Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 5/Le different de beaux yeux et de belle bouche
Belle bouche et beaux yeux plaidoient pour les honneurs
Devant le juge d’Amatonte.
Belle bouche disoit : Je m’en rapporte aux cœurs ;
Et leur demande s’ils font conte
De beaux yeux ainsi que de moy.
Qu’on examine nostre employ,
Nos traits, nos beautez, et nos charmes.
Que dis-je nostre employ ! j’ai bien plus d’un mestier :
Mais j’ignore celuy de repandre des larmes.
De bon cœur je le laisse à beaux yeux tout entier.
Je satisfais trois sens ; eux seulement la veuë.
Ma gloire est bien d’autre estendue ;
L’oüye et l’odorat ont part à mes plaisirs.
Outre qu’aux doux propos je joins les chansonnettes,
Belle bouche fait des soûpirs
En la saison des violettes.
Je sais par cent moyens rendre heureux un amant :
Vous me dispenserez de vous dire comment.
S’il s’agit entre nous d’une conquête à faire,
On voit Beaux Yeux se tourmenter ;
Belle Bouche n’a qu’à parler :
Sans artifice elle sait plaire.
Quand Beaux Yeux sont fermés ce n’est pas grande affaire
Belle Bouche à toute heure étale des trésors :
Le nacre est en dedans, le corail en dehors.
Quand je daigne m’ouvrir, il n’est richesse égale.
Les présents que nous fait la rive orientale
N’approchent pas des dons que je prétends avoir :
Trente-deux perles se font voir,
Dont la moins belle et la moins claire
Passe celles que l’Inde à dans ses régions :
Pour plus de trente-deux millions
Je ne m’en voudrais pas défaire.
Belle Bouche ainsi harangua.
Un amant pour Beaux Yeux parla :
Et, comme on peut penser, ne manqua pas de dire
Que c’est par eux qu’Amour s’introduit dans les cœurs.
Pourquoi leur reprocher les pleurs ?
Il ne faut donc pas qu’on soupire.
Mais tous les deux sont bons ; belle Bouche a grand tort.
Il est des larmes de transport,
Il est des soûpirs au contraire
Qui fort souvent ne disent rien :
Belle souche n’entend pas bien
Pour cette fois-là son affaire.
Qu’elle se taise au nom des dieux
Des appas qui lui sont départis par les cieux :
Qu’a-t-elle sur ce point qui nous soit comparable ?
Nous savons plaire en cent façons,
Par l’éclat, la douceur, et cet art admirable
De tendre aux cœurs des hameçons.
Belle Bouche le blâme, et nous en faisons gloire.
On en tient cent de nous : et pour une chanson
Où Belle Bouche est en renom,
Beaux Yeux le sont en plus de mille.
La Cour, le Parnasse, et la Ville
Ne retentissent tout le jour
Que du mot de Beaux Yeux et de celui d’Amour.
Dès que nous paraissons chacun nous rend les armes.
Quiconque nous appellerait
Enchanteurs, il ne mentirait
Tant est prompt l’effet de nos charmes.
Sous un masque trompeur leur éclat fait si bien,
Que maint objet tel quel, en plus d’une rencontre,
Par ce moyen passe à la montre :
On demande qui c’est ; et souvent ce n’est rien :
Cependant Beaux Yeux sont la cause
Qu’on prend ce rien pour quelque chose.
Belle Bouche dit : j’aime ; et le disons-nous pas ?
Sans aucun bruit : notre langage
Muet qu’il est, plaît davantage
Que ces perles, ce chant, et ces autres appas
Avec quoi Belle Bouche engage.
L’avocat de Beaux Yeux fit sa péroraison
Des regards d’une intervenante.
Cette belle approcha d’une façon charmante :
Puis il dit en changeant de ton :
J’amuse ici la Cour par des discours frivoles.
Ai-je besoin d’autres paroles
Que des yeux de Philis ? Juge regardez-les ;
Puis prononcez votre sentence ;
Nous gagnerons notre procez.
Philis eut quelque honte ; et puis sur l’assistance
Répandit des regards si remplis d’éloquence,
Que les papiers tombaient des mains.
Frappé de ces charmes soudains
L’auditoire inclinait pour Beaux Yeux dans son âme.
Belle Bouche, en faveur des regards de la Dame
Voyant que les esprits s’allaient préoccupant,
Prit la parole et dit : A cette rhétorique,
Dont Beaux Yeux vont ainsi les juges corrompant,
Je ne peux opposer qu’un seul mot pour réplique.
La nuit mon emploi dure encor :
Beaux Yeux sont lors de peu d’usage :
On les laisse en repos ; et leur muet langage
Fait un assez froid personnage.
Chacun en demeura d’accord.
Cette raison régla la chose.
On préféra Belle Bouche à Beaux Yeux.
En quelques chefs pourtant ils eurent gain de cause,
Belle Bouche baisa le juge de son mieux.
- ↑ Publié dans les Contes, troisiesme partie, p. 112. L’achevé d’imprimer est du 27 janvier 1671.