Œuvres complètes de Maximilien de Robespierre/Tome 1/Appendice I (Discours sur les peines infamantes)

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APPENDICE I
Variante de l’édition de 1785[1].


Craignons son énergie même qui va se tourner en haine et en désespoir… Je ne pense pas sans frémir aux mouvemens terribles qui doivent agiter une ame forte, dans cette inconcevable situation : je crois voir une de ces familles, que le préjugé a précipitées à ce dernier degré des misères humaines.

C’étoient des hommes pleins de talens et d’honneur : enflammés par une noble ambition, encouragés par l’estime publique, ils marchoient à grands pas vers la gloire et vers la fortune… Tout a changé : un moment de délire a égaré quelqu’un de leurs proches, et les Loix l’ont puni. Accablés de ce coup horrible, ils sont demeurés long-tems ensevelis dans un slupide abattement. Enfin ils ont levé les yeux en tremblant vers leurs concitoyens ; leur foible voix n’a osé se faire entendre ; mais un regard où la crainte se peignoit avec la douleur, a imploré pour eux la protection de ceux qui les environnoient… mais le terrible préjugé leur a défendu d’écouter la pitié ; tous ont détourné les yeux et, les ont voué pour jamais à l’abandon, à la misère, à l’infamie… Que faites-vous, citoyens insensés ? Comment osez-vous ravir à ces infortunés l’honneur et l’espérance, si vous ne pouvez, leur arracher en même tems ce courage et cette ardente sensibilité que leur donna la nature ? Que feront-ils désormais de ces âmes fières et actives dont ils portent tout le poids ? Vous ne voulez plus qu’ils les exercent pour la gloire, pour la vertu, pour la Patrie ; à quoi les emploieront-ils donc ? Au crime et à la vengeance. Tous les biens qui peuvent flatter le cœur de l’homme et occuper son activité, se sont tout à coup éclipsés pour eux ; l’amitié, l’amour, la bienfaisance, toutes ces affections douces qui consolent et qui élèvent l’ame leur sont désormais interdites ; s’ils jettent les yeux autour d’eux, ils ne voient plus que des oppresseurs ; s’ils rentrent au dedans d’eux-mêmes, ils n’y trouvent que le sentiment amer de l’injustice atroce dont ils sont les victimes : leur ame sans cesse irritée par cet excès de barbarie, ne peut plus enfanter que des idées sinistres et des projets cruels… Ah ! que dans cet état affreux, un nouveau Catilina ne vienne point les inviter à conspirer avec lui pour la ruine d’une odieuse Patrie ! je crains bien qu’il ne les trouve trop disposés à surpasser ses fureurs. Dans une telle situation, les mêmes qualités qui devoient être une source de grandes actions, doivent nécessairement les conduire aux grands crimes. Pour combler tant d’horreurs, il ne manqueroit plus que de les voir un jour, ces malheureux, expirer eux-mêmes sous le glaive de la Justice. citoyens ! vous la verrez tôt ou tard cette sanglante catastrophe ; après avoir puni en eux des crimes dont ils n’étoient point coupables, vous punirez ceux auxquels vous les aurez vous-mêmes forcés ; vous les condamnerez à mourir sur ce même échafaud, encore teint du sang de ce parent coupable, dont les vertus auroient pu surpasser les forfaits. Que dis-je ; vous y volerez peut-être en foule pour satisfaire une curiosité barbare ; et qu’y verrez-vous ? Un spectacle fait pour vous instruire sans doute, le triomphe de votre injustice et de votre folie, l’exemple le plus terrible des horreurs que traîne après lui le plus atroce de tous les préjugés.

Si nous considérons toute l’étendue des maux dont je viens de parler, nous nous estimerons heureux toutes les fois que les parens des coupables prendront le parti auquel ils ont assez souvent recours, de fuir loin d’une injuste Patrie, pour aller cacher leur honte dans des contrées étrangères, et qu’ils ne feront point d’autre mal à l’État, que de porter aux Nations rivales leur industrie, leurs talens, leurs fortunes avec la haine de la Patrie qui les a persécutés.

Plus j’avance et plus je découvre de nouvelles raisons de détester le préjugé que j’attaque. Je le vois partout élever un signal de discorde entre les citoyens : c’est par lui qu’une barrière insurmontable…



  1. Voir plus haut, p. 38.