Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Poëme du quinquina/Second chant

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Poëme du quinquina
Œuvres complètes, tome 2, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 425-434).


P O Ë M E


D U


Q U I N Q U I N A




SECOND CHANT.


Enfin, grace au demon qui conduit mes ouvrages,
Je vais offrir aux yeux de moins tristes images ;
Par luy j’ay peint le mal et j’ay lieu d’esperer
Qu’en parlant du remede il viendra m’inspirer.
On ne craint plus cette hydre aux têtes renaissantes,
La fievre exerce en vain ses fureurs impuissantes :
D’autres tems sont venus, Loüis regne ; et les Dieux
Reservoient à son siecle un bien si precieux ;
A son siecle ils gardoient l’heureuse découverte
D’un bois qui tous les jours cause au Styx quelque perte.
Nous n’avons pas toûjours triomphé de nos maux :
Le Ciel nous a souvent envoyé des travaux.
D’autres tems sont venus : Loüis regne ; et la Parque
Sera lente à trancher nos jours sous ce Monarque.
Son merite a gagné les arbitres du sort ;
Les destins avec luy semblent être d’accord.
Durez, bienheureux tems ; et que sous ses auspices
Nous portions chez les morts plus tard nos sacrifices.

J’en conjure le Dieu qui m’inspire ces vers ;
Je t’en conjure aussi, Pere de l’Univers,
Et vous, Divinitez aux hommes bienfaisantes,
Qui temperez les airs, qui regnez sur les plantes,
Concourez pour luy plaire, empéchez les humains
D’avancer leur tribut au Roy des peuples vains.
J’enseigne là dessus une nouvelle route :
C’est le bien des mortels ; que tout mortel m’écoute.

J’ay fait voir ce que croit l’école et ses supposts :
On a laissé long-tems leur erreur en repos.
Le Quina l’a détruite, on suit des loix nouvelles.
Arriere les humeurs ; qu’elles péchent ou non,
La fievre est un levain qui subsiste sans elles :
Ce mal si craint n’a pour raison
Qu’un sang qui se dilate, et bout dans sa prison.

On s’est formé jadis une semblable idée
Des eaus dont tous les ans Memphis est inondée.
Plus d’un Naturaliste a cru
Que les esprits nitreux d’un ferment prétendu
Faisoient croître le Nil, quand toute eau se renferme
Et n’ose outrepasser le terme
Que d’invisibles mains sur ses bords ont écrit ;
Celle-cy seule échappe, et dédaigne son lit !
Les Nymphes de ce fleuve errent dans les campagnes
Sous les signes brûlans, et pendant plusieurs jours.
D’où vient, dit un Auteur, qu’il enfle alors son cours ?
Le climat est sans pluye ; on n’entend aux montagnes
Bruire en ces lieux aucuns torrens :
En ces lieux nuls ruisseaus courans
N’augmentent le tribut dont s’arrosent les plaines.
Si l’on croit cet Auteur, certain boüillonnement
Par le nitre causé fait ce débordement.
C’est ainsi que le sang fermente dans nos veines,
Qu’il y bout, qu’il s’y meut, dilaté par le cœur.
Les esprits, alors en fureur,
Tâchent par tous moyens d’ébranler la machine.

On frissonne, on a chaud. J’ay déduit ces effets
Selon leur ordre et leur progrés.
Dés qu’un certain acide en nôtre corps domine,
Tout fermente, tout bout, les esprits, les liqueurs ;
Et la fievre de là tire son origine
Sans autre vice des humeurs.
Que faisoient nos ayeux pour rendre plus tranquille
Ce sang ainsi boüillant ? ils saignoient, mais en vain :
L’eau qui reste en l’Æolipile
Ne se refroidit pas quand il devient moins plein.
L’airain souflant fait voir que la liqueur enclose
Augmente de chaleur, décheuë en quantité :
Le soufle alors redouble, et cet air irrité
Ne trouve du repos qu’en consumant sa cause.
Du sentiment fievreux on trenche ainsi le cours ;
Il cesse avec le sang, le sang avec nos jours.

Tout mal a son remede au sein de la nature.
Nous n’avons qu’à chercher : de là nous sont venus
L’antimoine avec le Mercure,
Tresors autrefois inconnus.
Le Quin regne aujourd’huy : nos habiles s’en servent.
Quelques-uns encore conservent,
Comme un poinct de religion,
L’interest de l’école et leur opinion.
Ceux-là même y viendront, et desormais ma veine
Ne plaindra plus des maux dont l’art fait son domaine.
Peu de gens, je l’avoüe, ont part à ce discours :
Ce peu c’est encor trop. Je reviens à l’usage
D’une écorce fameuse, et qui va tous les jours
Rappeller des mortels jusqu’au sombre rivage.
Un arbre en est couvert, plein d’esprits odorans,
Gros de tige, étendu, Protecteur de l’ombrage :
Apollon a doüé de cent dons differens
Son bois, son fruit, et son feüillage.
Le premier sert à maint ouvrage ;
Il est ondé d’aurore ; on en pouroit orner
Les maisons où le luxe a droit de dominer.

Le fruit a pour pepins une graine onctueuse,
D’ample volume et précieuse :
Elle a l’effet du baume, et fournit aux humains,
Sans le secours du tems, sans l’adresse des mains,
Un remede à mainte blessure.
Sa feüille est semblable en figure
Aux tresors toûjours verts que mettent sur leur front
Les Heros de la Thrace et ceux du double mont[1].

Cet arbre ainsi formé se couvre d’une écorce
Qu’au Cinamone on peut comparer en couleur.
Quant à ses qualitez principes de sa force,
C’est l’âpre, c’est l’amer, c’est aussi la chaleur,
Celle-cy cuit les sucs de qualit6 loüable,
Dissipe ce qui nuit ou n’est point favorable ;
Mais la principale vertu
Par qui soit ce ferment dans nos corps combattu,
C’est cet amer, cet âpre, ennemis de l’acide,
Double frein qui, domptant sa fureur homicide,
Appaise les esprits de colere agitez ;
Non qu’enfin toutes âpretez
Causent le même effet, ny toutes amertumes :
La nature, toûjours diverse en ses coûtumes,
Ne fait point dans l’absynthe un miracle pareil ;
Il n’est deu qu’à ce bois, digne Fils du Soleil.
De luy dépend tout l’effet du remede :
Seul il commande aux fermens ennemis,
Bien que souvent on luy donne pour aide
La Centaurée, en qui le Ciel a mis
Quelque âpreté, quelque force astringente,
Non d’un tel prix, ny de l’autre approchante,
Mais quelquefois fébrifuge certain.
C’est une fleur digne aussi qu’on la chante ;
J’ay dit sa force, et voicy son destin.
Fille jadis, maintenant elle est plante.

Aide--moy, Muse, à rappeler
Ces fastes qu’aux humains tu daignas reveler.
On dit, et je le crois, qu’une Nymphe sçavante
L’eut du sage Chiron, et qu’ils luy firent part
Des plus beaux secrets de leur art.
Si quelque fievre ardente attaquoit ses compagnes,
Si courans parmi les campagnes
Un levain trop boüillant en vouloit à leurs jours,
La belle à ses secrets avoit alors recours.
Il ne s’en trouva point qui pût guerir_son ame
Du ferment obstiné de l’amoureuse flame.
Elle aimoit un Berger qui causa son trépas.
Il la vid expirer, et ne la plaignit pas.
Les Dieux pour le punir en marbre le changerent.
L’ingrat devint statuë ; elle fleur, et son sort
Fut d’être bienfaisante encore aprés sa mort ;
Son talent et son nom toûjours luy demeurerent.
Heureuse si quelque herbe eût sceu calmer ses feux !
Car de forcer un cœur il est bien moins possible :
Helas ! aucun secret ne peut rendre sensible,
Nul simple n’adoucit un objet rigoureux ;
Il n’est bois, ny fleur, ny racine,
Qui dans les tourmens amoureux
Puisse servir de medecine.

La base du remede étant ce divin bois,
Outre la Centaurée on y joint le genievre ;
Foible secours, et secours toutefois.
De prescrire à chacun le mélange et le poids,
Un plus sçavant l’a fait : examinez la fievre,
Regardez le tempérament ;
Doublez, s’il est besoin, l’usage de l’écorce :
Selon que le malade a plus ou moins de force,
Il demande un Quina plus ou moins vehement.
Laissez un peu de tems agir la maladie ;
Cela fait, tranchez court : quelque fois un moment
Est maître de toute une vie.
Ce détail est écrit ; il en court un traité.

Je loüerois l’Auteur et l’ouvrage :
L’amitié le défend, et retient mon suffrage ;
C’est assez à l’Auteur de l’avoir merité.
Je luy dois seulement rendre cette justice
Qu’en nous découvrant l’art, il laisse l’artifice,
Le mystere, et tous ces chemins.
Que suivent aujourd’huy la plûpart des humains.

Nulle liqueur au Quina n’est contraire :
L’onde insipide et la cervoise amere,
Tout s’en imbibe ; il nous permet d’user
D’une boisson en ptisanne aprêtée.
Diverses gens l’ayant sceu déguiser,
Leur interest en a fait un Protée.
Même on pourroit ne le pas infuser :
L’extrait suffit ; préferez l’autre voye :
C’est la plus seure ; et Bacchus vous envoye
De pleins vaisseaus d’un jus délicieux,
Autre antidote, autre bien-fait des Cieux.
Le moût sur tout, lorsque le bon Silene,
Boüillant encor le puise à tasse pleine,
Sçait au remede ajoûter quelque prix :
Soit qu’étant plein de chaleur et d’esprits
Il le sublime, et donne à sa nature
D’autres degrez qu’une simple teinture ;
Soit que le vin par ce chaud vehement
$’impreigne alors beaucoup plus aisément,
Ou que boüillant il rejette avec force
Tout l’inutile et l’impur de l’écorce :
Ce jus enfin, pour plus d’une raison,
Partagera les honneurs d’Apollon.
Nez l’un pour l’autre, ils joindront leur puissance :
Entre Bacchus et le sacré Vallon
Toûjours on vid une étroite alliance.
Mais, comme il faut au Quina quelque choix,
Le vin en veut aussi-bien que ce bois :
Le plus leger convient mieux au remede ;
Il porte au sang un baume precieux :

C’est le nectar que verse Ganimede
Dans les festins du Monarque des Dieux.
Ne nous engageons point dans un détail immense :
Les longs travaux pour moy ne sont plus de saison ;
Il me suffit icy de joindre à la raison
Les succés de l’experience.
Je ne m’arrête point à chercher dans ces vers
Qui des deux amena les arts dans l’Univers ;
Nos besoins proprement en font leur apanage :
Les arts sont les enfans de la necessité ;
Elle aiguise le soin, qui, par elle excité,
Met aussi-tôt tout en usage.
Et qui sçait si dans maint ouvrage
L’instinct des animaux, Precepteur des humains,
N’a point d’abord guidé nôtre esprit et nos mains ?
Rendons grace au hazard. Cent machines sur l’onde
Promenoient l’avarice en tous les coins du monde :
L’or entouré d’écueils avoit des poursuivans ;
Nos mains l’alloient chercher au sein de sa patrie :
Le Quina vint s’offrir à nous en même tems,
Plus digne mille fois de nôtre idolatrie.
Cependant prés d’un siecle[2] on l’a vû sans honneurs.
Depuis quelques étez qu’on brigue ses faveurs ;
Quel bruit n’a-t-il point fait ! dequoy fument nos Temples
Que de l’encens promis au succés de ses dons ?
Sans me charger icy d’une foule d’exemples,
Je me veux seulement attacher aux grands noms.
Combien a-t-il sauvé de precieuses têtes !
Nous luy devons Condé, Prince dont les travaux,
L’esprit, le profond sens, la valeur, les conquêtes,
Serviroient de matiere à former cent Heros.
Le Quin fera longtems durer ses destinées.
Son fils, digne heritier d’un nom si glorieux,

Eût aussi sans ce bois languy maintes journées :
J’ay pour garands deux demi-Dieux.
Arbitres de nos jours, prolongez les années
De ce couple vaillant et né pour les hazards,
De ces chers nourrissons de Minerve et de Mars.
Puisse mon ouvrage leur plaire !
Je toucheray du front les bords du firmament[3].
Et toy que le Quina guerit si promptement,
Colbert, je ne dois point te taire ;
Je laisse tes travaux, ta prudence et le choix
D’un Prince que le Ciel prendra pour exemplaire
Quand il voudra former de grands et sages Rois ;
D’autres que moy diront ton zele et ta conduite,
Monument eternel aux Ministres suivans :
Ce sujet est trop vaste, et ma Muse est reduite
A dire les faveurs que tu fais aux sçavans.
Un jour j’entreprendray cette digne matiere,
Car pour fournir encore une telle carriere
Il faut reprendre haleine ; aussi bien aujourd’huy
Dans nos chants les plus courts on trouve un long ennuy.
J’ajoûterai sans plus que le Quina dispense
De ce regime exact dont on suivoit la loy ;
Sa chaleur contre nous agit faute d’employ :
Non qu’il faille trop loin porter cette indulgence.
Si le Quina servoit à nourrir nos defaux,
Je tiendrois un tel bien pour le plus grand des maux.
Les Muses m’ont appris que l’enfance du monde,
Simple, sans passions, en desirs infeconde,
Vivant de peu, sans luxe, évitoit les douleurs ;
Nous n’avions pas en nous la source des malheurs
Qui nous font aujourd’huy la guerre :
Le Ciel n’exigeoit lors nuls tributs de la terre ;
L’homme ignoroit les Dieux, qu’il n’apprend qu’au besoin :
De nous les enseigner Pandore prit le soin ;
Sa boëte se trouva de poisons trop remplie.
Pour dispenser les biens et les maux de la vie,

En deux tonneaux à part l’un et l’autre fut mis.
Ceux de nous que Jupin regarde comme amis
Puisent à leur naissance en ces tonnes fatales
Un mélange des deux, par portions égales ;
Le reste des humains abonde dans les maux.
Au seuil de son palais Jupin mit ces tonneaux.
Ce ne fut icy bas que plainte et que murmure ;
On accusa des maux l’excessive mesure.
Fatigué de nos cris, le Monarque des Dieux
Vint luy-même éclaircir la chose en ces bas lieux,
La renommée en fit aussi-tôt le message.
Pour luy representer nos maux et nos langueurs,
On députa deux harangueurs,
De tout le genre humain le couple le moins sage,
Avec un discours ampoulé
Exagerans nos maladies ;
Jupiter en fut ébranlé.
Ils firent un portrait si hideux de nos vies,
Qu’il inclina d’abord à reformer le tout.
Momus alors present reprit de bout en bout
De nos deux envoyez les harangues frivoles :
N’écoutez point, dit-il, ces diseurs de paroles ;
Qu’ils imputent leurs maux à leur déreglement,
Et non point aux Auteurs de leur temperament ;
Cette race pourroit, avec quelque sagesse,
Se faire de nos biens à soy-même largesse.
Jupiter crût Momus ; il fronça les sourcis :
Tout l’Olimpe en trembla sur ses poles assis.
Il dit aux Orateurs : Va, malheureuse engeance ;
C’est toy seule qui rends ce partage inegal :
En abusant du bien, tu fais qu’il devient mal,
Et ce mal est accrû par ton impatience.
Jupiter eut raison ; nous nous plaignons à tort :
La faute vient de nous aussi bien que du sort.
Les Dieux nous ont jadis deux vertus députées,
La constance aux douleurs, et la sobrieté :
C’étoit rectifier cette inégalité ;
Comment les avons-nous traitées ?

Loin de loger en nos maisons
Ces deux filles du Ciel, ces sages Conseilleres,
Nous fuyons leur commerce, elles n’habitent gueres
Qu’en des lieux que nous méprisons.
L’homme se porte en tout avecque violence,
A l’exemple des animaux,
Aveugle jusqu’au point de mettre entre les maux
Les conseils de la temperance.

Corrigez-vous, humains ; que le fruit de mes vers
Soit l’usage reglé des dons de la nature.
Que si l’excés vous jette en ces fermens divers,
Ne vous figurez pas que quelque humeur impure
Se doive avec le sang épuiser dans nos corps :
Le Quina s’offre à vous, usez de ses tresors.
Eternisez mon nom ; qu’un jour on puisse dire :
Le chantre de ce bois sceut choisir ses sujets ;
Phœbus, ami des grands projets,
Luy prêta son sçavoir aussi-bien que sa lire.
J’accepte cet augure à mes vers glorieux.
Tout concourt à flater là-dessus mon genie :
Je les ay mis au jour sous Loüis, et les Dieux
N’oseroient s’opposer au vouloir d’Uranie.

  1. C’est-à-dire aux feuilles de laurier dont se couronnent les guerriers et les poëtes.
  2. Il y a ici un peu d’exagération poétique. Les indigènes d’Amérique ne révélèrent aux Espagnols le secret de ce remède qu’en 163?8, et il ne fut apporté en Europe par les jésuites qu’en 1649.
  3. Sublimi feriam sidera vertice. (Horat.,Od., liv. 1, od. 1.)