bien voilà Messieurs les deux époux

Qui sur ce poinct triomphent de s’étendre :
Tiennette n’a ny surot ny malandre,
Dit le second ; Jeanne, dit le premier,
A le corps net comme un petit denier ;
Ma foy, c’est basme. Et Tiennette est ambroise,
Dit son époux ; telle je la maintiens.
L’autre reprit : compere, tiens-toy bien,
Tu ne connois Jeanne ma villageoise ;
Je t’advertis qu’à ce jeu… m’entens-tu ?
L’autre Manant jura : Par la vertu,
Tiennette et moy nous n’avons qu’une noise,
C’est qui des deux y sçait de meilleurs tours ;
Tu m’en diras quelques mots dans deux jours.
A toy, Compere. Et de prendre la tasse,
Et de trinquer. Allons, sire Oudinet,
A Jeanne ; tope[4]. Puis à Tiennette ; masse.
Somme qu’enfin la soûte du Mulet
Fut accordée, et voila marché fait.
Nostre Notaire asseura l’un et l’autre
Que tels Traitez alloient leur grand chemin :
Sire Oudinet estoit un bon apostre,
Qui se fit bien payer son parchemin.
Par qui payer ? Par Jeanne et par Tiennette :
Il ne voulut rien prendre des maris.
Les Villageois furent tous deux d’avis
Que pour un temps la chose fût secrette ;
Mais il en vint au Curé quelque vent.
Il prit aussi son droit ; je n’en asseure,
Et n’y estois ; mais la vérité pure
Est que Curez y manquent peu souvent.
Le Clerc non plus ne fit du sien remise ;
Rien ne se pert entre les gens d’Église.
Les Permuteurs ne pouvoient bonnement
Executer un pareil changement

Dans le Village, à moins que de scandale[5] ;
Ainsi bien-tost l’un et l’autre détale,
Et va planter le picquet en un lieu,
Où tout fut bien d’abord, moyennant Dieu.
C’estoit plaisir que de les voir ensemble ;
Les femmes mesme, à l’envy des maris,
S’entredisoient en leurs menus devis :
Bon fait trocquer ; commere, à ton avis,
Si nous trocquions de Valet ? que t’en semble ?
Ce dernier troc, s’il se fit, fut secret.
L’autre d’abord eut un trés-bon effet ;
Le premier mois trés-bien ils s’en trouverent,
Mais à la fin nos gens se dégousterent.
Compere Estienne, ainsi qu’on peut penser,
Fut le premier des deux à se lasser,
Pleurant Tiennette ; il y perdoit sans doute.
Compere Gille eut regret à sa soûte ;
Il ne voulut retroquer toutesfois.
Qu’en advint-il ? Un jour, parmy les bois,
Estienne vid toute fine seulette
Prés d’un ruisseau sa défuncte Tiennette,
Qui, par hazard, dormoit sous la coudrette.
Il s’approcha, l’éveillant en sursaut.
Elle du Troc ne se souvint pour l’heure,
Dont le Galant, sans plus longue demeure,
En vint au poinct ; bref, ils firent le saut.
Le Conte dit qu’il la trouva meilleure
Qu’au premier jour. Pourquoy cela ? Pourquoy ?
Belle demande ! En l’amoureuse loy,
Pain qu’on dérobe, et qu’on mange en cachette,
Vaut mieux que pain qu’on cuit, et qu’on achete[6] :

Je m’en raporte aux plus sçavans que moy.
Il faut pourtant que la chose soit vraye,
Et qu’aprés tout Hymenée et l’Amour
Ne soient pas gens a cuire à mesme four[7] :
Témoin l’ébat qu’on prit sous la coudraye.
On y fit chere ; il ne s’y servit plat
Où maistre Amour, Cuisinier délicat,
Et plus sçavant que n’est maistre Hymenée[8],
N’eût mis la main. Tiennette retournée,
Compere Estienne, homme neuf en ce fait,
Dit à par soy : Gille a quelque secret ;
J’ay retrouvé Tiennette plus jolie
Qu’elle ne fut onc en jour de sa vie.
Reprenons-la, faisons tour de Normant ;
Dedisons-nous, usons du privilége.
Voila l’exploit qui trotte incontinent,
Aux fins de voir le Troc et changement
Déclaré nul, et cassé nettement.
Gille assigné de son mieux se défend.
Un Promoteur intervient pour le Siége
Episcopal, et vendique le Cas.
Grand bruit par tout, ainsi que d’ordinaire ;
Le Parlement évoque à soy l’affaire.
Sire Oudinet, le faiseur de Contracts,
Est amené ; l’on l’entend sur la chose.
Voilà l’estat où l’on dit qu’est la Cause ;
Car c’est un fait arrivé depuis peu[9].
Pauvre ignorant que le compere Estienne !

Contre ses fins cét homme en premier lieu
Va de droit fil ; car s’il prit à ce jeu
Quelque plaisir, c’est qu’alors la Chrestienne
N’estoit à luy ; le bon sens vouloit donc
Que pour toûjours il la laissast à Gille ;
Sauf la Coudraye, ou Tiennette, dit-on,
Alloit souvent en chantant sa Chanson :
L’y rencontrer estoit chose facile ;
Et supposé que facile ne fût,
Falloit qu’alors son plaisir d’autant crût.
Mais allez moy prescher cette doctrine
A des Manans. Ceux-cy pourtant avoient
Fait un bon tour, et trés-bien s’en trouvoient,
Sans le dédit ; c’estoit piece assez fine
Pour en devoir l’exemple à d’autres gens.
J’ay grand regret de n’en avoir les gans,
Et dis par fois, alors que j’y rumine,
Auroit-on pris des Crocquans pour Trocquans
En fait de femme ? Il faut estre honneste homme
Pour s’aviser d’un pareil changement.
Or n’est l’affaire allée en Cour de Rome,
Trop bien est elle au Senat de Rouën.
Là le Notaire aura du moins sa game
En plein Bureau[10] ; Dieu gard sire Oudinet
D’un Rapporteur barbon et bien en femme,
Qui fasse aller la chose du Bonnet[11].

  1. Ce conte a d’abord été publié isolément, sans mention de lieu ni de date ; il forme 8 pages in-8 imprimées en caractères italiques. C’est cette édition que nous suivons.
  2. Dans les éditions postérieures ces deux derniers vers sont remplacés par les quatre suivants :
    Peut-estre un jour nous l’obtiendrons. Amen,
    Ainsi soit-il ! Semblable induit en France
    Viendroit fort bien, j’en réponds ; car nos gens
    Sont grands troqueurs. Dieu nous crea changeans.
  3. Editions suivantes :
    Nostre Pasteur a bien changé de Cure.
  4. Dans les éditions suivantes, top au lieu de tope qui donne au vers une syllabe de trop.
  5. Editions suivantes :
    Dans ce Village…
  6. Editions suivantes :
    Vaut mieux que pain qu’on cuit ou qu’on achepte.
  7. Editions suivantes :
    Ne soient pas gens à cuire en mesme four.
  8. Editions suivantes :
    Et plus friand que n’est maistre Himenée.
  9. Nous avons vu, dans les archives du Palais de Justice, l’original d’un arrêt du Parlement, rendu dans cette cause ou dans une cause semblable, dit M. Walckenaer, qui, par malheur, ne donne à ce sujet aucune indication précise.
  10. Editions de 1674, de 1675 et de 1676 :
    En plein bareau…
  11. Editions de 1674, de 1675 et de 1676 :
    Qui fasse aller cette affaire au bonnet.
    Ces dix derniers ont été supprimés à partir de l’édition de 1685.