Œuvres complètes de Maximilien de Robespierre/Tome 1/Impressions de voyage à Carvin

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IMPRESSIONS DE VOYAGE À CARVIN



AVERTISSEMENT


À vingt-cinq ans, vers l’époque de ses débuts au barreau d’Arras, Maximilien Robespierre fit un voyage de plusieurs jours à Carvin. Dans une lettre que nous publions plus loin, et dont l’original appartient à M. Noël Charavay, il fait, en un style badin, la relation de cette excursion.

M. Aulard, qui ne fut pas le premier à publier ces impressions de voyage[1], les fait suivre du commentaire que voici : « Inédite ou non, cette lettre est une preuve de plus de la gaîté, des Français les plus sérieux à la veille de la Révolution. On aimait à rire en 1783, comme si on avait eu confiance dans le triomphe prochain de la raison. Même celui qui devait être le plus grave des Révolutionnaires, ce Robespierre, en qui on devait voir, en l’an II, comme un proscripteur du rire, avait subi jadis cette contagion de la gaîté et donné (un peu laborieusement) dans cette mode de plaisanterie en forme de mystification, où excellaient alors tant d’autres jeunes gens instruits, comme cet Hérault de Séchelles, que Robespierre lui-même devait faire guillotiner.

« Je ne dis pas que le badinage de Robespierre soit excellent en soi. Ce qui est intéressant, c’est le fait que le futur « terroriste » ait écrit un badinage. N’y faut-il pas voir un trait du caractère, non d’un homme, mais d’une société ? »

Maximilien Robespierre, dont la famille était originaire de Carvin, y retrouvait de nombreux parents de son père.

Les archives de Harnes et d’Hénin-Liétard, de Béthune, de Lens, de Carvin, d’Arras et de Camphin-en-Carembaut, le dépôt de la Flandre orientale, à Gand, permettent d’établir, d’une façon très claire, ses origines.

Sans remonter à Bauduin de Rouvespierres, chanoine de l’église de Cambrai, écolâtre de Saint-Martin d’Heslin, à qui le pape Eugène IV conféra certains bénéfices, par bulles en date de l’année 1431, première de son pontificat, nous trouvons, au début du XVIe siècle, plusieurs de Robespierre établis en Artois, à Lens, à Ruitz, à Béthune et à Harnes.

Robert de Robespierre, après avoir vendu quelques terres pour se procurer les ressources nécessaires, songea, au mois de novembre 1615, à acquérir le greffe d’Harnes.

Ce fut Alexandre Pottier qui l’obtint, après le décès de Michel Lentailleur, d’où une rancune persistante entre les doux compétiteurs.

Peu après, celui-ci ayant été nommé procureur pour office, Robert de Robespierre devint greffier.

Ses premiers actes, en cette qualité, remontent à l’année 1622, mais ses débuts, il faut le reconnaître, furent rendus difficiles par suite de l’animosité de son adversaire sur la personne duquel, ainsi que le prouve une attestation des sergents et officiers de la terre et seigneurie d’Harnes, du mois d’août 1625, il ne craignit pas de se livrer à des voies de fait.

Robert de Robespierre occupait, à Harnes, une maison située sur le « covenant », ou place marchande, et ayant une issue sur le cimetière, par laquelle on pénétrait dans l’église ; en 1629, il est nommé procureur pour office à Hénin-Liétard ; en cette qualité, il prend la parole, ainsi qu’un avocat, devant les juridictions inférieures ; de 1630 à 1648, il intervient dans la plupart des affaires intéressant Harnes ou Hénin, soit comme greffier, soif comme agent d’affaires ou procureur[2].

De 1648 à 1652, les documents nous font défaut et, dans une minute portant la date du 6 février 1653, nous retrouvons l’ancien greffier de Harnes établi dans la charge de notaire royal à Carvin[3].

À l’époque, cette ville ne ressemblait guère à la cité bruyante, peuplée de plusieurs milliers d’ouvriers mineurs, que nous voyons aujourd’hui ; la route d’Arras à Lille, qui traverse actuellement l’agglomération urbaine sur toute son étendue, ne faisait que la côtoyer d’assez loin ; la ville ne comprenait qu’une seule rue, dont une faible partie était bâtie ; Carvin et Epinoy ne se trouvaient pas réunis, comme ils le sont aujourd’hui ; des éclaircies considérables séparaient les deux localités ; le marché qui, à présent, occupe toute la grande place et où viennent s’approvisionner de nombreuses familles ouvrières, s’étendait dans un espace restreint, devant l’église paroissiale, sur la rue de Bourecque, dite aussi la rue du gibet.

« La maison du grand bailli, écrit M. de Marquette[4], dont les sires de Melun accordaient l’habitation à leur officier supérieur et celle de Robespierre étaient porte à porte et en vis-à-vis, comme chacun le sait à Carvin.

« C’était là le centre ; c’était là que le mari d’Adrienne L’Hoste avait, autrefois, transporté ses pénates ».

Robert Robespierre (c’est ainsi, en effet, qu’il signait toujours) succéda comme notaire à son père[5] décédé à Carvin le 30 octobre 1663, à l’âge de 72 ans et 5 mois ; il avait épousé Rictrude de Bruille dont il ont une nombreuse progéniture.[6].

L’un de ses enfants, Martin de Robespierre, avait obtenu vers sa vingtième année, le greffe de Pont-à-Vendin et la charge de procureur fiscal ; il épousait quatre années plus tard, Marie-Antoinette Martin dont les parents tenaient, en cette localité, un hôtel ayant pour enseigne : À la ville de Douai.

Du vivant de son père, Martin de Robespierre obtint la charge de procureur pour office d’Epinoy et, au décès de celui-ci, il lui succéda comme notaire.

Il ne manqua pas de suivre les principes de sa famille et eut quatorze enfants, tous nés à Carvin.[7].

La reconnaissance de ses concitoyens lui fut acquise du Jour où il fit capturer le bandit Jean-Philippe Godin qui, pendant les guerres du prince Eugène, dévasta, avec une troupe de malfaiteurs, les environs de Carvin et de Libercourt, incendiant les fermes et détroussant les voyageurs.

Maître Martin de Robespierre mourut le 14 janvier 1720 ; voici le texte de son épitaphe gravée sur une plaque de marbre blanc ; elle existe encore dans l’église de Carvin.

« Sépulture du sieur Martin de Robespierre, avant procureur d’office de cette principauté ; nottaire royal d’Artois, greffier de Pont-à-Vendin, Estevelles, Ongnies, Wahagnies, décédé le de janvier 1720, âgé de 55 ans, et de dame Antoinette Martin son épouse décédée le âgée de

requiescant in pace »[8].

Au lendemain du jour où maître Martin de Robespierre avait marié l’aînée de ses filles, Thérèse-Françoise, soit le 4 février 1717, un petit scandale éclatait à Carvin : Robert-Claude Martin de Robespierre, procureur d’office, son fils aîné, devenait père d’un enfant naturel… Cela ne l’empêcha point d’être admis à succéder à son père dans sa charge de notaire royal, par lettre du souverain en date du 15 mars 1720.

Alexandre, le second fils de Martin de Robespierre devint procureur pour office de la justice d’Epinoy ; quant au troisième, Maximilien de Robespierre, il se fit avocat au Conseil d’Artois.

Dès 1722, nous le trouvons installé à Arras ; il se fait une clientèle sérieuse, ce qui n’est pas sans mérite dans une profession aussi ingrate à cette époque qu’aujourd’hui ; un compte[9] nous révèle qu’en 1722, Nicolas Larcher, ancien bailli de Pont-à-Vendin, paie au sieur Derobespierre, avocat à Arras, pour sa difficulté contre le sieur Berrier, 9 florins 7 sols ; en 1732, nous voyons qu’il est consulté à l’occasion de la construction de l’église d’Annay, par les administrateurs désireux de savoir s’ils peuvent supprimer les bans à l’intérieur de celle-ci.

M. Derobespierre avait hérité, le 4 juin 1725, de Me  Yves DRobespierre, son oncle ; l’acte de partage porte que furent attribués « finalement à Maximilien et à Alexandre de Robespierre, cinq cens et demi à la pied-sente de Camphin, tenant à Pierre Lescaillet et Alexandre Duquesne avec trois cens au Rietz-Chon.[10]

Trois années plus tard, le 5 novembre 1728, il est choisi comme parrain de sa fille, par Jean-Baptiste Depierre, procureur au Conseil d’Artois ; enfin, le 30 janvier 1731, il épouse, en la paroisse de St Géry d’Arras, Marie-Marguerite-Françoise Poiteau, fille de Bonaventure et de Marie-Louise Grau, tous deux de cette paroisse.

Maître Maximilien de Robespierre n’eut pas moins de huit enfants, tous nés à Saint-Aubort d’Arras[11] ; il mourut dans cette ville, le 17 avril 1762, et fut inhumé au cimetière de la paroisse Saint-Aubert qu’il habitait.

Son fils, avocat au Conseil d’Artois, lui aussi, s’était marié au mois de janvier 1738 ; le registre de la paroisse de Saint-Aubert et celui de Saint-Jean en Ronville contiennent, à la date du 1er  janvier 1738, la publication « du premier ban de mariage entre Maximilien-Barthélemy-François Derobespierre, fils de Maximilien, avocat au Conseil d’Artois, paroissien de Saint-Aubert, et Jacqueline-Margueritte Carraut, fille de Jacques-François, marchand brasseur, et de Marie-Margueritte Cornu, paroissiens dudit Saint-Jean ; la signature du contrat eut lieu le lendemain 2 janvier.

Quatre mois environ après la célébration de ce mariage, fut baptisé en la paroisse de la Madelaine, le 6 mai 1758, Maximilien-Marie-Isidore, né le même jour sur les deux heures du matin en légitime mariage dudit Maximilien-Barthélemy-François et de Jacqueline Carraut. Le nouveau-né eut pour parrain M. Maximilien Derobespierre, son grand’père paternel et pour marraine Marie-Marguerite Cornu, sa grand’mère du côté maternel. Ce Maximilien-Marie-Isidore Derobespierre n’est autre que le conventionnel.

Il paraît donc hors de contestation que sa famille était originaire de Carvin où ses ancêtres avaient occupé des charges importantes.[12]

Les de Robespierre, DRobespierre ou Derobespierre possédaient même un blason qu’avait fait enregistrer Yves DRobespierre, marchand d’épines à Carvin, en conformité de l’arrêt du 5 mars 1697 ; ces armoiries étaient d’or, à une bande de sable, chargée d’un demi-vol d’argent.[13].

En se rendant à Carvin, au mois de juin 1783, Maximilien Robespierre allait retrouver de nombreux parents qui n’avaient pas quitté le berceau de la famille, comme l’avait fait son père ; chez qui descendit-il ? Peut-être chez l’un des quatre enfants de Louis-François-Joseph de Robespierre, de son vivant marchand, syndic et receveur, qui habitait à Carvin, rue du Moulin ; peut-être chez sa cousine, épouse de feu Jacques-Henri de Robespierre, laquelle, veuve depuis plusieurs années, habitait Carvin avec ses deux filles nées l’une en 1765 et l’autre en 1768 ; peut-être chez les Duquesne, les de Bourrez, les Gotrand, les Rohart ou les Bocquet, ses parents.

Il est certain que les maisons amies ne lui manquaient point et que d’agréables distractions lui furent ménagées pendant son séjour, ainsi qu’il est, du reste, le premier à le reconnaître dans les lignes qui vont suivre.


LETTRE DE ROBESPIERRE


Monsieur,

Il n’est pas de plaisirs agréables si on ne les partage avec ses amis. Je vais donc vous faire la peinture de ceux que je goûte depuis quelques jours.

N’attendez pas une relation de mon voyage ; on a si prodigieusement multiplié ces espèces d’ouvrages depuis plusieurs années que le public en pourrait être rassasié. Je connais un auteur qui fit un voyage de cinq lieues et qui le célébra en vers et en prose.

Qu’est-ce cependant que cette entreprise comparée à celle que j’ai exécutée ? Je n’ai pas seulement fait cinq lieues, j’en ai parcouru six, et six bonnes encore, au point que, suivant l’opinion des habitants de ce pays elles valent bien sept lieues ordinaires. Cependant je ne vous dirai pas un mot de mon voyage. J’en suis fâché pour vous, vous y perdrez, il vous offrirait des aventures infiniment intéressantes : celles d’Ulysse et de Télémaque ne sont rien auprès.

Il était cinq heures du matin quand nous partîmes ; le char qui nous portait sortait des portes de la ville[14] précisément au même instant où celui du Soleil s’élançait au sein de l’Océan ; il était orné d’un drap d’une blancheur éclatante dont une partie flottait abandonnée au souffle des zéphyrs ; c’est ainsi que nous passâmes en triomphe devant l’aubette des commis. Vous jugez bien que je ne manquais pas de tourner mes regards de ce côté, je voulais voir si les argus de la ferme ne démentiraient pas leur antique réputation d’honnêteté, moi-même animé d’une noble émulation, j’osais prétendre à la gloire de les vaincre en politesse, s’il était possible. Je me penchai sur le bord de la voiture et, ôtant un chapeau neuf qui couvrait ma tête, je les saluai avec un souris gracieux, je comptais sur un juste retour. Le croiriez-vous ? Ces commis, immobiles comme des termes à l’entrée de leur cabane, me regardèrent d’un œil fixe sans me rendre mon salut. J’ai toujours eu infiniment d’amour-propre ; cette marque de mépris me blessa jusqu’au vif et me donna pour le reste du jour une humeur insupportable.

Cependant nos coursiers nous emportaient avec une rapidité que l’imagination ne saurait concevoir. Ils semblaient vouloir le disputer en légèreté aux chevaux du Soleil qui volaient au-dessus de nos têtes ; comme j’avais moi-même fait assaut de politesse avec les commis de la porte Méaulens, d’un saut ils franchirent le faubourg Sainte-Catherine, ils en firent un second, et nous étions sur la place de Lens ; nous nous arrêtâmes un moment dans cette ville. J’en profitai pour considérer les beautés qu’elle offre à la curiosité des voyageurs. Tandis que le reste de la compagnie déjeunait, je m’échappai et montai sur la colline où est situé le calvaire ; de là, je promenai mes regards avec un sentiment mêlé d’attendrissement et d’admiration sur cette vaste plaine où Condé, à vingt ans, remporta sur les Espagnols cette célèbre victoire qui sauva la patrie. Mais un objet bien plus intéressant fixa mon attention : c’était l’Hôtel de Ville. Il n’est remarquable ni par sa grandeur ni par sa magnificence, mais il n’en avait pas moins de droits à m’inspirer le plus vif intérêt ; cet édifice si modeste, disais-je en le contemplant, est le sanctuaire où le mayeur T…, en perruque ronde et la balance de Thémis à la main, pesait naguère avec impartialité, les droits de ses concitoyens. Ministre de la Justice et favori d’Esculape, après avoir prononcé une sentence il allait dicter une ordonnance de médecin. Le criminel et le malade éprouvaient une égale frayeur à son aspect, et ce grand homme jouissait, en vertu d’un double titre, du pouvoir le plus étendu qu’un homme ait jamais exercé sur ses compatriotes.

Dans mon enthousiasme, je n’eus pas de repos que je n’eusse pénétré dans l’enceinte de l’Hôtel de Ville. Je voulais voir la salle d’audience, je voulais voir le tribunal où siégeât les échevins. Je fais chercher le portier dans toute la ville, il vient, il ouvre, je me précipite dans la salle d’audience. Saisi d’un respect religieux je tombe à genoux dans ce temple auguste et je baise avec transport le siège qui fut jadis pressé par le fessier du grand T…

C’était ainsi qu’Alexandre se prosternait aux pieds du tombeau d’Achille et que César allait rendre hommage au monument qui renfermait les cendres du conquérant de l’Asie.

Nous remontâmes sur notre voiture ; à peine m’étais-je arrangé sur ma botte de paille que Carvin s’offrit à mes yeux ; à la vue de cette terre heureuse nous poussâmes tous un cri de joie semblable à celui que jettèrent les Troyens échappés au désastre d’Ilion lorsqu’ils aperçurent les rivages de l’Italie.

Les habitants de ce village nous firent un accueil qui nous dédommagea bien de l’indifférence des commis de la porte de Méaulens. Des citoyens de toutes les classes signalaient à l’envi leur empressement pour nous voir ; le savetier arrêtait son outil prêt à percer une semelle, pour nous contempler à loisir ; le perruquier abandonnant une barbe à demi faite, accourait au devant de nous le rasoir à la main ; la ménagère, pour satisfaire sa curiosité, s’exposait au danger de voir brûler ses tartes. J’ai vu trois commères interrompre une conversation très animée pour voler à leur fenêtre ; enfin nous goûtâmes pendant le trajet qui fut, hélas ! trop court, la satisfaction flatteuse pour l’amour-propre de voir un peuple trop nombreux s’occuper de nous. Qu’il est doux de voyager, disais-je en moi-même ! On a bien raison de dire qu’on n’est jamais prophète dans son pays ; aux portes de votre ville on vous dédaigne ; six lieues plus loin, vous devenez un personnage digne de la curiosité publique.

J’étais occupé de ces sages réflexions, lorsque nous arrivâmes à la maison qui était le terme de notre voyage. Je n’essaierai pas de vous peindre les transports de tendresse qui éclatèrent alors dans nos embrassements : ce spectacle vous aurait arraché des larmes. Je ne connais dans toute l’histoire qu’une seule scène de ce genre que l’on puisse comparer à celle-là ; lorsqu’Énée après la prise de Troyes aborda en Épire avec sa flotte, il y trouva Hélénus et Andromaque que le destin avait placés sur le trône de Pyrrhus. On dit que leur entrevue fut des plus tendres. Je n’en doute pas. Énée qui avait le cœur excellent, Hélénus qui était le meilleur Troyen du monde et Andromaque, la sensible épouse d’Hector, versèrent beaucoup de larmes, poussèrent beaucoup de soupirs dans cette occasion ; je veux bien croire que leur attendrissement ne le cédait point au nôtre ; mais après Hélénus, Énée, Andromaque et nous, il faut tirer l’échelle.

Depuis notre arrivée, tous nos moments ont été remplis par des plaisirs. Depuis samedi dernier je mange de la tarte en dépit de l’envie. Le destin a voulu que mon lit fût placé dans une chambre qui est le dépôt de la pâtisserie : c’était m’exposer à la tentation de manger toute la nuit ; mais j’ai réfléchi qu’il était beau de maîtriser ses passions, et j’ai dormi au milieu de tous ces objets séduisants. Il est vrai que je me suis dédommagé pendant le jour de cette longue abstinence.

Je te rends grâce, ô toi, qui d’une main habile,
Façonnant le premier une pâte docile
Présentas aux mortels ce mets délicieux.
Mais ont-ils reconnu ce bienfait précieux ?
De les divins talents consacrant la mémoire,
Leur zèle a-t-il dressé des autels à la gloire ?
Cent peuples prodiguant leur encens et leurs vœux
Ont rempli l’univers de temples et de dieux ;
Ils ont tous oublié ce sublime génie
Qui pour eux sur la terre apporta l’ambroisie.
La tarte, en leurs festins, domine avec honneur,
Mais daignent-ils songer à son premier auteur ?


De tous les traits d’ingratitude dont le genre humain s’est rendu coupable, envers ses bienfaiteurs, voilà celui qui m’a toujours révolté ; c’est aux Artésiens qu’il appartient à l’expier, puisqu’au jugement de tout l’Europe, ils connaissent le prix de la tarte mieux que tous les autres peuples du monde. Leur gloire demande qu’ils fassent bâtir un temple à son inventeur. Je vous dirai même, entre nous, que j’ai là-dessus un projet que je me propose de présenter aux états d’Artois. Je compte qu’il sera puissamment appuyé par le corps du clergé.

Mais c’est peu de manger de la tarte, il faut la manger encore en bonne compagnie ; j’ai eu cet avantage. Je reçus hier le plus grand honneur auquel je puisse jamais aspirer : j’ai dîné avec trois lieutenants et avec le fils d’un bailli, toute la magistrature des villages voisins était réunie à notre table. Au milieu de ce Sénat brillait M. le lieutenant de Carvin, comme Calypso au milieu de ses nymphes. Ah ! si vous aviez vu avec quelle bonté il conversait avec le reste de la compagnie comme un simple particulier, avec quelle indulgence il jugeait le Champagne qu’on lui versait, avec quel air satisfait il semblait sourire à son image, qui se peignait dans son verre ! J’ai vu tout cela moi… Et cependant voyez combien il est difficile de contenter le cœur humain. Tous mes vœux ne sont pas encore remplis, je me prépare à retourner bientôt à Arras, j’espère trouver en vous voyant un plaisir plus réel que ceux dont je vous ai parlé. Nous nous reverrons avec la même satisfaction qu’Ulysse et Télémaque après vingt ans d’absence. Je n’auroi pas de peine à oublier mes baillis et mes lieutenants. Quelque séduisant que puisse être un lieutenant, croyez-moi, Madame, il ne peut jamais entrer en parallèle avec vous.

Sa figure, lors même que le Champagne l’a colorée d’un doux incarnat, n’offre point encore ce charme que la nature seule donne à la vôtre et la compagnie de tous les baillis de l’univers ne saurait me dédommager de votre aimable entretien.

Je suis avec la plus sincère amitié, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

De Robespierre.
À Carvin, le 12 juin 1783.


  1. La Révolution Française, revue d’Histoire moderne et contemporaine, t. XI, p. 359 et suiv. M. G. H. Lewes les avait publiées auparavant dans The Life of Maximilien Robespierre, with extracts from his unpublished correspondance. Philadelphia, Carrey and Hart, 1849, in-18.
  2. A. de Marquette, Histoire générale du comté de Harnes en Artois, tome III, p. 374 ; Lille, imprimerie Lefebvre-Ducrocq, 1867.
  3. Du mariage de R. de Robespierre et de Adrienne L’Hoste sont nés huit enfants : à Harnes, Pierre, décédé à Hénin en 1641 ; Anne, mariée à Anthoine Trachez d’Ongnies ; Robert, procureur pour office de la seigneurie d’Epinoy ; Barbe, mariée le 20 février 1667 avec Anthoine Larehar, brasseur et bailli à Pont-à-Vendin ; Martin, prêtre, à Henin ; Marguerite, qui se marie le 23 novembre 1611, avec Anthoine Lefebvre, censier, à Epinoy, et, enfin Marie-Françoise qui, en 1685, prend pour époux Gaspard Cordier, de Carvin.

    Ces actes de mariage existent aux archives de cette commune, car tous sont postérieurs en date à l’arrivée de Robert de Robespierre père, en 1653.

  4. Histoire du comté de Harnes, loc. cit., p. 385.
  5. Le plus ancien registre des décès de la paroisse de Carvin porte au folio 4 : « eodem die 30 octobre 1633, obiit Robertus de Robespierre hujus principatus procurator.
  6. Yves Robespierre, probablement né à Harnes, marchand d’épices puis receveur à Carvin, et nés à Carvin : Scholastique (27 avril 1659) qui, à peine âgée de 19 ans, épousa Jean-François Duquesne, fils du lieutenant de Camphin ; Robert-Antoine (28 janvier 1661) ; Françoise (15 octobre 1662) ; Martin (22 septembre 1664), greffier de Pont-à-Vendin ; Adrien (11 juillet 1666) ; Jacques (5 juin 1667) ; Marie-Thérèse (3 mars 1670) ; Henri-Adrien (11 janvier 1672) ; Guillaume (27 juin 1679), prêtre et bénéficier en l’église de Carvin.
  7. Voici leurs noms : Robert-Claude-Martin (15 mars 1689) dont nous allons parler plus loin ; Thérèse-Françoise (26 mai 1690) ; Alexandre-Joseph (13 juillet 1691, mort l’année même) ; Alexandre (20 décembre 1693) ; Maximilien (12 décembre 1694) qui tenait son nom de Robert-Maximilien de Briois, grand bailli, gouverneur de la principauté d’Epinoy, protecteur de la famille et dont voici un extrait de l’acte de baptême : Infrascriptus baptisavi Maxilianum de Robespierre, décima natum filium legitimum Martini et Maria ; Antoniœ Martin, F… susceptores Petrus Carbery et Maria Catherina Carbonnez in quorum fidem Waterloop (Registre de Carvin) ; Marie-Anne (17 février 1617), morte noyée cinq années plus tard ; Élisabeth (24 août 1698) ; on lit sur une pierre encastrée dans le dallage du bas-côté droit de l’église de Pont-à-Vendin : Sépulture de Nicolas Lardiez maître des postes de ce lieu décédé le 25 janvier 1717 âgé de 43 ans et d’Elizabeth Derobespierre son épouse décédée le 10 février 1764 âgée de 60 ans. Jean-Dominique (22 juillet 1700) ; Louis (4 mai 1702) ; Jacques-Hubert (3 novembre 1703) ; Denis-Joseph (2 septembre 1705) ; Marie-Michel-Julie (21 février 1708 ; Hyve-Joseph (21 août 1709) ; Jean-François (19 août 1711).
  8. Sur l’une des 14 petites cloches du carillon de l’église de Carvin, on lit : sur la première Joseph suis nomée par Me  Martin de Robespierre procureur d’office… réparée avec la tour aux dépens de la communauté en 1702 ; sur la deuxième, Anne je suis nomée par les sieurs Robert Claude Martin de Robespierre procureur fiscal… réparée aux dépens de la communauté en 1725. Dans la chapelle de la Vierge de la même église, du côté de l’Évangile, on voit sur un marbre blanc l’inscription suivante : Icy gisent Robert Antoine Duquesne vivant greffier de cette ppauté, décédé le 29 de juin 1718 âgé de 39 ans et de Barbe Catherine Duquesne décédée le 31 de may 1710 âgée de 21 ans tous deux enfants du sieur Jean François et de Damlle Scolastique de Robespierre. Priez Dieu pour leurs âmes.
  9. Histoire générale du Comté de Harnes, loc. cit. tome III, p. 425.
  10. Document communiqué à M. de Marquette par M. Ringo, suppléant du juge de paix, à Carvin.
  11. Maximilien-Barthélemy-François (19 février 1732), avocat au Conseil d’Artois ; Louis-Alexandrc-Joseph (23 mars 1733) ; Marie-Margueritte (3 janvier 1735) ; Amable-Aldegonde-Henriette (25 septembre 1736) : Marie-Guislaine 19 juillet 1738) ; Hyppolite-Antoine-Joseph, mort en 1770 ; Marie-Catherine et Henriette-Marie-Françoise, décédées, la première, le 19 décembre 1772, la seconde, le 5 mars 1780.
  12. Les archives du Pas-de-Calais possèdent, dans la série E, quelques documents intéressants provenant de la collection V. Barbier ; citons une « lettre d’achat au profit de Joseph du Quesne, censier de la grande censé de Camphin », signée de R. de Robespierre (1604) ; un bail de terres, labourables, consenti par M. de Launay à Marie-Antoinette Martin, veuve de Martin de Robespierre (20 juin 1730) et différents actes signés R. de Robespierre, R.-C-M. De Robespierre, Martin De Robespierre, L.-T.-J. Derobespierre.
  13. M. de Marquette publie, à la page 402 de son Histoire générale du Comté de Harmes, les renseignements suivants sur l’étymologie du nom de Robespierre et sur les armoiries d’Yves Derobespierre ; nous reproduisons ces lignes à titre documentaire.

    « Il ne faut pas perdre de vue que les armoiries parlantes ont eu leur règne et une signification par rapport aux familles qui les ont employées. Je crois que celles qui ont été enregistrées après la comparution et la déclaration d’Yves Robespierre veulent exprimer ces deux mots : le voleur Pierre, ou Pierre le voleur. La racine du premier est Rob ou Rouba qui signifie vol, d’où le demi-vol d’argent, et le sable de la bande rappellerait la pierre pul- vérisée. Cette décomposition n’a pas occupé ; apparemment l’esprit du receveur d’Espinoy, à l’heure de l’enregistrement de son blason, s’il a véritablement déclaré se nommer Robert Spiere, mais si cette manière décrire est arrivée par le fait du scribe, je veux croire que ces (armoiries avaient pour lui le sens que je viens d’indiquer).

    « Il y a là une erreur de d’Hozier ou de son secrétaire, car jamais les Robespierre n’ont écrit leur nom en deux mots : comme Robert Spierre ou Spier ou Spiet. Ce sont les greffiers qui se sont permis cette fantaisie. Tout ce qu’on peut dire à cet égard, c’est que la famille elle-même a fait pendant plus d’un siècle une sorte de jeu ou d’amusement avec son nom, qui dénote assez la réunion des deux prénoms Robert et Pierre. Ainsi depuis Pierre Robespierre, menotséant de Béthune en 1492 jusqu’à Pierre Robespierre, décédé à Hennin, le 20 mai 1641, tous les aînés en cette famille s’appellent alternativement Pierre et Robert, ce qui présente cette répétition continuelle, Pierre Robert, Robert Pierre. Au reste, le tableau généalogique le démontrerait, s’il était besoin de le faire.

    « Que Robespierre soit la réunion des deux prénoms Robert Pierre, il serait un nom gaulois. Que ce nom soit Rouvespierres ou de Rouvespierre comme celui de l’écolâtre de Saint-Martin d’Hesdin, il serait encore Romain ou Gaulois. Celui-ci c’est le véritable. Rouvespierres est un composé de trois mots latins : robur expetris un rouvre ou chêne qui a pris racines dans les pierres. D’où l’emblème de la force. Les Robespierre de Carvin se sont eux-mêmes rendus plus tard à cette évidence, puisqu’ils ont abandonné le blason enregistré par d’Hozier pour un autre plus conforme au sens de leur origine, qui est d’azur à deux troncs noueux d’épines, cantonnés de quatre tourteaux. Dans le langage des armoiries, les quatre tourteaux rappellent le blason des l’Hostes et les torses d’épine remplacent le pied de rouvre ou de chêne.

    « Ce changement de pièces armoyées doit être l’œuvre d’Yves de Robespierre en personne, car il était marchand d’épines provenant des bois d’Epinoy dont il avait la recette. »

  14. C’est d’Arras dont il s’agit.