Œuvres complètes de Lamartine (1860)/Tome 1/À M. de Musset, en réponse à ses vers
CINQUIÈME
MÉDITATION
À M. DE MUSSET
EN RÉPONSE À SES VERS
Maintenant qu’abrité des monts de mon enfance,
Je n’entends plus Paris ni son murmure immense,
Qui, semblable à la mer contre un cap écumant,
Répand loin de ses murs son retentissement ;
Maintenant que mes jours et mes heures limpides
Résonnent sous la main comme des urnes vides,
Et que je puis en paix les combler à plaisir
De contemplations, de chants et de loisir,
Qu’entre le firmament et mon œil qui s’y lève
Aucun plafond jaloux n’intercepte mon rêve,
Et que j’y vois surgir ses feux sur les coteaux,
Comme de blanches nefs à l’horizon des eaux ;
Rassasié de paix, de silence et d’extase,
Le limon de mon cœur descend au fond du vase ;
J’entends chanter en moi les brises d’autrefois,
Et je me sens tenté d’essayer si mes doigts
Pourront, donnant au rhythme une âme cadencée,
Tendre cet arc sonore où vibrait ma pensée.
S’ils ne le peuvent plus, que ces vers oubliés
Aillent au moins frémir et tomber à tes piés !
Enfant aux blonds cheveux, jeune homme au cœur de cire,
Dont la lèvre a le pli des larmes ou du rire,
Selon que la beauté qui règne sur tes yeux
Eut un regard hier sévère ou gracieux ;
Poétique jouet de molle poésie,
Qui prends pour passion ta vague fantaisie,
Bulle d’air coloré dans une bulle d’eau
Que l’enfant fait jaillir du bout d’un chalumeau,
Que la beauté rieuse avec sa folle haleine
Élève vers le ciel, y suspend, y promène,
Pour y voir un moment son image flotter,
Et qui, lorsqu’en vapeur elle vient d’éclater,
Ne sait pas si cette eau, dont elle est arrosée,
Est le sang de ton cœur ou l’eau de la rosée ;
Émule de Byron, au sourire moqueur,
D’où vient ce cri plaintif arraché de ton cœur ?
Quelle main, de ton luth en parcourant la gamme,
A changé tout à coup la clef de ta jeune âme,
Et fait rendre à l’esprit le son du cœur humain ?
Est-ce qu’un pli de rose aurait froissé ta main ?
Est-ce que ce poignard d’Alep ou de Grenade,
Poétique hochet des douleurs de parade,
Dont la lame au soleil ruisselle comme l’eau,
En effleurant ton sein aurait percé la peau,
Et, distillant ton sang de sa pointe rougie,
Mêlé la pourpre humaine au nectar de l’orgie ?
Ou n’est-ce pas plutôt que cet ennui profond
Que contient chaque coupe et qu’on savoure au fond
Des ivresses du cœur, amère et fade lie,
Fit détourner ta lèvre avec mélancolie.
Et que le vase vide, et dont tes doigts sont las,
Tombe et sonne à tes pieds, et s’y brise en éclats ?…
Ah ! c’est que vient le tour des heures sérieuses,
Où l’ironie en pleurs fuit les lèvres rieuses,
Qu’on s’aperçoit enfin qu’à se moquer du sort,
Le cœur le plus cynique est dupe de l’effort,
Que rire de soi-même en secret autorise
Dieu même à mépriser l’homme qui se méprise ;
Que ce rôle est grimace et profanation ;
Que le rire et la mort sont contradiction ;
Que du cortége humain, dans sa route éternelle,
La marche vers son but est grave et solennelle ;
Et que celui qui rit de l’enfance au tombeau,
De l’immortalité porte mal le flambeau,
Avilit sa nature et joue avec son âme,
Et de son propre souffle éteint sa sainte flamme.
Est-ce un titre à porter au seuil du jugement,
Pour tout œuvre ici-bas qu’un long ricanement ?
L’homme répondra-t-il, quand le souverain maître
Lui crîra dans son cœur : « Pourquoi t’ai-je fait naître ? »
» Qu’as-tu fait pour le temps, pour le ciel et pour moi ?
» — J’ai ri de l’univers, de toi-même, et de moi ! »
Honte à qui croit ainsi jouer avec sa lyre,
La vie est un mystère, et non pas un délire.
Après l’avoir nié, — toi-même tu le sens.
Dans un des lourds réveils de l’ivresse des sens,
Sentant ton cœur désert, ton front brûlant et vide,
Tu tournes dans tes doigts le fer du suicide ;
Mais, avant de mourir, tu veux savoir de moi
Si j’ai souffert, aimé, déliré comme toi,
Et comment j’ai passé, par ces crises du drame,
Des tempêtes des sens aux grands calmes de l’âme,
Et comment sur les flots je me suis élevé,
Et quel phare divin mes doutes ont trouvé,
Et de quel nom je nomme et de quel sens j’adore
Ce Dieu que ma pensée en sa nuit vit éclore,
Ce Dieu dont la présence, aussitôt qu’il nous luit,
Comble tout précipice, éclaire toute nuit.
Triste serait l’accent, et cette longue histoire
Remûrait trop de cendre au fond de ma mémoire.
Il est sur son sentier si dur de revenir,
Quand chaque pied saignant se heurte au souvenir !
Mais écoute tomber seulement cette goutte
De l’eau trouble du cœur, et tu la sauras toute ?
Je vivais comme toi, vieux et froid à vingt ans,
Laissant les guêpes mordre aux fleurs de mon printemps,
Laissant la lèvre pâle et fétide des vices
Effeuiller leur corolle et pomper leurs calices,
Méprisant mes amours et les montrant au doigt,
Comme un enfant grossier qui trouble l’eau qu’il boit.
Mon seul soleil était la clarté des bougies ;
Je détestais l’aurore en sortant des orgies.
À mes lèvres, où Dieu sommeillait dans l’oubli,
Un sourire ironique avait donné son pli ;
Tous mes propos n’étaient qu’amère raillerie.
Je plaignais la pudeur comme une duperie ;
Et si quelque reproche ou de mère ou de sœur,
À mes premiers instincts parlant avec douceur,
Me rappelait les jours de ma naïve enfance,
Nos mains jointes, nos yeux levés, notre innocence ;
Si quelque tendre écho de ces soirs d’autrefois
Dans mon esprit troublé s’éveillant à leur voix,
D’une aride rosée humectait ma paupière,
Mon front haut secouait ses cheveux en arrière ;
Pervers, je rougissais de mon bon sentiment ;
Je refoulais en moi mon attendrissement,
Et j’allais tout honteux vers mes viles idoles,
Parmi de vils railleurs, bafouer ces paroles ! !
Voilà quelle gangrène énervait mon esprit,
Quand l’amour, cet amour qui tue ou qui guérit,
Cette plante de vie au céleste dictame,
Distilla dans mon cœur des lèvres d’une femme.
Une femme ? Est-ce un nom qui puisse te nommer,
Chaste apparition qui me forças d’aimer,
Forme dont la splendeur à l’aube eût fait envie,
Saint éblouissement d’une heure de ma vie ;
Toi qui de ce limon m’enlevas d’un regard,
Comme un rayon d’en haut attire le brouillard,
Et, le transfigurant en brillant météore,
Le roule en dais de feu sous les pas de l’aurore ?
Ses yeux, bleus comme l’eau, furent le pur miroir
Où mon âme se vit et rougit de se voir,
Où, pour que le mortel ne profanât pas l’ange,
De mes impuretés je dépouillai la fange.
Pour cueillir cet amour, fruit immatériel,
Chacun de mes soupirs m’enleva vers le ciel.
Quand elle disparut derrière le nuage,
Mon cœur purifié contenait une image,
Et je ne pouvais plus, de peur de la ternir,
Redescendre jamais d’un si haut souvenir !
Depuis ce jour lointain, des jours, des jours sans nombre
Ont jeté sur mon cœur leur soleil ou leur ombre ;
Comme un sol moissonné, mais qui germe toujours,
La vie a dans mon cœur porté d’autres amours ;
De l’heure matinale à cette heure avancée,
J’ai sous d’autres abris rafraîchi ma pensée,
D’autres yeux ont noyé leurs rayons dans les miens :
Mais du premier rayon toujours je me souviens,
Toujours j’en cherche ici la trace éblouissante,
Et mon âme a gardé la place à l’âme absente.
Voilà pourquoi souvent tu vois mon front baissé,
Comme quelqu’un qui cherche où son guide a passé.